Vers le moderne
Mythe, science, art
ou
de la voix des dieux à
la voie des choses*
L’Historien fait pour le passé ce que la
tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcière s’expose à une
vérification et non l’historien.
Paul
Valéry[1]
i- mythe et science
Dans le lexique contemporain mythe est un substantif dont le sens se
confond avec celui de fable, de conte ou de fiction, de métaphore, de thème ou
d’allégorie littéraires et, par-delà, dans le vocabulaire des sciences
humaines, il s’identifie au mensonge ou à la contre-vérité avec ses épithètes
dérivées, mythique, mythologique ou mythomane[2].
Pour les mots des langues
européennes venus de l’antiquité grecque, il convient de revenir à la source
afin de comprendre les ruptures sémantiques au bout desquelles se découvre le
sens originaire comme ruine archéologique de notre pensée, c’est-à-dire comme
oubli ou élément décoratif parmi d’autres dans le grand fatras anachronique des
objets conservés. C’est toujours vers la source homérique qu’il sied de tourner
nos regards si l’on veut rassembler ces bribes de sens perdu pour, au bout du
chemin, constater combien nous nous en sommes éloignés.
Dès l’époque classique, les
Grecs furent les acteurs et les penseurs privilégiés de la rupture qui déjà
s’insérait entre leur présent et leur originaire. Ils l’entendaient comme le
résultat d’une innovation sans précédent qu’ils éprouvèrent et pensèrent dans
la double expérience inaugurale, celle de la tragédie et celle de la
philosophie. Pour lors, les mythes (et les rites) ne commandaient plus à
l'action des hommes, mais servaient de motifs littéraires ou de métaphores
morales et métaphysiques à l'interprétation de leurs actes et de leurs pensées.
Rupture fondamentale qu’on lit et dans les dialogues de Platon et dans la
tragédie. Rupture commencée avec Eschyle, poursuivie par Sophocle et
parachevée par Euripide dont l'œuvre servit de modèle jusqu'au classicisme
allemand :
“ Avec Euripide, en
effet, écrit Karl Reinhardt, apparaissait pour la première fois ce type de
tragédie qui ne s'enracine plus dans le culte et la croyance, ni dans les liens
du sang, ni dans une aidôs (< retrait >) devant ce qui
est royaume originaire. Le tragique euripidien était transmissible,
applicable, imitable, ouvert aux temps à venir… ”[3]
Ce moment de fondation, fût-il
le temps de quelques siècles, accomplit le triomphe du logos sur le mythos, le
triomphe de la parole qui explique sur celle qui révèle, la domination de la
parole didactique qui cherche à convaincre par de possibles corrélations, mais
qui, en contrepartie, suppose la réfutation (songeons aux nombreux dialogues
platoniciens s’achevant sur une aporie !), sur la parole qui dit le vrai
du seul fait qu’elle dit. Entre l’époque archaïque et l’époque hellénistique
une fissure s’était constituée dans l’assomption de la vérité, fissure qui
devait se transformer en béance où s’engouffrerait la pensée philosophique et,
plus tard, la pensée scientifique :
“ Logos, ajoute Walter Otto, (…) la parole pensée, sensée, convaincante.
C’est pourquoi une si prestigieuse carrière lui échut dans l’histoire de la
pensée grecque, (…) dans tout ce qui relève de ce que nous appelons
< logique >. Tandis que mythos
(…) la parole qui porte sur ce qui est advenu ou doit advenir, la parole qui renseigne
sur des faits accomplis ou devant s’accomplir du seul fait qu’ils sont
exprimés, bref la parole qui fait autorité. ”[4]
Interprétation qui est
confirmée par la première définition du mythos
telle que le rapporte le dictionnaire de Pierre Chantraine :
“ […] “suite de paroles
qui ont un sens, propos, discours” ”, associé à épos qui désigne le mot, la parole, la forme, en s’en distinguant
(cf. Odyssée, 11,561), contenu des paroles, avis, intentions, pensées (cf.
Iliade, 1, 273) ; […] le mot est employé chez les tragiques, chez
Platon, Aristote, mais il tend à se
spécialiser au sens de “fiction, mythe, sujet d’une tragédie.* ”
Mythologeuo,
(Odyssée, 12, 450,543) : raconter
une histoire vraie* ”[5]
En d’autres mots, le mythos, en son sens originaire, énonçait
un mode d’être au monde qui se tenait dans la révélation, où le dire se disant dit le vrai simplement
parce qu’il dit. Mode d’être au monde et linéament de la pensée
incompréhensible à notre présent dès lors que la sécularisation du monde est
consommée … dès lors, et pour paraphraser Nietzsche, que “ Dieu
est mort ” tué par les hommes qui, n’en ayant plus besoin, l’assassinèrent
logiquement dans la victoire absolue du logos ;
dès lors que Dieu, toujours selon Nietzsche, se présenta comme l’obstacle majeur
à l’“ accroissement infini de la jouissance dans le progrès
fantasmatique. ” ; dès lors que s’accomplit le triomphe de
l’immanentisme des choses sans autre avenir que son autoreproduction. Or cette
domination de l’immanence ne se comprend qu’en saisissant le cheminement qui
nous mena à voir le monde comme l’objectivation possible de tout Etant (ou si
l’on préfère de tout existant) installé dans la vérité de l’adæquatio rei ad intellectum
(l’adéquation de la chose à la pensée), placé dans la certitude de l’énoncé (au
sens wittgensteinien) comme matérialité de toute chose arrachée à
l’insignifiance du réel en vrac et, par là-même, comme potentialité de
“ loi naturelle ” ; en bref, dans l’objectivation entendue comme
possibilité de porter tout au connaissable d’une vérité universelle. Dieu en
avait terminé et de donner le monde et de donner l’horizon de sens du monde.
Une telle advenue suppose un préalable qui
réfute ontologiquement la révélation. Pour cela, il avait fallu auparavant que
le temps et l’espace se fussent rassemblés en concepts unifiés (durée et
surface) et interdépendants, permettant ainsi de penser le monde en termes de
champs globaux, à la fois continus et divisibles à l’infini, prélude aux
notions de temps et d’espace absolus. Voilà, en quelques mots, résumé le rôle
de la téléologie chrétienne (saint Augustin) et celui de sa sécularisation
logique (saint Thomas d’Aquin) dans la préparation de la révolution galiléenne
et sa théorisation cartésienne : une conception physique du monde et de l’homme
où toute chose, tout élément naturel, et plus tard tout fait social[6],
serait le matériau d’une objectivation que le sujet détermine selon la
certitude du “ cogito ergo sum ”
et dont les variations calculées agencent l’ordre des faits en lois générales
et universelles. Alexandre Koyré concluait son travail sur l’unification de ces
concepts par ces phrases :
“ L’univers infini de la
Nouvelle Cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Etendue, dans lequel la
matière éternelle, selon les lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin
et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs
ontologiques de la Divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux
autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec lui. ”[7]
Voilà pourquoi cette pensée a
pu être caractérisée de nihiliste, en ce que, multipliant les objets
analytiques à l’infini, elle en modifie les lois et se voit logiquement
contrainte à réfuter sans cesse la vérité précédente pour assumer, dans le
présent, une vérité nouvelle, dorénavant universelle et générale, et ce ad infinitum. Partant, le logos prêche toujours pour la vérité
d’un éternel présent niant les vérités d’avant-hier et d’hier qu’auparavant il
assumait avec la même certitude. Il est certes là un gage de liberté qui
s’oppose à la tradition telle que les Lumières l’envisageaient, comme
soumission de la pensée à la “ barbarie ” des siècles obscurs, à la
révélation comme expérience existentielle, à la coutume, aux mœurs anciennes.[8]
Pourtant, il est là aussi l’origine d’une autre croyance engendrant une
nouvelle sujétion impensée, celle qui fait du progrès de la
connaissance — que d’aucuns éprouvent quotidiennement dans
l’utilitarisme de ses résultats techniques — la source du progrès
moral dans un devenir aux finalités inquestionnables.
A l’aube des temps modernes,
les poètes avaient pressenti cette différence et leurs paroles tentaient de
rappeler, comme en écho, une voix qui, peu à peu et toujours plus intensément,
était submergée par les exploits inouïs des techniques. Ils nous prévenaient
des abus engendrés par une machinerie dont les incontestables bienfaits
immédiats nous faisaient oublier l’essentiel de la condition humaine, son
irrépressible finitude. Les plus grands surent le dire, le redire et le
prophétiser. Hölderlin d’abord qui, dans sa quête de l’absolu, ne cherchait pas
à investir le mythe mais à s’investir dans le mythe. Il y avait là matière à
sombrer dans la folie, car seul le fou ou le “ sauvage ” comme
altérité radicale à la modernité, peuvent oser une telle reconquête. Dans la
fulgurance de son verbe, Novalis aussi perçut cette irréductibilité de la
pensée mythique lorsqu’il écrivait : “ La mythologie est l’histoire
archétypique du monde originel ”, assumant ainsi que pour le mythos le passé, le présent et le futur
s’embrassaient en de somptueuses épousailles. Schelling le percevait en sa
guise, pour qui “ les représentations mythologiques n’ont été ni inventées
ni librement acceptées ”. C’est pourquoi elles assument pleinement et
totalement le monde indiscutable de la tradition. Quelques décennies plus tard,
Nietzsche le réaffirmerait magistralement, et, avec sa véhémence
coutumière, énoncerait la vérité de
l’autorité de la tradition : “ Une autorité supérieure à
laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle
ordonne. ”[9]. En
d’autres mots, la tradition ne dit jamais ce qui est bien ou mal pour l’homme,
mais le soumet à “ une intelligence supérieure qui donne ici ses ordres,
une puissance incompréhensible et imprécise, quelque chose qui dépasse
l’individuel. ”[10]
Le mythe ne dissimule rien d’autre que lui-même, comme la parole rituelle n’est
rien de moins que l’interrogation portée sur sa propre présence (ousia). Echos prémonitoires d’une
catastrophe qu’on peut entendre présentement dans le verbe de René Char :
“ Viendra le temps où les
nations sur la marelle de l’univers seront aussi étroitement dépendantes les
unes des autres que les organes d’un même corps, solidaires en son économie.
Le cerveau, plein à craquer de machines,
pourra-t-il encore garantir l’existence du mince ruisselet de rêve et
d’évasion ? L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines
meurtrières, conduit par le chant des inventeurs… ”[11]
C’est parce qu’il procède d’une
intuition au plus près des choses et des événements sans autre justification
qu’eux-mêmes, que le poète fait écho au mythe. Dans le verbe de Baudelaire, la
parole rappelle le fondement sans autre détour que le fondement lui-même :
“ J’ai plus de souvenirs que si
j’avais mille ans. ” écrivait-il dans Spleen
LXXXI.[12]
Le mythe, dans son dire
originel, n’est ni une métaphore ni une allégorie ni une illustration, mais une
vérité fondatrice de la provenance d’où émerge le monde, vérité de l’être-là,
au moment qu’il se jette dans le monde. C’est pourquoi le mythe ne peut être
envisagé comme l’origine de la pensée rationnelle, même si ces deux discours
partent d’affirmations ontologiques indémontrables. Voyons plus précisément où
se situe cette similitude et les lieux de leurs différences.
Pour ce faire, il convient de
revenir brièvement sur ce que l’on peut encore entendre de la parole du mythos telle qu’elle s’énonçait aux
temps où elle disait le vrai. Sa première caractéristique se rencontre dans la
manière dont elle énonce la fondation du monde comme moment immémorial
(a-historique). Aussi, cette pensée ne se peut-elle comparer aux mythologies
modernes qui ont toujours à charge de légitimer un présent social, un état des
rapports de forces et de domination politiques définitivement installés dans
l’immédiat, c’est-à-dire dans l’éphémère. Il n’est dans ces discours que des
pseudo-mythes. Le poète, quant à lui, comme l’aède en son temps, rassemble le
passé pour un futur au destinataire inconnu, et rien, chez lui, ne s’apparente
à la mythologie politique moderne dont le destinataire est toujours le moment
historial du peuple, de la classe, de la “ race ” ou du citoyen.
Lorsque Mussolini proclama qu’il avait forgé un nouveau mythe pour l’Italie, il
administrait la preuve de ce simulacre moderne. Le mythe ne s’élabore pas avec
les bricolages d’événements organisés par une temporalité historiciste, avec
des faits repérables dans des archives ou des ruines archéologiques, mais dans
ce qu’il affirme sans ambiguïté ressortir à l’éternité des temps advenus et à
venir dès les origines. Aussi la pseudo-mythologie n’échappe-t-elle pas à la
domination de la subjectivité et de son corollaire, l’objectivation
infinie ; ce faisant, elle ne représente qu’un sous-produit de
l’unification des champs du temps (par exemple, l’histoire d’un peuple qui
serait uni depuis l’antiquité) et de l’espace (le territoire national du
présent rétroprojeté comme territoire originaire) tels que les conçoit la
pensée scientifique. Pseudo-mythe, parce qu’il appuie ses arguments sur
l’histoire envisagée comme science positive, repousse la transcendance comme
dialogue entre le divin, le sacré et les hommes, pour se tenir dans la ferme
immanence de l’événement politique moderne, fondateur d’un pouvoir non plus
regardé comme le symptôme d’un devenir énigmatique, mais comme la vérité
universelle attribuée au présent le plus concret. Même lorsqu’il s’agit de
restaurer un âge d’or ou un paradis perdu, les énoncés qui les préparent sont
inassimilables à la pensée mythique parce que la noèse qui les organise regarde
les thématiques, les traces archéologiques, les manuscrits d’archives antiques
ou médévales comme autant de valeurs historiques, morales et esthétiques mises
au service d’un vouloir contemporain politique et culturel. Rien qui puisse se
situer jamais dans l’horizon de la pensée mythique. Et, si les pouvoirs usent
et abusent de ces énoncés, c’est qu’ils y cherchent l’instrument
moderne — la preuve positive — capable de soumettre les hommes
aux fins immédiates d’une autorité intramondaine à la recherche de sa
légitimité. La pensée mythique originelle est étrangère à cette
pseudo-transcendance du vouloir-pouvoir-savoir politique, social ou économique,
car elle fait du dialogue entre les hommes et la transcendance, au sens grec,
la vérité éternelle dans une présence singulière (idiotique) : non pas la
vérité à quêter derrière l’apparence des choses qui dissimulerait la véritable
essence (suivant la version platonicienne de la vérité, l’agathon), mais la vérité dans la présence même de l’événement tel
qu’il se présente aux hommes, ainsi et non autrement. Je sais là la vérité de
la présence qui vise à dominer le intramondain pour le rappeler et à l’ordre de
sa finitude et à l’ordre du divin dans la sacralité de la nature. Je sais là encore
l’expression la plus achevée de l’inactuel en lequel la pensée mythique se
donne l’aléthéia : le non-oubli
présocratique.
Dans les sociétés où l’ordre du
monde s’affirmait par la parole du mythe (souvent complétée par celle du rite),
la nature en ses diverses apparitions (la physis),
les objets produits par les hommes (la technê)
et les hommes eux-mêmes en leurs voies et manières ne sont jamais objectivables
hors de la totalité qui leur a donné sens. Ainsi, grâce à la présence même du
mythe, les hommes échappent à toute réduction matérielle et temporelle. Les
divers éléments qui font le monde (nature, dieux-immortels, homme-mortels,
produits des hommes,) sont autant de signes à travers lesquels (et non
dissimulés par eux) ce qui tient d’une transcendance et de l’immanence (au sens
le plus général) parle à l’humanité un langage cryptique. Partant, dans le
verbe du mythe, révélation, initiation et interprétation (et non explication[13])
sont les modes d’appréhension et d’intellection privilégiés. C’est pourquoi la
pensée mythique ne travaille pas avec des concepts (ce qui ne lui interdit
nullement l’abstraction comme le fait encore la pensée “ sauvage ”[14]),
son abstraction principielle travaille avec des noms propres qui qualifient les
phénomènes. Homère ne parlait pas d’arc-en-ciel, mais d’Iris, d’aurore, mais d’Eos,
de vent du nord, mais de Boreas, de
soleil, mais d’Hélios (souvent accolé
à son épithète, Hypérion, le très
Haut), de tempête, mais d’Harpyes,
etc. L’espace et le temps y sont des qualités spécifiques propres à chaque
événement, et ils ne peuvent constituer un ensemble homogène et divisible à
l’infini, composé d’éléments interchangeables grâce à leur réduction par la
symbolique logique et mathématique. Chaque dieu se situe en un lieu déterminé
(le téménos) et les
“ objets ” mythiques ne peuvent être distingués de leurs lieux
mythiques. Ainsi, lorsque l’homme se déplace d’un lieu à l’autre, il passe
d’une sphère à l’autre, d’un être mythique à un autre être mythique. D’où le
besoin de pratiquer des rites particuliers et appropriés pour chacun d’eux,
même si, au bout du compte, leur présence dans un topos (espace-temps) propre les lie à une histoire divine globale
qui tente de montrer l’enchaînement causal de leurs présences singulières.
C’était cela l’arché causale et
originaire des Grecs homériques et présocratiques, l’œuvre du commencement.
Impossible de fixer une datation dans une chronologie rationnelle organisée par
l’eschatologie causale propre au cartésianisme et, à la suite, à sa vision
historiciste du devenir. L’événement énoncé par le mythe s’est montré une
première fois et se rééditera tout au long des scansions d’une temporalité
cyclique ponctuée par les rites, lesquels, à leur tour, rappellent l’émergence
première comme vérité a-historique et unique, comme présence réelle de
l’“ éternel retour du même ” échu aux hommes.
En outre, la pensée mythique
n’a guère besoin d’assigner de preuves matérielles à la démonstration de sa
vérité comme le font les pseudo-mythes modernes en recherchant dans les sciences
sociales et naturelles (histoire, sociologie, anthropologie culturelle et
physique, voire biologie, etc.) une factualité démontrable, mais qui, même si
les pouvoirs politiques censurent et interdisent, demeure toujours réfutable[15].
De même, il faut refuser la nostalgie et repousser toute identification du
mythe aux souvenirs d’un âge d’or de la douceur de vivre, d’un monde heureux et
pacifique. La plupart des mythes ne nous parlent-ils pas, encore et toujours,
d’une extrême violence ? L’Iliade qui en partie les fixe, n’est-elle la
narration d’une guerre d’extermination totale ? Non plus, comme on l’a
déjà vu, qu’il faille les entendre comme des métaphores permettant d’illustrer
une morale sociale ou individuelle : ces interprétations nous viennent du
rôle que le maître à penser attribuait à la sophia
de la philosophie (le gouvernement du roi-philosophe selon Platon) ou à la cure
cathartique de la tragédie dont après Aristote d’aucuns affublèrent le mythe en
sa représentation non plus rituelle, mais scénique. Le mythe n’est pas un
remède aux désordres de l’esprit des hommes soumis aux déchaînements de leurs
passions terrestres sous l’égide implacable des dieux, mais le rappel d’une
vérité immémoriale qui les dépasse, fût-elle plus cruelle que les maux qui en
appellent l’advenue, celle de la némesis où “ Zeus aveugle ceux qu’il veut
perdre ” comme le dit l’Iliade dans sa
fulgurante concision.
Cependant, il est dans les
assomptions fondatrices de la science et du mythe des similitudes qu’il
convient de regarder plus précisément. En effet, la science ou si l’on préfère
la connaissance assignable par démonstration (ce que le philosophe italien
Gianni Vattimo désigne comme la connaissance homologante[16])
procède de quelque chose qui se tient aussi, en ultime instance, dans
l’énonciation de principes donnés en soi, à la fois indémontrables et
universels. C’est, par exemple chez Aristote, le nous apatikés (agens) de la domination (kratein) ou en allemand le Denkraft,
le principe des principes. Y a-t-il une preuve à ce fondement
ontologique ? Aucune. Les seules preuves de vérité que nous rencontrons se
tiennent toujours dans l’ordre pratique et utilitariste. Toutefois, les
sciences grecques et médiévales continuèrent à s’interroger sur ces principes
pour sans cesse revenir vers une cause transcendante installée dans
l’indémontrable (l’ordre après le chaos, Dieu) et aboutissant toujours à un
impératif transcendant chargé de soumettre à ses commandements l’objectivation
humaine. Mais, dès lors que la raison fut invoquée pour démontrer l’existence
de Dieu, il fallut en finir avec l’assertion de Tertullien : “ Credo quia absurdum ” qui
conservait encore au christianisme le pouvoir du révélé sur le démontré. Dès
lors s’ouvrait la voie de la science moderne sécularisée qui, peu à peu,
écarterait toute interrogation principielle sur les fondements ontologiques
d’une transcendante (qui est à la fois fondatrice du monde et source de la
morale) entravant son développement. C’était là le sens de la déconstruction de
la métaphysique et de l’humanisme entreprise par Heidegger qui l’avait mené à
proférer cet apophtegme impie, “ la science ne pense pas ” ;
“ la science ne pense pas ” parce qu’elle a abdiqué de penser ses
principes, et donc ses fins. La science moderne s’auto-alimente de ses exploits
techniques qu’elle légitime par les seules preuves utilitaristes et la
“ marchandisation ” qui s’y engouffre : “ Ça marche ou
ça ne marche pas… C’est comme ça… Les lois économiques l’imposent… De toutes
façons c’est mieux qu’avant… C’est plus rapide… C’est nouveau… etc. ” Les
résultats, à proprement parler inouïs, de la science et des techniques reposent
aujourd’hui sur un hyper-empirisme utilitariste où la fin ultime de la science,
la connaissance, a été subvertie par son organisation bureaucratique et
financière, faisant de son déploiement l’un des éléments décisifs de
l’accroissement de la production. En fin de compte science, technique et
production ne constituent plus qu’une seule et même entité sommée de répondre
aux injonctions du calcul universel et à son immanence, le profit, emblématisés
par son signe fiduciaire, l’argent.
Si, en leurs fondements
respectifs, la science et le mythe s’engendraient chacun en un lieu ontologique
indémontrable, ce qui les rend irréductibles l’un à l’autre se tient dans la
manière dont l’un et l’autr envisagent le chaos originaire. Le mythe profère la
parole qui désigne une fois pour toute comment le monde, dans sa totalité et
ses différences, émergea du chaos. Moment inaugural (arché) qui doit, sans cesse, être réédité dans le dire et le rite
afin de conserver cet ordre conçu comme harmonie, non pas une harmonie éthérée
et irénique, mais l’harmonie combattante originelle ; ou plutôt, le couple
héraclitéen harmonié et polémos
qui engendre le Kosmos, le diadème
du monde — letopos où
s’affrontent la némesis et l’hybris humaine. Par la parole et l’acte
(l’agir), les mythes et les rites ont toujours à charge de restaurer, hors de
toute historicité, un ordre originel ébranlé. Partant, la temporalité mythique
ne travaille jamais avec des faits s’articulant sur la base d’une durée
chronologie et causale entre le passé, le présent et le futur. La temporalité
du mythos s’énonce sur le mode du
futur antérieur. La science, quant à elle, dans la certitude du “ cogito
s’autocogitant ” pose l’objet analytique en l’arrachant à l’insignifiance
par le calcul utilitariste pour ensuite l’entraîner vers un futur
irrémédiablement différent. C’est dans cette représentation du monde que se
tient l’essence nihiliste de la technique et de la science, représentation qui
détermine le destin comme pro-duction. C’est cela l’époque de l’Etre de
l’arraisonnement (Gestell) décrypté
par Heidegger dans La Question de la
technique. Je — le sujet définissant par le calcul ce qui peut
être l’objet “ intéressant ” — somme le monde de se soumettre à
ce que je lui assigne comme vérité de la chose sans jamais s’étonner,
s’émerveiller ni se soucier du “ Je ” dans le “ Tout ”
originaire qui rend le “ Je ” possible.
Seule cette approche
herméneutique permet d’appréhender la différence entre le mythos et le logos d’où
partait notre propos initial en suivant les traces philologiques relevées par
Walter Otto et Pierre Chantraine. Au bout du compte, la science contemporaine,
sa téléologie du progrès délié de tout impératif moral et son épiphanie
utilitariste, ressemble à une boutique de brocanteur, au magasin d’accessoires
d’un théâtre, autant de métaphores par lesquelles Nietzsche caractérisait le
propre de la pensée moderne où chacun peut prendre le masque qu’il souhaite
pourvu que l’utilité pratique et le profit qu’il en tire lui en garantissent la
positivité dans le moment de son actualité.
Toutefois, si la pensée moderne
erre dans une production infinie de choses de plus en plus rapidement
obsolètes, de plus en plus étrangères à l’expérience existentielle des hommes,
en revanche, dans le culturel et le social elle joue dans les registres du
passé sur le mode de l’accumulation-conservation de tout pour l’augmentation de
la valeur d’échange qui fait, à présent, du moindre objet matière à collection
et à spéculation.
Ce devenir strictement
financier de la modernité tardive (ou de la “ post-modernité ”)
induit un déploiement sans précédent de la marchandise dans tous les espaces
sociaux (privés et publics) accueillant et accomplissant la généralisation du
calcul, rendant plus vraie que jadis la remarque de Marx, à savoir que
“ Le monde n’est la somme des marchandises accumulée dans le monde ”.
L’advenue accomplie de ce fétichisme des choses et de la marchandise généralisée
fut pressentie par les artistes modernes qui, au début du XXe siècle, furent
les prophètes des temps de la brocante et de la spéculation en Occident et
celui de son extension planétaire. Dorénavant, d’un côté production et
destruction accélèrent la rotation du capital et l’augmentation du profit, et,
de l’autre, accumulation et conservation qui mercantilisent la nostalgie
“ du bon vieux temps ”, ensemble elles exposent l’essence de cette hybris post-moderne qui a expulsé les
dieux, le Dieu, la Raison, qui auraient pu la rappeler à l’Ordre. Voilà ce qui
nous a fait confondre la valeur d’usage avec la valeur d’échange, la
contemplation esthétique avec les enjeux du marché de l’art et, ultime dérive,
l’Etre avec le bien-être. Mais pour saisir la mise à mort du mythos, il a fallu que les métaphores
mythologiques s’illustrent dans de somptueuses et glorieuses funérailles
musicales, littéraires ou picturales, dans les œuvres majeures qui scellent la
fin d’une époque de l’Etre, dans le cycle du Ring de Wagner, dans l’Ulysse
de Joyce, dans la peinture de de Chirico, dans la sculpture de Brancusi ou de
Moore.
Abasourdis, hébétés, pétrifiés
par la nouveauté permanente du moderne, puis assourdis par la cacophonie des
vociférations journalistiques, médiatiques et publicitaires, sommes-nous
présentement disposés à comprendre pourquoi, dès lontemps, le mythos s’est tu pour nous ?
II- parcours des dédales de
l’art moderne
Nul ne peut saisir un sens
quelconque au foisonnement, à la luxuriance des œuvres contemporaines si, d’une
manière ou de l’autre, il ne jette un regard rétrospectif sur les voies et
manières qui ont fait simultanément de la peinture moderne — celle
qu’annoncent Manet, Van Gogh, Gaugin et Cézanne, et qui se poursuit avec les
cubistes, Matisse, Kandinsky, les rayonnistes, les suprématistes, les
expressionnistes — une explosion quasi simultanée, inédite et inouïe, de
combinaisons de formes, de couleurs, de techniques, de matériaux, et le champ
de ruines de toute axiologie esthétique. Le présent et son “ tout est
possible ”, n’a pu apparaître comme évidence “ naturelle ”,
“ allant-de-soi ”, jusque dans l’investissement muséal des objets les
plus dérisoires, les plus banalement utilitaires, les plus grotesques, de la vie
quotidienne (le non-esthétique des ready-made
et celui des objets dit “ d’art populaire ”) que parce que quelques
artistes de génie avaient préalablement marqué du sceau de leur nom la fin de
la peinture, ou celle de la sculpture, comme idea platonicienne, mimêtikê
aristotélicienne ou divine, et, au-delà, la fin d'un rapport entre l’objet
esthétique et sa création comme œuvre singulière tournée vers le Beau, entendu
comme le Bon et le Vrai : l’œuvre de la technê
en laquelle esprit et substance, art (l’idée) et artisanat (le faire), indissolublement
unis, garantissaient tant la conformité à la forme et la qualité matérielle de
l’œuvre.
L’atelier de l’artiste moderne
n’est plus ce centre d’apprentissage peuplé d'une cohorte d'élèves hiérarchisés
qui ébauchaient, esquissaient ou parachevaient les travaux du maître. L’atelier de l’artiste de Courbet,
scandaleux en son temps, lieu de rencontre de l’artiste et de ses pairs devant
la nudité du modèle, préfigure en quelque sorte sa mutation en un antre étrange
où se jouent simultanément l’alchimie de la création solitaire et la mise en
scène mondaine de cette même création. Une fois repoussée toute transcendance à
quêter derrière les choses, une fois déliées les contraintes esthétiques d’une
tradition, l’artiste ne sera plus l’instrument humain de la volonté des dieux,
ni la voix incarnée du Dieu trinitaire tout puissant, ni même le gardien de l’idea. Veilleur solitaire au moment que
s'impose irrésistiblement l’idéologie de l’individualisme radical, il
s’affichera comme le dernier démiurge, voire le dernier mage du monde.
Le “ tout est
possible ” est postérieur à ce moment, et sa victoire impliqua une
mutation préalable du social, celle qui entraîna la radicalisation triomphale
de l’individualisme comme légitimation du profit et déploiement de son revers,
“ la foule solitaire ”,
organisée en démocratie de masse sur la base de la division du travail et de la
consommation de masse. C’est dans ce mouvement de massification du socius, perceptible dès les prémisses
des grandes hécatombes du XXe siècle que certains artistes, confrontés au
paradoxe de la représentation idéale de l'objet, commencèrent à envisager la
mort de l’art classique en voulant réunir l’art et la vie. En signant d’un nom
propre les manifestes théoriques ou les œuvres plastiques qui proclamaient la
mise à mort de tout art comme aventure individuelle, les artistes
“ pré-post-modernes ” livrèrent leur lutte libertaire au grand jeu de
l’individu-roi dans son faire solitaire, mais aussi à celui du grand cirque
déjà médiatique et financier planétaires. On devine l’aporie d’une telle
action. Ce faisant, ces artistes alimentaient, dans le domaine esthétique,
l’idéologie d’une liberté individuelle absolue dont on sait qu’elle n’est que
soumission aux vrais pouvoirs. Le non-art, la forme non-originale (celle de la
répétitivité industrielle, le débris de cette même industrie, ou l’objet
utilitaire d’origine rurale), n’existe (se présente comme tel) et n’est capté
puis mis au travail (Arraisonner-Ge-stellen)
que par la signature, le nom propre, qui lui est apposé. Alors, l’œuvre devient
une intention d’œuvre et sa représentation pourrait se réduire à un bout de
papier où une signature proclamerait cette intention. De l’art qu’on voulut
détruire il ne restera que l’individu-artiste, devenu sa propre œuvre d’art.
N’est-ce pas cette forme achevée et vide de l’individualisme que vise, sans
jamais le dire, l’action-art ?
Si, devant un parterre
quelconque, il me fallait résumer en quelques mots l’histoire de l’art
“ classique ” depuis la Renaissance, je dirais :
— En redécouvrant la
mesure platonicienne et l’idea qui la
sous-tend pour transposer dans l’espace d’une toile l’harmonie formelle qui
l’habite la beauté idéale de la nature et de l’homme, les peintres de la
Renaissance ont lancé en pâture aux générations futures la quête quasi absurde
de l’absolu (Cf. La Città ideale de
Piero della Fransceca)[17].
Problèmes frivoles pour le
grand public contemporain. Depuis l’invention de la photographie, il s’entraîne
à rechercher dans la peinture une ressemblance avec ses perceptions immédiates.
Problèmes pour lesquels, soyons-en assurés, il n’y eut ni n'y aura jamais de
solution définitive, sauf peut-être à renoncer à toute représentation
plastique. En finir avec la problématique de l’idea voilà la tentation et la tentative des artistes modernes. Or,
pour annihiler une problématique, il convient en premier lieu d’en écarter les
prémisses, en l’espèce celles qui engendrent l’idée d’une possible
représentation d’un absolu tridimensionnel dans l’espace bidimensionnel. Renoncer
à l’eidos comme vérité des choses par
et dans la représentation pour l’assumer totalement comme simulacre, voire
comme jeu dérisoire entre les choses et les hommes, voilà le défi auquel
s’étaient confronté les avant-gardes. Iconoclastes modernes, elles affirmaient
que l’absolu n’est pas plus représentable que Dieu chez les Sémites. Aussi la
peinture ne pourra-t-elle qu’en suggérer, repérer les traces grotesques ou
terrifiantes par l’usage minimal des couleurs et des ombres qui définissent les
limites du contraste ultime, au-delà duquel il n’est que pure intention sans
représentation : la toile immaculée ; le jeu de déplacements
métaphoriques et/ou métonymiques de représentations déjà présentes dans notre
histoire picturale ; l’accumulation d’images-signifiants construites,
organisées et déplacées dans le jeu de combinatoires qui transforment une
diachronie, une histoire (une succession de type causal dans le temps, fût-il
cyclique), en une juxtaposition, une synchronie, où s’agence la grande
dynamique de la simultanéité, du télescopage, du syncrétisme multidimensionnel,
multitemporel, multiculturel, où s’enchevêtrent, se nouent et se dénouent, tous
les objets, toutes les images, les icônes, les statues, les masques, les
matériaux divers et les instruments rencontrés à la surface de la planète.
Alors, le travail de l’artiste se déploiera dans le déplacement d’éléments
divers en combinatoires infinies, comme la science ouvre devant elle l’infinité
des objectivations possibles. A sa manière, dérisoire et funeste, Christo
n’aspire-t-il pas à montrer qu’au-delà de cette dispersion, de ce regard épuisé
par les mises-en-scène de l’incohérence et de l’insensé, il y aurait encore une
unité possible, — mais toujours secrète —, en prétendant emballer la
Terre toute entière ?
Le minimalisme mystique de
Malévitch, celui du Carré blanc sur fond
blanc annonce la fin d'une ère qui s’achève avec les monochromes de Klein
encore disposés sur un espace aux dimensions modestes. Avec de vastes draps
sans plus de cadre, parsemés de taches noires tombées là, comme par hasard,
comme par mégarde, sorte d’apothéose de l’aléatoire, Pollock ne signe-t-il pas,
en sa guise, une fin. L’art finit par n’être plus qu’un geste, celui d’une
signature, celle qui porte le nom d’artiste. C’était une voie, d’autres se
présentèrent menant à de semblables résultats.
Après les œuvres de Brâncusi et
de Moore, la sculpture se trouve orpheline de sa tradition et son développement
ne peut mener qu’à la répétition ou au refus de toute allégorie de l’essence, et
donc à l’affirmation du simulacre comme simulacre ni plus ni moins. En situant
l’horizon de sa recherche formelle dans les voies tracées par la spiritualité
du renoncement absolu du mystique tibétain Miralepa, Brâncusi retrouve
formellement l’extrême simplicité cycladique[18].
Il déplace peu à peu, mais inexorablement, la représentation de la tête humaine
vers celle d’un ovoïde primordial et contemplatif, idéalement placé devant une Colonne infinie (Tîrgu Jiu) de
tétraèdres lancés tête-bêche et d’un même mouvement vers le centre de la terre
et l’éther céruléen, tandis qu'un œuf en état de scissiparité, nommé Porte du baiser (Tîrgu Jiu), ouvre
l’humanité à sa plus intense incarnation dans l’Amour universel :
illustration sublime entre toutes de la vérité de l’eidos de l’origine. Moore, quant à lui, ne trouve de salut ultime
que dans le mouvement de volumes s’enchaînant les uns aux autres, pour former
toutes sortes de monstrueux amiboïdes anthropomorphes, dont la masse de marbre
ou de bronze poli appelle un érotisme crypté en lequel repose
l’indéchiffrabilité du désir comme source de toutes les potentialités humaines.
Avec ces deux grands artistes la sculpture classique achève sa course dans
l’élimination de toutes aspérités décoratives, dans la quête du dénuement comme
intensification et apothéose de l’essence ; mais encore, comme antithèse à
la surcharge baroque ou au fades références grecques dans ses avatars
académiques qui cherchaient à masquer à tout prix le vide effrayant créé au
cœur de la nouvelle société industrielle qui bouleversait le monde. Ensuite, on
soudera des rails, de la ferraille de récupération, on compressera des
carcasses de voitures mises au rebut ; on reconstruira des objets avec des
déchets d’objets domestiques, des surplus militaires, des débris naturels
rencontrés dans des décharges à ordures, sur des plages polluées, dans des
parcs abandonnés, sur des chemins forestiers, etc. L’aventure aboutira ainsi
dans la vitrine du musée, avec une boîte de conserve dont l’étiquette désigne
le contenu de l'œuvre et ce que peut faire l'artiste dans le devenir de la
modernité tardive : Merde de
l’artiste de Pierro Manzoni emblématise notre temps, celui qui voit le
triomphe d’un Occident vorace, d’une Europe gloutonne, regorgeant de biens,
puis déféquant son trop plein sur le reste du monde pour, avec cet excrément,
faire de l'argent. Duchamp est ainsi porté à des limites qu’il n’avait pas osé
envisager ! Le gourou de Philadelphie et ses ready-made avait ouvert la
voie, il ne restait plus qu’à exploiter le filon à l’échelle des possibilités
infinies de la société industrielle. Savait-il combien l'impensé de son art
incarnait la pensée du siècle, celle qui unit le travail, la production, la
consommation et leurs déchets (n’y a-t-il pas une industrie du déchet et du
recyclage ?) dans la valeur-monnaie ?
Depuis la Renaissance et son
référent grec sécularisé, les générations successives d’artistes se sont, comme
en écho, répondu et appelé les unes après les autres. Les œuvres extrêmes et
les artistes que j’ai cités apparaissent donc comme les formes et les figures
emblématiques d’une frontière qui marque la fin d’une époque et l’aurore d’une
nouvelle, celle de l’art comme expérimentation, c’est-à-dire de l’art qui vise
toujours à sortir d’un périmètre, d’une limite. Ces œuvres rassemblent en leurs
intentions et leurs monstrations la rupture entre l’art moderne (celui qui
s’achevait dans la crise de la représentation de l’objet) et la disparition de
tout canon esthétique ; entre la fin des avant-gardes et le foisonnement
présent du “ tout est possible ” ; entre l’innovation comme
révolte et la nouveauté à tout prix comme révérence au conformisme ; entre
l’artiste démiurge et l’artiste grand prêtre du culte de la nouveauté ; entre
la création comme tragédie et le faire frivole — mais ô combien
rentable ! — de la publicité. Duplication de l’illimité fantasmatique
de la production dans celle de l’art comme représentation de l’essence de la
modernité tardive.
On peut établir aussi un
parallèle entre l’évolution du politique et celle de l’art sans par ailleurs en
faire un simple jeu de miroirs. Certains, tel Lyotard, comprennent et
définissent cette fin de siècle comme “ la fin des grands discours ”
organisateurs du sens du devenir : fin des grandes utopies modernes qui,
de l’anabaptisme aux révolutions bolchevique, fasciste et nazie ont toujours
conduit les hommes à faire de la Terre un enfer au nom d’un bonheur futur, mais
où, parmi les ruines, les campagnes et les villes ravagées, les charniers sans
nombre, comme par un miracle divin, s’élevaient parfois de purs joyaux de
l’imagination humaine. Fin des utopies historiques et fin des avant-gardes
œuvrent de concert, celles-ci précédent de peu celles-là. A-t-on jamais vu un
quelconque Guernica inspiré par les
guerres incessantes postérieures à la Seconde Guerre mondiale ? Au cours d’un
triste happening, on se
contente de montrer les photos du massacre de My Lai devant la toile de Picasso
au Metropolitan Museum[19] !
Après les dernières danses macabres européennes du XXe siècle, ses camps de
concentration, ses moyens de mise à mort industriels, — choses
inouïes pour une civilisation (Est et Ouest confondus) qui prétendait fonder le
progrès technique et social sur l’usage de la raison pratique soumise à la
transcendance de l’impératif catégorique éthique dans le domaine de la raison
pure —, certains penseurs décryptent encore notre temps comme celui
sanctionnant la fin de toute métaphysique, et de manière plus générale celle de
la philosophie. Harassé par tant de guerres, épuisés par tant de ruines et de
misères, l’homme occidental s’est étourdi dans le cyclone inédit du
consumérisme, et a fini par abdiquer les contreparties éthiques imposées par la
conception classique du progrès, laquelle impliquait l’éducation morale, l’apprentissage
minutieux, une pondération entre le fonctionnel technique, l’utilitarisme
financier et commercial, et le Beau comme valeur universelle non-utilitaire, le
sublime.[20]
La démocratie de masse
contemporaine, accomplie comme société de consommation, — ce que les
ventriloques de la pensée libérale appelle la fin de l’histoire —
rassemble et fait coïncider l’éthique sociale avec la quête frénétique d’un
bien-être matériel immédiat, où la qualité du devenir des hommes se mesure à la
gestion de la précarité de leurs emplois, de leurs emprunts domestiques, de
leurs loisirs préprogrammés. L’esthétique, et plus généralement la culture, est
devenue l’objet comptable d’un gigantesque marché qui travaille dorénavant sous
l’empire de la plus-value et d’une lutte permanente contre la baisse
tendancielle du taux de profit. Triomphe de l’information-uniformisation
(in-former, c’est former, c’est-à-dire dé-former) comme non-expérience du monde
et celui de la publicité comme esthétisation de la marchandise. Effondrement des
utopies, fin de la philosophie, fin des avant-gardes, scellent ensemble et
simultanément la victoire absolue de la valeur d’échange sous toutes choses
ainsi que l’effacement de la valeur d’usage. Cette victoire s’incarne par
exemple dans le rôle des sciences sociales envisagées comme prophylaxie et
orthopédies sociales, économiques et politiques, en ce qu’elles ne considèrent
jamais ce qui rend possible les dysfonctions socio-économiques et les maux
qu’elles entraînent ; ou dans le développement technique infini comme
accomplissement et pérennité du bonheur ; ou dans le déploiement d'une
langue stérilisée, celle de la communication médiatique, devenue le simulacre
de la vérité. Le monde occidental est pris d’une agitation frénétique dans
l’œil d’un cyclone spectaculaire qui a échappé de longue date à la maîtrise de
ses promoteurs. Quand aux spectateurs, la majorité des hommes, zombis hébétés,
fantômes hallucinés, esprits abrutis, ils s’enivrent de la multiplication des
choses, des images, des sons, des bruits électroniques, et tentent d’oublier
dans l’abondance immédiate (ou dans l’espoir d’y accéder), la menace d’une
précarité implacable, toujours présente, là, en retrait, mais impuissante à
réveiller des consciences engourdies de trop de cacophonie. Usant à l’envi de
cosmétiques pour tenter de nier la finitude de la mort dans l’hymne à une
éternelle jeunesse terrestre, nous sommes, pour la première fois dans
l’histoire de l’Occident, confrontés à nous-mêmes comme les esclaves gavés de
nourriture et de gadgets, gageant une misère spirituelle inédite. Pris encore
dans les mirages d’une métaphysique aujourd’hui dégradée en causeries
télévisuelles, repoussant le réel pour son double idéel, les héritiers tardifs
de la philosophie des Lumières omettent de regarder et d’entendre le moderne en
son essence technique et mercantile, c’est-à-dire dans la généralisation de la
division du travail comme fondement du social et du politique et, par-delà, de
toute activité humaine, y compris de l’art, en serait-il parfois la plus
tragique ou la plus dérisoire expression. C’est ce fondement qu’accomplit l’art
de la modernité tardive dans l'expression esthético-politique la plus radicale
du produire, du vendre et du consommer.
III- l’art et la société
Toutefois, n’y aurait-il point
un moyen de sauver le non-utilitariste dans l’art ? Enfin de compte, sa
dérision ne nous arrache-t-elle point à notre misère spirituelle ? Ne
garde-t-il pas l’ultime part du mystère humain que la sécularisation générale
du monde a fait disparaître au profit d’une expérience du progrès réduite aux
choses mesurables dans l’expérience quotidienne la plus triviale ?
Une fois qu’on eut proclamé,
“ Dieu est mort ! ”, c’est à l’artiste qu’incombait la
redoutable tâche d’ouvrir au monde la présence du non-utilitaire comme ultime
possibilité de rédemption possible. Les injonctions, les provocations, les
admonestations des avant-gardes, leurs images prémonitoires annonciatrices des
grandes catastrophes, leur rage contre la venue de ce conformisme généralisé
propre à nos sociétés d’abondance, ne prévoyaient-elles point le triomphe du
“ comble du vide ”, sans pour autant éviter les pièges que leur
tendait la mercantilisation généralisée. Je me souviens d’un Vendredi Saint,
quand, revenant de Beaubourg, je longeai l’église Saint Merry à l’heure du
chemin de Croix. Par curiosité j’entrai et constatai combien la maison de Dieu
était désertée. Seuls de rares touristes, quelques vieux habitants du quartier
et quelques clochards égarés suivaient le prêtre psalmodiant les litanies des
station du chemin de Croix. A quelques dizaines de mètres, des centaines de
gens faisaient la queue pour entrer dans le temple de l’art moderne. Signe du
temps, qu’allaient-ils y faire ?
Que viennent-elles admirer aux
cimaises des musées ces hordes touristiques ? S’agit-il d’une nouvelle
contemplation ouvrant le chemin de Damas d’une méditation esthétique ? Si oui,
alors il nous faudrait admettre que les hommes aient changé ; qu’il
s’ouvrent ainsi une fissure spirituelle brisant le cycle infernal de
l’utilitarisme. Est-ce là le contexte favorable à cet exercice ? Le
mouvement vibrionnant du tourisme ne se présente-t-il pas aujourd’hui comme
l’un des produits de l’organisation mondiale du commerce offert par les Tour operators où, dans un même mouvement,
on transporte des hommes abrutis du musée au cabaret pornographique. Le
tourisme, les camescopes, les “ bagnoles ”, les
“ fringues ”, participent du consumérisme frénétique, et la visite
des musées de la spectacularisation mercantile de ce même consumérisme.
Il y a là une profonde
modification des goûts, des comportements, des représentations qui n’est pas
imputable a priori à l’activité artistique elle-même, laquelle demeure la
pensée-action d’un homme seul, confronté à l’alchimie de la création des
formes. Or, le “ tout est possible ” propre à l’art contemporain,
“ post-moderne ” affirment certains, ne traduirait-il pas ce vide
dans lequel les critiques et les marchands du nouveau temple proposent tout,
louent tout, vantent tout, pourvu que la sanction du marché lui soit
accordée ? Formes, matériaux, espaces, le “ tout est possible ”
s’approprie le geste d’un Klein jetant des lingots d’or dans la Seine, les
matériaux sans valeur de l’Arte povera,
les grafittis dérisoires d’un Basquiat, les séries de sérigraphies répétitives
signés d’un Andy Warhol s’avançant en magicien médiatico-mondain, les
emballages gigantesques d’un Christo, et toutes les
présentations-représentations “ post-rétro ” : chacun, à sa
guise, renouvellerait-il, plus ou moins habilement, ou ironiquement, l’objet
d’art comme simulacre et/ou secret ?
L’art ne saurait-il plus où
trouver ses mânes et sa manne ? Le cynisme et la vacuité du temps présent,
la frénésie et l’importance financières des investissements consentis,
pousseraient-ils les créateurs à la plus plate répétitivité — caricature et
dérision de l’innovation critique —, sans plus mesurer combien ils sont à
leur tour pris au piège mortel que leur tend la folie productiviste de
l’Occident ? Il paraît déjà loin le temps où les grotesques machines de
Tinguely nous forçaient à regarder intensément, et donc à penser la déraison de
la raison technique. Aujourd’hui une complexe installation de torchères géantes
posées dans un désert américain consume des richesses qui manquent à d’autres,
renouant, à l’heure où triomphe le discours des Droits de l’Homme, avec le
gaspillage somptuaire que beaucoup prétendaient réservé aux sociétés
autoritaires !
L’histoire sociale de l’art
nous a appris que les monarchies absolues sacrifiaient hommes et richesses au
profit d’un art voué à la glorification du Prince. Rien n’a changé sauf le
discours. Jadis on justifiait ces dépenses somptuaires par la seule puissance
du monarque oint des huiles saintes ou par la munificence du mécène qui
ajoutait ainsi à sa grandeur : double manifestation, celle de l’autorité
et de la légitimité. Aujourd’hui, la valeur de l’œuvre et, par conséquence,
celle de l’artiste, est déterminée par sa cote, c’est-à-dire par la valeur
d’échange établie au travers des grandes sociétés organisant les plus
importantes ventes aux enchères : une seule légitimité demeure, celle du
marché, qui garantit et déploie l’autorité suprême, l’argent. Les prix
inimaginables atteints par les œuvres d’artistes vivants tel Jaspers
Jones — proportionnellement supérieurs aux grandes œuvres
classiques — ne traduisent pas une “ valeur esthétique ”, mais
instruisent la vérité du nouvel “ Esprit du monde ”, l’argent, lequel
ordonne à chacun, individu ou peuple, sa véritable place dans la société et
dans le monde. C’est ainsi que les artistes et leurs œuvres ont été intégrés au
domaine de la marchandise dans la généralisation du spectaculaire. Les flux
monétaires qui traversent de part en part le monde investissent aussi les
formes, les objets, les actes esthétiques, installant la sacralisation d’une
nouvelle transcendance. Que la culture se donne sous la forme d’objets, de
conservation de ces mêmes objets, de chansons, et de manière générale de
loisirs, aucun lieu, aucun temps, aucune chose, qui ne soit, sous couvert
d’art, la conquête d’espaces encore inoccupés par l’empire transcendant de la
marchandise-objets-argent.
Pour que les avant-gardes
pussent se déployer, il avait fallu que la démiurgie de l’artiste, une fois
déliés les liens qui en faisait l’artisan doué d’une tradition, se heurtât à
une orthodoxie esthétique instituée en valeur formelle et sémantique unique par
les classes et les institutions dirigeant et dominant la production culturelle
de la société. Que cet académisme se présentât jadis au nom de la bienséance
bourgeoise, et naguère au nom de la défense du rôle primordial du
“ prolétariat ” ou de la “ race ” — chacun pour son
propre compte dénonçant la dégénérescence de l’art moderne —, il
s’agissait d’imposer des techniques éprouvées dès longtemps et de glorifier un
nouveau sujet de l’histoire comme objet central de la représentation — le
héros national d’une histoire glorifiée ; les vertus sociales offertes au
peuple “ souverain ” ; ou, enfin, le travailleur, fût-il le paysan
collectivisé, l’ouvrier démiurge du progrès industriel ou le soldat partant à
la conquête de “ l’espace vital ”. La censure œuvrait au profit d’un
réalisme idéaliste (libéral, socialiste ou national-socialiste) conscient de
l’horreur du quotidien, et qui n’avait de cesse d’en dissimuler la vérité par
l’idéal de la Beauté, du Bon et du Vrai. Il n’était là que des versions
dégradées de l’idea platonicienne
offertes aux vociférations de la culture de masse naissante. Il s’agissait de
réhabiliter un nouveau conformisme idéaliste illustrant ce que l’esprit du
moment regardait comme les Vertus, les Héros nationaux ou internationaux, voire
les nouvelles Muses de la modernité. De fait, la nouveauté de la modernité
technique se maquillait d’une esthétique radicalisant l’académisme du XIXe
siècle, et contre lequel s’étaient insurgés les pré-modernes : Manet et
ses rappels des anciens modèles désormais installés dans le désir du présent (Le déjeuner sur l’herbe) ; les
Impressionnistes et leurs hallucinations de la lumière dans les guinguettes de
banlieues et sur le visage empourpré des grisettes ; Van Gogh et ses Moissonneurs[21]
peinant dans l'or d'une lumière déjà menacée par les miasmes de l’urbanisation
conquérante ; enfin Gauguin, magnifiant sans moralisme de pauvres
paysannes bretonnes dans leur labeur quotidien, ou défiant l’arrogance
coloniale par la célébration des Polynésiens.
Les avant-gardes héritèrent et
déployèrent ce sens de l’irrespect, du blasphème et de l’iconoclasme pour, en
quelques décennies, épuiser toute possibilité de révolte. Voilà pourquoi, la
fin des avant-gardes et l’avènement du “ tout est possible ”
manifestent une véritable crise de l’art contemporain — peut-être la mort
de l’art ! — du moins dans toutes les formes que nous a légué la Renaissance
et son évolution jusqu’à la fin des années 1940. C’est au cœur de leur propre
volition que les avant-gardes ont signé leur fin, dans la dynamique sans limite
énoncée par la célèbre formule d’Apollinaire, “ Soyons modernes ”. Il
y a là une manière d’adapter aux arts plastiques la notion de progrès, de leur
définir un programme, de leur tracer une voie, ou mieux une série de voies
parallèles tendues vers un même horizon sans bornes. Il s’agit de mettre l’art
à la disposition de l’innovation permanente, que ce soit par une automutation
des formes, par la captation de formes extérieures à la tradition occidentale
(la découverte de arts “ primitifs ” comme solution aux problèmes de
la représentation de l’objet) ; que ce soit encore par l’usage d’objets
explicitement non-esthétiques, de produits de l’industrie ou de ses déchets,
pour enfin mêler toute technique, toute matière, tout instrument, toute
activité. Or, pendant l’Age d’Or des avant-gardes, entre 1905 et 1950, toutes
les constructions, toutes les déconstructions, tous les iconoclasmes ont été
tentés et réalisés, successivement et simultanément. En cinq décennies, des
cubistes à Malévitch, de Duchamp à Klein, de Moholy-Nagy à Tinguely, de Calder
à Manzoni, l’art contemporain accomplit et achève ses possibilités. Bien des
artistes qui suivront ne feront que poursuivre, répéter, en plus grand, en plus
petits, en plus surchargé ou épuré, ce qui avait été déjà tracé par ces
artistes exceptionnels qui s’étaient lancés à la quête d’un au-delà des limites
(ex-périence) dans un monde que la science avait livré dès longtemps à
l’illimité.
La fin des avant-gardes s’est
instruite avec la fin de l’idéalisme réaliste (quel que soit son objet) avancé
comme ultime canon esthétique de la vérité de l’objet pour lequel institutions
universitaires, académies et États bataillaient. Toutefois, on peut penser que
cette mutation n’est pas sans rapport avec la transformation d’une société
industrielle qui excluait de la consommation la majorité des producteurs de
richesses, en une société industrielle qui, à présent, les enchaîne (réellement
ou fantastiquement) à cette consommation. Progrès et consommation se présente
donc comme deux notions interchangeables qui dominent l’ensemble de activités
humaines y compris l’activité artistique. La frénésie consumériste a adopté le
“ Soyons modernes ” en proclamant que tout ce qui est neuf est Bon
— simulacre pour dire rentable. La réclame a esthétisé la représentation
des objets de consommation les plus banals, tandis que l’industrie récupérait
les formes avant-gardistes pour esthétiser les produits mis à la disposition
des consommateurs. Au bout du compte, le “ Soyons modernes ” de
l’esthétique finit par se confondre avec le “ Soyons modernes ” de la
technique pour s’offrir comme le “ tout est possible ” de la machine
uniformisante dont l’essence n’est autre que l’espace ouvert par la
marchandise-objets-argent.
C’est ici que l’on rencontre
l’origine d’un nouvel académisme (ou si l’on préfère d’un nouveau conformisme),
de beaucoup plus pervers, en lequel s’abolit la censure manifeste de la
bienséance bourgeoise, celle des “ lendemains qui chantent ” ou du
“ Reich pour mille ans ”, au profit de toute innovation plastique et
technique regardée comme œuvre salutaire dès lors qu’elle s'achète et se vend,
et pourvu qu'elle soit sanctionnée par des voix dûment autorisées, celles des
critiques, des ministres, des publicitaires, des intellectuels.
C’est, avec quelque retard, ce
qui advient aujourd’hui dans l’ancienne Union soviétique où l’événement se
présente sous une forme épurée. Pour l’ancien écrivain dissident Lev Rubinstein
la situation est limpide, une fois la pérestroïka accomplie aucune orthodoxie
n’imposait plus sa norme, tous les styles étaient déjà là, disponibles pour
chacun, sans restriction aucune ; dorénavant, chacun suit sa route et
rumine ce qui a été déjà exploité[22].
En quelques années, les artistes russes ont parcouru notre chemin, ont atteint
à ce que nous sommes et se sont installés avec enthousiasme dans la
civilisation du Remake qui rend plus
actuel que jamais un aphorisme de Nietzsche caractérisant la culture moderne
comme “ le magasin d’accessoire d’un théâtre ” : chacun, selon
les circonstances, porte différents masques, différents costumes, créant et
recréant ainsi ce qui a été déjà réalisé ailleurs.
L’empire de la perpétuelle
innovation comme marchandise nous a fait entrer dans l’ère du Néo ou d’un perpétuel
“ post ”. Néo-réalisme, néo-romantisme, néo-expressionnisme,
néo-avant-garde (terme cocasse s’il en est !) néo-abstractionisme,
néo-minimalisme, néo-hyperéalisme, etc… Il y a encore, du côté de l'écriture,
les néo-romanciers, les néo-philosophes… Du côté du social on retrouve le
pendant avec les néo-bourgeois, les néo-riches, néo-pauvres, néo-libéraux,
néo-capitalistes, néo-nazis, néo-fascistes, néo-populistes, néo-puritains, etc…
et, pourquoi pas demain, des néo-communistes ? Dans l’espace de la
marchandise tout est toujours neuf et pourtant déjà ressassé. Si, avec des
habits neufs, le totalitarisme sut naguère faire semblant de rajeunir le Président
Mao, la marchandise, quant à elle, déguise bien mieux la répétitivité du
capitalisme.
Si Dieu n’existe plus, écrivait
Dostoievsky, l’homme ne sait plus alors comment discerner le bien du mal, et la
liberté qui s’ouvre ainsi à lui engendre son propre anéantissement :
d’aucuns le savent plus ou moins confusément, l’enfer est toujours pavé des
meilleures intentions. La fin des avant-gardes fut signée le jour où toute
licence esthétique s’autorisa pour elle-même, sans plus de révolte contre un
quelconque ordre, tant et si bien que devant le gouffre béant d’une infinie
liberté, la liberté elle-même perdait son sens essentiel, lequel se crée, se
recrée et ne peut demeurer l’expérience vivante et tragique de la vie humaine
que dans l’affrontement à un ordre quel qu’il soit. Or, de manière paradoxale,
l’infinie liberté esthétique occulte l’omnipotence d’un nouveau conformisme
d’autant plus puissant qu’il se tient dans l’inesthétique. C'est à lui que la
masse des visiteurs des musées d’art moderne et contemporain vouent un culte
inédit, en courbant la tête devant les dollars qui reposent en chaque œuvre
présentée. Culte planétaire qui laisse ouverte la voie à toutes les
manipulations de l’opinion (dite publique comme les filles) et engendre la
destruction de toute référence esthétique au profit d’une seule et unique
valeur, celle qui, en dernier lieu, se montre comme l’“ Esprit du
monde ” présent, et attribue à chaque homme, à chaque peuple sa vraie
place, et aux choses les valeurs du Beau, du Bon et du Vrai, l’argent.
iv- portrait de l’artiste en
magicien du monde
Depuis le XIXe siècle, depuis
Delacroix et Turner, depuis sa formulation inaugurale et magistrale par Goethe,
l’artiste moderne se pense et s'assume comme le démiurge d’un monde sécularisé,
déserté de ses dieux puis de son dieu trinitaire ; d’un monde où la
métaphysique atteint à son acmé et signe sa fin dans le déploiement de
l’essence de la science comme objectivation généralisée par le calcul et celle
de la technique comme usure autonome de la planète ; d’un monde où les
nouvelles idoles représentent, emblématisent jusqu’à la caricature, le
nihilisme généralisé, celui qui affiche l’instant de la performance sportive,
la fugace beauté de la “ Star ”, l’homme politique du moment, le
journaliste vedette, comme autant de valeurs éternelles.
Jusqu’au tournant des années
1950, lorsque les avant-gardes exprimaient encore une révolte, l’artiste
plaçait explicitement son activité dans un espace qui s’opposait à la raison
utilitariste et la proclamait ainsi à la face du monde :
— Voici mon univers,
entrez si vous le pouvez, je vous invite à chausser d’autres lunettes pour
partager avec moi cette réalité des choses plus réelle que la matérialité de
vos objets quotidiens.
Beaucoup n’y entraient pas et
le vitupéraient. Aujourd’hui, les regards empathiques ne sont guère plus
nombreux, mais beaucoup s’adonnent au culte de l’innovation permanente, comme
foi béate en la positivité de la nouveaté. Les riches achètent, spéculent,
engrangent des bénéfices inouïs ; les autres font la queue à l’entrée des
musées ! Excitation de voyeurs jouissant du plaisir des autres, jamais le
regard ne s’abandonne à cette brillance indicible que l’on nomme l’amour.
Eprouver avec le regard jeté sur l’œuvre c’est entrer dans l’œuvre, passer “ Through the looking-glass ”, habité
de l’émerveillement et du souci, y compris lorsqu’il s’éploie au moment des
plus gigantesques catastrophes humaines (songeons au manifeste Dada proclamé
aux pires moments de la Première Guerre mondiale).
Il n’en demeure pas moins vrai
que certains artistes proposent à notre contemplation des œuvres qui
re-présentent cela ; et c’est peut-être là l’ultime possibilité qui leur
reste de dire la vérité du monde avec la vacuité des objets montrés, dans
l’immanence des choses elles-mêmes.
C’est à coup sûr la voie
choisie par les artistes les plus radicaux de la modernité tardive. Celui
(Manzoni) qui fait entrer au musée sa Merde
de l’artiste, nous force à contempler la vérité de la plus-value dans le
dépouillement grotesque et cynique de l’objet lui-même. Une voie certes
paradoxale, mais qui dit, comme l’ancienne parole du mythe, à qui sait
l’entendre, où se situe l’origine du réel dans notre présent, lequel est assez
fort pour se laisser tourner en dérision tout en payant pour cela.
Dans ce monde, notre monde,
celui de la marchandise-reine qui brise toutes les limites pouvant s’interposer
devant son éploiement, il n’est plus de héros que des ersatz pour des cachets
fabuleux (Stars hollywoodienne, joueurs de football ou de tennis, présentateurs
de télévision). C’est pourquoi notre monde est ouvert à l’infinité des
potentialités, des convertibilités, des transformations, des processualités,
des simultanéités permises par la langue objectivante de la science, de la
technique, de la réclame, qui instaurent et imposent la domination de
l’éphémère dans la réification généralisée.
Seuls certains artistes
demeurent les veilleurs qui hallucinent l’immanence des choses en délivrant la
pensée devant les choses (Gelassenheit zu
den Dingen), et appellent ainsi, au travers du rien ou de l’excrément, la
présence au monde de l’être de la modernité dans sa transcendance, l’argent. Il
n’est là rien moins que la vérité de notre temps, le nihilisme.
C’était il y a dix ans, Beuys
lançait un défi à ses contemporains en intitulant un squelette de
mammouth : Kunst=Kapital[23].
Pour lors, nous touchons là l’essence du nihilisme, son pouvoir de
“ consumation de l’être par la valeur d’échange ”[24].
Beuys est mort, l’œuvre demeure, là, dans la crypte muséale, auréolée de l’or
qu’elle représente, preuve s’il en fallait que rien, pas même la révolte,
n’échappe au destin de l’Arraisonnement (Gestell).
Oui, le mythos est bien mort. Dorénavant des images nostalgiques s’y sont
substituées qui laissent au cœur des hommes un manque, une absence, l’ombre des
dieux ou de Dieu, que ne comble jamais la fébrilité avec laquelle ils
accumulent. Voilà le destin historial de notre temps qui, loin d’avoir achevé
sa course, se déploie vers un ailleurs de l’histoire encore énigmatique où gît
aussi bien une possible liberté qu’une possible et irréparable catastrophe.
Claude Karnoouh
Paris, le 20 janvier 1993.
* La première partie de ce texte a été publié pour la première fois dans
les Mélanges offerts en Hommage à Marc Ferro, sous le titre De Russie et d’ailleurs, édits de
l’Institut d’Études slaves, Paris, 1995.
[1] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, 1945, p. 51.
[2] Le
Petit Robert, Paris 1968, p. 1134.
[3] Karl Reinhardt, Sophocle (traduit par E.
Martineau), Paris, 1971, p. 29.
[4] Walter F. Otto, “ Der Mythos (Le
mythe) ” in Essais sur le mythe,
T.E.R., Mauvezin, 1987, p. 46. Première publication, Studium Generale, 8, 1955.
[5]Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots.
Paris 1984, p. 718. * Souligné par moi.
[6]Emile Durkheim, l’un des pères fondateur
de la sociologie, ne parle-t-il pas de considérer tout fait social comme une
chose.
[7]Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard-idées, Paris 1973, p.
336.
[8] Emmanuel Kant, “ Qu’est-ce que les
Lumières ? ”, première parution in, Berlinische Monatsschrift, décembre 1784.
[9]Friedrich Nietzsche, Aurore (Morgenröthe), in oeuvres philosophiques complètes, Paris
1970, p. 23 (dans la traduction de Julien Hervier).
[11]René Char, Feuillets d’Hypnos, in oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade,
Paris, 1983, pp. 204-205.
[12]Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal.
[13]Explication entendue comme la présence de
la chose-objet régie par un ensemble de lois universelles immanentes sans autre
détermination que son objectivation elle-même.
[14]Remo Guidieri, La Route des morts, Le Seuil, Paris 1980.
[15]Les temps modernes nous ont administré la
preuve de cette vacuité des pseudo-mythologies en nous montrant combien les
éphémères “ Lendemains qui chantent ”, le non moins passager
“ Reich de Mille ans ” et la fugace “ Gloire éternelle du Grand
Timonier ”, n’étaient que des slogans manipulant les angoisses, les peurs,
l’avidité de pouvoirs immédiats des masses déracinées dans l’errance
moderne.
[16]Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture
post-moderne. Le Seuil, Paris 1987.
[17]Erwin Panofsky, Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de
l’art, Paris, 1983.
[18]C’est une erreur commune à la plupart des
commentateurs que de comprendre l'œuvre de Brâncusi comme une transposition des formes épurées de
l’art populaire de son Olténie natale (Roumanie). Cf., Radu Varia, Brancusi, New York, 1989.
[19] Art Workers’ Coalition,
“ Demonstration in front of Picasso’s Guernica with My Lai posters
1969 ”, in Adrian Henry, Total Art,
Environnements, Happenings and Performance, Oxford University Press,
1974, p. 178, photo 145.
[20] C’est exactement ce dont nous entretient
Kant dans la Critique de la faculté de
juger.
[21]La version des Moissonneurs à laquelle je songe ici, appartenait à la collection
d’Auguste Rodin et date de 1888 (Musée Rodin). Une autre représentation du même
sujet est donnée dans, Soir d’été, champ
de blé dans le couchant, propriété du Kunstmuseum de Wintehur.
[22]Lev Rubinstein, “ Déboulonner le
stéréotype ”, in Les nouveaux
cahiers de l’Est, N° 3, Paris, 1992, pp. 40-42.
[23]Gallerie Christie’s 1979.
[24]Gianni Vattimo, op. cit., chap I, “ Apologie du nihilisme ”.
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