samedi 22 juin 2013

Obama for President ou comment fabriquer l’homme providentiel


Obama for President ou comment fabriquer l’homme providentiel


À peine vingt-cinq jours après l’élection de Barack Obama, après des moments d’enthousiasme proche du délire collectif, d’exaltation quasi messianique pour le premier homme de couleur accédant à la Présidence des États-Unis, après la frénésie européenne, essentiellement française et allemande, traversant tous les milieux sociaux, toutes les classes sociales, depuis le Front national à l’ex-future candidate du PS jusque dans les colonnes de l’Humanité, après les professions de foi tenues sur les vertus de la démocratie étasunienne, après l’enivrement des jeunes « blacks » des banlieues dites « chaudes » qui déliraient de joie en s’appropriant le nouvel élu ; dix jours après, pendant que les peuples assommés d’une propagande profondément ethniciste s’enivrent encore de cette « divine surprise » et s’extasient devant le bel Obama et la première First Lady de couleur, il faudrait savoir raison garder. Car, au bout du compte, c’est un homme politique que les Étasuniens ont élu, et non une rock star charismatique, quoique par moments l’on puisse en douter, et le nouvel élu semble avoir pris le pli de se présenter devant le peuple dans un style glamour très people, une sorte de synthèse harmonieuse entre Harry Belafonte et Oprah Winfrey.
Un simple coup d’œil sur l’équipe de campagne du candidat Obama, un recueil des biographies des premières personnes nommées pour occuper les postes cruciaux de conseillers présidentiels et de secrétaires d’État de la future administration remettent les choses à leur place. Ces nominations illustrent, une fois encore, la parole du prince Salina dans le Guépard : « Il faut que tout change pour que tout demeure en place ».
L’important pour les vraies élites dirigeantes – aux États-Unis le complexe militaro-industriel-financier (dénoncé, en son temps par le Président Eisenhower) – ce n’est pas le parti formant tel ou tel gouvernement et gérant le pouvoir, mais, en fonction de la conjoncture, celui qui, tout en faisant semblant de répondre spectaculairement aux aspirations des masses, est capable de maintenir leur pouvoir et de le renforcer afin de conserver tous les avantages, financiers, politiques, symboliques, qu’il procure. Dans son ouvrage sur les États-Unis, le sociologue Denis Lacorne remarquait que le capitalisme le plus avancé, le plus moderne, et donc le plus ouvert à une intensification toujours plus accusée de la mondialisation, était à l’égard des mœurs le plus tolérant et le plus ouvert à toutes les nouvelles formes de socialisation et sexualisation. [i]L’auteur relevait qu’au tournant des années 1970-1995, les États-Unis étaient un champ de lutte entre l’ancien capitalisme conservateur, représenté par la droite du parti républicain, héritière des modèles du XIXe siècle, et un capitalisme moderne, incarné par des milliardaires tels que les financiers Georges Soros et Bill Gates et une majorité des membres du nouveau parti démocrate représenté par le couple Clinton. Pour ces derniers, ni les mœurs ni l’origine ethnique ne peuvent faire l’objet de discrimination politique (ni, bien sûr, culturelle) pourvu que mœurs et groupes n’enfreignent pas les lois. De fait, il s’agit d’une positivité, développée par l’affirmative action, tournant parfois au grotesque, ainsi lorsque ses thuriféraires imposent des contraintes au langage pour en faire la langue du politiquement correct. Dans un mélange où sont mises en avant des différences culturelles, vraies ou fausses, construit-on une société où, comme dans la sphère des marchandises, tout n’est que simultanéité et collage. Ainsi, homosexuels, travestis, lesbiennes, gens de couleurs, hispaniques, chinois, coréens, juifs, amérindiens, etc., ne sont pas considérés au premier chef comme ils devraient l’être dans un État de droit, des citoyens égaux -le combat pour les droits civiques fut constitutionnellement légitime- mais comme les membres de communautés dont on épingle et réifie les origines ou les pseudo-différences. Tous ces groupes, y compris les « Afro-Américains branchés » (cinéastes, acteurs, chanteurs pop-rock-rap-hip-hop, très « bling-bling »), militants des partis institutionnalisés, appartiennent à l’upper middle class : ce sont des électeurs très actifs, des lobbyistes zélés et des consommateurs importants. Les protéger et les défendre représente une affaire politico-économique et idéologique à ne pas rater. Une société fondée sur le collage et la juxtaposition de communautés n’est pas une société de citoyens ni une société qui reconnaît le paradigme des classes sociales en conflit, mais un assemblage d’intérêts qui se complètent ou s’affrontent pouvant entraîner la désagrégation de l’État le jour où la machine se dérègle gravement. L’autre effet de cette culturalisation du corps social, c’est qu’il masque ou efface dans le discours officiel pour le consensus les rapports de classe, implicites ou explicites, conscientisés (comme expérience existentielle) ou regardés d’un seul point de vue objectif. Une fois encore, les faits, têtus pour qui sait les regarder en face sont là : « la tolérance multiculturelle, rappelait Slavoj Žižek, est l’idéologie hégémonique du capitalisme global. » [ii] La relation essentielle du capitalisme s’inscrit toujours entre les deux pôles du socius que son essence engendre dans le rapport du capital au travail, instauré et réinstauré, pour la production encore plus intense des marchandises : celui de la pauvreté et celui de la richesse. Combien de miséreux et de travail faut-il pour fabriquer les multimilliardaires de la finance et du management, les multimillionnaires du show et du sport business, les top-modèles qui par leur consommation ostentatoire entretiennent les rêves des revues « people » ?
Au début du XXe siècle, le président des États-Unis, Théodore Roosevelt disait vrai quand il affirmait : « The business of America is precisely business » : messianisme et prophétisme industriel, marchand, mêlés. Il complétait ainsi la doctrine Monroe avec celle, éminemment empirique, du « big stick ». Un État-entreprise : l’exemple même, selon Marx, de l’État dont le personnel politique, quelle que soit l’origine sociale, représente la classe qui dirige et domine la grande économie (industrie et finance), incarné par le mot-valise du complexe militaro-industriel. De ce point de vue le film de Cimino, Heaven Gates (Les portes du Paradis) et l’ouvrage de l’historien Howard Zinn, A People History of the United States (Une histoire populaire des États-Unis)[iii] sont de parfaites illustrations de la nature particulière et bien réelle du totalitarisme Usa. La seule transcendance s’y présente sous une double face : sous l’égide d’un dollar faisant la publicité de la foi en Dieu (« In God we trust » est-il écrit sur chaque dollar), et avec la sacralisation quasi mystique de la propriété privée. Dès qu’aux États-Unis une force authentiquement populaire s’élève pour changer l’équilibre des pouvoirs et remettre en cause la distribution de la propriété, elle est, sans marge de négociation, écrasée par un jeu très habile où se conjuguent l’application de la loi et la répression physique d’une extrême violence.
Je tiens l’élection de Barack Obama pour l’une des plus belles opérations de marketing politique organisée et réussie aux États-Unis par sa classe dirigeante. Je sais que cette affirmation en choquera plus d’un parmi les bonnes âmes de la social-démocratie (sans parler de la flagornerie coutumière des intellectuels à ses ordres) et parmi les aveugles naïfs (fussent-ils bardés de diplômes universitaires) pris par l’« obamania », confondant un homme politique, fût-il métis, mais banalement élu, avec l’homme providentiel qui, dans l’épreuve se révèle un grand stratège politique. Une analyse minutieuse de la manière dont le sénateur Obama a accédé au pouvoir présidentiel montre la nature exacte de cette élection qui, usant de la démocratie de masse, pour mieux ressaisir un pouvoir discrédité moins par les guerres néocoloniales déclenchées en Irak et en Afghanistan que par les dysfonctions profondes de la machine économique : crise productive, krach boursier, déflation et dépression économique globale à l’automne 2008.
Pour tenter de saisir ce qui s’est passé, il convient de nous tourner d’abord vers la faillite de l’administration Bush. Si elle a totalement ou presque raté son coup pour mettre en œuvre la domination impériale globale, c’est de n’avoir pas mesuré avec plus de lucidité les coûts économiques de telles opérations. Selon une habitude propre à tous les pouvoirs coloniaux et néocoloniaux, l’administration Bush a méprisé l’ennemi jugé comme un « sous-homme » terrorisé par la puissance d’un armement hautement technologique. Mais l’homme de l’hyper-technologie oublie des choses essentielles propres à l’homme archaïque, le courage et le mépris envers la mort chez des peuples guerriers ou insoumis. Lorsque le président Bush annonça, « The job is done, war is over », ses conseillers se doutaient-ils que huit ans après le bombardement et l’invasion de l’Irak, ce pays serait toujours instable, en parti insoumis, et quasiment ingouvernable. Quant à l’Afghanistan, la majeure partie de son territoire demeure hors du contrôle des troupes de l’Alliance. Pour trouver les moyens financiers de ces guerres de « basse intensité », l’ancien président de la Fed, A. Greenspan a mis en place une dérégulation générale de l’économie de manière à intensifier le flux de l’épargne mondiale et le diriger vers les États-Unis. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la victoire sur l’Allemagne nazie et le Japon, les États-Unis ont mis au travail leur puissance pour donner à ses élites et à ses classes moyennes le niveau de vie le plus élevé du monde sur le dos des autres. Malgré un développement technoscientifique sans équivalent dans l’histoire, l’artificialité entre les jeux financiers du crédit, la production réelle des richesses et leur consommation finit par dérégler un équilibre toujours fragile des échanges lorsque, par exemple, les créditeurs, pour une raison ou pour une autre, décident de récupérer massivement leurs valeurs boursières en espèces. Dans un système où le moteur essentiel de la croissance économique s’appuie sur la consommation des ménages d’une part, sur l’immobilier d’autre part, il suffit d’un accroc dans le flux de la production-crédit-consommation, d’une surproduction, d’un mouvement de chômage imprévu, des crédits trop importants par rapport aux réserves monétaires de quelques institutions financières importantes, pour faire tomber l’édifice comme un château de cartes. C’est ce qui advient présentement à une échelle inégalée depuis 1929. Nous avons pu compter les sommes immenses (des fonds publics) consentis par les États afin que des très prestigieuses banques, des non moins prestigieuses compagnies d’assurance (ayant assuré des prêts à très haut risque) dispersées dans les pays riches et certains pays émergeants, pour qu’elles ne soient pas mises en état de cessation de paiement et déclarées en banqueroute totale comme l’a été voici deux mois Lehmann Brothers, l’une des six majors de New York. C’est dans ce contexte de tensions entre l’Europe (l’Europe qui compte, car aujourd’hui l’heure de vérité a sonné pour les pays économiquement croupions, les nouveaux venus de l’ex-empire soviétique) et les États-Unis que les responsables politiques et économiques parlent de rebâtir un système de règles afin d’aménager et réguler à nouveau les échanges mondiaux financiers et industriels. L’heure est grave et beaucoup parlent de la nécessité d’un nouveau Bretton Wood. La crise qui, voilà à peine trois mois ne faisait que commencer, empire de jour en jour. Pour le dire avec le titre d’un remarquable film sur la naissance du capitalisme : There will be Blood ! Ça va saigner ! Ça saigne déjà du côté du chômage. Voilà le contexte dans lequel se sont déroulés les deux derniers mois de la campagne présidentielle aux États-Unis. Ce contexte ne peut pas être écarté pour comprendre la grande victoire du sénateur Obama.
Voici quatre ans, Barack Obama, n’était qu’un jeune sénateur de l’Illinois, nouvellement élu au Congrès, à peu près inconnu ou presque dans la vie politique. Il ne s’était pas fait remarquer pas des prises de positions radicales. Il avait simplement voté contre l’intervention en Irak, une minorité, et il n’était donc pas le seul. Soudain, voici deux ans, il se déclara candidat à la présidence des États-Unis. S’il faut une certaine mégalomanie pour briguer un tel poste, le système politique « à deux têtes » ne permet jamais l’émergence d’une candidature sauvage, surtout en son sein, capable de rassembler les donateurs nécessaires afin de mettre en œuvre une campagne efficace sur tous les médias audiovisuels (qui, à cette occasion, encaissent des bénéfices énormes). Comme par enchantement le sénateur Obama reçut immédiatement des sommes considérables, bien plus importantes que celles obtenues par sa plus sérieuse concurrente démocrate, Hillary Clinton, vieux routier de la politique, sénatrice de l’État de New York, et surtout, épouse et conseillère de l’ancien président Clinton, rompue à tous les mystères et les pièges bureaucratiques et politiques de la capitale fédérale. Il y aurait eu de quoi être quelque peu surpris. De plus, Barack Obama, enfant d’une famille divorcée très modeste ne pouvait donc en appeler à une dynastie puissante et wasp des Roosevelt ou des Bush, ni à une communauté importante comme le richissime catholique d’origine irlandaise, les Kennedy, ni, comme Ross Perrot, à sa fortune personnelle. Par ailleurs, on ne le trouve pas porteur de quelque gloire acquise au préalable dans d’autres domaines ; il n’est pas l’héritier d’une très ancienne position sociale comme Théodore Roosevelt (et plus tard son cousin Frank Delano Roosevelt), tous deux descendants d’une des familles hollandaises ayant participé à la fondation de New York (et le second, par sa mère, avait pour ancêtre l’un des membres du Mayflower) ; il n’a jamais joué un rôle de premier plan dans l’armée comme le général Dwight Eisenhower, ou son concurrent, MacCain, fils et petit-fils d’amiral qui, s’il n’a jamais eu un rôle important dans l’aviation embarquée de l’US Marine, n’en a pas moins l’aura de l’ex-prisonnier de guerre au Nord Vietnam ; il n’a pas fait carrière dans le cinéma comme Ronald Reagan, célèbre certes, mais moins comme acteur de talent que comme dénonciateur de communistes sous le maccarthysme en tant que président du syndicat des acteurs à Hollywood, puis, plus tard, en tant que gouverneur de la Californie (l’État le plus riche des États-Unis) ; il ne représente pas un puissant groupe politique de démocrates, d’un État du Sud au statut particulier, le Texas, comme l’était Lyndon Johnson ou, autre cas de figure, Jimmy Carter, riche lui aussi, certes non texan, mais Georgien, et donc le premier Président d’un État du Sud profond : avec retard on jouait avec lui la réconciliation totale avec les Confédérés. On ne peut même pas faire appel à lui pour le comparer à l’origine pauvre de son modèle, Abraham Lincoln, car si ce dernier venait d’une famille analphabète de la Frontier, il ne s’en était pas moins forgé, bien avant son élection en 1861, à l’âge de cinquante-deux ans, non seulement une solide réputation politique, mais, comme avocat, était devenu le représentant des industriels du Nord, dévoué aux intérêts des compagnies de chemin de fer qui partaient à la conquête des États-Unis et n’avaient plus que faire d’un système esclavagiste archaïque, caractéristique de l’ancienne économie rurale des États du Centre-sud et du Sud. Ceux-là voulaient un prolétaire « libre », sans plus d’attache à l’égard de ses employeurs qu’un contrat léonin, travailleur plus corvéable encore qu’un esclave qui, en tant que propriété privée, pesait directement sur le patrimoine de son maître et son manque à gagner si d’aventure il ne pouvait, pour une raison ou pour une autre, travailler. Lincoln fut l’antiesclavagiste au profit d’un prolétariat sans syndicat, sans défense, soumis au bon vouloir des industriels, à la police, voire parfois à la garde nationale ou à l’armée de l’Union.

On ne sait pas vraiment d’où Barack Obama tira la gloire qui lui permit d’avancer sa candidature, si ce n’est la manière dont ses mentors insistèrent sur le fait qu’il était un métis noir, jeune, sympathique, sorte de nouveau Kennedy de couleur, pouvant redonner de l’espoir aux États-Unis et répétant sans cesse : « nous changerons, nous pouvons le faire ». Est-ce bien là un programme politique ? Ses sympathisants se sont-ils demandé un seul instant s’il n’y avait pas là une manière à la fois bien raciste et bien simpliste de penser la valeur politique d’un homme, même si au lieu d’être négative comme le fut longtemps, la positivité attribuée à la couleur de la peau ou au sexe féminin ne gommait en rien le racisme latent qu’elle sous-tend ? Comme si la grande politique était question de couleur de peau ou de genre masculin ou féminin. Il y a eu de très grands leaders noirs en Afrique, Kenyatha, N’Krumah ou Lumumba, des femmes politiques très habiles et très obstinées, Mesdames Ghandi, Golda Meir, Bhutto, Thatcher, d’authentiques grands acteurs politiques quand bien des rois, des présidents de la République ou du Conseil, des premiers ministres, n’étaient que des gestionnaires tristes et obtus. Le véritable acteur du néoconservatisme anglo-saxon n’a jamais été Ronald Reagan avec ses mots d’esprit, mais l’austère Madame Thatcher. L’affirmative action n’a jamais été un gage d’égalité plutôt une aumône charitable. Vers le mois de mars 2008 les commentateurs mesuraient le fond du combat politique entre Hillary Clinton et Barack Obama comme un match entre l’image que renvoyait un homme de couleur confronté à une femme blanche. Mais jamais on entendit de débats sur le fond de leur programme respectif s’ils en avaient réellement sauf, peut-être lors de leur dernier débat où il semble que dans le domaine de la politique intérieure, en particulier pour tout ce qui concerne la politique sociale, Hillary Clinton se montra bien plus progressiste Barack Obama.
Homme venu d’une famille modeste, époux d’une femme noire étasunienne, issue elle aussi d’une famille extrêmement modeste, tous deux boursiers, rudes travailleurs, qui ont fait de bonnes études de sciences politiques, de relations internationales et de droit dans d’excellentes universités, ni l’un ni l’autre n’ont appartenu à de prestigieux instituts de politologie, à des think-tanks de relations internationales, ou à ces grands cabinets d’avocats d’affaires où de jeunes débutants, enfants des « bonnes » familles (des riches, fussent-ils de la high class ou roturiers) et des étudiants méritants et brillants, sont repérés par des chasseurs de têtes pour commencer à préparer une carrière politico-économique sous la houlette de professeurs ou de collègues aguerris ayant déjà travaillé dans les hautes sphères de l’administration fédérale. Car même un président d’origine pauvre comme Bill Clinton, avait commencé, dès le BA obtenu, un apprentissage de politique internationale dans la prestigieuse université de Georgetown, spécialisée dans la préparation des futurs hauts fonctionnaires fédéraux, diplomates, conseillers politiques, dirigeants de la CIA, du FBI et de diverses agences. Son talent lui donna accès à une bourse Rhodes qui lui permet d’étudier à l’université d’Oxford en Grande-Bretagne pendant deux ans, pour ensuite revenir à l’université de Yale y faire des études de droit. Très beau parcours d’un apprentissage prépolitique qui lui ouvrira les portes de l’enseignement du droit à l’Université d’Arkansas, avant d’y commencer une carrière politique comme attorney général, juge d’État, puis en tant que gouverneur. En définitive, riches ambitieux, pauvres talentueux, ce qui caractérise le système politique étasunien depuis la Guerre d’Indépendance, et surtout depuis la fin de la guerre de Sécession, c’est que la même élite politico-économique (celle qui se confirme d’une part et émerge de l’autre pendant la dernière moitié du XIXe siècle) dirige le pays, jadis directement, et depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale plutôt, mais pas toujours (voire les Bush et Carter) par l’intermédiaire d’hommes-paravents. Il existe certes des exceptions, et depuis 1945 des présidents tentèrent d’obtenir une véritable indépendance, mais chaque fois leur volonté fut mise en échec. L’un, Nixon, dut démissionner, l’autre fut assassiné, Kennedy. Au premier on planta le Watergate comme un poignard dans le dos parce qu’il avait voulu garder un pouvoir autonome à la Présidence qui lui aurait permis de résoudre, avec son conseiller Kissinger, de manière plutôt équitable la guerre entre les Israéliens et les Palestiniens ; quant au second, aidé de son frère Bob, Attorney général (ministre de la justice) il lança des enquêtes et des procès contre la Mafia qui lui avait assuré sa victoire électorale en mobilisant ses forces, en particulier dans l’État du Michigan, décisif pour gagner… Erreur impardonnable ![iv] Il arriva aussi une très déplaisante mésaventure à Bill Clinton dont la passion (ma foi compréhensible !) pour les jeunes femmes permit de bloquer toute recherche sérieuse d’une véritable solution à l’impasse israélo-palestinienne : Monika Lewinsky ayant été la bonne personne au bon moment. En effet, comment dans un pays demeuré puritain, pourrait-on faire confiance à un Président des États-Unis qui se fait faire des turluttes dans le bureau ovale de la Maison blanche. Allons, ce n’est pas sérieux ! C’est bon pour les Présidents français, joyeux lurons comme leurs compatriotes dont ils sont les plus éminents représentants. Les États-Unis ont une culture politique dure, violente pour ceux qui ne se soumettent pas aux diktats des élites et des lobbies les plus puissants.
Aussi, malgré les louanges adressées par les flagorneurs de tous poils à la démocratie étasunienne, l’Histoire de la conquête depuis les côtes de la Virginie jusqu’à la Californie (cf. le film de Raph Nelson, Soldier Blue et celui de Terence Malik, New World), celle de la guerre de Sécession (cf. le roman de Stephen Crane, The Red Badge of Courage et le film qu’en fit John Huston) ou celle de son mouvement ouvrier (cf. l’étonnant film d’Herbert J. Biberman, Salt of The Earth)[v] sont-elles là pour démontrer que cet État n’a pas été moins répressif et sanglant que ceux de la vieille Europe. Même un homme prudent et mesuré comme le pasteur Martin Luther King perdit la vie pour des discours fort modérés, rien qui ressemblât au programme des Black Panthers, lesquels furent purement simplement assassinés. Demandons à Angela Davis d’une part, aux champions noirs des jeux Olympiques de Mexico en 1968, de l’autre, qui osèrent lever leur poing droit ganté de noir pendant l’hymne national étasunien, comment ils ont été traités ensuite par la plus « ancienne démocratie du monde » ! Je n’ai pas entendu le sénateur Obama rendre l’hommage que méritent ces combattants de la liberté, de la dignité humaine et de la véritable démocratie, par ailleurs tous des noirs descendant d’esclaves ! Barack Obama, comme d’autres noirs, a été coopté par l’élite blanche pour la servir. Par exemple Colin Powell : West Point, brave officier pendant la guerre du Vietnam, continuant une brillante carrière bureaucratique qui le mena jusqu’au poste de chef d’État-major des armées dirigeant la première guerre d’Irak, puis à celui de Secrétaire d’État, avec la responsabilité d’endosser, sur ordre du Président Bush junior (ou mieux sur ordre de ses adjoints rapprochés, Dick Cheney, Wolfovitch, Rumsfeld et Perle) la responsabilité des énormes bobards déblatérés devant l’assemblée générale de l’ONU quant à la présence d’armes de destructions massives (chimiques et biologiques) en Irak… Un énorme mensonge… reconnu aujourd’hui sans qu’il lui en soit tenu en rien rigueur ; on le dit même pressenti pour un poste de haute responsabilité dans l’administration Obama. De la même manière, Madame Rice fait ce que le pouvoir réel lui dit de faire, rien de plus, rien de moins… mais toujours avec le sourire et de somptueux escarpins Ferragamo. Aux États-Unis les élites économico-politiques sont divisées en deux tendances qui se partagent dans une parfaite alternance le pouvoir depuis plus de deux siècles, avec de petites exceptions comme la présence de Ross Perrot qui, en prenant 19 % environ de l’électorat de Bush père, permit à Bill Clinton d’être élu. C’est cette élite qui, en dernière instance, prépare les esprits à telle ou telle candidature et détient les moyens financiers de la promouvoir. C’est pourquoi le système étasunien ne permet jamais à un candidat indépendant et désargenté, comme l’écologiste Ralph Nader par exemple, de faire une campagne capable de lui attirer suffisamment de votes dans tous les États. Il faut voyager, acheter des plages de télévision et de radio, louer des salles de meeting, des salles de conférence, des hôtels, avoir un minimum de personnels permanents à sa disposition, en bref posséder des ressources financières sans vraiment compter. Rappelons-nous les finances à la dérive d’Hillary Clinton vers la fin de sa campagne, ayant dû gager une partie de ses biens personnels pour obtenir de nouveaux crédits…

Hormis deux années comme sénateur, Monsieur Obama, entraîné par son épouse dans la politique du côté du camp démocrate, avait fait auparavant une modeste carrière au sénat de l’Illinois, occupé à la défense de lois sociales que l’on qualifierait en France de centre gauche. Sa seule véritable prise de position nationale a été, en tant que sénateur – le fait est hautement louable –, d’avoir voté contre l’invasion de l’Irak, mais rien de plus… ni pour un homme encore jeune, une carrière politique en vue, voire mondaine, comme les enfants Kennedy ; ni leader d’opinion, encore moins membre de groupes alternatifs hautement respectables comme, par exemple, les journalistes de la station de radio et de télévision Democracy Now, critique permanente de la politique de l’administration Bush depuis sa prise de pouvoir, sous la ferme direction d’Amy Goodman. À l’évidence ne faisant jamais allusion aux analyses de Noam Chomsky, pourfendeur résolu et opiniâtre de l’impérialisme étasunien depuis plus d’un demi-siècle, Monsieur Obama se présente en homme modéré, du centre – que dis-je de l’extrême centre – et s’il paraît plus démocrate qu’il ne l’est en réalité, c’est que la politique extérieure et intérieure des néocons de l’administration Bush avait mis en place un système quasi totalitaire de contrôle social, politique et policier mondial qui fait qu’aujourd’hui il est bien plus difficile d’entrer aux États-Unis que de passer les frontières de la défunte URSS, que ce pays n’a plus aucun respect pour un minimum de droit international, si bien que les États-Unis peuvent détenir de prétendus terroristes dans diverses prisons, à Guantanamo et hors de leur territoire national, dans divers États croupions ! C’est un effet de léger contraste (comme on dit un effet de réel) qui assure à Monsieur Obama ce succès sans pareil… Il est vrai que l’entrée à la Maison Blanche d’un président métis, d’une « first lady » descendante d’esclave étasunien est une révolution dans la vie sociale étasunienne, tant le pays fut jusque fort récemment un pays majoritairement raciste… mais cette révolution des mœurs ne préjuge en rien une modification profonde de la politique sociale ! L’Union Sud-africaine est aujourd’hui politiquement dirigée par les noirs de l’ANC (ex-communiste) quand il y a vingt ans y régnait encore le système de l’Apartheid ! Tous les indices montrent que cette nouvelle élite noire sud-africaine, avec son style, n’est pas moins féroce pour la défense de ses privilèges récemment acquis, que naguère les Africaaners et leur racisme insupportable de petits blancs calvinistes. Le nouveau capitalisme mondial n’a plus besoin de ce genre d’exclusion pour faire avancer le profit et maintenir son pouvoir.[vi] Mais ce qui me surprend, c’est qu’une majorité de citoyens américains qui appartiennent à une vraie gauche (on dit là-bas libéral) ayant voté pour Monsieur Obama, le regarde comme une sorte de messie… Comme si, parce qu’il est noir, il serait habité d’une spiritualité capable de mettre en œuvre une politique vraiment différente de celle exigée pour la défense des intérêts de l’empire… mais combien parmi ces citoyens étasuniens seraient-ils capables d’accepter une baisse de leur niveau de vie afin de rééquilibrer les échanges mondiaux ? La question demeure en suspend, mais je doute qu’ils acceptent une telle politique d’équité mondiale dans une économie majoritairement globalisée…
Certes nul ne peut contester que la crise économique qui semble plus intense et grave que celle de 1929, ait joué un rôle essentiel dans l’élection d’Obama, il n’empêche, le jeune sénateur de l’Illinois n’a pas refusé le plan Paulson, un cataplasme sur une jambe de bois, visant à renflouer les banques et leurs dirigeants avec de l’argent public, sans leur demander de rendre des comptes sur leur gestion et, pourquoi pas, sans exiger des poursuites judiciaires à l’encontre de ceux ayant commis des fautes professionnelles inadmissibles, en particulier, pour n’avoir pas pris les garanties suffisantes (les provisions bancaires) pour les risques très importants liés à tout investissement de très haute rentabilité sur des débiteurs aux revenus faibles… Á ses « spécialistes », la soif du profit sans limite a fait perdre le sens des plus banales réalités économiques. Le candidat Obama a donc joué le jeu des patrons de la finance étasunienne, et le soutien sans faille que lui ont accordé Georges Soros et Warren Buffet, par exemple, en dit long sur ses relations avec le capitalisme purement financier. Pour le moment ce sont toujours les plus démunis qui sont mis à la porte de leur habitation. Où vont-ils vivre ? Campent-ils dans des roulottes ou des tentes, ou sont-ils simplement jetés sur le pavé ? S’est-on posé aussi la question des classes moyennes ? Leur paupérisation est déjà en route. Ainsi en cet été 2008, les États-Unis sont non seulement le pays le plus haï dans le monde, mais celui qui dès septembre entraîne la planète dans son naufrage économique… Déconsidérés à l’intérieur, haïs à l’extérieur, les États-Unis sont en état de récession économique avancée, objet de spéculations massives à la baisse de la part d’institutions financières qui visent, à moyen terme, une énorme surconcentration du capital, et donc de gigantesques bénéfices, facteurs, à l’évidence, d’autres crises peut-être fatales !
Pour ne pas perdre tout soutien afin de poursuivre leur politique impériale, les États-Unis devaient donc donner impérativement une autre image de leur système politique. Plus encore, si l’on ne veut pas que le pays devienne ingouvernable, que des révoltes surgissent ici et là, non plus des ghettos noirs ou latinos, mais parmi la population blanche paupérisée, il fallait faire quelque chose de nouveau sans que cela menace en quoi que ce soit le système politico-économique. Plus personne ne croyait dans les valeurs classiques étasuniennes : démocratie, welfare, défense de la liberté. Comment résoudre le problème rapidement par l’image, puisque ceux soulevés par la réalité sont autrement plus ardus, et peut-être pour certains insolubles sans de très graves dysfonctions, sans des sacrifices porteurs à terme de très violents mouvements sociaux que les forces de l’ordre devront nécessairement résoudre avec violence ? Comment donc travailler l’image, c’est-à-dire le simulacre ? Il fallait donc trouver l’homme providentiel… On hésita à coup sûr. Impérativement il fallait un homme ou une femme façade qui n’appartienne pas à la classe politique présente au pouvoir depuis trois décennies, obligatoirement un personnage nouveau, produit de la méritocratie et non de l’aristocratie sociale, il fallait donc qu’il vienne d’une couche sociale très modeste. C’est le cas, et tous les discours de Monsieur Obama depuis la convention de 2004, lors du discours en faveur de John Kerry, martèlent le thème du « Rêve américain » si cher aux Américains, comme Kennedy avait martelé jadis celui d’un nouvel élan, d’une « New Frontier » pour l’accomplir. Il fallait que ce personnage nouveau ne se soit pas compromis avec les décisions les plus belliqueuses de l’administration Bush, mais surtout, il fallait faire pendant à l’administration Bush qui avait nommé en la personne de Colin Powell le premier secrétaire d’État noir de l’histoire des États-Unis, mais, mieux encore, qui lui avait donné comme successeur la première femme noire, Condoleezza Rice, ancienne Conseillère à la Sécurité nationale entre 2001 et 2005. Le multiculturalisme, forme dégénérée de la reconnaissance de l’altérité et réduction de la politique à sa culturalisation spectaculaire, triomphait sous l’égide de Républicains néoconservateurs, car, eux aussi, avaient compris que la présentation du politique comme réduction multiculturelle est une manière de neutraliser l’économie, de chercher la fin de l’économie politique par l’absorption la plus vaste de mouvements qui sembleraient s’opposer au mode de production capitaliste.[vii] « L’histoire du capitalisme n’est-elle pas la longue histoire de la manière par laquelle : la structure idéologico-politique dominante se révéla capable de concilier (et d’atténuer le caractère subversif) des mouvements et des demandes qui paraissaient menacer sa survie même ? »[viii] Ce que les communistes, en bons héritiers de l’Aufklärung, n’avaient pas compris en raison de leur entêtement stupide à repousser les remarques de Nietzsche sur le nihilisme inhérent à la culture académique et à la culture de masse. En bref, les Démocrates ne pouvaient faire moins que les Républicains, à la fois pour, au plan fondamental, maintenir l’économie politique hors du champ d’un vrai débat quant au devenir du pays et, simultanément, capter les votes d’une majorité de couleur, surtout ceux des noirs et des latinos. Que reste-t-il donc après le poste de Secrétaire d’État déjà attribué à un homme et à une femme de couleur ? Celui de Président parbleu… Selon cette logique antipolitique de la concurrence culturelle, Monsieur Obama, bien sous tous rapports, collait parfaitement au portrait type d’un président de la République renouvelé, homme nouveau dans la politique, homme sans compromission avec la vieille garde politicienne, homme de couleur marié à une femme noire brillante, et bon père de famille. Voilà construite l’image parfaite, capable de représenter une nouvelle Amérique qui sait, le moment venu tourner la page et repartir du bon pied vers des « lendemains qui chantent », preuve s’il en fallait qu’il n’y eut pas que les Soviétiques qui orchestraient ce type d’espoir, de fait, il est commun à tous systèmes politiques modernes qui souhaitent changer sans véritablement changer… On prétend changer de politique, parfois, dans certains cas très urgents changer une partie de la classe politique, voire même de système de représentation politique[ix], pour prétendre à la réalisation du bon gouvernement, fondement même de l’idéalisme politique, jamais celui du réalisme. C’est depuis l’autonomisation de la sphère politique toujours le même paradigme, c’est Machiavel contre Spinoza, Clausewitz contre Kant, Carl Schmitt contre le néokantisme, Mao contre le marxisme académique, etc. On comprend donc pourquoi la classe dirigeante, des gens comme par exemple le vieux sénateur Ted Kennedy et sa nièce la fille de John, Caroline, les financiers déjà cités G. Soros, W. Buffet, des multimilliardaires comme B. Gates ou comme l’acteur Georges Clooney, Oprah Winfrey ont d’emblé soutenu Obama et non Hillary Clinton… Obama a donc été choisi pour faire oublier l’administration Bush et les catastrophes successives qu’elle a déclenchées. Pour faire oublier, mais non pour guérir et changer réellement. Obama est donc le nouveau neuroleptique politique étasunien, une nouvelle version collective du prozac.
À preuve que Monsieur Obama n’est que l’interface d’une élite qui en fait son nouveau gadget, son cabinet de campagne, majoritairement constitué de conseillers ayant appartenu de près ou de loin au clan Clinton, avec comme stratège international Brzezinsky (celui du Président Carter) dont il devra appliquer les principes de la domination impériale plus habilement formulés dans le « Grand échiquier ».[x] Il y a aussi les « bons » républicains, comme le secrétaire à la défense Gates maintenu à son poste, et dont on se demande s’il ne travaillait pas pour Obama depuis sa nomination sous la seconde administration Bush, en remplacement de l’incompétent et délirant Rumsfeld. Il y a encore le secrétaire au Trésor, le président de la Fed de New York, Timothy Geither qui fera tandem avec Lawrence Sammers, placé à la tête du Conseil national économique, ce dernier ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et ancien président d’Harvard. Du beau monde. Mais déjà Madeleine Albright a été l’observatrice du futur président à la Réunion du G20 de novembre 2008 à Washington. Il y a aussi les appels du pied aux Républicains modérés, certains voient déjà arriver au gouvernement Colin Powell et Arnold Schwarzeneger. Et puis enfin il y a Rahm, le lobbyiste très expérimenté de Washington (ancien conseiller de Freddie Mae en faillite aujourd’hui !), l’homme qui possède aussi la nationalité israélienne, sioniste radical, nommé secrétaire de la Maison Blanche (i.e. chef de l’administration présidentielle), prêchant la guerre contre l’Iran et une aide inconditionnelle à Israël. Avec ces conseils et d’autres, on ne voit pas très bien les États-Unis contraindre leur principal allié au Moyen-Orient à signer enfin une paix, sinon juste, à tout le moins honorable avec les Palestiniens. Enfin, au moment où j’écris ces lignes, il semblerait qu’Hillary Clinton négocie avec Obama le poste de Secrétaire d’État, et le cercle serait ainsi bouclé. Comme Ronald Reagan en son temps pour les Républicains, Obama un homme de paille pour les Démocrates et, au-delà pour le pays en sa totalité, que dis-je pour le monde ! Malgré les slogans, les rodomontades, malgré les louanges béates et bébêtes des masses de par le monde, le changement tant claironné ne semble guère pour demain… Un peu de sécurité sociale pour les pauvres, à peine un peu de tolérance pour les critiques alternatifs sans danger, permettra de faire passer le principal immuable… Une chose est sûre, Barack Obama n’est pas le produit d’un quelconque mouvement social qui l’aurait hissé à la candidature comme ultime recours face à une crise insoluble par les moyens traditionnels. L’enthousiasme qu’il suscite est venu a posteriori, comme les effets d’une publicité martelée à tout moment dans un pays désemparé par une crise économique sans équivalent depuis plus de soixante-dix ans… Obama est comme le dernier tome d’Harry Potter, ou la dernière version du ipod de Mac, dès qu’on en annonce la sortie pour le lendemain, immédiatement d’immenses queues se forment à l’entrée des supermarchés culturels. Preuve qu’à force de persévérance, et selon la loi de Mac Luhan, le message est bien passé dans les têtes, avec les effets escomptés.
Monsieur Obama a choisi de mettre ses discours sous l’aile protectrice et prestigieuse d’Abraham Lincoln. Certes, il est le président qui a aboli l’esclavage (tout en refusant le droit de vote aux noirs !), mais, comme je l’ai déjà souligné, en tant qu’agent du capitalisme du Nord et de l’Est, il décide ainsi, avec le chemin de fer, la conquête des marchés du Sud, la création d’un prolétariat massif et sans force politique face à ses employeurs. Lincoln, en son temps, était l’homme porteur du plus radical modernisme… Comme Monsieur Obama l’est aujourd’hui pour un capitalisme qui, réduisant l’essentiel des différences communautaires à de pseudo-différences culturelles (multiculturalisme), les différences biologiques et les comportements sexuels à de prétendues différences socioculturelles, vise à effacer ce qui demeure le fond de la différenciation et de l’antagonisme explicite ou implicite dans un pays hypermoderne, la différence entre les riches et les pauvres, dussent les premiers instrumenter les seconds en terme de culture. Et il faut la bêtise crasse et la bassesse des petits blancs du Sud pour manifester, ici dans les campus, là à l’entrée de petites villes du Sud, un racisme abject que l’on connaît de longue date. Sauf que présentement, il faudrait leur dire tranquillement qu’il n’y plus aucun espoir pour eux, qu’ils ont perdu la partie, que le capitalisme mondialisé par les hommes politiques blancs qu’ils ont élus (les Bush par exemple) les a exclus du jeu. Car pour un Bush, un Blair, un Brown, un Sarkozy, un richissime arabe, indonésien, chinois, indien ou africain, a toujours plus de valeur qu’un petit blanc raté vivant au fin fond de l’Alabama, des Midlands ou de la Corrèze. Monsieur Obama est là aussi pour faire entendre ce nouveau cours des choses, d’abord par l’image, puis si cela ne suffit pas, par la force. Il est le nouveau visage du capitalisme planétaire, le nouveau visage lisse, souriant, brave et multiculturel de l’ordre impérial étasunien. C’est pourquoi, au risque d’en choquer certains, Monsieur Obama me semble être tout à fait le type d’homme que le héros noir d’un admirable roman sociographique, La Croisade de Lee Gordon, de l’écrivain noir américain Chester Himes, critique violemment, le définissant comme le « nègre blanc (sic !) ».[xi] Oui, Monsieur Obama a intégré tous les traits des serviteurs de l’élite politico-financière étasunienne dominée sans conteste par les blancs… Étant donné les dérégulations mises en place par les administrations Clinton d’abord puis Bush ensuite qui ont inexorablement plongé le pays dans le marasme, que dis-je, dans la faillite économique, Monsieur Obama a été modelé par des publicitaires pour être l’image « of the right man at the right place at the right moment ». L’enthousiasme de l’ensemble du monde occidental[xii] et d’une partie de l’Afrique ne peut que donner raison à ses mentors et légitimer leur entreprise.
Dans la presse quotidienne, c’est en Italie que l’on trouve un regard lucide et cynique au sens étymologique, c’est-à-dire capable d’affronter le réel dans le blanc des yeux sans négliger et l’ironie et le sarcasme. Dans La Stampa du 13 novembre 2008, Enzo Bettiza sous le titre Nonostante Obama écrit : « Dorénavant, Obama devra ôter le masque fascinant de la rock star en concert et affronter le monde à visage découvert, et même jouer par la bande avec les Européens, laissant les pièges et les chausse-trapes au patrimoine de la politique mondiale de l’ancienne administration. […] Une fois le masque tombé, il devra aussi abandonner maintes promesses faites durant sa campagne électorale, particulièrement les plus excessives et les plus naïves qui lui permettaient d’apparaître sans aucun doute comme le Messie du changement. » Je pense que déjà la réalité s’est imposée avec les personnes qui composent son équipe rapprochée… Aussi, une fois encore aura-t-on vérifié que dans la démocratie représentative de masse postmoderne, les promesses politiques et économiques n’engagent que ceux qui y croient… C’est lorsque les gens les plus touchés par la crise se rendront compte qu’il n’y aura pas de solution pour eux que des révoltes pourront éclater. Ce sera alors le moment de vérité, le moment où le masque de la rock star souriante et lisse de Monsieur Obama se transformera en celui grimaçant et menaçant du samouraï au combat.

En guise de conclusion


Si les élites étasuniennes avaient voulu véritablement montrer au pays un changement symbolique fort (ne parlons pas d’un changement de système que seule une révolution pourrait susciter), elles auraient choisi non pas un métis dont le père ne fut pas un descendant d’esclave, mais un Indien, un peau-rouge comme on l’écrivait dans les albums de bandes dessinées de ma jeunesse. Les noirs sont, à leur corps défendant, le produit de la conquête européenne et donc du pouvoir blanc aux États-Unis. À ce sujet le cinéaste John Ford ne s’y est pas trompé avec Sergeant Rutledge (traduit en français par Le Sergent noir) Il a montré en un temps où le politiquement correct n’était pas encore l’idéologie dominante, comment les compagnies de soldats noirs de l’Armée fédérale, objets d’un racisme dur et affiché de la part des soldats et des officiers blancs, participèrent, par ailleurs, à la conquête de l’Ouest sans trop s’inquiéter du sort génocidaire réservé aux Amérindiens.[xiii] Si l’élite avait souhaité un symbole fort d’une Amérique reconnaissant sa dette aux autochtones que ses conquérants ont spoliés de leurs terres, de leur culture et de leurs croyances, c’est un Indien qu’elle aurait dû promouvoir au poste suprême. Juste retour des choses après tant de siècles de crimes et d’injustice.[xiv] Mais agissant ainsi, elle aurait implicitement reconnu l’illégitimité du pouvoir blanc et par ricochet aussi celui des noirs. Sait-on jamais ? Dieu seul le sait ou le Diable !
Claude Karnoouh
Trieste-Paris Novembre 2008


[i] Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine. Du melting-pot au multiculturalisme, Fayard, Paris, 1997.
[ii] Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, Castelnau-le-lez, 2004, cf. p. 15.
[iii] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, Marseille, 2002 (A People History of the United States, Harper Perennial, New York, 1992).
[iv] Comme très souvent aux États-Unis ce ne sont pas les savantes études universitaires et académiques de politologie et de sociologie politique qui approchent au mieux une certaine plausibilité des causes, mais des romans ou des films, soit sociographiques soit politiques. Dans le cas Kennedy, le travail qui semble approcher au plus près cette plausibilité des origines causales de l’assassinat de John Kennedy, puis celui de son frère Bob, est constitué de deux fulgurants romans du célébrissime James Ellroy, American Tabloid, Alfred A. Knopf, New York, 1995 (même titre en français, Rivages noir, Paris, 1997) et The Cold Six Thousand, Alfred. A. Knopf, New York, 2001 (traduction française (sic!) American Death Trip, Rivages thriller, Paris, 2001).
[v] Le réalisateur Herbert Biberman est une sorte de héros, il appartient au groupe des dix à Hollywood qui, en 1947, refusèrent de répondre du chef d’accusation de « communistes » devant la commission des activités antiaméricaines du Congrès. Il fut condamné à six mois de prison, à mille dollars d’amende pour outrages aux membres de la commission et, bien sûr, mis à l’index pendant plus de sept ans. De fait, il ne trouva plus jamais de producteur et dut financer lui-même ses films. Le Sel de la terre est une sorte de cinéma vérité avant la lettre ou une sorte de retour au Kino Pravda soviétique (La Grève d’Eisenstein, ou Arsenal d’Aleksander Dovjenko), reconstruisant la trame dramatique d’une grève de mineurs au Nouveau Mexique avec les ouvriers comme acteurs dont le financement fut assuré par leur syndicat. Le thème du film aurait dû être l’une des références de Monsieur Obama, en effet, il s’agit d’une grève de mineurs d’origine mexicaine qui veulent être traités de la même manière que les ouvriers d’origine européenne… dans le film les Mexicains parlent des Européens comme des blancs… Il semble en effet que cet aspect de la culture étasunienne soit totalement étrangère à Monsieur Obama, car j’ai lu dans la grande presse d’information qu’il est grand amateur de film du genre de L’Homme araignée
[vi] Les Verts allemands viennent d’élire à la présidence du parti un citoyen d’origine turque dont les parents étaient venus travailler en RFA comme simple Arbeitsgast (travailleur invité).
[vii] cf. Claude Karnoouh, « Un Logos sans ethos. Considérations sur les notions d’interculturalisme et de multiculturalisme appliquées à la Transylvanie », in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2002.
[viii] Slavoj Žižek, op. cit., p. 93.
[ix] Je pourrais multiplier les exemples. Ainsi lorsque les chefs de l’Armée impériale allemande forcèrent l’Empereur Guillaume II à abdiquer alors qu’ils lui avaient personnellement juré fidélité, pour installer à Weimar une République permettant d’éviter la débâcle totale, et, très rapidement, bien mieux à même de liquider, avec cette même armée, la révolution bolchevique naissante de 1918-1919. Ou, plus récemment, l’implosion du pouvoir communiste dans les pays de l’Est qui, à quelques exceptions près, et sous la forme de la démocratie représentative classique, laisse le champ libre aux anciens apparatchiks communistes reconvertis en indomptables défenseurs de l’économie libérale. Cf. La Grande braderie à l’Est ou le pouvoir de la kleptocratie (sous la direction de Claude Karnoouh et Bruno Drweski), Le Temps des Cerises, Pantin, 2004.
[x] Zbigniew Brzezinski, The Great Chessboard, Basic Book, New York, 1997.
[xi] Chester Himes est aussi célèbre pour ses romans policiers se déroulant à Harlem, avec ses héros, deux policiers noirs, dont le plus connu qui a enchanté ma génération, La Reine des pommes, demeure l’une des plus remarquables descriptions de la vie quotidienne de ce ghetto newyorkais au tournant des années 1950-1960.
[xii] Si j’en crois la presse roumaine et hongroise, dans ces deux pays l’élection de Monsieur Obama ne suscite aucun enthousiasme particulier.
[xiii] Pour saisir l’ampleur de ce massacre, voir un travail universitaire de haute qualité : David E. Stannard, American Holocaust (The Conquest of the New World), Oxford University Press, New York, Oxford, 1992.
Plus saisissant encore, parce que tentant de restituer l’expérience existentielle des troupes de vas nu-pieds blancs, employés par les autorités de l’État ou les compagnies privées comme chasseurs de scalps et d’oreilles d’Indiens dans l’Ouest et le Sud-ouest des États-Unis, voir le roman étonnant et détonnant de Cormac McCarthy, Blood Meridian or The Evening Redness in the West, Random House, New York, 1985. (Traduction française, Méridien de Sang ou le rougeoiement du soir dans l’Ouest, Gallimard, 1988).
Je rappellerais que les Indiens (nommés Peaux-Rouge dans mon enfance), parlaient des Noirs en disant (sic !) « les hommes blancs à la peau noire ». Cette classification des hommes est remarquablement explicitée dans le film d’Athur Penn, Little Big Man lorsque l’acteur indien Chief Dan George dans le rôle de Old Lodge Skins l’explique à Dustin Hoffman dans le rôle de Jack Crabb, voulant ainsi lui faire comprendre que les noirs appartiennent au même monde que les blancs, et, en cela, totalement différent des Indiens qui sont les seuls « authentiques être humains ».
[xiv] Écrivant ces lignes je songe à nouveau à un film, à la célébration du courage et de la détermination indomptables des Indiens dans Cheyenne Autumn (1964) de John Ford où est décrite la quasi extermination de ce groupe d’Indiens des Plaines qui compte aujourd’hui, selon l’encyclopédie Wikipedia, trois mille six-cent-soixante-quatre âmes, après avoir été à la veille de Little Big Horn (1876) environ 10.000, bien qu’ils avaient déjà eu à souffrir de pertes importantes lors du massacre de Sand Creek (1864) et de la bataille de Washita River (1868).

samedi 15 juin 2013

Éloge de l'éclectisme et critique des sciences humaines


Éloge de l’éclectisme et critique des sciences humaines*

« Nous sommes là, petits individus, devant ce qu’on nomme les ‘masses’, exprimant par cette métaphore notre impuissance à former le réel. »
Denis de Rougemont[1]

« Tout groupe humain qui exerce une puissance l’exerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance ; c’est là une question de vie ou de mort. »
Simone Weil[2]

Selon une méthode éprouvée, quelques jours après notre arrivée au Collegium, par un bel après-midi d’Automne, pendant l’exceptionnel été indien dont le ciel nous gratifia cette année, la direction nous convia à une réunion, à fin que nous nous présentions les uns aux autres pour nous mieux connaître. Ainsi, chacun put mettre un visage sur un nom lu dans le vade-mecum qui nous avait été envoyé, écouter une voix, déchiffrer un regard ou des gestes.
Quoique informel, notre symposium n’en manifestait pas moins quelque raideur due à une situation inconnue, où, peut-être, pour les plus jeunes d’entre nous, perçait une certaine appréhension, audible à l’intonation de la voix. Ainsi, chaque Fellow exposa librement ses préoccupations professionnelles, l’orientation de ses recherches et ce qu’il souhaitait accomplir durant son séjour au Collegium. Avec précision et concision, chacun commença par se définir en fonction d’une spécialité, délimitant ainsi les limites de son travail, dessinant le contour d’un territoire du savoir et, par là même, l’étendue de ses compétences.
Lorsque vint mon tour, je ressentis le léger malaise qui m’étreint chaque fois que je suis soumis à ce genre d’épreuve. Une fois encore, je formulai difficilement une définition de l’objet de mes recherches. Sur le vade-mecum du Collegium il était écrit que j’étais historien, c’était une erreur : selon la classification des critères universitaires je ne le suis point, même s’il m’arrive d’utiliser abondamment les travaux des historiens. J’aurais pu dire, « je suis anthropologue », ce que je fus naguère, puisque pendant une quinzaine d’années j’ai pratiqué des enquêtes de terrain parmi les paysans et les villages archaïques des vallées situées au Nord-Est des Carpathes roumaines. Or, après avoir écrit un livre et rédigé quelques articles à leur sujet, et sur des questions soulevées par la pratique effective de l’anthropologie — c’est-à-dire tant par la construction de son objet que par le rapport subjectif qui s’instaure avec les indigènes au travers d’une langue qu’il faut apprendre —, m’ont conduit à interroger la nature de l’objet qu’on a coutume de nommer le « primitif », le « sauvage », le « paysan archaïque », en bref, et quel qu’en soit le nom, je me suis attaché à ce qui ressort du discours anthropologique sous les nom génériques de « traditions et coutumes ». J’ai donc commencé à soumettre ce matériau « archaïque » — en l’espèce, les hommes des Carpathes dans leurs énonciations poétiques et leurs rites —, à un autre type de questionnement, qui partait de leurs propres catégories afin de mettre à l’épreuve ce que Léo Strauss m’avait enseigné du commentaire de la philosophie grecque, à savoir qu’il convient de comprendre les hommes comme ils se comprenaient ou se comprennent eux-mêmes. En d’autres termes, je m’engageais sur la voie d’une herméneutique phénoménologique, immergée dans une traduction qui écarte d’emblée toute ambition explicative au profit d’une interprétation, laquelle n’est rien moins qu’une donation de sens consciemment assumée dans l’origine même de son élaboration, ou, comme l’écrivait à peu près Heidegger dans Was Heißt Denken[3] : traduire c’est traduire dans la langue même qui l’énonce, ou si l’on préfère traduire comme le pense le sujet de l’énonciation avant même de transposer le dire dans une autre langue, ce qui suppose une double traduction qui inclut le penser du traduire dans l’origine de sa possibilité.
En conséquence, pour être pleinement assurée de ses limites, une telle approche exige un questionnement en direction du statut philosophique qui sous-tend les discours fondateurs des champs épistémologiques des sciences humaines ou sociales qui font appel, en abondance, à l’archaïque : on les nomme folklore, ethnographie, ethnologie, muséographie des objets populaires, histoire sociale, philosophie politique, voire, en Europe centrale et orientale, inspirée de la pensée allemande, philosophie sociale. C’est pourquoi depuis une dizaine d’années je m’essaie à déconstruire la constitution de ces divers champs du savoir (de ces catégories homologantes, pour rappeler la formulation du philosophe italien Gianni Vattimo). Or une telle démarche ouvre une méditation, non seulement sur la fabrication de syncrétismes interprétatifs, mais encore sur leur généalogie ; on s’aperçoit alors qu’ils tirent, sans doute possible, la substance de leurs discours de l’émergence de la modernité, d’abord philosophique, ensuite sociale et économique. Donner des explications à l’archaïsme dans l’épistémè des sciences humaines, c’est, non seulement « faire du moderne », mais, par essence, se placer d’emblée dans le mode-à-être de la modernité, c’est-à-dire s’immerger, fût-ce au nom d’une axiologie conservatrice, dans le nihilisme des valeurs propre au mode de pensée de la science. En effet, en tant que sciences, dont le modèle idéal demeure les sciences de la nature, les sciences humaines sont soumises à de permanentes révisions de leurs conclusions en fonction de l’esprit du présent qui commande toujours la lecture du passé ou de l’altérité culturelle. Cette nécessité, qui confère « dignité scientifique » aux sciences sociales, induit une perpétuelle actualisation (ce que l’on pourrait envisager comme l’un des aspects de l’eschatologie temporelle propre au moderne) où gît, volens nolens, la dénégation du fondement originel de l’archaïsme, lequel se pense toujours dans l’« éternel retour du même » ou, si l’on préfère, dans une temporalité du présent où s’associent, se conjuguent, et finalement se fondent, le passé et le futur : passé antérieur adjoint au futur antérieur.
Si, à l’évidence, pour le « primitif » il n’y a pas d’archaïsme, ce vocable marque pour nous une différence irréductible : il traduit ce qui n’est jamais nous, mais la présence d’un mode-à-être-dans-le-monde (dans sa simple et énigmatique présence), lequel nous a désertés depuis fort longtemps. Pour le moderne, malgré ses dénégations, il n’y a donc jamais de primitif en-soi. Le primitif comme sujet discursif des sciences humaines n’existe que par la volonté de savoir du moderne, qui le construit comme catégorie opposée à lui-même, comme altérité radicale idéelle, idéale et systématiquement annihilée par le moderne lui-même[4], et ce, quelles que soient les valeurs, positives ou négatives, qu’on lui attribue : Paradis perdu ou Âge d’or pour les uns, temps des ténèbres et de la barbarie pour les autres, ces attributs n’ont jamais de près ou de loin appartenu à la pensée indigène. De tels jugements traduisent les effets d’une axiologie qui procède de nous-mêmes, les modernes, et dont les prémisses doivent être recherchées dans l’origine grecque de notre modernité, dans le Cratyle (les réflexions contradictoires sur l’origine de la langue)[5] ou La République  (sur les formes du Politique et leurs contradictions)[6] par exemple. Aussi, tant en fait qu’en droit, la possibilité de tenir un discours sur l’archaïsme, tout en assumant cette altérité sans identification, ne peut-être recherchée que dans la posture herméneutique. En revanche, tout discours thématisant le primitif à partir d’une axiomatique scientifique, c’est-à-dire au sein d’un corps de concepts théoriques a priori, ne fait que le trahir. En dépit de ses anciens plaidoyers pour la réalisation d’une anthropologie scientifique, Claude Lévi-Strauss affirmait sereinement dans une interview publiée dans le journal Le Monde en 1996 : « Les sciences sociales ne sont des sciences que par une flatteuse imposture », redécouvrant ainsi une conviction partagée par Wittgenstein.
Si l’on souhaite pénétrer plus avant le rapport du moderne au primitif, il faut aborder les arts occidentaux. En effet, dès lors que le doute rongea les canons du Beau établis par la Renaissance — c’est-à-dire les modalités de la représentation de l’objet, qu’il s’agisse de la nature, de l’homme ou des objets produits par l’homme —, durant ce moment que les historiens de l’art regardent comme la crise des fondements idéels de l’art occidental, au tournant du XXe siècle, certains artistes occidentaux découvrirent les « arts primitifs » ou populaires, auxquels ils empruntèrent des formes pour tenter de résoudre cette crise. Agissant ainsi, éliminant le Beau comme expression de l’essence du Bon et du Vrai, ils ne faisaient en réalité qu’ouvrir plus largement encore la béance sémantique engendrée par cette crise, tandis que, simultanément, les œuvres des peuples primitifs abandonnaient le domaine des curiosités exotiques, des chambres merveilleuses des collections princières du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et pénétraient les collections privées des bourgeois et des artistes pour, quelques temps plus tard, entrer dans les musées, acquérant ainsi le statut d’œuvre d’art au même titre que les œuvres dûment produites à cet effet.
C’est pourquoi, au bout du compte, penser le primitif dans la provenance subjective/objective du discours des sciences sociales, c’est penser le moderne après le moderne, quel que soit le nom qu’on lui donne : postmoderne ou modernité tardive. En effet, que ce soient les arts plastiques, la musique, la danse, la mode vestimentaire, le recours au primitif, à l’archaïque, à l’altérité exotique, nous oblige à penser l’essence de ce « tardif » dont les arts et les sciences humaines, et plus tard le commerce du tourisme, fournissent les représentations les plus explicites.

Enfin, aucune interprétation du moderne-après-le-moderne en son essence originaire, ne peut faire aujourd’hui l’économie d’une interprétation de la chute du communisme, respectant la singulière manière de son implosion, surtout si l’on envisage celle-ci comme la disparition d’une utopie dès longtemps obsolète. A l’évidence, cette chute représente l’un des plus importants phénomènes où se réalise l’accomplissement du moderne au-delà du moderne, dans sa forme la plus radicale. En d’autres termes, la chute du communisme signe la fin d’une préhistoire du « tardif » en Europe de l’Est et en Russie, où si l’on veut, d’une liquidation de l’archaïque en Europe qui avait commencé un certain jour d’Août 1914, avec ce que Karl Polanyi nomma La Grande transformation.[7]
Rien n’est plus banal que de définir les sociétés développées comme des formes sociales d’une extrême complexité. Le tardif du moderne a démultiplié les sphères où agissent les hommes et leurs interpénétrations — savoirs hyper spécialisés, institutions de plus en plus diversifiées mais fonctionnant en réseaux, regroupements socioprofessionnels en permanente mutation, législations et circuits économiques toujours plus nombreux, à la fois plus intégrés et plus protéiformes, apparemment plus transparents et toujours plus secrets. Or, dans l’ordre des humanités, toute spécialisation, c’est-à-dire toute réduction de la réalité à la constitution d’un objet limité par des concepts minimaux nous écarte de la complexité des activités humaines et, de ce fait, nous éloigne de toute interprétation visant à en expliciter l’essence même.

En quelques phrases trop rapides, voilà brossé ce qui compose mon « objet », lequel n’est jamais séparé, autant que faire se peut, de ma propre expérience existentielle. En effet, la conceptualisation écartant de sa construction toute expérience existentielle — que ce soit celle des hésitations de la pensée ou des erreurs de la praxis — participe à la réification de l’homme. Dès lors, il n’y est plus jamais question de l’homme dans sa finitude, avec sa fragilité, ses aveuglements, ses errances, mais aussi avec son courage, son sens de la pitié, de la miséricorde. Celui-ci se trouve réduit au concept, à l’universel abstrait, ignorant le particulier et l’irréductible qui seul est apte à retrouver l’universel concret. En faisant cette remarque, on aborde l’une des contradictions essentielles du tardif : d’une part le plaidoyer pour la rationalité des humanités universalise toute pensée, tout comportement, toute modalité de la vie sociale et personnelle venus de notre Occident et étendu au monde, tandis que de l’autre, un discours politico-économique se déploie, vantant l’individualisme comme mode de vie indépassable d’une originalité réduite à la personne. Or, qu’est-ce qu’une universalisation de nos concepts sinon une uniformisation qui nie l’irréductible idiotie — au sens propre — de l’altérité ? Et qu’est-ce qu’un individualisme répété à l’infini, sinon l’universalisation de l’abstrait qui engendre le déploiement d’« individualisations » concrètes, reproduisant en réalité un même modèle. Ensemble, ces deux phénomènes manifestent les deux faces d’un double processus : d’un côté, l’uniformisation généralisée comme incarnation de l’infinité propre à l’objectivation des sciences naturelles, de l’autre, la « naturalisation » des lois que l’on croit pouvoir en tirer.
Pour revenir à mon propos initial, je sais que le malaise que je ressens lorsqu’il s’agit d’énoncer mon identité professionnelle en nommant une spécialité, tient à la démarche qui m’a conduit successivement de l’interprétation (et non l’explication) de la pensée des paysans des Carpathes dans leurs actes rituels, à la déconstruction des significations que leur attribuaient les sciences humaines et leurs diverses instrumentations politiques modernes, qu’on les nomme nationalisme, populisme, communisme-national, dissidence-nationale, peu importe.
Je sais donc, sans illusion, que l’éclectisme de ma démarche n’est qu’une gageure, qu’une tentative toujours recommencée, toujours révisée, de donner nom à des faisceaux de significations qui ordonnent et commandent l’humanité dans le déploiement de la modernité tardive. En définitive, il s’agit de relever un défi, — le seul auquel doit se soumettre l’intellectuel, son Beruf : celui que nous a légué Hegel lorsqu’il nous enseigne que l’exercice de la pensée ne consiste point à penser pour son temps, mais à penser son temps — et même, oserais-je ajouter, bien plutôt à penser contre son temps. Il ne s’agit donc pas de reconstruire un « idéalisme de rêve », ou un système d’idéalités, ni de s’abîmer dans la nostalgie d’un passé quel qu’il soit, mais, comme nous y engage Heidegger, d’affronter la présence du présent telle qu’elle se donne, tout en sachant que toute appréhension est déjà une reconstruction au sein d’une sensibilité préconstruite et, qu’en ultime instance, toute nomination est déjà conceptualisation. Or, puisque nous ne pouvons ni l’éviter ni passer outre, le fait de connaître les limites d’une telle limite nous interdit de réduire le monde à l’horizon de sens de nos idéalités, de notre moralisme, voire de nos privilèges.
Claude Karnoouh



* Il s’agit du rapport sur le séjour de recherche que j’ai effectué au Collegium Budapest (Institute for Advanced Studies) publié dans l’Annual Report, 1995/1996, Yearbook Series, Collegium Budapest, 1996. J’ai tenu à lui conserver son style quelque peu épistolaire.
[1] Denis de Rougement, Journal d’un intellectuel en chômage, Slatkine, Genève, 1995, p. 94.
[2] Simone Weil, « Perspectives », in Oppression et liberté, Gallimard, Paris, 1955, p. 28.
[3] Was heißt Deken, Max Niemeyer, Tubingen, 1954.
[4] Cf. l’analyse inégalée de Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1983, chap. I, « Babel ».
[5] Cf. Andrei Pleșu, Limba păsărilor, Humanitas, Bucuresti, 1994 :  « De la langue des oiseaux », in L’Art du comprendre, n°5/6, décembre 1996, Paris.
[6] Michel-Pierre Edmond, Le philosophe-roi : Platon et la politique, Critique de la politique, Paris, Payot, 1991.
[7] Karl Polanyi, The Great transformation, Rinehart, New York, 1944.