mardi 23 novembre 2010

La mort de l'Union européenne


Une fin annoncée : la mort de l’Union européenne.

Il y a un peu plus de deux ans, avant le mois de septembre 2008, l’Ireland était donnée comme le modèle économique du parfait pays émergent européen, celui d’un tigre prêt à dévorer, une croissance à deux chiffres, une main d’œuvre bon marché et d’excellente qualité, des impôts sur les sociétés très bas, une explosion du marché immobilier, et en conséquence une élévation constante du niveau de vie appelant une immigration massive de travailleurs venus des pays de l’Europe l’Est, au point que certains pensaient faire du polonais la troisième langue du pays ! En bref une réussite que l’on donnait comme modèle aux pays fondateurs de l’UE. Voilà à peu près le discours qui était tenu dans les journaux d’informations générales et dans les quotidiens économiques les plus renommés de l’Union européenne. Cependant, ce que l’on oubliait de dire au bon peuple, c’est que cette dynamique économique se fondait sur la manne des crédits distribués sans compter et sans contrôle par les banques, sans que le gouvernement ne prît les mesures législatives nécessaires afin que la balance entre les dettes publiques et privées se tiennent dans une fourchette de déficit correspondant aux résultats réels de la production des richesses de ce pays (on retrouve ici le scénario de l’Islande).
Tout allait bien, que dis-je, au mieux… et puis, patatras, tout s’effondre, les banques du pays sont au bord de la faillite, et leur renflouement par l’État (50 milliards d’euros) a plongé le pays dans un déficit budgétaire de 32% de son produit intérieur brut. Un record. Et donc une notation très médiocre de sa dette souveraine. Le gouverneur de BCE, l’ineffable Trichet, exprima immédiatement « sa profonde inquiétude quant à la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro ». Et bien, il n’était pas trop tard pour s’en rendre compte… et ce d’autant plus que les Irlandais étaient parmi les plus eurosceptiques des peuples européens… Cette situation appelle quelques remarques.
La première met en lumière les paradoxes de la formidable machine à promouvoir l’économie, le crédit… Plus on en distribue et plus la machine tourne rapidement, plus la circulation s’accélère, plus l’argent fait de l’argent à partir de lui-même en totale déconnection d’avec la réalité productive et, il suffit d’un tout petit grain de sable dans l’un des engrenages de la machinerie pour que tout l’édifice s’effondre : ici le grain de sable a été la crise étasunienne et l’énorme surproduction de biens immobiliers sans autres bases financières que de l’argent virtuel… Ainsi la crise se manifeste dans toute sa force quand le crédit ne couvre plus la richesse putative, c’est-à-dire les richesses escomptées, mais non encore présentes ; en psychanalyse on nomme cela le retour du refoulé, ici le refoulé n’est rien moins que la réalité des richesses matérielles produites hic et nunc. Ceux qui regardent le crédit comme le seul remède capable de faire fonctionner à plein rendement un capital en perpétuelle circulation, oublient un aspect fondamental propre à tout remède, c’est que s’il guérit à court terme, il empoisonne immédiatement après, c’est exactement le sens du mot grec : pharmakon… remède et poison… En effet le crédit guéri à court terme le blocage de la circulation financière en offrant de l’argent à ceux qui en ont besoin pour diverses raisons, y compris aux banques, mais le problème demeure quant à ce qu’il serait raisonnable de donner. Or le système du crédit détient en lui-même, en son immanence (il ne s’agit pas du prix de revient d’une marchandise que Thomas d’Aquin voulait théoriser dans la notion de juste prix), la nécessité de toujours offrir plus pour gagner plus, faisant de l’argent le seul moteur de l’argent, comme si le flux financier se trouvait détaché du flux productif. Car dans le prêt il ne s’agit pas d’établir le juste prix d’une production qui n’en est pas tout à fait encore une, car le prix du prêt, l’intérêt, s’évalue en fonction du risque du remboursement, c’est pourquoi l’argent est bien plus cher pour les pauvres que pour les riches. En effet, plus le risque d’un non-remboursement du prêt est important plus, de fait, la situation de l’emprunteur est précaire, plus l’intérêt est élevé et plus il lui sera difficile de rembourser. Or, l’expérience montre, et elle a force de vérité tant elle est répétitive, que le prêteur cherche toujours plus de clients et de clients payant l’argent au plus haut prix, sachant que les pauvres sont toujours bien plus prompt à rembourser quitte à faire d’énormes sacrifices. Les riches empruntent dès lors que les taux de l’emprunt leur sont favorables, c’est-à-dire fort bas ; souvent ils calculent une inflation plus élevée pour déposer l’argent du prêt sur des comptes qui rapportent plus que l’intérêt payé pour leur emprunt… On le voit l’argent appelle l’argent, et à trop donner à ceux que l’on sait le plus économiquement fragile, on prend des risques énormes qui, lorsque l’économie faiblit, mettent en danger les banques insouciantes qui finissent par faire payer leurs erreurs par la collectivité, par l’argent public.
Ce qui vaut pour les individus et les ménages, vaut tout autant pour les États depuis qu’ils sont contraints par les lois européennes d’emprunter sur le marché privé de l’argent. Quelle aubaine pour les grandes banques !… Belle opération permettant de soumettre les États au pouvoir de trois agences de notation mondiales (toutes étasuniennes) et aux banques privées qui prêtent. Dorénavant la conquête des États développés ne se fera plus avec des moyens militaires, mais avec l’arme bancaire. Aussi le futur gouvernement mondial sera-t-il celui des banques et d’autres institutions financières, quant aux autres institutions de l’État, l’armée, la police, l’enseignement, la justice, etc… elles ne seront plus que des instruments pour contrôler, renforcer, conserver et intensifier le pouvoir bancaire… C’est en cela qu’il convient de comprendre la manière dont le politique est devenu ancillaire de l’économie. Dès lors que la finalité du système politico-économique n’est plus le bon gouvernement, le rééquilibrage et la redistribution plus ou moins harmonieux de l’accumulation des richesses, celui-ci se réduit à la maximisation du profit à tout prix, au prix de la plus simple dignité humaine. Enfin, le politique en tant promesse d’un futur sinon meilleur, du moins amélioré, plus pacifié, se retire inexorablement pour se cantonner dans les domaines du contrôle administratif, militaire et policier, en bref, dans le cadre d’une gestion des hommes au moindre coût économique quel qu’en soit le coût social.
Sans véritable gouvernement l’UE, de fait un Zollverein, ne peut que colmater les brèches au fur et mesure qu’elles apparaissent sans qu’aucune de ses solutions ne résolve le problème d’une manière systémique. Car, ce sont les banques et leurs hauts dirigeants qu’il faudrait contrôler, de fait les mettre en partie sous tutelle tant la soif d’argent des hommes postmodernes est insatiable ! Si nous nous tournons vers le point de vue des peuples, l’UE des banques n’est plus qu’une machine à soustraire de la plus-value à toute occasion, en créant même artificiellement les occasions, quitte à ruiner l’État social, n’hésitant pas à paupériser massivement la masse des salariés, des artisans, des petits commerçants, des PME, se sachant à l’abris car toujours, au dernier moment, renflouées par de l’argent publique avec lequel elles recommencent à faire des profits gigantesques.
Nous sommes donc confrontés à une énorme injustice issue d’une gigantesque escroquerie légale. A savoir que les banques et les institutions de crédit, en période de croissance, prennent des risques énormes en prêtant des sommes consistantes aux particuliers et aux petites entreprises, sans véritable garantie sauf l’hypothèque sur l’habitation ou les instruments de travail. Aussi au moment où le cycle économique marque le pas, ceux parmi les État qui ont aussi beaucoup subventionné dans le cadre d’une économie productive fragile se trouvent, une fois sauver les banques, dans l’incapacité de rembourser les sommes emprunter sur le marché international de l’argent à moins d’accepter des taux que l’on peut dire usuraires… crise ou non crise, les banques, les instituts de crédit, les fonds de pensions, et les grands spéculateurs de type Warren Buffet ou Soros, sont, sauf rarissimes exceptions, les seuls bénéficiaires permanents de la machinerie infernale du crédit… De fait la « main invisible » chère à tous les néolibéraux ne recouvre qu’un vaste foutaise idéologique servant à biaiser les possibilités de contrôle de la transparence financière et, par delà, à détourner de leurs fins premières les investissements par un usage immodéré du crédit et du profit.
Avec un prêt de 90 milliards d’Euros, les Irlandais massivement mis au chômage, massivement imposés vont engraisser les caisses de la BCE, du FMI et de quelques grandes banques d’affaires, et donc renforcer leur pouvoir, lequel à court terme sera le seul et unique pouvoir mondial… en concurrence certes avec la Banque d’État chinoise et Indienne… Et, pour détourner l’attention, l’on mobilise le peuple pour soutenir un prix Nobel de la paix qui visiblement n’avait pas compris que le capitalisme radical peut s’accorder avec un pouvoir qui s’autodéfinit comme celui du Parti communiste chinois… Ensemble, Est et Ouest unifiés, Levant et Couchant réunis, ils réalisent pleinement le destin de la modernité depuis son origine, lequel se nomme : nihilisme… L’Union européenne, à son échelle, y participe avec une constance, un enthousiasme et une efficacité sans concession, on peut penser que très bientôt elle sera aussi dévorée par la bombe qu’elle a contribuée à mettre à feu… car, comme le dit le poète très antique : « Dieu aveugle celui qu’il veut perdre ».
Claude Karnoouh, le 23 novembre 2010, Bucarest

lundi 22 novembre 2010

Un thermidor à la roumaine, décembre 1989


Un thermidor à la Roumaine.

Où sera question des circonstances qui, voici vingt ans, menèrent le couple dirigeant de la Roumanie communiste, Nicolae et Elena Ceausescu, à être condamné à mort et fusillé par un tribunal de circonstance dans la caserne d’une unité militaire de Tîrgoviste, petite ville située à quatre-vingt kilomètre au nord de Bucarest.


En guise d’anniversaire, l’avant propos de décembre 2009
Le texte ci-après dénommé « Un thermidor à la Roumaine » fut écrit immédiatement après la chute du communiste réel dans sa version roumaine (un communisme national), et publié avec quinze jours de décalage dans Le Monde libertaire le 16 janvier 1990, car, à l’époque, aucun des grands quotidiens français de « référence » n’en avait voulu… A cette époque, je me souviens avoir été en but à des critiques de la part de certains de mes collègues, sans parler des délires hystériques des émigrés roumains lesquels m’accusaient de collusion idéologique avec le régime défunt (sic !)[1], ce à quoi je n’ai jamais répondu, laissant macérer ces « bonnes âmes » dans leur sommeil dogmatique. Si j’ai décidé de le republier d’abord en Roumanie dans la revue Cultura, puis avec une nouvelle préface plus consistante dans La pensée libre, c’est que depuis deux mois et demi je lis dans le quotidien roumain Adevàrul (La vérité) une série d’articles qui, au jour le jour, révèlent que la chute du communisme y a bien été le fait d’un coup d’État militaire accompli avec l’aide de l’URSS (KGB et GRU) et l’accord de la CIA.[2] Que peut-on apporter comme preuve supplémentaire quand aucun démenti sérieux n’a été avancé dans aucun quotidien et hebdomadaire roumains, par aucun politicien et aucun militaire ! A l’encontre de la doxa quasi planétaire du moment accréditant la « pseudo révolution »[3], mon analyse était donc juste car, à l’encontre des spécialistes universitaires estampillés[4], elle était simplement basée sur la logique du bon sens lorsque l’on connaissait quelque peu ce pays, son histoire sociale, culturelle et politique. En effet, je ne donnerai aux lecteurs de La pensée libre qu’un seul exemple pour démontrer la stupidité des journalistes occidentaux et de leurs alter ego universitaires, sociologues et politicologues. Comment eussé-je pu croire que le peuple roumain de Timisoarà, majoritairement orthodoxe et fortement nationaliste, se fût soulevé pour défendre un hongrois, pasteur calviniste de surcroit !… C’était malheureusement impossible (et ce l’est toujours), c’est ce que nous démontra la suite des événements, au cours du mois de mars 1990, lors des bagarres de rue en Transylvanie, à Tîrgu-Mures, entre Roumains et Hongrois… Je pourrai ainsi multiplier les exemples, mais le lecteur jugera les arguments que j’avançais naguère, le lendemain de cette sanglante scénographie d’une pseudo révolution où les généraux et les officiers supérieurs comploteurs envoyèrent délibérément à la mort des militaires de carrière, de jeunes recrues de diverses armes et des civils pour faire accroire la présence de terroristes menaçant la « jeune révolution ». Comment ne pas s’insurger de l’exécution en direct du couple Ceausescu après une parodie de procès où les avocats commis à sa défense se transformèrent en accusateurs. Or, face à un destin scellé  dès leur arrestation, comme la nécessité inaltérable et fatale du tragique grec (l’Aνάγκη/Anánkê), on se trouvait confronté au dénouement d’un drame shakespearien. Ce couple, dans la solitude du pouvoir suprême déchu, face à des juges semblables à des marionnettes qui, il y avait peu, n’avaient été que des laquais de l’exécutif communiste, manifestait une dignité qui n’était pas sans grandeur. Lui, en un sens fidèle à son engagement de jeunesse chantant les deux premiers vers de l’Internationale[5], et elle, ferme devant ses accusateurs, se rebellant et exigeant de mourir unie à son époux, les mains libres ; ensemble ils m’avaient remémoré quelque chose où s’unissaient, dans le destin inexorable d’une mort annoncée bien avant que la sentence fatale fût prononcée, et l’héroïsme grec et la bravoure de Robespierre et Saint Just montant à l’échafaud… Lors de l’émission de télévision de Frédéric Taddeï sur FR3 (Ce soir ou jamais 10 novembre 2009), un ancien diplomate israélien, (à présent directeur du musée de l’Europe à Bruxelles !), faisait remarquer, avec justesse, au plus énigmatique des ordonnateurs du procès du couple Ceausescu à Tîrgoviste présent sur le plateau, au mystérieux Gelu Voican, naguère sorti comme un lapin du chapeau des comploteurs bucarestois[6], que c’était précisément cette parodie de justice qui avait transformé le couple en véritables héros et fait de leurs accusateurs des criminels… Encore une chausse-trappe d’une féroce ironie dont l’histoire est si coutumière… C’est ce crime que la société civile roumaine et la majorité du peuple paient aujourd’hui très cher. En dépit des bananes et des oranges importées dès le matin du 26 décembre 1989, le peuple a été et demeure incapable de regarder l’histoire en face, d’accepter que cette chute se soit réalisée par le fer et le sang d’un complot meurtrier dont il avait été exclu grâce précisément aux morts civils programmés dans ses rangs d’une fausse révolution.[7] C’est pourquoi il a été si aisément grugé par les comploteurs faisant accroire la « révolution », tandis qu’ils recueillait tranquillement le pouvoir politique échu en leurs mains ensanglantées et ses fruits économiques. Depuis, ils se sont engraissés et continuent à s’engraisser sans vergogne, laissant à de tristes et sinistre plumitifs (ceux que l’on nomme en Roumanie les « boyards de la pensée »[8]) le soin de répandre la « sainte parole » de la démocratie retrouvée… pendant ce temps, derrière la scène de la plus grotesque des politiques spectacles, les affaires vont bon train.
Mais, comme toujours, il y a des exceptions qui sauvent un peu l’espoir. C’est le moment, après vingt ans de cacophonie politique, de magouilles interminables, d’une corruption sans honte de toutes les institutions (police, justice, enseignement, système hospitalier, adjudication des marchés publics, subventions de l’Union européenne pour les infrastructures rurales, etc), du vol de la propriété publique sans limite (ce que La pensée libre a appelé : La grande braderie à l’Est)[9], d’une mise à l’encan de la protection sociale et de la santé publique, le moment donc venu de rendre hommage à ce qu’il faut bien nommer, en dépit de différences théoriques repérables et pas toujours fraternelles, l’école de Cluj, un groupe de jeunes et moins jeunes universitaires et de chercheurs réunis autour le revue Idea et de la maison d’édition du même nom qui mène le combat de la pensée critique de gauche, parfois la plus authentique.
Paris, décembre 2009
Un thermidor à la roumaine.
  
Lors de trois émissions de Radio libertaire, Vent d'est et informations syndicales (les 24 et 30 décembre 1989 et le 7 janvier 1990), j'avais développé une lecture des événements roumains en termes de complot qui s'opposait à la vulgate médiatique du moment : la révolution populaire. À présent de nombreux articles publiés par la presse roumaine[10], française et internationale, et plus particulièrement deux textes du Nouvel Observateur[11], confirment cette lecture et permettent de mesurer l'ampleur du complot au point qu'on peut parler d'un véritable Thermidor.
Si la publication dans România liberà et Le nouvel Observateur des minutes de la réunion tenue au cours de la soirée du Dimanche 17 décembre 1989 par le Bureau exécutif du Comité central (la veille du départ de Ceausescu à Téhéran) se révèle un document authentique, nul ne peut échapper à l'interprétation des événements comme l'écume d'un coup d'État un peu cahotique. En effet ces lignes nous apprennent que le chef de l'État et du parti accuse violemment le ministre de l'intérieur (Postelnicu), le ministre de la défense (le général Milea qui sera exécuté dans la nuit du Jeudi au Vendredi 22 décembre) et le commandant en chef de la Sécurité (le général Vlad) de n'avoir pas appliqué ses ordres pour répondre à la situation de Timisoara ; plus précisément Ceausescu les tance pour n'avoir pas concentré les soldats de l'Armée et de la Sécurité au centre de la ville et n'y avoir laissé que quelques détachements armés de matraques ou d'armes à feu sans cartouche. Dès lors les massacres du Dimanche 17 décembre ressembleraient à un remarquable montage médiatique orchestré par les agences de presse et les stations de radios yougoslave, hongroise et soviétique (les premières à envoyer des dépêches alarmantes). Dès lors les corps montrés sur tous les écrans de télévision du monde ou sur les photos des magasines, n'étaient que de pauvres dépouilles autopsiées et de vieux cadavres déterrés de la fosse commune d'un hôpital et savamment mis en scène sur des toiles blanches[12]. Il faut aussi rappeler les déclarations de B. Kouchner et celles des responsables d'organisations humanitaires qui ont révisé fort à la baisse le nombre des victimes tout en montrant que le changement de régime ne s'est pas déroulé sans perte. En bref si l'on devait compter 4800 morts à Timisoara il faudrait alors y ajouter au moins vingt-cinq à trente mille blessés ! Il n'y aurait plus été question de révolte populaire mais de guerre civile entre des factions militaires usant d'artillerie lourde et de forces aériennes. Il n'en fut rien. Les 22 et 23 décembre 1989 les dépêches de l'agence Tass signalaient des combats à l'arme lourde dans Brasov : lorsque le journaliste du Monde y arrive pour faire le bilan, il dénombre 61 morts (civils, soldats et sécuristes) et 120 blessés, à Cluj on compte 20 morts, personne à Iasi (capitale de la Moldavie), Tîrgu Mures (capitale de la région hongroise), Ploiesti et Pitesti, les deux grandes villes industrielles proches de Bucarest. À Bucarest personne n'a vu sur les écrans de télévision les fameux prétoriens du régime et leur surarmement ; en revanche on a deviné quelques franc-tireurs isolés lâchant de tant à autre quelques balles et vu des soldats, des miliciens, des civils bien entraînés (?) cracher un déluge de feu ; pendant ce temps les gens vaquaient à leur emplettes ou regardaient les tirs comme les spectateurs d'une fête foraine. En deux jours un régime omnipotent, soutenu et protégé par une troupe prétendument nombreuse de prétoriens et une police politique féroce, s'écroulait comme un château de carte ! Ce n'est pas en démonologisant l'ère de Ceausescu que l'on pourra un jour la comprendre.
D'autres faisceaux d'éléments orientent la réflexion vers le coup d'État. Ainsi le film (montré à FR3) de l'une des toutes premières réunions du Conseil du front de salut national montre, autour de son chef Iliescu et du premier ministre, P. Roman, le général Ardeleanu (chef des troupes antiterroristes de la Sécurité) et l'ingénieur Voicu (ingénieur de la Sécurité chargé de la maintenance des bâtiments et des souterrains du comité central et du palais présidentiel). Mais ce qui apparaît comme l'un des indices le plus parlant doit être cherché dans la fuite solitaire du chef de l'État et de son épouse. En effet s'il avait eu une guerre civile entre une fraction de l'armée et de la population en arme et la Sécurité, le chef de l'État ne se serait pas enfui abandonné de tous dans un hélicoptère de l'armée de l'air (et non dans un appareil de la Sécurité) pour atterrir à 40 kilomètres de Bucarest et se faire immédiatement arrêter. La guerre civile nous aurait montré des choses terribles semblables à la prise de Panama City par les parachutistes américains ou aux bombardements de Beyrouth. Rien de cela. Enfin et sans prétendre à l'exhaustivité il faut insister sur la chronologie de la journée du Vendredi 22 décembre 1989 qui scelle la chute de Ceausescu. À dix heures et demi le chef de l'État s'enfuit et un quart d'heure plus tard P. Roman accompagné d'un groupe d'étudiants pénètre dans le bâtiment du Comité central considéré à Bucarest comme l'une des forteresses du parti et de la Sécurité. Pendant ce temps Iliescu arrivait dans l'immeuble de la radio-télévision où le poète Mihai Dinescu annonçait la chute et le départ du “ tyran ”. Étrange synchronisation pour une guerre civile ? Plus encore, les dissidents qui aujourd'hui appartiennent au Conseil du front de salut national (qu'ils soient d'anciens dirigeants communistes ou des intellectuels) étaient soumis à une surveillance permanente de la Sécurité ; jours et nuits des policiers en civils équipés de talky-walky se relayaient devant leur domicile, en interdisaient l'accès aux visiteurs et les accompagnaient pendant leurs moindres déplacements. Si une véritable guerre civile s'était déclarée alors nul ne peut comprendre pourquoi les dissidents n'eussent pas été exécutés, à la fois par vengeance et pour mettre en difficulté le futur pouvoir en supprimant ses élites politiques et culturelles désignées. Or, comme par enchantement, dès l'annonce de la chute de Ceausescu, les policiers de la Sécurité qui les gardent, disparaissent, souvent à la plus grande surprise de leurs prisonniers. L'interview du pasteur Tökes[13] et de Dan Petrescu[14] sont exemplaires, dès l'annonce de la chute du chef de l'État à la radio, ils s'attendaient à être immédiatement exécutés.
Le débat sur l'antériorité du Conseil du front de salut national offre un nouvel indice dont la pertinence a été sous-évalué par la presse occidentale, même si les autorités roumaines s'acharnent à proclamer sa création spontanée ! Pourtant c'est une connaissance précise de cette antériorité qui permettra de tirer des enseignements sur la mise en place du coup d'État et sur la pertinence de la relation entre la réélection triomphale de Ceausescu lors du XIVe congrès du PCR (tenu les 22-23 novembre 1989) et l'effondrement du régime un mois plus tard. Dans sa livraison du 22 septembre 1989 la revue de l'émigration roumaine en France, Lupta (Le combat), publiait un placet intitulé, Le peuple roumain se trouve en état de grève générale, et signé d'un certain Front de salut national[15] (!) qui, un mois auparavant, avait été lu sur les ondes de la station Radio Europe libre de Munich. Le texte proposait les arguments d'une critique de la situation roumaine dans l'esprit d'un communisme réformiste fustigeant la dérive hypernationaliste, l'isolationisme et l'impéritie de la gestion économique et sociale du pays. En conclusion ce placet déplorait la faiblesse de la résistance populaire roumaine, son atomisation, son inorganisation en une sorte de grève implicite.
On le voit, confronté à la faiblesse du mouvement social, le changement exigeait un complot qui, pour réussir au moindre coût, devait impliquer un réseau de complicités s'étendant jusqu'aux plus hautes instances de l'État, de l'Armée et de la Sécurité. À preuve l'origine politique des figures de proue du Conseil du front de salut national. Tous ces hommes ont plus ou moins participé au pouvoir de l'ère Ceausescu. Certes Ion Iliescu s'est mis sur la touche dès 1971, mais Brucan (ancien ambassadeur aux USA), Celac (ancien diplomate et interprète personnel de Ceausescu), Maziliu (ancien représentant à l'ONU), Militaru (ancien colonel de la Sécurité condamné à mort en 1980 pour espionnage et sauvé par les Soviétiques), Roman (fils de l'un des fondateurs de la Sécurité en 1948), ont abandonné le navire très tardivement. Tous ces hommes ont accordé crédit et participé à la mise en œuvre du programme du parti communiste roumain depuis 1965 et poursuivi jusqu'en décembre 1989 : industrialisation et urbanisation forcenées, autosuffisance nationale, identité nationale valorisée jusqu'à la caricature des mythes ethnographiques et historiques.
Entre 1964 et 1975 ce programme rencontre succès et légitimité populaire surtout après que Ceausescu proclame, à la fin du mois d'août 1968, le refus de la Roumanie de participer à l'invasion de la Tchécoslovaquie aux côtés des armées du Pacte de Varsovie. Cette décision entraîna de très nombreuses élites nationalistes libérées de prison en 1962 à accorder leur confiance à Ceausescu, et motiva beaucoup de jeunes intellectuels à demander leur adhésion au parti. Mais plus encore cette volonté d'indépendance, appréciée par les pays Occidentaux, permettait de recréer une véritable union nationale qui avait été un temps brisée par le communisme prosoviétique de Gheorghiu-Dej (mort en 1964). Du côté des intellectuels l'accord sur ce programme durera jusqu'aux années 1972-1973, lorsque le parti fit savoir que l'indépendance de la politique étrangère ne saurait favoriser l'autonomie d'un quelconque groupe social qui pourrait échapper à l'emprise du parti. C'est l'expulsion de l'écrivain Paul Goma (signataire de la Charte 77) qui marque le divorce entre ces intérêts inconciliables ; mais les dissidents intellectuels n'ont été jamais que des individus solitaires sans soutien populaire. Aussi entre 1964 et le second choc pétrolier à la fin des années 1970, les abondants crédits occidentaux permettaient-ils l'industrialisation et la sous-traitance tout en maintenant une promotion sociale et un niveau de vie encore acceptable par une population naguère très pauvre. C'est au moment que le poids de la dette économique devient très lourd à supporter et sert à peser sur la politique intérieure que le gouvernement de Ceausescu décide de la rembourser afin de préserver l'indépendance au prix de restrictions draconiennes qui entraînent une paupérisation absolue de toute la population, y compris les membres du parti communiste (environ 3,8 millions de membres). Pourtant les grandes grèves ouvrières, celle des mineurs de la vallée du Jiu en 1977 et celle des ouvriers de Brasov en 1987, n'ont jamais été réprimées par les armes à feu. Après le saccage des bâtiments du parti communiste les ouvriers se confrontaient avec des forces de l'ordre armées de matraques et de canons à eau. Le pouvoir arrêtait quelques meneurs ou prétendus tels (on affirme, sans preuve formelles, que certains disparurent[16]), démissionnait les responsables locaux du parti et parfois un ministre, approvisionnait les magasins et la situation retrouvait son ambiguïté initiale. C'est pourquoi la situation de Timisoara surprend, car il semble bien qu'il ne s'agissait pas d'une manifestation ouvrière, mais que quelque chose de plus incertain, voire de préorganisé. Sur ce point les conclusions de certains journalistes occidentaux et les remarques de Ceausescu faites aux membres du Bureau exécutif du parti responsables du maintien de l'ordre s'accordent. Après enquête les premiers croyaient pouvoir affirmer que de petits groupes de provocateurs saccageaient les bâtiments du parti, des magasins (vides par ailleurs) et s'attaquaient à des soldats et des officiers de l'armée. Lors de son pseudo-procès Ceausescu ne fit que réitérer à l'encontre de ses accusateurs l'affirmation d'une provocation. Toutes les informations venue de journaux, de droite comme de gauche, s'accordent pour souligner l'absence de la classe ouvrière comme telle dans les manifestations qui ont précédé et suivi la chute du régime Ceausescu. Les plus engagés dans l'agitation populaire ont été les étudiants, peu nombreux en Roumanie en raison des concours exigés pour entrer à l'Université.
Maintenant il convient de s'interroger sur le triomphe apparent de Ceausescu lors du XIVe congrès  du PCR. On connaît l'organisation de ces congrès unanimistes où tout est réglé par avance, cependant des informations que j’avais recueillies en Hongrie au mois d'octobre 1989 laissaient filtrer une certaine nervosité de la base lors des réunions préparatoires. On disait encore dans les milieux informés de Budapest que des militants de certaines cellules d'entreprise s'étaient opposés à la réélection de Ceausescu au poste de secrétaire général du parti. Enfin depuis quelques mois les milieux intellec­tuels de Bucarest donnaient I. Iliescu comme successeur de Ceausescu. Mais rien n'apparut pendant les séances plénières. Le congrès mettait l'accent sur l'indépendance roumaine obtenue grâce au paiement de la dette et aux sacrifices né­cessaires pour “ défendre et renforcer les conquêtes du socialisme ”. Pendant ce temps le monde politique européen, d'Est en Ouest, s'accordait à fustiger cette politique de rationnement drastique, d'urbanisation destructrice et de contrôle policier perma­nent. Toutefois le télégramme de félicitations envoyé par Gorbatchev lors de l'ouverture ressemblait plus à une injonction au changement (insultante pour Ceausescu) qu'à un message de solidarité entre chefs communistes. La réponse lui fut don­née lors du discours de clôture, lorsque Ceausescu rappela très fermement que le pacte germano-soviétique récemment dénoncé par le pouvoir soviétique pour ce qui concernait la Pologne et les pays baltes, avait omis de mentionner l'injustice commise envers la Bessarabie (la Moldavie soviétique) et la Bukovine du nord arrachées à la Grande Roumanie de l'Entre deux guerres. Le secrétaire du parti roumain usait d'arguments nationalistes qui ont jusqu'à présent rassemblé une majorité de la popu­lation autour du pouvoir roumain. Or, de nombreux indices montrent que les membres les plus éminents du Conseil du front de salut national entretenaient des relations étroites avec les Soviétiques[17] mais aussi avec les Américains, ce qui après la rencontre de Malte n'est pas sans signification. Ainsi Ion Iliescu le N°1 est présenté comme un ami de longue date de Gorbatchev ; Brucan, le N°2 du Conseil du front, rentrait d'un voyage d'étude aux USA en septembre 1989 pour repartir faire de la documentation “ scientifique ” à Moscou au mois d'octobre 1989 ; Militaru le N°3 a été sauvé de la mort par les Soviétiques ; Bogdan (ancien diplomate, mort depuis d'un arrêt cardiaque) était rentré en octobre 1989 des États-Unis où habitent ses deux filles. Il semblerait que cet appel à la réunion de la Bessarabie à la mère patrie ait joué le rôle de détonateur, de mise en mouvement d'une synergie entre les comploteurs roumains et les Sovié­tiques (en effet pour les Soviétiques la question de la Bessarabie n'est pas négociable parce qu'elle remet en cause l'unité de l'Union). En l'absence d'une opposition popu­laire quelque peu organisée, d'autres moyens étaient nécessaires pour abattre un pouvoir incapable de changer par lui-même : à la différence de tous les autres pays de l'Est (sauf l'Albanie[18]) il n'y a plus de troupes et de conseillers soviétiques en Roumanie depuis 1958, tandis que les alliées de Moscou opérant dans les services intérieur de la Sécurité y ont été pourchassés sans pitié depuis une vingtaine d'années. Pourtant les ponts n'ont jamais été totalement rompus avec les Soviétiques ; les services roumains d'espionnage ont été souvent accusés par la presse occidentale (ainsi que dans les mémoires de Paceba[19]) de travailler pour les Soviétiques et les rencontres entre les États-major des armées du pacte de Varsovie permettaient à des officiers généraux roumains d'être en rapport permanent avec des généraux soviétiques, bulgares et hongrois.
Il restait à trouver un prétexte à exploiter ou à créer, qui le saura jamais ? Voilà le mystère de Timisoara et celui du meeting de Bucarest du Jeudi 21 décembre 1989 (considéré par tous les observateurs comme une faute politique) où la foule rassem­blée et contrôlée par la Sécurité huait Ceausescu. Rien à présent ne nous permet de décrypter la relation qui unit la petite manifestation de soutien au pasteur Tökes et la manifestation trente mille personnes du Dimanche 16 décembre 1989 où des éléments “ éméchés ” selon Le Point (1-7 janvier 1990) s'attachaient à provoquer les troupes de l'Armée et de la Sécurité désarmées (Cf. Le nouvel Observateur 11-17 janvier 1990). Voilà pourquoi il a fallu exécuter le chef de l'État et son épouse ; car malgré la creuse rigidité de la langue de bois “ ceausescienne ”, la dénonciation d'un complot mené de l'intérieur avec l'aide de puissances étrangères martelée pendant le discours télévisé du Mercredi soir 20 décembre 1989, laissait paraître une véritable tension drama­tique[20].
Ceausescu s'est trouvé dans une situation identique à celle de Robespierre, lequel adulé par les foules parisiennes (ici les rassemblements de masse qui suivirent le XIV congrès) et loué par ses plus proches amis lors de la fête de l'Être suprême devait, deux mois plus tard, être trahi par ceux qui la veille encore l'encensaient jusqu'à l'adoration et injurié (voire presque lapidé) par ces mêmes foules au moment qu'on le conduisait mourant à l'échafaud.
La naissance ambiguë du nouveau pouvoir issu d'un coup d'État et d'une mise en scène de la révolte populaire, le fragilise et le soumet aux attaques incessantes des courants les plus réactionnaires de l'émigration roumaine (revenue pour aider à faire renaître les anciens partis politiques) et à la vindicte de foules d'autant plus féroces contre les anciens communistes qu'elles avaient montré, à la différence des autres pays de l'Est, une longanimité et une servilité sans égale. Or le passé précommuniste roumain ne s'est jamais illustré par une inclination pour la démocratie. Depuis 1937, la démocratie (même formelle) est quasiment suspendue en Roumanie ; depuis la dicta­ture royale jusqu'en 1940, puis celle de la Garde de Fer fasciste jusqu'en 1941 et enfin celle du Maréchal Antonescu allié fidèle de l'Allemagne nazie jusqu'en 1944, (et mal­gré l'entr'acte d'août 1944 à décembre 1948 sous contrôle soviétique) le peuple rou­main n'a guère eut le temps d'apprendre autre chose que le pouvoir dictatorial.
Aujourd'hui en l'absence d'une classe ouvrière plus ou moins unitaire face aux di­vers pouvoirs qui se constituent, et en présence des problèmes parfois insolubles po­sés par le contentieux et le ressentiment des minorités nationales, il semble bien diffi­cile de prévoir le futur immédiat de la Roumanie. Malgré les bavures inévitables (la confusion entre les soldats des diverses troupes a provoqué la mort et les blessures de civils[21]) tout l'art de ce coup d'État a été de faire accroire une révolution et un gigan­tesque massacre. Mais à force de proclamer la victoire d'une révolution populaire au prix d'un immense sacrifice humain en lequel s'occultent les pires compromissions du passé, on a tout lieu de penser que le peuple finira par s'en convaincre et exigera d'en toucher les dividendes. Cependant toutes les informations rapportées par les équipes d'actions humanitaires laissent entrevoir la lente mise en place d'une dictature mili­taire, car, aux côtés du peuple, l'armée, auréolée de sa victoire sur les “ terroristes ”, demeure la seule institution cohérente et organisée, capable de faire régner un mi­nimum d'ordre, de maintenir en état de marche la machine industrielle[22] et de conte­nir une révolution plébéienne qui à présent pourrait se lever pour renverser un pouvoir politique sans réelle légitimité.

Claude Karnoouh,
Paris le 16 janvier 1990.


PS. Republié après les élections je ne crois guère que les arguments avancés dans ce texte aient perdu leur pertinence. Il faudrait simplement ajouter qu'en plébiscitant Iliescu, les Roumains ont manifesté leur attachement à un pouvoir communiste qui a levé les contraintes les plus rudes du régime Ceausescu tout en maintenant les fondements nationalistes de l'ancien régime (voir la manière dont le Front a laissé la situation se dégrader entre les Roumains et les Hongrois) et en garantissant un contrôle rigoureux de l'économie de marché. Il n'en demeure pas moins vrai que le coup d'État a permis à l'ancienne administration du Parti communiste, de la Sécurité et de l'armée de conserver l'essentiel des leviers du pouvoir, tant et si bien qu'elle vient de regagner une nouvelle légitimité grâce à des élections plus ou moins démocratiques. Au moment que tous les régimes communistes d'Europe de l'Est sont balayés au profit des partis les plus politiquement conservateurs et économiquement libéraux, la Roumanie se montre décidément sous un jour toujours singulier.

Version modifiée à Paris le 21 mai 1990.


[1] Je renvoie le lecteur à la publication dans le numéro 24 de La pensée libre de mes réflexions sur le dossier que la police politique roumaine m’avait consacré entre 1973 et 1982 et que j’ai pu enfin consulter (820 pages) au mois de mai 2009, intitulé : Une plongée au cœur de la police politique roumaine. Jusqu’à obtenir de plus amples informations, je suis le seul universitaire français ayant travaillé dans la Roumanie communiste à avoir consulté ces archives personnelles, comme l’ont fait avec leur dossier mes collègues et amies étasuniennes Gail Kligman et Katherine Verderi.
[2] Cf. Adevàrul, 21 octobre 2009 : Agentiile stràine de spionaj implicate în pràbusirea lui Ceausescu, (Les agences de renseignement étrangère impliquées dans le renversement de Ceausescu ) ; et celui du 17 décembre 2009 : Epoca lui Nicolae Ceauşescu s-a terminat printr-o lovitură militară clasică pusă la punct de serviciile secrete ruseşti, KGB şi GRU (serviciul de informaţii militare), cu ajutorul ofiţerilor români, susţine generalul Victor Atanasie Stănculescu, (Le général Victor Atanasie Stanculescu qui a eu un rôle déterminant en décembre 1989, affirme que l’époque de Nicolae Ceausescu s’est achevée grâce à un coup d’État militaire classique mis au point par les services secrets russes, le KGB et le service des informations militaires, le GRU avec l’aide d’officiers roumains.).
[3] Pendant ce temps, les États-Unis avaient les mains libres pour écraser dans le sang une quasi révolution nationaliste à Panama City, et donc anti-impérialiste.
[4] Il est présentement fort amusant de voir comment certains universitaires et journalistes français à la mode ont le toupet d’avancer des hypothèses qui naguère eussent été certes non-conformistes, non-politiquement correctes, mais frappées au coin du bon sens, – hypothèses que tous ces savants avaient alors repoussées par pusillanimité. Vingt ans après, lorsque la mode change, on constate qu’ils les refilent (avec les omissions nécessaires) comme autant d’idées nouvelles et audacieuses. On pourrait citer bien des noms, mais les protagonistes de ces pirouettes sauront bien se reconnaître dans ces remarques. S’il fallait revenir aux sources de ces hypothèses les plus clairement énoncées naguère sur la nature du coup d’État roumain, outre mon modeste essai de janvier 1990 du Monde Libertaire, que je republie dans La pensée libre, il convient impérativement de rappeler le travail du journaliste et écrivain Radu Portocala qui, dès le mois de mai 1990 ( !) publiait la déconstruction de la pseudo révolution roumaine dans un excellent ouvrage, Autopsie du coup d’État roumain : Au pays du mensonge triomphant, Calman-Lévy, Paris. D’aucuns savent que pour exister dans les medias il faut ni plus ni moins se conformer au vouloir des patrons (privés ou publics) qui en sont les propriétaires. Or fin décembre 1989 d’aucuns devaient fourguer les événements roumains au public occidental comme une authentique révolution populaire ! D’où l’engouement stupide de nombreuses associations pour les « pauvres villages roumains » et combien, une fois arrivées sur place, elles furent surprises (certaines mécontentes) de constater qu’on y vivait bien mieux que dans les grandes villes… Voir le texte éclairant de Dan Culcer, « Un périple à la redécouverte de mon pays », in Iztok, n° 20, Paris, 1991.
[5] Cf. la description des quelques minutes précédant leur mort donnée par l’un des quatre parachutistes membres du peloton chargé de leur exécution. « Le sergent Dorin Cârlan : Je me trouvais à un mètre derrière Nicolae Ceausescu lorsqu’il a compris que nous nous dirigions vers le mur, alors, il s’est rendu compte qu’il n’a aucune chance d’échapper à la mort. Il a réalisé que tout cela n’était pas du cirque ou une comédie. Il s’est retourné et m’a regardé comprenant que quelque chose commence réellement. Il a regardé dans notre direction… et j’ai gardé en mémoire l’image de… de quelque chose qui ressemblait à la « mise à mort d’une chèvre »… Une larme a coulé sur ses joues, puis plusieurs et il a commencé à crier : « Mort aux traitres ! » Les membres du peloton les ont retournés face à moi, mais lui continuait à hurler : Mort aux traitres ! Vive la République Socialiste Roumaine libre et indépendante ! Ma mort aura sa revanche ! » C’était quelque chose de ce genre. Et il a commencé à chanter un fragment de l’Internationale : ‘ Debout les damnés de la Terre/ Debout les forçats de la faim…’ Mais il n’a pas eu le temps de redire debout, car je l’ai envoyé au ciel. » Adevàrul.RO, 20 décembre 2009. Note : dans le texte roumain il y a un jeu de langage sur l’adverbe debout, en roumain « sus » signifie levez-vous, et « sus », aller au ciel, mourir dans une banale expression chrétienne proche de renvoyer ad patres.
[6] Avant 1989, personnage falot des soirées mondaines bucarestoises adonnées aux séances spirites et aux méditations « transcendantales », il est brusquement apparu le 24 décembre 1989 comme vice-premier ministre du gouvernement mis en place par le Front de Salut National… A présent, il a tout intérêt à raconter les bobards que lui commandent ses maîtres s’il veut continuer à vivre tranquillement d’une rente de situation d’ambassadeur.
[7] A présent on publie dans la presse roumaine des photos où l’on voit des tireurs habillés en civils, mais armés de fusils militaires spéciaux surmontés d’une lunette de visée. Visiblement des professionnels, ils semblent viser des cibles très éloignés qu’ils tirent comme on tire des pipes dans les baraques des fêtes foraines.
[8] Ceux-là ne sont socialement ni d’origine aristocratique, ni en aucune façon des athlètes de la pensée, leurs œuvres, somme toute très minces, rassemblent de mornes paraphrases de tout ce que le prêt-à-penser draine dans de médiocres publications occidentales.
[9] Car, en fin de compte, au cours de quarante-cinq ans de régime communiste (ou dénommé tel), l’industrialisation du pays était bien le fruit du labeur des masses, de l’ouvrier spécialisé à l’ingénieur, et normalement devaient leur appartenir à tous de plein droit après la chute du régime.
[10]România liberà, 10 janvier 1990.
[11]Guy Sitbon, « La télé m'a menti », in Le Nouvel Observateur, 11 au 17 janvier 1990.
  Jean-Paul Mari, « La dernière colère de Ceausescu », Ibidem.
[12]Voir les photos publiées dans Le Point, 1er-7 janvier 1990.
[13]Libération, 5 janvier 1990
[14]Le Monde, 2 janvier 1990
[15]Lupta (Le combat), N° 128, 22 septembre 1989, Paris.
[16]Le journaliste B. Poulet a retrouvé Paraschiv (ouvrier fondateur d'un syndicat libre) en bonne santé, on présupposait sa disparition parce qu'il ne répondait plus aux appels télépho­niques internationaux !
[17]À cet égard on relèvera, comme élément pertinent, le voyage à Budapest, huit jours avant la chute de Ceausescu, des trois plus hauts responsables de l'armée : le général Chitac, responsable de la guerre chimique, aujourd'hui ministre de l'Intérieur ; le général Stanculescu, chef d'état-major de l'armée, aujourd'hui ministre de la défense ; le général Milea, ministre de la défense « suicidé » pendant le coup d'État (?).
[18]Il faut noter le très intéressant article de Francis Cornu dans le journal Le Monde du Mercredi 17 janvier 1990, où, à propos de l'Albanie, il trace un schéma de bouleversement politique fondé sur un coup d'État venu de l'intérieur du parti communiste à la suite d'une crise économique, et il ajoute : «  — un schéma relevé aussi en Roumanie. ». Surprenant !
[19]Général Ion Paceba, Horizons rouges, Paris 1987.
[20]România liberà (La Roumanie libre), Jeudi 21 décembre 1989. « Ce n'est pas l'effet du hasard si la radio de Budapest et celle d'autres pays ont déclanché pendant le cours de ces actions antina­tionales et terroristes, une campagne éhontée de diffamations et de mensonges contre notre pa­trie. » Aujourd'hui d'aucuns savent que c'était la stricte vérité.
[21]International Herald Tribune, Vendredi 5 janvier 1990. « De nombreux détails donnés à pré­sent par les témoins suggèrent que plusieurs personnes ont été tuées par des soldats nerveux et très mal entraînés ». Celestine Bohlen, « Spice From the Bucharest Rumor Mill » (Le sel du moulin à ru­meurs bucarestoises).
[22]Depuis six ans le gouvernement de Ceausescu avait déjà commencé à militariser la direction des plus grandes entreprises industrielles et celles des circonscriptions administratives les plus sensibles.

samedi 20 novembre 2010

A propos du réalisme socialiste, un extrait d'un de mes livres: Postcommunisme fin de siècle



Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie
Un essai d’interprétation du communisme russe*


« La nouvelle peinture révolutionnaire, elle, se réduit à des métaphores impuissantes à devenir symboles. »
Joseph Roth[1]
« L’art, pour le philistin, est la parure du labeur quotidien. Il court après les ornements comme le chien après les saucisses. »
Karl Kraus[2]


Je commencerai par une anecdote. En 1987, à l'occasion d'une vaste rétrospective de la peinture hongroise (1919-1987) tenue à Miskólcz, grande ville industrielle située au nord-est de la Hongrie, une équipe de sociologues enquêtait sur les goûts esthétiques du public. Entre autres curiosités « exotiques », cette exposition offrait aux visiteurs des œuvres que l'on ne voyait plus depuis la fin des années 1960, les peintures réalisées à l’époque du « réalisme socialiste » triomphant qui, en Hongrie, couvre une courte période, de 1948 à 1956, et correspond à l'apogée de ce « style » en U.R.S.S. A leur grande surprise, les sociologues constatèrent que la majorité des visiteurs apportaient leurs suffrages aux œuvres créées sous l’égide du réalisme socialiste[3]. Ainsi, le peuple, pour une fois questionné et sommé de sortir de son anonymat silencieux au nom de la science, manifestait des goûts opposés à ceux des dissidents ou des semi-dissidents de l'époque, nombreux chez les sociologues. Car, en dépit de rappels à l’ordre,[4] le « communisme goulasch » de l'ère Kádár des années 1970-1980 laissait la voie libre à toutes les expériences formelles du postmoderne. Aussi, les milieux de l'opposition n'en firent-ils point publicité, eux qui se partageaient entre une gauche pour laquelle la mise au pas des avant-gardes avait signé la fin de l'innocence démocratique des premiers moments de la Révolution d'Octobre, et une droite néo-conservatrice nourrissant sa nostalgie d'un monde déserté par Dieu avec les souvenirs de l'art religieux ou néoclassique antérieur aux bouleversements esthétiques du début de ce siècle. De fait, ce contraste ne soulève aucune surprise, il signale que les mêmes interprétations opposées qui divisent la soviétologie depuis les années 1930 n’ont pas épargné le domaine des arts  : le grand malheur commence avec la « Révolution trahie » (titre emprunté à Trotski) ; non, leur rétorquent les conservateurs, la grande catastrophe est consubstantielle à la Révolution elle-même, ainsi que ne cesse de le proclamer Soljenitsyne. Jusqu’à l’implosion de l’U.R.S.S, la plupart les exégèses dominantes ne sortiront jamais de ce dilemme… L’ouverture des archives soviétiques (aujourd’hui russes) offrirent enfin l’occasion de réponses plus nuancées.[5]
Aussi modestes et limités soient-ils, les résultats de cette enquête méritent qu'on s'y arrête, parce que la conclusion laisse sans commentaire le goût avéré du peuple pour le réalisme socialiste ; il se reconnaît dans cet art que l'on a regardé comme l’un des phénomènes propres au système totalitaire à son apogée : la prescription par le Parti, moins d’une esthétique figurative dogmatique, que d’une origine et d’un destinataire unique, le prolétariat. Faut-il en conclure que le peuple a tort ? Faudra-t-il, une fois encore, changer le peuple ? Cette fois, non plus au nom « des lendemains qui chantent », mais afin de le préparer à célébrer la gloire de la démocratie libérale !
Cependant, au moment que j’écris le mot peuple, j'hésite. De quel peuple s'agit-il ? Serait-ce le peuple populaire, en ses voies et manières diverses et « sauvages » qui étonna les savants, ou les « classes dangereuses » qui effrayèrent les bourgeois ? Ce peuple du populaire fut mis au pas par la technique et objectivé dans la logicité de catégories de la connaissance qui ont pour nom folklore, ethnographie, ethnologie, anthropologie, sociologie, psychologie sociale, démographie, lesquelles lui attribuèrent son topos d'objet dans le monde créé par les possibilités objectales infinies. Ce peuple du populaire perdit ainsi les incarnations multiples de son ipséité dans le vaste mouvement unificateur des comparaisons et des calculs « scientifiques ». Ce peuple-là n'est assurément point celui qui reconnaît une parenté de regards dans les images du réalisme socialiste. Ce peuple-là du populaire n'est plus, et s’il n'est plus, c’est précisément parce qu'il partage avec le réalisme socialiste les mêmes significations. Le peuple qui répond à la sommation du réalisme socialiste est une masse, le sujet/objet de la culture de masse : le peuple acculturé à sa propre massification. J'y reviendrai. Poursuivons l'anecdote.
Nous étions donc en 1987… Deux ans plus tard, en 1989, le pouvoir communiste implose et le peuple-masse succombe aux mirages des images des fausses révolutions que les pouvoirs, Est et Ouest de connivence, lui offrent tel un plat prédigéré : ici de « velours », là dissimulant un coup d'État militaro-policier, ailleurs sous les traits d’une révolte de palais. Tout d’un coup, toutes ces œuvres passent « aux poubelles de l’histoire », le peuple n'aura plus le droit de les voir — comme après le XXème congrès du P.C.U.S., lorsque le pouvoir communiste remisa dans les caves des musées les tableaux-icônes du culte de la personnalité. Toutefois, peut-on à présent parler de censure ? Je ne le pense guère, il s’agit plutôt d'oubli et de refoulement de la part des élites qui, peu ou prou, quelques années auparavant, participaient encore au culte de l'iconographie triomphante du Parti-État et à l'exposition des vertus affichées d'un peuple réuni indistinctement en une masse sous le nom de prolétariat — nom générique invoqué qui, de fait, recouvrait l’amalgame de toutes les classes moyennes engendrées par les régimes communistes.[6]
Selon les apôtres du nouveau libéralisme, 1989 devait ramener la démocratie dans l'exercice des arts, retour que les dissidents auraient déjà préparé. Or, qu'avaient-ils préparé ? Bien peu, sinon le remâchage d'un déjà accompli par les avant-gardes des années 1920 ; remâchage qu'ils regardaient — à total contresens — comme l’arme d’un combat démocratique contre les dogmes officiels qui, depuis belle lurette, avaient pris du plomb dans l'aile : attitude rétroactive d’une lutte vaine, et habitée de ressentiments contre un pouvoir épuisé. En revanche, les œuvres créées par les artistes du soc-art[7], celles d'un Bulatov ou du couple Komar et Mélanide, par exemple, assumant pleinement l'héritage des formes et des thèmes propres au réalisme socialiste, reconstruisaient des jeux de signifiants où la formation et les représentations des figures emblématiques du peuple soviétique étaient acheminées, sans oubli, vers l’épuisement grotesque et ridicule[8] (ou mélancolique[9]) de leurs significations. Ces artistes accomplissaient ou réalisaient le travail authentique de l'œuvre d'art, celui qui nous ouvre à un monde, en l'espèce à celui d’un système politique et social agonisant, moribond, prêt à ingurgiter les solutions les plus vulgaires du postmoderne. Ce sont les artistes du soc-art et non les dissidents errants dans la nostalgie stérile d’un avant-gardisme dès longtemps pacifié en Occident qui ont su accomplir le geste créateur, c’est-à-dire signaler, avertir, annoncer, l'extinction du système dès avant que les conditions politiques et économiques ne le condamnent irrémédiablement. Une fois encore, la voix prémonitoire et prophétique de l'authentique artiste présageait le futur en s'arc-boutant sur le non-oubli du passé dévoilé. Au sens littéral, les dissidents faisaient œuvre réactionnaire en assignant à la formation de l'U.R.S.S. et des pays communistes le sens d'une histoire figée, d'un non-accomplissement (selon l’expression stupide « le frigidaire de l'histoire »). Victimes d’une illusion, celle de la prétendue démocratie des avant-gardes, ils se croyaient originaux quand ils se conformaient à la vulgate propagandiste du camp opposé pour, au bout du compte, apparaître comme les hérauts du conformisme de l’opinion dominante.
Du simple, voire simpliste point de vue de la socio-démographie, l’assignation de non-accomplissement relève de la plus évidente mauvaise foi : après 1917 en Russie, après 1945 dans l'ensemble des pays d'Europe de l'Est, jamais le destin de la modernité n'y avait travaillé aussi violemment. 1917 : l'histoire — ou l'advenue de l’un des possibles de l'historial du moderne — s'incarne à l'Est et devient une forge infernale dont les bolcheviques furent les premiers maîtres. En 1926, l'U.R.S.S. était peuplée de 137 millions de paysans et de 27 millions d'urbains, soit environ 18% de l'ensemble de la population[10], approximativement un rapport de 1 à 5 dont Joseph Roth avait saisi l’originalité qui donne valeur inestimable à ses reportages :
« On sait que dans aucun pays au monde la différence entre ville et campagne n'a été aussi grande que dans la Russie tsariste. Le paysan y était plus éloigné de la ville que des étoiles. »[11]
En 1939, il y a déjà 33% de la population dans les villes, soit une augmentation de 113% en 13 ans[12] ; en 1959, 48% (dont 58% de Russes), en 1979 62% (dont 74% de Russes), en 1989, 66% (dont 78% de Russes). En cinquante ans le rapport s'est inversé. En France, il avait fallu presque 150 ans pour arriver au même résultat ! On m'objectera, et l'art, où est l'art ? Vous appelez au secours la sociologie, la démographie, l'histoire sociale et politique. Prenons patience, le moment viendra, quoiqu’il ne s’agisse point de disserter ici sur l'histoire de l'art, d'autres s’y exercent bien mieux que je ne saurais le faire.
Et l'art, et le réalisme socialiste dans lequel le peuple-masse se mirait encore il n’y a guère ? Comment raccorder ces pauvres chiffres à un horizon de sens historial, eux qui ne disent rien de plus que ce qu'ils prétendent mesurer ? Ils n’offrent que les variations d'occupation d'un espace différencié selon la dichotomie ville/campagne, aussi vieille ou presque que l'émergence des grandes civilisations qui ont arraché l'homme aux aléas de la chasse et de la cueillette pour de nouvelles contraintes, celles de l'agriculture et de son administration centralisée, comptable tatillon des surfaces, des poids et mesures, des échanges et des impôts, plus tard organisatrice des recensements et d’un peuple réduit au concept de population[13].
Le peuple-masse s'est donc reconnu dans le réalisme socialiste. Peut-on s'arrêter à ce constat, surprenant pour les uns, plutôt banal pour les autres ? Doit-on simplement en prendre acte ? Quelles étaient donc les qualités proclamées de ce style ? Et, faut-il parler d'un style à son propos  ?

lutte de classes ou lutte de styles ?

Les livres qui traitent du réalisme socialiste abondent. Cependant, rares sont les auteurs qui dépassent la description d'une mise en images de l'idéologie utopique d'un Parti-État visant à la création de « l’homme nouveau ». Dans le cadre tracé par cette grille interprétative, le réalisme socialiste n’eût représenté que le moyen de liquider un art « démocratique », celui des avant-gardes des années 1920.
Seul l'ouvrage de Boris Groys fait contraste, parce qu’il provoque et suggère une autre lecture et des débats sérieux.[14] Sa thèse se résume ainsi : entre les avant-gardes des années 1920 et le réalisme socialiste qui domine à partir des années 1930, il n'y a pas de différence d’intentionnalité politique, sociale et culturelle, seulement des conflits entre des esthétiques. En deux décennies, on assiste à l'inexorable mainmise du Parti et de ses dogmes (souvent chronologiquement contradictoires) sur la société et, par voie de conséquence, à la mise au pas des artistes. Mais peut-on pour autant parler d'une défaite de la démocratie ? Non, répond Groys, on assiste à la poursuite d'une même téléologie, dont l'une des versions, soutenue d'abord par une fraction du Parti, sera ensuite imposée comme dogme unique. En d'autres mots, ne faudrait-il pas décrire et interpréter une défaite, celle de la gauche révolutionnaire au profit d'une sorte de « centre révolutionnaire » plus soucieux de promotion sociale dans une société en gestation (la société soviétique) que de révolution permanente ? Mutation que l’on saisit déjà dans les chroniques de voyages de Joseph Roth ou dans le Journal de Moscou de Walter Benjamin. Rédigées au milieu des années 1920, ces deux chroniques discernent les prémisses sociales et politiques du stalinisme avant même l’inexorable ascension de Staline. C'est pourquoi le moment est venu de rappeler fermement que le tyran d'une démocratie de masse, fût-elle nommée « populaire » par ses élites, n'est jamais le chef d'une petite clique de satrapes imposant par la violence son pouvoir au bon peuple, mais essentiellement le produit du peuple-masse (ou de fractions importantes de ce peuple) qui l'accepte, s'offrant à « la servitude volontaire » afin de gagner quelque chose, ou nourrissant l’espoir de l'acquérir un jour prochain. Dès lors, s’il y eut trahison, il faut convenir que ce n’est pas celle des chefs (lesquels sont toujours ce qu’ils sont, avides de pouvoir), mais celle du peuple qui s’est lui-même trahi.
« […] mais avant tout il (le gouvernement) cherche à l'intérieur à suspendre le communisme militant, il s'efforce d'instituer pour un temps une paix de classe, de dépolitiser la vie civique dans la mesure du possible. […] ce qui veut dire que ce qui est révolutionnaire leur parvient (aux komsomols) non pas en tant qu'expérience, mais en tant que mot d'ordre. On tente d'arrêter la dynamique du processus révolutionnaire dans la vie de l'État — on est, qu'on le veuille ou non, entrés dans la restauration*, mais en dépit de cela, on veut stocker de l'énergie révolutionnaire dans la jeunesse, comme du courant électrique dans une batterie. »[15]
Ce texte fut écrit le 30 décembre 1926, quand le réalisme socialiste n'était ni la norme officielle ni même une expression énoncée comme telle, quoique les débats sur les styles picturaux les mieux adaptés au nouveau cours des choses aient agité les milieux artistiques depuis 1918. A cette remarque de Benjamin, tenté à l'époque d’adhérer au Parti communiste allemand, répondent les notes de Roth à l'inclination monarchiste, ou plutôt K.u.K. Lors d'une conférence donnée à Francfort au mois de janvier 1927, Roth expose à ses auditeurs que la révolution bolchevique « n'a pas su venir à bout de la bourgeoisie » et que, quoique « la plus cruelle de toutes, elle a créé la sienne propre. »[16]
« C'est en vain, ajoute-t-il, que, sans nuire à la construction de l'État, il essaie (le gouvernement bolchevique) de sauver la réputation révolutionnaire du pays. A la terreur rouge, extatique, sanglante de la révolution violente a succédé une terreur morne, silencieuse, noire — la terreur bureaucratique. […] alors on est en droit de s'étonner de la place qu'a prise, dans la Russie d'aujourd'hui, la bourgeoisie bureaucratique. C'est elle qui règle la vie publique, la politique intérieure, la politique culturelle, la presse, l'art, la littérature et une grande partie de la science.
[…] La révolution russe n'est pas, comme le pensent ses représentants, une révolution prolétarienne. C'est une révolution bourgeoise. La Russie est un pays féodal. Elle commence seulement à s'urbaniser, à se doter d'une culture urbaine, à s'embourgeoiser. »[17]
On rapprochera ces phrases de Roth d'un reportage précédent intitulé, « La ville se rend au village »:
« Elle (la ville) l'industrialise. Elle lui apporte la culture, la propagande, la civilisation, la Révolution. Elle (la ville) abaisse son propre niveau (ce qui est sensible dans tous les domaines de l'esprit), afin de se faire mieux comprendre […] La révolution doit, en quelque sorte, répandre la culture capitaliste au nom du socialisme*. En dix ans, il lui faut porter les masses rurales au niveau où des siècles de capitalisme les ont portées en Occident.
[…] Le villageois, en homme simple, confond momentanément civilisation et communisme. Momentanément, le paysan russe croit que l'électricité et la démocratie, la radio, l'hygiène, l'alphabet et le tracteur, la justice ordinaire, le journal et le cinéma sont des créations de la Révolution. Or la civilisation contribue à détacher le paysan de la glèbe. »[18]
Jamais ces témoignages des années 1920 ne sont cités ni utilisés par les spécialistes de l'histoire culturelle de l'U.R.S.S. Or, venus d’observateurs aux regards singulièrement aiguisés parce qu'ils tentent de comprendre le pays sans promouvoir une contre-propagande ; parce qu’ils ne se limitent pas — essentiellement Roth — à l'horizon de petits cercles intellectuels et artistiques, ces textes décrivent non pas une trahison, mais la constitution de la base sociale qui fournit au Parti-État sa légitimité. En 1977, l’historien Moshe Lewin proposera une lecture semblable en montrant, sur la base des archives de Smolensk, comment, entre les années 1920 et les années 1930 la base sociale du Parti se transforme, malgré la répression dont des groupes très minoritaires d’ouvriers furent la cible.[19]
C'est grâce à de telles approches et non à la reconstruction théorique d'une démocratie révolutionnaire imaginaire et trahie, qu’il devient possible d’aborder l'enjeu du réalisme socialiste. Cela conduit à l’envisager comme l’une des réponses du Parti-État à l'acculturation des campagnes par les nouvelles modalités de la culture urbaine. Cette hypothèse suggère qu’une fois installés au pouvoir les premiers bolcheviques se sont trouvés confrontés à des conflits entre la modernité, qui fondait leur téléologie historique, et les traditions des populations rurales auxquelles ils avaient, dans un premier temps, offert, avec la terre, la dignité politique d’un sujet dominant son propre devenir. Au vu des chiffres de la démographie, la révolution russe, celle de 1917, peut être envisagée comme une révolution paysanne et chrétienne. « Il ne faut pas oublier, écrivait Pierre Pascal, que la révolution de 1917 a été de la part des soldats et des paysans qui l’ont faite, un mouvement d’indignation chrétienne contre l’État. »[20] Ce sont ces hommes qu’il fallut transformer en ouvriers, en fonctionnaires, en responsables syndicaux et politiques d’où sont sorties les nouvelles élites. Or, la plupart des interprétations de l'histoire de l'Union soviétique se tiennent, in abstracto, dans l'horizon référentiel des textes marxistes, revus ou non par Lénine et les chefs bolcheviques, et rares sont les spécialistes qui se soucient des effets sociaux engendrés par l'exercice du pouvoir réel et quotidien à l’échelle de la société concrète d’un empire multi-ethnique. Dans la longue introduction au livre étonnant d'un ethnologue soviétique de l’Entre-deux-guerres, Nikolaï Volkov, La secte russe des castrats,[21] l’historien Claudio Ingerflom souligne que si les chefs bolcheviques de la première heure étaient nourris d’une religiosité en partie présente chez Marx et les sociaux-démocrates russes tel Plekhanov, celle-ci s'inscrivait dans le destin messianique attribué au prolétariat comme classe rédemptrice et relevait de l'héritage des Lumières. En ce cas, l’idéalisme fondant une connaissance pure et le rôle émancipateur de la seule pédagogie sont remplacés par l’action des forces productives pour la conscientisation de l’aliénation engendrée par le travail salarié. Cependant, quelque chose vint en modifier radicalement le cours dès lors que le Parti accédait au pouvoir :
« Le délai fut court, conclut-il : une vingtaine d'années plus tard, les dirigeants du parti se retrouvent au pouvoir. Mais entre-temps, rien ou presque du premier noyau marxiste n'avait survécu à l'intérieur du parti* : pour affermir celui-ci et faire partager ses idées, pour s'assurer les relais sociaux, enfin pour assumer la gestion du pays après 1917, il fallut s'ouvrir à une base sociologiquement très vaste. L'ascension des éléments de cette base vers les leviers de commande, ainsi que leur position de sujets du discours autorisé et autorisant, fit le reste et le marxisme se retrouva pris dans le discours traditionnel autochtone. La religiosité qu'on observe dans le discours communiste russe n'est pas celle que les Lumières avaient léguée à Marx. »[22] Avec un matériau inexploité jusqu’à aujourd’hui, l’auteur confirme des analyses déjà livrées par Moshe Lewin.[23]
Toutefois, il convient de souligner que l’acuité du problème soulevé par l'acculturation des masses paysannes russes apparaît avant même la prise du pouvoir par les bolcheviques. Cette question engendre bien des doutes chez Lénine lorsqu’il adresse le 8 avril 1917 sa lettre d’adieu aux ouvriers suisses, quand il se prépare à quitter la Confédération helvétique pour la Russie :
« […] Mais l'idée de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat révolutionnaire élu, parmi les ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère.
[…] La Russie est un pays paysan, l'un des pays les plus arriérés de l'Europe. Le socialisme ne peut y vaincre directement, tout de suite. Mais le caractère paysan du pays peut faire de notre révolution le prologue de la révolution socialiste, un petit pas vers celle-ci.
[…] Le prolétariat russe ne peut pas achever victorieusement, avec ses seules forces, la révolution socialiste. »[24]
Ces remarques sur la situation socioculturelle de la Russie jointes au rappel de la définition programmatique de la culture prolétarienne avancée par Lénine en 1920 résonnent tout autrement que les prétentions radicales des avant-gardes :
« Le marxisme […] loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, […] a — bien au contraire — assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de la dictature du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d'une culture vraiment socialiste. »[25] En bref, pour le pouvoir bolchevique la création socialiste n’est rien moins que l’héritage de toute la culture européenne soumise à l’éclairage critique du marxisme : ce n’est pas la forme qui prime, mais bien l’origine et le destinataire.
Cette analyse s’appuie sur la théorie du rattrapage développée au début du siècle par Lénine et Trotski à propos de l’industrie et des sciences. Néanmoins, il convient de remarquer la convergence de ces analyses avec celles consignées par des observateurs lucides, et ce, quelle que soit leur sympathie ou leur antipathie à l'égard du régime soviétique. Dans le contexte des arts, la révolution russe, sous la rhétorique de l’interprétation marxiste, dissimule une révolution aux aspirations bourgeoises modelées par les conditions spécifiques de l’organisation sociale et de la culture russes d’une part, et, de l’autre, par les violents bouleversements engendrés par la guerre civile.
L’état culturel des moujiks et le rattrapage nécessaire n'avaient pas échappé aux dirigeants qui, suivant leur programme pédagogique hérité des Lumières, et dussent-ils en renverser les priorités théoriques en y privilégiant le rôle historique attribué à un prolétariat idéal, souhaitaient offrir au peuple-masse en formation les bienfaits des legs de la haute culture européenne. Le but ultime n'en était pas moins d'acculturer ce peuple aux types de représentations qui avaient marqué la modernité européenne depuis la Renaissance. En 1920, le commissaire du peuple à l'instruction publique, Anatolii Lounatcharski, s’adressant au Comité central de l'union des travailleurs artistiques, confirme ce programme avec ses « thèses concernant les bases de la politique dans le domaine des arts ». Il y avance les recommandations suivantes :
« Nous reconnaissons le droit absolu du prolétariat de s'engager dans la réexamination attentive de tous les éléments du monde de l'art dont il a hérité, tout en réaffirmant ce truisme que le nouvel art prolétarien et socialiste peu être construit seulement sur les fondations de tous les acquis que nous a légué le passé. Simultanément, nous reconnaissons que la conservation et l'utilisation des valeurs artistiques authentiques que nous avons hérité des anciennes cultures représentent une tâche indispensable pour le gouvernement des Soviets. C'est pourquoi, il faut éliminer du legs de ce passé toutes les excroissances des dégénérations et des corruptions bourgeoises : la bassesse pornographique, la vulgarité des philistins, l'ennui intellectuel, les préjugés antirévolutionnaires et religieux. […] et si ces éléments douteux se présentent dans le cas de réalisations artistiques authentiques, il faut impérativement s'assurer que la nouvelle jeunesse, la masse du public prolétarien évalue de manière critique les divers facteurs spirituels qui nourrissent ces œuvres. En général, le prolétariat doit assimiler le legs de l'ancienne culture non pas comme un enfant, mais comme un critique puissant, conscient et pénétrant. » [26]
Certes, Lounatcharski s'était montré démocrate dans la mesure où il permettait à toutes les écoles modernistes de s'exprimer, et ce d'autant plus que les avant-gardes les plus radicales participaient activement aux activités culturelles révolutionnaires, par exemple, à la décoration des trains de propagande sillonnant le pays pendant la guerre civile. A ce moment, les avant-gardes entretenaient des rapports plutôt harmonieux avec le programme politique du premier gouvernement bolchevique, quoique déjà des dissensions s’élevassent. Ainsi, dans une lettre datée du 6 mai 1921 et adressée au Comité central, Lénine fustige Lounatcharski pour avoir autorisé l'impression d'un trop grand nombre d'exemplaires de l’œuvre de Maïakovski, Les 150.000.000 : « Quant à Lounatcharski, conclut-il, il mérite une correction pour son futurisme. »[27]  S'agissait-il là d'un malentendu ? Je pense qu'il n'en fut rien. Il faut plutôt entendre cette remarque comme l'un des premiers symptômes d'une incompréhension essentielle entre le dessein des artistes d'avant-garde et les gestionnaires de la révolution.
Projetons-nous un peu plus tard, et relisons les textes publiés en 1932 quand, pour la première fois, lors d’un discours du critique Gronski, apparaît l'expression « réalisme socialiste » comme dogme officiel du Parti-État :
« Si nous prenons, s’exclame-t-il, une approche simple, on peut dire que le réalisme socialiste c'est Rembrandt, Rubens et Répine mis au service de la classe ouvrière.* Vous savez sans doute que Marx préférait Rembrandt à Raphaël, que Lénine regardait Rembrandt, Rubens et Répine comme des artistes auprès desquels nos peintres doivent apprendre, des artistes qui seront leur point de départ. »[28]
En 1932, l’expression « au service de la classe ouvrière » fait problème. Pour en saisir l’enjeu social, il faut la détacher de la rhétorique marxiste-léniniste pour ensuite la recontextualiser dans la dynamique sociale de l'industrialisation et de la collectivisation qui travaillent comme une gigantesque pompe aspirante, simultanément déportant en masse au Goulag et fabriquant des masses de plus en plus nombreuses de nouveaux ouvriers et de nouvelles élites à peine sortis de leurs campagnes archaïques :
« Les échelons inférieurs de ces administrations en pleine croissance, dans les domaines économiques, politiques et autres, furent submergés par de nouvelles recrues issues des classes populaires, mal préparées à leurs nouveaux postes et en vérité, pour la plupart, peu instruites, sinon analphabètes. »[29]
Voilà qui nous permet de mieux nous orienter. Selon cette première version officielle, celle de Gronski, le réalisme socialiste se présente comme un retour aux sources, non seulement à certaines sources garanties de la peinture occidentale, mais encore à ce qui s'était imposé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe comme le parfait modèle du naturalisme social russe en la personne de Répine (1844-1930). En 1932, qualifier les chantres du réalisme socialiste de staliniens relève soit de l'ignorance, soit de la bêtise, car leurs propos ne manifestent que leur fidélité aux vues de Lénine : un conservatisme critique de l'héritage de l'ancienne peinture « bourgeoise », mis au service d’un nouveau destinataire appelé prolétariat, mais, de fait, destinée à une nouvelle petite bourgeoisie bureaucratique non détachée de la tradition russe. Comment ces peintres, devenus les dirigeants des institutions, académies et écoles des Beaux-arts, de plus en plus soumises au contrôle du Parti-État, eussent-ils pu éprouver le sentiment d’une trahison ? Au contraire, leurs œuvres et les arguments qui en justifiaient les formes et les contenus s’inscrivaient dans la continuité théorique des rapports entre l’art et le marxisme tels qu’ils avaient été formulés, avant Lénine, à la fin du XIXe siècle par Plekhanov : le marxisme, affirmait-il, devait servir à créer un art « clair, réaliste, didactique ». A l’encontre d’une certaine vulgate anticommuniste, il faut convenir que le réalisme socialiste, armé de sa rhétorique, ne jaillit point ex nihilo de la tête de Staline et de ses émules. Il s’inscrivait dans une double tradition,  celle d’une partie des élites artistiques héritières du réalisme naturaliste russe, et celle du marxisme-léninisme le plus fidèle à son père fondateur russe.

Lorsqu'en 1948 Jdanov impose l'autorité absolue du réalisme socialiste, il n'innove guère, il en durcit la formulation, n’apportant rien d'essentiellement nouveau :
« En peinture, vous le savez, il fut un temps où les influences bourgeoises étaient énormes et se réclamaient de l’aile la plus “gauchiste”, se baptisant des noms de futurisme, cubisme, modernisme ; elles renversèrent l'‘académisme gangrené’ et proclamèrent l’esprit novateur. Cet esprit novateur s'exprimait par un remue-ménage fou lorsque, par exemple, une jeune fille était représentée avec une tête reposant sur quarante jambes, avec un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points.
Comment tout cela s’est-il terminé ? Par la défaite totale de la ‘nouvelle tendance’. Le Parti a clairement affirmé la signification de l'héritage classique des Répine, Brioullov, Vereshtchagin, Vasnetzov et Sourikov[30]. Avons-nous bien fait de conserver les trésors de la peinture classique et d’en écraser les liquidateurs ?
La persistance de telles ‘écoles’ n'aurait-elle pas signifié la destruction de la peinture ? Défendant l’héritage classique en peinture, le Comité central a-t-il fait preuve de ‘conservatisme’ ? A-t-il subi l'influence du ‘traditionalisme’, de l'‘épigonisme’ ? Quelles blagues que tout cela !
[…] Nous autres bolcheviques nous ne rejetons pas l'héritage culturel. Bien au contraire, nous assimilons l'héritage culturel de tous les peuples, de toutes les époques pour en extraire tout ce qui peut inspirer aux travailleurs de la société soviétique de hauts faits dans la production, la science et la culture. »[31]
Il suffit de compléter les affirmations de Jdanov par celles d'Alexander Guerasimov, grand maître du réalisme socialiste, pour souligner combien, à cette époque, y est renforcée l’inclination nationale :
« […] il faut construire un pont entre le grand art progressiste russe de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle et notre art soviétique contemporain, par-delà le trou noir de l'influence de l'art décadent occidental où se sont engloutis tant de nos artistes talentueux mais instables. »[32] A ce moment, l’Union soviétique, version moderne de l’empire russe, sortait victorieuse de la Seconde Guerre mondiale (la « Grande guerre patriotique »), qui la hissait au rang de deuxième puissance mondiale, et croyait encore servir de modèle alternatif au monde.
Or, ni le texte de Jdanov ni celui de Guerasimov, au naturalisme social russe plus appuyé, n’apporte rien de nouveau, rien qui ne soit déjà présent dans le programme de Lénine. Désormais, le peuple-masse (appelé prolétariat) détiendra son iconographie exemplaire et héroïque qui, sur le mode de la mimésis, ex-pose l’idéal social énoncé par le Parti. Discours passablement amphibologiques et contradictoires, où s’entremêlent harmonieusement la fin de l’histoire, celle de la nécessité, l’affirmation de la puissance nationale au travers de son Parti-État et le pouvoir impérial de l’Union. Discours qui occulte les conditions de son accomplissement et dissimule la vérité de sa réalisation, à savoir que l'industrialisation et la domination de la technique n'ouvrent pas le monde à la fin de la nécessité, mais, bien au contraire, déploient les contraintes d’un contrôle toujours plus accusé, en renforcent les moyens par une mobilisation toujours plus intensifiée qui crée et recrée de nouveaux besoins, doublés du ressentiment de les voir bien peu comblés. N’est-ce pas, dans le contexte propre à l’histoire russe, l’émergence d'une sorte de société petite-bourgeoise dont l'horizon téléologique s'est embourbé dans les exigences programmatiques de la technique et les mesquineries d'une nouvelle élite bureaucratique défendant bec et ongles ses privilèges.[33]
Peut-on dès lors affirmer, comme le propose Elizabeth Valkenier, que le triomphe du dogme réaliste socialiste « est le résultat déterminant du facteur politique »?[34] Ne serait-il pas plus juste de voir dans le « facteur politique » l’effet d'une mutation sociale d'une rapidité inouïe de plus en plus difficile à maîtriser. Pourquoi les avant-gardes n'eussent-elles pas été en accord avec le volontarisme révolutionnaire ? Cette volonté, elles l’on fréquemment exprimée.[35] Or les critiques que Jdanov adresse aux avant-gardes, ressemblent, à s'y méprendre, aux critiques que les bourgeois et les publicistes bien-pensants assénaient jusque vers les années 1960 aux avant-gardes occidentales, avant qu’elles ne soient récupérées par le grand marché de la culture. Il y a là une convergence d'opinions qui n'a jamais été soulignée, parce qu’elle suppose des affinités inavouables tant pour les communistes que pour les anticommunistes. Tous deux associaient (souvent à juste titre) avant-garde et radicalisme de gauche, preuve supplémentaire de la nature bourgeoise de la révolution russe et de sa production d'idéologies petite-bourgeoises. L’on ne saurait trouver dans le nationalisme grand-russien un argument contradictoire, car il ne résiste pas à une comparaison avec l’Europe occidentale où, pendant l'Entre-deux-guerres, la petite bourgeoisie manifestait le plus intense nationalisme. On ne peut donc juger les avant-gardes à l'aune de leurs succès récents et de leur mercantilisation généralisée.[36] Au cours des années 1920 et 1930, nos musées n'achetaient pas d'œuvres d’avant-gardes. Ici, en Occident, le système politico-social ignorait les avant-gardes, ou les tolérait dans la marginalité, pourvu qu'elles n'empiétassent point sur la sphère politique.
En revanche, l'accusation de « gauchisme » portée par les tenants du réalisme naturaliste ou héroïque à l’encontre des avant-gardes des années 1920, révèle la vraie nature de l’idéologie offerte au peuple-masse, qui y reconnaît ses espoirs et ses rêves. C’est pourquoi il convient de réexaminer les affrontements qui, dès les premiers moments de la révolution, marquèrent les diverses écoles picturales russes, lorsque l'État révolutionnaire naissant se flattait de voir rallier à sa cause un grand nombre d'artistes d’avant-garde.

la dictature des avant-gardes

En Russie, l'événement qui a lieu en 1917 a pour nom révolution parce qu'en moins d'un an il fit disparaître l'autocratie tsariste et les fondements institutionnels d'une société encore féodale. Sur le devant de la scène, les révolutionnaires proclamaient une utopie, la fin de la nécessité et l’avènement d'un autre monde qui devait en finir, une fois pour toutes, avec les normes, les règles, les institutions, les conventions d'une bourgeoisie étouffant la liberté créatrice de l'homme (en Russie, c’est bien plutôt d’une bureaucratie d’État dont il faudrait parler). Confrontés aux contraintes de la gestion de cette même utopie techno-progressiste, les politiques devaient très rapidement modifier leurs actions. Les artistes d’avant-garde, quant à eux, avaient posé dès avant 1917 les bases d’une révolution totale, où les formes portaient les promesses d’un bouleversement général du monde, c’est-à-dire des relations de l’homme à la Nature, à l’art, à la science, à son travail productif, à ses semblables, à lui-même. A qui s’adressaient-ils ? Ne conversaient-ils pas qu'avec eux-mêmes ou avec des cercles étroits d’initiés réunis dans les quelques grandes villes russes et ukrainiennes ? Ou pis, ne parlaient-ils point en direction d’une représentation du prolétariat qui, en fin de compte, n’aura été qu’une idée bien éloignée de la réalité ? Il semble bien qu’après 1917 ces trois destinataires soient devenus l’objet-sujet visé par les artistes d’avant-garde, tant et si bien qu’une confusion s’installe progressivement entre l’analyse qu’ils font de la situation et le fonds social réel de la révolution.
Certes, en ralliant immédiatement le mouvement révolutionnaire, les artistes d’avant-garde s’étaient enfin trouvés un destinataire collectif qui les sortait du soliloque de leur ghetto. Partant, il ne s’agissait plus de prêcher dans une société bureaucratique, aristocratique et bourgeoise sourde à leurs exhortations, ou pour un prolétariat politiquement muet et subjugué, socialement confiné dans la dévotion d’une orthodoxie imperméable à toute modification la représentation de la transcendance sacrée. A partir de 1917 tout change, le peuple sous la figure du soldat prend la parole en refusant de combattre. Alors, les artistes croient qu’il devient possible d’exhorter un peuple vivant, que leurs sermons trouveront une oreille amie et leurs œuvres un destinataire attentif ; ils croient parler à un peuple d’ouvriers et de paysans assimilé au sujet collectif conscient de sa propre histoire (au prolétariat théorique de Marx), avec, sinon la protection du Parti-État, à tout le moins sa bienveillance. Pour les avant-gardes une chance unique et inespérée s’élève ; enfin le moment se présente où elles peuvent songer à imposer leurs Gesamtkunstwerke comme horizon du devenir général. Cette conception révolutionnaire et militante de l’artiste est parfaitement explicitée par El Lissitsky à propos de l’enjeu du suprématisme. Il voit le Carré noir de Malévitch comme le « phare » du futur dont l’« image n'est plus une anecdote » mais l’énoncé du manifeste de la révolution : « la reconstruction de la vie jette de côté les vieux concepts ».[37] Or, parmi les vieux concepts il y a ceux du Parti. En effet, la révolution politique ne représente qu’un moment, celui qui permet de voir enfin ce que portait en son essence le Carré noir. En bref, du chaos bourgeois naquit le Carré noir qui préparait un nouvel ordre où l'action du Parti n'aurait qu'un rôle subalterne, celui de catalyseur mettant à feu une dynamique dont le suprématisme est le véritable Messie. Le Parti ne serait plus le démiurge du nouveau monde, cette vocation et cette mission (Beruf) appartiennent à l'artiste suprématiste. Arguments étonnants si l'on s'en tient à la surface des événements historiques, à leurs manifestations les plus spectaculaires. Cependant, notre compréhension s’éclaire si l’on s’attache au questionnement qu’El Lissitsky adresse à la modernité, lorsqu’il interprète l'avènement de la technique, ou plutôt celui de la technicité, comme l’accomplissement de la simplicité la plus épurée. Or, qui est le maître de l’épuration la plus parfaite si ce n'est l'artiste suprématiste ? Celui-ci, dans le moment même de l’acte créateur, se révèle le seul capable de réaliser « une rationalité pacifique de la technique ». Pour comprendre cette destinalité, il faut savoir que pour El Lissitsky, technique et guerre sont, en leur essence, déconnectées l'une de l'autre : la guerre n’est qu’un accident qui détourne la technique de sa vraie rationalité, essentiellement irénique.
Le monde créé par le suprématisme impliquerait donc un humanisme rationnel parachevant celui produit par l'organisation technique et le travail, artistique ou non, qui représente « l'une des fonctions essentielles de l'organisme humain, au même titre que les battements du cœur. »[38] Dès lors, une contradiction insoluble s’élève entre l'artiste identifié au grand démiurge et le refus d'envisager l'œuvre d'art comme le produit d'un acte créateur singulier, séparé de la productivité industrielle. Inscrite d’emblée dans le socius en général, la théorie de la pratique suprématiste induit une rude concurrence avec le Parti, en ce que l’artiste s’avance devant le peuple-ouvrier comme « un maître constructeur, un professeur enseignant le nouvel alphabet, le promoteur d'un monde nouveau qui vraiment existe déjà en l'homme, mais que l'homme n'a pas été capable de percevoir. »[39] L'acte créateur de l’artiste, accoucheur du Dasein historial, se confond ainsi avec le programme d'une technique pacifiée dont le Parti s’est toujours affirmé le théoricien et le maître d’œuvre. Ainsi, l’artiste suprématiste ne peut établir aucun compromis avec le passé ; démiurge du nouveau monde, pour lui, il n’est pas d’autre solution que de faire « table rase » de ce passé ; pour lui, ce slogan n’est pas une belle phrase aux connotations métaphoriques, c’est, au sens littéral, le rejet total et la destruction de l'art ancien, d’un art trompeur qu’il faut abattre en raison de son idéal travaillé par une mimésis étrangère au travail humain.
Entre le communisme et le suprématisme le rapport est de cause à effet : le premier ouvre une brèche politique qui permet au second de dévoiler au peuple-ouvrier (au prolétariat rêvé) une révolution, plus radicale encore, celle du Carré noir, nouveau « fanion » de la créativité en général et de tout le travail productif sans distinction aucune : en conséquence, le drapeau rouge ne représentera plus qu’un vulgaire chiffon. En 1917-1918 communisme et suprématisme sont censés aller l'amble avec les autres courants d’avant-garde : « ensemble ils vont de l'avant, mais dans les étapes ultérieures du développement, ce sera le communisme qui demeurera en arrière, parce que le suprématisme — qui embrasse l'ensemble de la vie — attirera tout le monde loin de la domination du travail et des sens intoxiqués […]. Il (le suprématisme) transformera le monde en un vrai modèle de perfection. »[40]
Ce qui était possible lorsque la révolution était faible, menacée, aux abois, voire au bord de la défaite, devient inacceptable dès lors que la révolution s’est réduite à son incarnation dans le seul Parti communiste, qui s’est transformé en parti de masse gestionnaire du pouvoir politique, économique et culturel.[41] Pour les nouvelles élites communistes — politiques, syndicales, administratives et militaires — les termes « phare » et « fanion » confisqués par le suprématisme sentent la poudre, et l'expression, « un nouvel alphabet », constitue une menace dangereuse pour leur monopole dans une société où il fallait en premier lieu alphabétiser les paysans, les ouvriers et les cadres subalternes avec l'abécédaire slave. Plus périlleux encore pour ces élites, la phrase, « transformer le monde en un vrai modèle de perfection ». Ici, la concurrence avec le Parti est explicite et ne présage qu'un conflit, puisque le marxisme revu par Lénine, et devenu le dogme d'une nouvelle religion de la science de la totalité des rapports humains, assurait détenir seul la légitimité du savoir permettant au pouvoir de mener la nouvelle société vers sa perfection. Voilà le message iconographique que s'efforcera de délivrer le réalisme socialiste qui, avant d'être ainsi nommé, se définissait comme « réalisme héroïque » à une époque où, pour le plus grand nombre, la révolution tenait encore d’une expérience vécue et non de phrases apprises par cœur dans les manuels de propagande.
Revenons aux chiffres rappelés ci-dessus. Dans les années 1918-1930, la Russie est toujours un pays de paysans — souvent plus misérables que les paysans français du XVIIIe siècle — pris dans la tourmente de la guerre civile et d'un développement industriel d'une violence inédite. L'élite des artistes d’avant-garde y représentait une mince pellicule coupée de la population. Pour le peuple-masse en formation, seul le Parti avec son progressisme naïf et la promotion sociale des damnés de la terre offrait des bienfaits immédiats — fussent-ils à notre goût dérisoires — qui forgeaient la légitimité de sa modernité et celle du changement qu’il imposait avec brutalité. Relisons Joseph Roth :
« Les villages de la Volga — à l'exception des villages allemands — fournissent d'ailleurs au Parti ses plus fidèles adeptes parmi la jeunesse. Dans la région de la Volga en effet, l'enthousiasme pour la politique se trouve plus souvent à la campagne que dans le prolétariat des villes. […] pour l'homme naturel — et naïf — d'un village sur la Volga, le communisme, c'est la civilisation. […] une caserne de l'Armée rouge, en ville, est un palais — et, qui plus est, un palais qui lui est ouvert, la septième merveille du monde. Électricité, journal, radio, livre, encre, machine à écrire, cinéma, théâtre — tout ce dont nous sommes tellement fatigués — ont le pouvoir de redonner courage et confiance dans la vie de l'homme simple. Tout cela est l'œuvre du Parti.* »[42]
Voilà la véritable société à laquelle se confrontait le Parti et d'où il tirait sa légitimité. Comment eût-il pu accepter le programme, non seulement des suprématistes, mais encore des constructivistes, quand, grâce à sa pédagogie de masse, il s'attachait les nouvelles générations engagées dans un gigantesque processus d'acculturation ? En quelques années, il arrachait des centaines de milliers d’hommes à la représentation théologique des icônes et aux formes décoratives populaires, pour leur offrir les images d'une révolution qui se transformait en un pouvoir gestionnaire de leur promotion sociale et protecteur de leurs privilèges. C’est à cette nouvelle société que le pouvoir soviétique offrait des icônes séculières.
Après avoir parcouru l'histoire de la représentation classique, les avant-gardes proposaient un nouveau langage afin de créer un nouveau monde, quand les hommes du Parti cherchaient à instruire le nouveau peuple-masse dans un classicisme dont, enfin de compte, ils tiraient les instruments de leur critique. On avait détruit les icônes du Christ, de la Vierge, des Saints : il n'empêche, auprès de la jeunesse le nouveau pouvoir offrait les siennes, dispensatrices de la modernité : Marx, Engels, Lénine, puis Staline. Malgré des débats contradictoires au sein du Bureau politique, c’est l’opinion d’embaumer, de placer et d’exposer le corps de Lénine dans un mausolée qui l’emporta, afin qu’il y soit adoré comme les reliques d'un saint. Toutefois, attribuer cette décision, comme le suggèrent certains historiens, au seul machiavélisme des hauts dirigeants du Parti soucieux de renforcer la légitimité de la révolution auprès des masses, ne rend pas compte d’un état d’esprit plus mystérieux. L’idée du mausolée et du culte des reliques traversait plusieurs esprits. Ainsi, à la mort de Lénine, Malevitch, dans un article étonnant, réinterprète son Carré noir comme la seule icône possible d’un Lénine transfiguré en figure christique moderne, perçu comme la réincarnation du Rédempteur préparant l’accomplissement des temps nouveaux : « Son cadavre (celui de Lénine) a été ramené de Gorki, nouveau Golgotha, et ses disciples l’ont déposé dans la crypte au son des sirènes d’usine. La matière a retenti. La matière du Nouveau Testament a retenti. Les cloches des églises se sont tues — l’Ancien Testament. On a vraiment plus besoin d’elles, une nouvelle cérémonie est née, le nouvel orgue funéraire des fabriques et des forges. La cérémonie religieuse a été prise en charge par l’usine. » [43]
Cependant, la société n’était pas figée dans sa victoire. Le Parti-État, héritier d’un empire est contraint, par l’essence de la lutte géopolitique, à renforcer une puissance qui, dans le moderne, ne peut s'imposer qu’avec l’industrie. Aussi, assiste-t-on à la mise en œuvre de réalisations industrielles pharaoniques, tandis que les minces bienfaits immédiats qu'elle dispensait n’arrivaient pas à sortir le peuple de sa misère. Toutefois, l’enthousiasme des premiers moments ne se démentait point parce que des éléments d'une croyance fort ancienne, ceux de la religiosité chrétienne populaire, se réinvestissaient dans de nouvelles formes. La tâche messianique attribuée au prolétariat d’accomplir la fin de la nécessité prenait la place sémantique de la téléologie du Jugement dernier. L'acculturation au moderne, à la technique, à l'industrie, au progrès des sciences, se trouvait alors investie d'une transcendance qui, tout en changeant de nom, n'avait cependant pas modifié le fond des visées de la Grâce et du Salut en sa version orthodoxe : on était passé de la Sainte Trinité (sans le filioque) à son décalque quadripartite annonçant la fin de l’Histoire : Marx le père fondateur ; Engels le fidèle compagnon interprète privilégié de la nouvelle Loi ; Lénine le prophète inspiré… et Staline l’évangéliste de la nouvelle alliance ! En 1932, l'ingénieur français Victor Boret construisait en Union soviétique une usine agro-alimentaire ; un an plus tard, de retour en France, il publiait ses observations de technicien dénuées de tout humanisme abstrait :
« Telles sont les idées de Staline, avance-t-il, pape actuel de la Russie, et représentant de Lénine sur la terre.
[…] Au lieu d'analyser, de disséquer les difficultés sociales pour construire aussitôt après, d'éclairer par l'expérience les faits compliqués du travail et de la production, les Russes, eux, préfèrent résoudre par l'absolu transcendantal les problèmes positifs posés par la doctrine marxiste. […] la vérité, c'est que, chez les Russes, toute action sociale et politique prend nécessairement une forme métaphysique*. C'était autrefois la religion du petit père le Tsar. C'est aujourd'hui la religion de Marx et de Lénine. Dans l'un et l’autre cas, c'est toujours la même exaltation mystique, la même foi naïve dans la divinité du moment. »[44]
A l'époque, ces remarques pouvaient passer pour les préjugés d'un anticommuniste, pourtant elles sont confirmées par un linguiste russe, A. Selichtchev : « […] nombre de militants étant passés par les écoles religieuses, leur discours présente une série de traits particuliers à la langue de ce milieu ; parmi ces traits on trouve les mots et les agencements de mots de la vieille écriture slave »[45] L'ingénieur étranger, le linguiste indigène et l'historien ouvrant soixante ans plus tard les archives, s'accordent sur la singulière religiosité de la modernité soviétique.

le prolétariat idée

Dans la littérature traitant de la naissance du communisme russe il est un ouvrage inégalé par l’importance du fonds documentaire qu’il rassemble et la qualité des interprétations qu’il propose. Véritable généalogie culturelle, philosophique, sociale, religieuse et politique, le livre que Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe[46], publié en 1937 à Paris, a inspiré quelques unes des meilleurs études sur la naissance de l’Union soviétique, quoique leurs auteurs se soient souvent gardés d’en rappeler la source, peut-être parce qu’ils fussent apparus moins novateurs qu’ils le souhaitaient, ou parce que, pour certains hiérarques universitaires, la référence à Berdiaev portait l’odeur de soufre d’une spiritualité orthodoxe bien peu prisée par un laïcisme militant et souvent ignorant.
Par-delà et en deçà des développements de sa philosophie spiritualiste, l’interprétation de Berdiaev demeure toujours aussi suggestive pour qui veut saisir l’originalité du mouvement bolchevique. L’un des arguments les plus  pénétrant de son analyse souligne qu’au début du siècle, derrière les débats entre Mencheviks et Bolcheviques, cantonnés à une infime minorité d’intellectuels marginaux pourchassés par la police tsariste, se profile toujours, comme en réserve, le révolutionnaire russe du XIXe siècle. Berdiaev y voit un être habité d’un « totalisme » hérité du Raskol, devenu pour ainsi dire une tradition où la « révolution était à la fois une religion et une philosophie »[47], où ce « totalisme » est identifié comme « ersatz religieux » de la modernité véhiculée par le communisme.[48] Interprétation que confirment les travaux des historiens Pierre Pascal et Claudio Ingerflom, qui repèrent dans le communisme russe un héritage propre à l’histoire russe : héritage du schisme religieux pour le premier, héritage des grandes révoltes contre les Tsars à la fin du XVIIe au début du XVIIIe siècles pour le second. Dans les deux cas, événements engendrés par les premiers contacts de la Russie avec la modernité.
Pour Berdiaev, il faut reconnaître à Lénine le mérite d’avoir réalisé la synthèse entre le Raskol et une lecture sociologisante de Marx :
« Pour le marxisme bolcheviste, écrit-il, le prolétariat cessait d’être une réalité empirique, puisqu’en cette qualité il eût été réduit à rien* — il était avant tout l’idée du prolétariat, une idée qui peut être incarnée par une minorité […]. Et, poursuit-il, le marxisme de Lénine détruit définitivement la conception de peuple en tant qu’organisme intégral (celle des révolutionnaires populistes), il le décompose en classes distinctes ayant des intérêts opposés. Mais, dans ce mythe du prolétariat, c’est néanmoins le mythe du peuple russe qui ressuscite sous une forme nouvelle. Une sorte d’identification se produit du peuple russe avec le prolétariat, du messianisme russe avec le messianisme prolétarien. »[49]
Si bien que la fin de l’argument de Lénine porte non point « sur la dictature d’un prolétariat effectif, toujours faible numériquement, mais sur la dictature de l’idée de prolétariat, dont une minorité insignifiante peut-être pénétrée. »[50] Si l’on accepte cette interprétation, alors, la révolution russe comme mise en mouvement effectif des masses ne traduit rien d’une révolution prolétarienne, mais une révolution sociale de paysans très bien instrumentée par les Bolcheviques, qui lui appliquaient une série d’arguments n’ayant pas grand chose à voir avec la réalité sociale du mouvement. La révolution se déploie « au nom de Marx, mais non selon Marx […], dans les faits au nom d’une religion, celle du prolétariat ».[51]
Le communisme s’avancerait donc sur la scène de l’histoire comme une religion au sens le plus stricte du terme (parfois Berdiaev parle de « pseudo-religion »), et ce d’autant plus que son antichristianisme manifeste tous les signes d’une religiosité[52], car il est une manière de nier l’existence de Dieu qui tient de la révélation. En prétendant donner une réponse totale à l’ensemble des problèmes soulevé par la vie économique, sociale, politique, culturelle, artistique, voire privée, le communisme russe se plaçait dans une position identique à celle de la Chrétienté avant les premières ruptures mettant en cause l’unité ecclésiale de sa version romaine. Le communisme russe veut réaliser le Royaume céleste sur la Terre, et semblable aux anabaptistes de Münster, il est convaincu de pouvoir le réaliser dans le temps d’une vie d’homme : tendu vers ce but, il se montrera inflexible, implacable, sans merci, pour tous ceux qui émettrons quelque doute que ce soit à l’encontre de sa téléologie.
Pour Lénine comme pour le procureur du Saint synode « le monde et l’homme sont infectés par le péché, et ce péché, à ses yeux, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le péché de l’inégalité des classes […]. La société communiste nouvelle à laquelle il (Lénine) croit remplace pour lui l’idée de Dieu, il attend la victoire du prolétariat, qui représente son nouvel Israël. »[53]
C’est pourquoi le devenir du système de gouvernement des hommes, le socialisme réel du léninisme, trahira l’un des buts de la praxis communiste énoncé par Marx — à savoir créer les conditions de la libération de l’homme moderne — pour lui substituer, au nom de cette même libération, celui de la volonté de puissance : « La volonté de puissance s’avéra plus forte que la volonté de liberté. ».[54]
Mais voilà, si un « nouvel Israël » se profilait à l’horizon de 1918, ce n’était pas au prolétariat russe qu’on le devait. Lénine le savait, comme le prouve sa lettre adressée aux travailleurs helvétiques. Et pourtant, la croyance en la théorie révélée demeurait plus forte que la banale, et cependant omniprésente réalité sociale. Sans aucun doute, l’interprétation de Berdiaev touche le nœud du problème, car les événements et les discours nous montrent qu’après 1918 nous sommes en présence de la reconstitution d’une nouvelle Transcendance et d’une onto-théologie du politique.
Dans une société où les différences de cultures entre les élites et le peuple, pour l’essentiel des paysans, étaient incommensurables, la mise en pratique du léninisme permettait immédiatement l’ascension sociale d’une partie de cette masse rurale dans la machinerie destinée à la fabrique de cadres divers, et ce d’autant plus que la guerre et la mobilisation de masse les avait arrachés à leur terroir. C’est ce procès d’acculturation qui constitue l’essentiel du propos de Moshe Lewin lorsqu’il s’attache à reconstituer, au travers des faits économiques, sociaux et politiques, la « formation du système soviétique ».[55] Le grand travail de la période qui suit immédiatement la révolution et la guerre civile tient dans ce gigantesque procès d’acculturation qui transforme la société de fond en comble.[56]
Certes, il faut une fois encore y insister, le détonateur de ce tremblement de terre social doit beaucoup à la guerre qui mobilisa des millions de paysans et aux déroutes successives de l’armée impériale qui finit en totale débâcle, entraînant la délégitimation du pouvoir autocratique du Tsar, sommet d’une pyramide hiérarchique aristocratico-bureaucratique dès longtemps vermoulue. L’empire s’écroule donc, et une légitimité du pouvoir absolu fondée sur la transcendance chrétienne millénaire disparaît. Phénomène énigmatique sur lequel on s’est peu penché. Car une telle légitimité eût dû manifester des signes de résistance aux aléas de la guerre, voire de la défaite, laquelle eût pu, dans une interprétation chrétienne fort ancienne, passer pour la juste punition ou la vengeance divine d’un peuple pécheur, trouvant ainsi une interprétation et une légitimité en accord avec les croyances populaires. Dans cet effondrement, il faut voir, à coup sûr, l’indice que ces croyances n’offraient plus de sens au malheur des hommes. La Révolution — la vraie et non celle discours théorique — qui mit en mouvement toute la société, la révolution agraire (« toute la terre aux paysans »), qui suivra le coup d’État d’octobre 1917 (car il s’agit bien plus d’un coup d’État que d’une révolution), s’alimentera de la nouvelle Transcendance offerte par les Bolcheviques où, dans un premier mouvement, le prolétariat, tel qu’il était entendu par la conscience populaire, pouvait s’identifier au peuple de l’empire en sa totalité et sa diversité. Si Berdiaev y voit une trahison de Marx (un nominalisme marxiste), il n’empêche, le syncrétisme de la praxis léniniste démontre ici son efficacité par le regard encore lucide jeté sur l’état réel de la société russe. La nouvelle Transcendance et la nouvelle Jérusalem offraient aux masses asservies la possibilité, à la fois réelle et illusoire (voire ce qu’il adviendra des paysans émancipés demeurés fidèle à leurs traditions), de devenir rapidement les nouveaux maîtres. C’est exactement ce que Nietzsche d’abord, et plus tard Max Scheler, ont défini comme la révolution des esclaves, laquelle ne visent à se substituer au maître que pour en reproduire le mode pouvoir. C’est pourquoi de nombreux auteurs ont cru faire preuve d’originalité en montrant que le pouvoir bolchevique manifestait de profondes similarités avec le pouvoir tsariste. Mais ce constat ne dit jamais rien de sa nouvelle efficacité, il cherche simplement à sous-estimer la portée de cette révolution. Pour en saisir l’originalité, il faut insister sur le caractère inédit de la nouvelle Transcendance, sur le fait qu’elle était vierge de toute compromission passée avec un quelconque pouvoir politique ou ecclésiastique, tant et si bien qu’à travers la puissance des espoirs qu’elle soulevait, la violence la plus extrême s’identifiait à l’impératif d’un devoir éthique. Ainsi les acteurs, les plus naïfs au même titre que les attentistes ou les arrivistes, pouvaient trouver les meilleures raisons pour justifier les actions les plus criminelles ordonnées par les administrations de l’État des Soviets. Puisqu’il s’agissait de construire sur cette Terre la nouvelle Cité céleste et le bonheur éternel qu’elle promettait par avance, tous étaient innocentés dans le cours même de l’histoire qu’ils forgeaient : la fin de la nécessité dans l’égalité, puisque même « la cuisinière fera de la politique ».
Sous cet éclairage, on peut mieux aborder l’énigme de ce peuple paysan  qui, quelques années plus tard, après l’échec de la N.E.P., acceptera avec longanimité la contrainte d’un pouvoir exercé par des chefs sortis de ses rangs : « Mais cette contrainte nouvelle leur venait (aux paysans) d’hommes à eux, sortis des basses couches populaires, ce n’étaient plus des seigneurs, des privilégiés descendus de leur tour d’ivoire qui la leur infligeaient. »[57] Car le « bolchevisme absorbe en lui à la fois le populisme et les sectes, les pétrissant selon les besoins d’une époque nouvelle. Il répond admirablement à ce collectivisme, dont les bases sont religieuses, et qui reste toujours latent dans un peuple pour lequel […] la notion romaine de propriété et le droit bourgeois sont demeurés lettres mortes. ».[58] En bref, le peuple partageait la même représentation du pouvoir que ses élites.
On ne saurait dire mieux ce que le vieux Platon avait déjà compris des sources de la tyrannie dans la démocratie égalitariste ! Plus encore, on saisit combien le syncrétisme léniniste sut accorder la tradition russe à l’ère de la figure du Travailleur de la mobilisation générale en gestation telle que la préfigura Ernst Jünger dans son célèbre ouvrage, Der Arbeiter.[59] C’est là, me semble-t-il, la clef de sa fortune momentanée.
C’est à cet idéalisme là et non à celui, réel certes, mais différent, proposé par Marx, que nous avons affaire lorsqu’il est question de la Russie, et qui s’est effondré. En d’autres mots, c’est cette transcendance qui s’est évanouie bien avant que Mikhail Gorbatchov n’en signe l’acte de décès, comme si le Parti-État moribond, et maintenu par acharnement thérapeutique en survie artificielle depuis la fin des années 1970, avait eu besoin d’autoconfirmer officiellement sa mort :
— Sache-le, tu n’es plus, aurait en quelque sorte proclamé le dernier secrétaire général du Parti ! Il y a belle lurette que, pour les élites, l’American way of life avait remplacé le télos de la nouvelle Jérusalem léniniste.

Surprenante aventure que celle du léninisme qui, voulant écarter la transcendance, ne fait qu’en restaurer une version, plus ambiguë que celle de Marx en ce qu’elle affirmait donner les armes d’une praxis et la force d’une morale transcendante, permettant d’accomplir sa vérité dans le temps d’une vie d’homme. Cette transcendance se subsume en un mot-concept, le prolétariat-idée, source d’une vérité absolue et générale, sorte de nouvel impératif catégorique devant lequel tout doit plier, y compris le réel qui n’en finit jamais de le démentir, voire de le dénier. Il est source du Vrai, du Bon et du Beau. Le Vrai se rapporte directement à l’origine économique indiscutable de sa création — voilà qui maintient la fidélité à Marx, le Père fondateur, et l’ancre dans le moderne ; le Bon parce qu’il permet d’assumer le devenir général du moderne, et par là même sa vocation universaliste ; le Beau en ce qu’il se montre dans les incarnations idéales du prolétariat-idée, sous l’égide d’une mimésis qui a pour nom réalisme socialiste. J’y reviendrai.
Dans le léninisme le prolétariat-idée est une entité qui, en raison de son statut onto-théologique devra trouver à s’incarner comme achèvement de l’histoire humaine, comme apocalypse de l’Histoire ouvrant l’homme à la fin de la nécessité, à sa seule et unique vérité, à sa transparence à lui-même. Partant du prolétariat-idée, il faut donc lui donner corps, en d’autre mots le réaliser. C’est pourquoi le régime communiste à plein rendement sera l’apogée de cette volonté de réalisation qui magnifie la puissance et élimine la liberté. Partant du prolétaire-idée, il engendrera la poiésis du prolétaire réel. Or, pour faire du prolétaire réel, il faut faire de l’industrie ; et, faisant de l’industrie, il faut arracher le pays à son archaïsme paysan afin de soumettre la société aux détermination de l’usine, c’est-à-dire à un rythme de vie, à une temporalité dont la logique immanente n’est autre que la gestion, la programmatique et l’organisation de la techno-science. C’est dans ce processus réel, soumis au prolétariat-idée comme onto-théologie et téléologie du politique, que fut signée la chute du communisme russe.
En effet, plus encore que chez Marx, la version bolchevique du communisme instaure, à partir de l’analyse économique qui saisit le prolétaire réel en Europe occidentale, un prolétaire-idée universellement russe, qui fait fonction d’impératif catégorique et donc de valeur éthique collective du politique. Désormais, l’économique se tiendra sous les décrets de la transcendance politique :
« Le marxisme remanié et refondu par les Russes proclame le primat du politique sur l’économique, la force qu’a le pouvoir de modifier à son gré la vie économique du pays. »[60]
Voilà le maître mot, la politique domine l’économique, quand le fond de la théorie des classes sociale s’est appuyée sur une analyse économique. C’est pourquoi, quoique le pouvoir bolchevique lançât de gigantesques programmes d’industrialisation, la logique de sa démarche était essentiellement politique et sociale.

l’avant-garde et le prolétaire

Il faut alors admettre que les débats, les controverses et les conflits qui occupèrent la sphère des arts dès l’aurore de la révolution pourraient paraître dérisoires face au gigantesque procès d’acculturation occupant toutes les énergies de la société russe. Néanmoins, leurs enjeux sont essentiels si l’on se souvient que ces mêmes avant-gardes visaient aussi à une transformation radicale, non seulement des formes esthétiques, mais de la société en sa totalité. Elles aussi manifestaient un « totalisme » qui n’est pas étranger à celui que Berdiaev relève chez les bolcheviques en tant qu’héritiers des révolutionnaires populistes.
Ces débats sur l’art et la politique, commencés dès la Révolution, expriment parfaitement la double fonction entretenue par l’esthétique dans des esprits habités d’un « totalisme » messianique : fond et prétexte simultanément, ils préfigurèrent la lutte des années 1930 dans le Parti-État, entre les nouveaux représentants autorisés du peuple-masse et les élites artistiques. Lutte fratricide, car l’enjeu commun des avant-gardes et du réalisme héroïque, puis socialiste, n’était autre que la captation du discours sur le prolétaire-idée, sur la lutte des classes et la culture de masse. Le problème se posait ainsi : comment reconnaître ceux d’entre les protagonistes qui étaient le plus aptes à parler au nom du peuple-masse en voie de prolétarisation, et comment le représenter ? Dans ce pays peuplé pour l'essentiel de paysans archaïques ou fraîchement urbanisés, l’enjeu était celui-là même du pouvoir.
L’erreur des avant-gardes les plus radicalement modernes c’est d’avoir confondu (plus encore que les politiques, capables de revirement subits pour tenter de conjurer les impasses tragiques où menaient leurs décisions) la société réelle avec un prolétariat-idée. Les avant-gardes présupposaient que le peuple-masse avait parcouru, en synchronie avec elles, des chemins identiques, et qu’ainsi il était prêt à rejeter tout son passé. Or, l’acculturation n’est pas rejet total du passé, mais syncrétisation, souvent douloureuse, entre des traditions et un nouvel ordre des choses que le peuple-masse simultanément subit comme contrainte et contribue à mettre en mouvement. L’erreur des avant-gardes russes est aussi l’héritière d’une tradition russe, celle des nihilistes populistes de la fin du siècle précédent avec leur mot d’ordre : aller au peuple afin de bouleverser de fond en comble ses habitudes, ses pensées, afin de l'engager à bâtir un monde nouveau.[61] Ce mouvement fut un échec, hors de la sphère esthétique, celui des avant-gardes aussi. En dépit de l'étroite alliance initiale entre la révolution politique et les avant-gardes, ce furent les peintres héritiers du naturalisme social, les futurs zélotes du réalisme socialiste, qui, en proposant un alphabet esthétique accordé à la nouvelle société, tirèrent les marrons du feu.
Dès la fin de la guerre civile, en 1922, l'Association des artistes révolutionnaires (A.Kh.R.R.) proclame son credo :
« Face à l'humanité notre devoir civique est d'établir, d'une manière artistique et documentaire, l'impulsion révolutionnaire de ce grand moment historique. […] En reconnaissant une continuité dans l'art et en nous reposant sur l'état contemporain du monde, nous créons ce style du réalisme héroïque et posons les fondations universelles de l'art futur, l'art d'une société sans classe. »[62]
Deux ans plus tard l'A.Kh.R.R., dans une langue de bois inimitable, dénonce « le prétendu gauchisme » des artistes d’avant-garde comme l'expression « de leur substance décadente petite-bourgeoise et pré-révolutionnaire qui se manifeste par leur tentative de transporter les formes fracturées de l'art occidental — essentiellement français (Cézanne, Derain, Picasso) — sur un sol étranger tant du point de vue économique que psychologique. ».[63] On le constate, c’est celui qui le dit qui l’est. Le nationalisme petit bourgeois montre le bout de son nez !
Assumer le legs critique du passé, la continuation d'une peinture figurative mimétique tendue vers le nouvel idéal social, l’héritage magnifié du naturalisme social national, tout est déjà dit sauf le nom : « réalisme socialiste ». Vingt-quatre ans plus tard, Jdanov, sans imagination, ne fera que reprendre les thèmes et les expressions de cette déclaration inaugurale. C'est donc le conflit interne (ou la contradiction essentielle) de la Révolution russe qui apparaît au cœur des débats esthétiques ; et ce, non pas en termes de « trahison » selon les critiques formulées par ceux qui pensaient son devenir en relation avec le marxisme de Marx (Istrati, Serge, Souvarine, Trotski), mais le conflit entre la modernité politico-philosophique dont elle décore sa rhétorique — la Weltanschauung singulière et irréductible des expériences historiques qui nourrissaient la pensée de Marx et de ses héritiers occidentaux — et la société syncrétique qui s’engendrait en se confrontant à la tradition russe. Une fois encore, la réalité, ici le peuple, y compris dans ses souffrances indicibles, corrigeait une modernité qui, appliquée dans sa pureté théorique, l'eût laissé démuni de toutes références, hormis celle des machines et des formes épurées du suprématisme et du constructivisme.
En effet, constructivistes et suprématistes d’une part, figuratifs du réalisme héroïque de l’autre, vouent le même culte à la technique et lui attribuent les mêmes vertus positives avec lesquelles réaliser l’accomplissement d’un monde nouveau et meilleur.[64] La différence — la contradiction et le conflit — se joue dans le champ de ce consensus : les premiers se présentent comme les maîtres des fondements métaphysiques de la technique — le Carré noir en serait l'essence outrepassant les axiomes scientifiques —, tandis que les seconds, s’appuyant sur la version la plus mécaniste du marxisme, une dialectique simpliste entre l’infrastructure et la superstructure, s'attribuaient le rôle de serviteurs de l'expression du monde nouveau sous l’égide et le contrôle du Parti. C’est ici, dans cet insoluble conflit, que se tiennent les arguments qui serviront à légitimer le réalisme socialiste, à la fois comme iconographie de la téléologie du bonheur terrestre et comme reflet de son accomplissement.
Remontons le cours du temps pour saisir à la fois combien la contradiction est originelle d’une part et, de l’autre, combien le rôle et le statut attribués à la technique sont identiques parmi les divers groupes d’artistes prétendant créer une peinture authentiquement révolutionnaire. Commençons par rappeler les propos de l’A.Kh.R.R. sur les rapports entre l'industrie et l'art pictural :
« […] il est devenu évident pour l'artiste de l’A.Kh.R.R. que l'usine, le chantier, l'ouvrier, l’électrification, le héros du travail, les chefs de la révolution, la nouvelle vie des paysans, l'Armée rouge, le Komsomol et les Pionniers, la mort et les funérailles du chef suprême de la Révolution, que tout cela est habité d'une nouvelle couleur, d'un pouvoir sans précédent et d'une violente fascination qui exigent une nouvelle interprétation des formes synthétiques et des structures de composition ; en bref, tout cela contient l’agrégat des conditions dont l'exécution régénérera tant la peinture de chevalet que la fresque monumentale. »[65]
La mimésis traditionnelle est transmuée ; on ne quête plus la perfection d’une Nature engendrée par un Démiurge ou un Dieu quel qu'il soit, mais celle produite par des actions humaines qui modifient cette même Nature et le devenir humain au sein de ces mutations. En bref, avec ses acteurs collectifs et ses héros, l'Histoire occupe la place centrale du sujet — la peinture académique du XIXe siècle s’y était déjà amplement adonnée. Il suffira donc de mettre en scène des ouvriers au travail, des membres des organisations communistes, les chefs, pour être un véritable artiste révolutionnaire ! Le prolétariat dans son anonymat, dans ses multiples activités productrices et dans les actes politiques qu'on lui attribue, s'est mué en idéal esthétique au service de l'imagerie du Parti-État gestionnaire de sa propre puissance. Si la thématique est proche de celle du Proletcult, ce qui a changé c'est précisément le statut des relations entre le prolétariat et l'art. Dans la conception de l'A.Kh.R.R., le peintre retrouve le statut séparé de l'artiste propre à la culture bourgeoise par ailleurs dénoncée ; chez l'activiste du Proletcult, il faisait partie intégrante du monde du travail sans rompre pour autant avec le passé. Aleksander Bogdanov énonce de la manière la plus épurée cette théorie de la nouvelle pratique artistique :
« […] l'esprit de cet art (le Proletcult) est le collectivisme du travail.
[…] le prolétariat doit accepter les trésors de l'art ancien* dans la lumière de sa propre critique et cette nouvelle interprétation révèlera leurs principes collectifs cachés et leur signification organisationnelle. […] le transfert de ce legs doit être entrepris par les critiques prolétariens ».[66]
Ici l'artiste, radicalisant l’option de Lénine, adopte une position néoplatonicienne par laquelle il « révèle » la vérité cachée derrière les représentations anciennes, vérité qui, de longue date, avait préparé la présente époque révolutionnaire. Attitude métaphysique, fondant à la fois l’histoire politique et l’histoire esthétique, qui présuppose une vérité et une seule, approchant la logicité des démonstrations dans le cadre défini a priori par la Transcendance révélée. Bogdanov l'explicitera deux ans plus tard, en 1920 :
« Les chemins de la création prolétarienne, qu'elle soit technologique, socio-économique, politique, domestique, scientifique ou artistique représentent une sorte de travail et, comme le travail, elle est faite d'efforts humains afin d'organiser (ou de désorganiser).
[…] Il n'y  a pas et ne peut y avoir une nette délimitation entre la création et le travail ordinaire. *
[…] La création est la forme de travail la plus élevée et la plus complexe. C'est pourquoi ses méthodes viennent du travail.
Le vieux monde n'a pas conscience de la parenté entre la nature sociale du travail et la création, ni de leur connexion méthodologique. La création y était habillée de fétichisme mystique. »[67]
Plaidoyer pour l'unité prolétarienne de l’ancien et du nouveau mondes grâce à la découverte de la vérité gisant dans l’art ancien : art et technique procédant d'une même démarche créatrice et d’une même essence, l'artiste révolutionnaire, maître initié, se borne à les unifier en une sorte de nouvelle techné. Il y a là, on le concédera, une relecture anachronique de la modernité.
« […] Dans le travail ‘physique’, ce sont les objets matériels qui sont combinés ; dans le travail ‘spirituel’, les images sont combinées.
[…] Les méthodes de la création prolétarienne sont fondées sur les méthodes du travail prolétarien, i.e. le type de travail qui caractérise l'ouvrage des ouvriers de l'industrie lourde.
[…] L'unification des éléments dans le travail ‘physique’ et ‘spirituel’ permet la transparence manifeste et sans masque du collectivisme dans sa forme actuelle. Le premier aspect dépend du caractère scientifique de la technologie moderne, en particulier du transfert de l'effort mécanique aux machines ; le travailleur devient de plus en plus ‘maître’ d'esclaves d'acier, pendant que son propre travail se transforme de plus en plus en effort ‘spirituel’ — concentration, calcul, contrôle et initiative, […] l'uniformité objective et subjective du travail augmente et supprime les divisions entre travailleurs. […] le travail devient ainsi la base de la camaraderie, c’est-à-dire du travail consciemment collectif.
C'est pourquoi les méthodes du travail prolétarien se développent à la fois vers un monisme et un collectivisme […] cette tendance contient les méthodes de la création prolétarienne. »[68]
Fascinante volonté d’imposer la domination de la techno-science ; sorte de réinvestissement radical de l'idéologie du progrès technique comme garant du progrès « spirituel ». Pour reprendre le mot de Bogdanov, l'unité de la science de la technologie ordonne l'unité du monde, y incluant son activité la plus élevée, la création artistique. Demeurant au sein d’un platonisme quasi parfait, Bogdanov renverse l’échelle traditionnelle des valeurs des diverses activités humaines : la rationalité de la techno-science devient ainsi la valeur suprême puisqu'elle libère l'homme et l’ouvre aux activités « spirituelles », certes plus complexes, qui en procèdent. Dans cette exaltation du travail productif se fonde un culte dont la divinité tutélaire n’est autre que la techno-science. Reprenant au profit du prolétariat-idée la croyance de la bourgeoisie en la religion moraliste du progrès, le Proletcult salue les effets salutaires du travail industriel et le caractère essentiellement éthique de la technologie : ensemble ils s’ouvrent au collectivisme consciemment assumé, auquel le travail de l’artiste doit répondre parce qu’il procède d’une même essence et de mêmes méthodes. Ainsi accompli, le collectivisme issu du travail productif et de son organisation scientifique transformera du tout au tout et le travail lui-même et le statut de l’artiste. Jamais l’aliénation à la technique n’avait été aussi puissamment argumentée et dissimulée sous les argument d’un Gesamtkunstwerk :
« […] Le collectivisme conscient transforme la totalité de la signification du travail de l’artiste et lui donne de nouveaux stimuli. L’ancien artiste regarde la révélation de son individualité dans son travail ; le nouvel artiste comprendra et sentira qu’à travers son travail il crée une totalité grandiose — le collectivisme.
[…] De la réalisation consciente du collectivisme dépendra la compréhension mutuelle du peuple et de ses engagements émotionnels. Cela permettra un collectivisme spontané dans la création, qui se déploiera à une échelle inconnue auparavant…
Dans l’art du passé, comme dans les sciences, il y a beaucoup d’éléments collectivistes cachés. En les dévoilant, les critiques prolétariens offrent la possibilité d’assimiler le meilleur de l’ancienne culture dans une nouvelle lumière qui, de ce fait, ajoute à sa valeur. »[69]
Ce texte écarte la théorie de la mimésis au profit d’un platonisme attardé, où la Révolution n’arase pas le passé, mais engendre la révélation d’une seule vérité, celle qui permet de déterminer, avec une précision mécanique, ce que ce même passé avait préparé de longue date. Il y a là une vision de l’accomplissement du sens de l’Histoire en tant que devenir unique et univoque préparé dès l’origine, dans une version trivialisée de la pensée hégélienne : le présent devenant l’unique mesure, l’histoire se résume  au parachèvement d’un modèle originaire.
Le discours des artistes sur les arts et la politique a préfiguré l’ambiguïté des intentions de la Révolution, quand son devenir, d’abord incertain, laissait encore ouvertes plusieurs options. A présent, le moment est venu de relire les textes des artistes qui se présentaient au peuple comme les révolutionnaires les plus radicaux, pour, peu à peu, voir émerger le contenu éminemment petit-bourgeois (des classes moyennes, selon nos critères) des idéaux de la société réelle accouchée par la Révolution. Cependant, quelles que furent les options de chaque artiste (et certains les choisirent successivement selon leurs convictions, leur courage ou leur opportunisme), il s’agissait toujours de parler au nom d’un sujet devenu, après la guerre civile, muet et perçu par la bureaucratie et les élites comme la nouvelle classe dangereuse, le peuple-masse livré aux aléas d’une expérience politique et sociale tragique.
C’est pourquoi, dès 1918, ceux qui regardaient la Révolution comme l’incarnation d’un bouleversement déjà préfigurée par les avant-gardes nous permettent de saisir l’équivoque tragique de la révolution d’Octobre. Chez eux, aucune nouvelle signification révolutionnaire ne peut surgir de l’art ancien, car seules les avant-gardes, Est et Ouest confondus, avaient su montrer les signes annonciateurs des temps nouveaux. La mutation des formes n’y rend pas compte de la décadence d’un capitalisme épuisé, mais, au contraire, de la mise à nu des éléments annonciateurs de cette nouvelle époque. En leurs diverses guises, les artistes des avant-gardes se pensent et se présentent comme les authentiques accoucheurs du monde nouveau : El Lissitsky attribua ce rôle essentiel à Malévitch ; Natan Altman, quant à lui, l’étendra à tout le futurisme.
« Pourquoi est-ce seulement le futurisme révolutionnaire qui avance sur les pas de la révolution d’Octobre ?
[…] ceux qui nous dénigrent refusent au futurisme sa qualité d’art révolutionnaire qui brise les anciennes limites et en ce sens se rapproche de l’art du prolétariat. Nous assumons qu’il y a un lien profond entre le futurisme et la création prolétarienne*.
Le peuple, naïf en ce qui concerne l’art, incline à regarder n’importe quel dessin, n’importe quelle affiche sur lesquels un travailleur est dessiné comme un travail d’art prolétarien.
L’art qui dépeint le prolétariat ressemble autant à l’art prolétarien que l’extrême droite entrée au Parti, laquelle, montrant sa carte, croit afficher ainsi qu’elle est communiste.
[…] comme toute chose que le prolétariat crée, l’art prolétarien sera un art collectif […].
Une image futuriste vit une vie collective selon des principes identiques à ceux qui président à la création totale du prolétariat.
[…] Tel le vieux monde, le monde capitaliste, les œuvres de l’art ancien vivent une vie individuelle.
Seul l’art futuriste est construit sur des bases collectives. Seul l’art futuriste est dorénavant l’art du prolétariat. »[70]
Version radicalisée du Proletcult. Nous sommes toujours au sein de l’illusion du Gesamtkunstwerk, où l’artiste, toujours soumis à l’individualité de son geste créateur, croit à la vertu des mots pour engendrer une symbiose harmonieuse entre son travail original et le labeur répétitif de l’ouvrier. Pendant un court moment le Parti laissera faire, pour, peu à peu, éliminer cette concurrence.

de l’illusion métaphysique

Dès l’origine, entre les avant-gardes et la Realpolitik du Parti, et malgré une alliance de circonstance — “tactique” selon la terminologie léniniste — il y a un divorce latent. Cette lecture s’est attachée à le montrer sans forcer les textes.
Le triomphe du réalisme socialiste doit être compris non pas comme la défaite de la démocratie, mais comme l’échec du Gesamtkunstwerk des avant-gardes, incapable de répondre aux attentes des nouvelles élites du peuple-masse. Celles-ci souhaitaient les images idylliques d’un devenir promettant toujours mieux que les piètres résultats éprouvés dans la vie quotidienne et non la représentation d’une techno-industrie pacifique qui, de fait, broyait la société populaire traditionnelle et une partie des nouveaux ouvriers. Dans l’horizon du messianisme attribué au prolétariat-idée (et du Jugement dernier qu’il accomplira), les élites politiques — l’avant-garde du prolétariat, dont la théorie léniniste assumait qu’elles étaient l’incarnation même — attendaient les images de la nouvelle Jérusalem qu’elles commandaient au peuple de bâtir chaque jour. C’est pourquoi, hormis l’élimination des groupes sociaux archaïques et récalcitrants au modernisme, on peut entendre les purges des groupes dirigeants et des élites techniques comme une manière violente et non-institutionnelle d’assurer le renouvellement rapide des aspirants aux privilèges grâce auxquels pouvait se maintenir vivante la croyance en cet accomplissement toujours différé, toujours en devenir. Aussi, lorsque Groys décrit le réalisme socialiste comme le résultat d’une « pseudo-mimésis qui masque une lecture idéologique, « hiéroglyphique », où « ce camouflage constitue l’essence même de l’opération idéologique accomplie par le réalisme, qui présente l’idéal comme déjà existant. »[71], se prend-il au piège qu’il prétend lever parce qu’il refuse d’entendre l’acquiescement du peuple-masse. Fût-il silencieux ou rebelle, le peuple-masse croyait à l’image de cet accomplissement. Groys est-il sourd à cet acquiescement ? Non, il le nie.[72] Car, si pour l’interprète au regard éloigné, l’idéal n’est jamais au rendez-vous, en revanche, fût-ce sous l’empire d’une illusion de la présence, pour le sujet de la croyance la présence est toujours présence incarnée. L’enquête tardive faite en Hongrie et rappelée au début de ce chapitre détient au moins une vertu, celle de nous apprendre quelles furent les images qui firent rêver le peuple-masse.
Croyance sécularisée en la Jérusalem céleste accomplie sur Terre, l’idéal est là, à portée de main, garanti par la nouvelle Transcendance. Toutefois, le triomphe du réalisme socialiste sur les avant-gardes peut aussi être lu de manière plus radicale si l’on s’attache à la chronologie. Imposé, après bien des débats et des hésitations au lendemain des années 1930 ; repris ensuite avec plus de vigueur par Jdanov après l’interlude de la « Grande guerre patriotique contre le nazisme », le réalisme socialiste devient dogme et canon au moment où l’enthousiasme révolutionnaire fait long feu. De fait, il doit être entendu comme la signature impensée de la fin de l’utopie révolutionnaire. Bien que toujours en danger, au bout du compte (et de sacrifices immenses), l’idéal dégradé en consommation et en loisirs s’accomplissait peu à peu, banalement, pour des fractions urbanisées de plus en plus importantes de la société[73], qui s’attachait à en gérer au jour le jour les bienfaits.
Pour tout le monde — les aspirants aux privilèges bureaucratiques du Parti, les élites gestionnaires quotidiennes du pouvoir et de la puissance, les exploités des sacrifices permanents, rêvant d’un minimum de mieux-être au bout de leur vie misérable — les avant-gardes et leurs conceptions de la révolution permanente et totale étaient devenues très tôt dangereuses. Voilà pourquoi le discours révolutionnaire bolchevique s’est très vite transformé en rhétorique du seul pouvoir du Parti et de ses élites ; voilà pourquoi, le réalisme socialiste comme iconographie ne laissant place à aucun doute interprétatif — sans symboles polysémiques —, convenait parfaitement pour présenter et re-présenter au peuple-masse sa prétendue victoire. On assiste ainsi au triomphe de la peinture à thème qui justifie l’« égalité des genres » : portraits et tableaux des pères fondateurs et des chefs politiques demeurés dans le panthéon de l’orthodoxie, le disputent aux représentations qui « actualisent l’histoire, héroïsent le quotidien », celles qui mettent en scène l’individu anonyme dans ses fonctions productives — le stakhanoviste, le kolkhozien —, dans ses rôles politiques — le pionnier, le komsomol, le secrétaire du parti ou du syndicat pendant une réunion ; on trouve encore les illustrations de la piété familiale, celles de la mère attendant un lettre de son fils au front, du soldat, héros anonyme au moment où il se lance à l’attaque, du partisan au milieu des paysans, des retours idylliques à la paix villageoise.[74]

Mais il y a plus abyssal encore. Ce serait faire montre d’une ignorance coupable que de croire que ce modèle idéal de la société soviétique s’est effondré au cours des années 1970-1980. Le dogme du réalisme socialiste s’intensifie et s’impose au fur et à mesure qu’à la véritable utopie léniniste, celle du monde nouveau à bâtir, se substitue l’idée de rattrapage d’un modèle accompli qu’il convient d’améliorer. En d’autres mots, le réalisme socialiste devient dogme officiel dès lors que l’U.R.S.S. se donne pour but de faire mieux que les États-Unis d’Amérique. Or ce but, qui situe avec précision le lieu où se tient le fondement de l’idéal, n’apparaît pas à la fin des années 1950, lors de la célèbre visite de Khrouchtchev aux Etats-Unis : il est avancé dès les années 1920, et se maintiendra pendant les années de plomb du stalinisme ; en bref, il hanta toujours, tout à la fois positivement et négativement, et les dirigeants et le peuple-masse.
« Civilisation ! Machines ! Abécédaires ! Radio ! Darwin ! On méprise l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est Dieu, mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser électrique, l’hygiène et les adductions d’eau. Ce qu’on veut c’est une technique de production parfaite. Or la conséquence immédiate de tous ces efforts, c’est une adaptation inconsciente* aux valeurs de l’Amérique. Et c’est le vide intellectuel et moral. […] C’est-à-dire la spiritualité américaine, fraîche, innocente, hygiénique, rationnelle et rompue à la gymnastique sans l’hypocrisie d’un sectarisme protestant, mais avec la piété bornée d’un communisme strict.** »[75]
Pour préciser la dimension du phénomène, je compléterai la description de Joseph Roth par celle de Victor Boret, rédigée sept ans plus tard, pendant la collectivisation et les premières grandes purges :
« Le goût de l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici installé dans la Russie des Soviets […]. Ajoutons que les conditions qui président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de l’Amérique.
[…] une chose diffère cependant, l’esprit, l’animus qui inspirait les dirigeants américains et l’esprit d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[…] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un mauvais pastiche* […] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan quinquennal, ils dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement leur point de repère dans la course au progrès. »[76]
Pourquoi un pastiche quand tout, en apparence, suit la voie d’une industrialisation massive et rapide, copiée sur des modèles déjà éprouvés ailleurs ? Une fois encore, le réalisme socialiste nous aidera à mieux comprendre cette remarque. C’est en lui et avec lui que nous saisissons le rôle joué et par l’histoire comme utopie du social et par le prolétariat comme transcendance accomplissant cette utopie dans ce que Moshe Lewin nomme la « nouvelle piété russe ». Sous l’empire de cette croyance, les Soviétiques crurent pouvoir dominer le déploiement de la technique qu’ils avaient eux-mêmes contribué à radicaliser. En revanche, c’est cette nouvelle Transcendance qui leur a fait confondre l’industrialisation pharaonique avec cet accomplissement.  Les Russes construisaient barrages et usines avec la même foi qu’au Moyen-âge les princes, les évêques, les artisans et le peuple bâtissaient cathédrales et basiliques : pour l’éternité. Sous  l’égide de la nouvelle Transcendance, sous le sceau de sa garantie pérenne, ils apposèrent une signature métaphysique à ce qui n’était, comme en Amérique, qu’un instant éphémère dans le mouvement de l’innovation techno-scientifique et dans l’accumulation du capital. C’est pourquoi tout observateur a pu noter la négligence de l’entretien, le souci du produire pour le produire au détriment du parfaire, en bref, la présence de l’objet industriel comme garantie de la destinalité de l’Histoire, comme réalisation du Beau, du Bon et du Vrai. C’est pourquoi, contre toute réalité, les communistes pouvaient affirmer avec conviction de la présence immédiate de l’idéal et de son incarnation achevée. Le travail iconographique du réalisme socialiste ne visait qu’à mettre en images cette réalité objectale, pour l’idéaliser en accomplissement éternel du bonheur social.
Or, soumis à la seule domination de l’immanence de la technique et du capital qui consubstantiellement lui appartient — d’aucuns le savent — les instruments industriels se dégradent, exigent d’être détruits pour que de nouveaux outils les remplacent. Non seulement le réalisme socialiste faisait accroire la pérennité de l’éphémère, mais pis, garantissait, jusqu’à l’absurde, la multiplication éternelle de monuments industriels élevés à la gloire de la fin de l’histoire. Le réalisme socialiste n’a fait qu’en exposer la vérité ; les avant-gardes le souhaitaient aussi, mais dans un langage ésotérique pour le peuple-masse qui, dans les larmes et le sang, s’acculturait aux contraintes de cette nouvelle façon d’être-au-monde, étendue à un nouveau monde. Leur défaite n’est en rien celle d’une quelconque démocratie, mais celle de l’utopie d’une mince élite, pour qui concepts et formes étaient plus réels que la réalité qu’elle pensait maîtriser et dominer. En dépit de leurs discours sur le peuple, les artistes d’avant-garde furent ce que les artistes sont toujours, surtout les plus grands, des visionnaires inspirés, vivants aux marges de la société, dont les commentaires politiques et scientifiques étaient empreints d’une naïveté confondante. Or l’inclination totalitaire du système soviétique ne pouvait accepter les marges qu’à une seule condition : qu’elles n’empiétassent point sur ses terrains d’élection, la politique et l’économique. Dès lors que les avant-gardes lancèrent en direction du peuple-masse des arguments sociaux et politiques concurrents, et souvent plus radicaux que ceux avancés par le Parti, leur sort funeste fut scellé.

A présent, unis dans la grande réconciliation capitaliste de la culture, avant-gardes et réalistes socialistes appartiennent à l’histoire de l’art. Leurs œuvres s’achètent, se vendent, occupent les cimaises des musées[77]. En Russie, avec retard certes, comme ailleurs de par le monde, le Kapital a triomphé. Comment pouvait-il en être autrement dès lors que du passé trop peu voulurent faire table rase ?


* Cet essai réunit et développe deux articles parus successivement, le premier sous le même titre dans La part de l’œil (n° 12, Bruxelles, 1996), le second, sous le titre, “Communisme/Postcommunisme. Le conflit des interprétations,Discussion Paper Series, Collegium Budapest, Institute for Advanced Studies, Budapest, 1996.
[1]Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in Croquis de voyage, Seuil, Paris 1994, p. 222. (Reisebilder, Köhln 1976). Reportage originellement publié le 23 novembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[2] Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche, Koesel Verlag, Vienne, 1955 (En français, Dits et contredits, Champ libre, Paris, 1975).
[3]Cependant, il convient de souligner qu'aucun portrait de chef politique n'y était exposé.
[4]György Aczél, Culture et démocratie socialiste, Éditions sociales, Paris 1971.
Béla Köpeczi, Trente années de la culture hongroise. Une révolution culturelle, Corvina Kiadó, Budapest 1982.
[5]Cf., numéro spécial, « Penser l’Union Soviétique. Nouvelles interprétations du ‘stalinisme’ », Revue d’études slaves, Tome 64, fasc. 1, Paris 1992.
Numéro spécial, « Histoire politique, mythes et représentations. »,in Revue d’études slaves, Tome 65, fasc. 4, Paris 1993.
[6]Béla Köpeczi, op. cit.
[7]Ce courant, à la fin des années 1960, reprenant le travail de Jasper Johns et d’Andy Warhol sur les images de la culture de masse, en applique la démarche à la peinture stalinienne sous le nom de soc-art.
[8] Vitaly Komar et Alexandre Mélamide, Staline et les muses, 1981-1982, huile sur toile, 183x137cm. Collection pariculière.
[9] Éric Boulatov, Horizon rouge, 1971-1972, huile sur toile, 140x180cm. Collection particulière.
[10] Jean-Paul Depretto, Les Ouvriers en U.R.S.S. 1928-1941, Institut d’études slaves, Paris, 1997, p. 133.
[11]Joseph Roth, op. cit., in « La ville se rend au village », p. 235. Reportage originellement publié le 12 décembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[12] Les Ouvriers en U.R.S.S., ibidem., p. 133.
[13]Hervé le Bras, « État et démographie », in Revue des études slaves, Tome 66, fasc. 1, Paris 1994. N° spécial : Premières Journées d’études en sciences sociales de l’IRENISE.
[14]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. Traduit du russe par Édith Lalliard. (Publication originale, Gesamtkunstwerk Stalin, Carl Hanser, Verlag München, Wien, 1988, traduit du manuscrit original en russe).
[15]Walter Benjamin, Journal de Moscou, L'Arche, Paris 1983, p. 81. (Édition originale, Moskauer Tagebuch, Surhkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1980). *C’est moi qui souligne.
[16]Joseph Roth, op. cit., p. 290, in « De l’embourgeoisement de la révolution russe ? ».
[17]Op. cit., pp. 290-291 et 293. *C’est moi qui souligne.
[18]Ibidem., pp. 235-236. *C’est moi qui souligne. Cette remarque de Joseph Roth peut être étendue à tous les pays d’Europe centrale et orientale où le communisme triomphant se trouva confronté à une société profondément rurale, y compris dans nombre de ses aspects de vie quotidienne urbaine.
[19] « The Social Background of Stalinism », in Stalinism : Essays in Historical Interpretation, ed. par Robert C. Tucker, New York, W. W. Norton & Co, Inc., 1977. En français, « L’arrière-plan social du stalinisme », in Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris 1987, chap. XI. Pour la répression contre les ouvriers, cf. Jean-Paul Depretto, op. cit., p. 316 ; voir aussi les témoignages d’ouvriers consignés tout au long de l’ouvrage d’Anton Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, tome I, Gallimard, Paris, 1938, tome II, Iles d’Or, Paris, 1950. La seconde édition rassemblant le tout en un seul volume est éditée chez Champ libre, Paris, 1977.
[20]Pierre Pascal, La Religion du peuple russe, L’Åge d’Homme, Lausanne 1973, p. 48.
[21]Nicolaï Volkov, La Secte russe des castrats. Précédé de communistes contre castrats (1929-1930) par Claudio Sergio Ingerflom, Les Belles lettres, Paris 1995.
[22]Op.cit., p. LX. *C’est moi qui souligne.
[23]Moshe Lewin, op. cit., p. 379.
[24]Citée in Panaït Istrati, Vers l'autre flamme. Soviets 1929, Rieder, Paris 1929, pp. 11-13.
[25]Lénine, Écrits sur l'art et la littérature, Éditions du progrès, Moscou 1978. Cité par Irène Semenoff-Tian-Chansky, Le Pinceau, la faucille et le marteau. Les peintres et le pouvoir en Union soviétique de 1953 à 1989, Institut d'études slaves, Paris 1993, p. 49.
[26]Anatolii Lounatcharski, « Theses of the art Section of Narkompros and the Central Committee of the Union of Art Workers Concerning Basic Policy in the Field of Art », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism. Edited by John E. Bowlt, Thames and Hudson, seconde édition, Londres, 1988, p. 184.
[27]Cité in Le Pinceau, la faucille et le marteau, op. cit., p. 49.
[28]Cité in Elizabeth Valkenier, Russian Realist Art. The State and Society : The Peredvziniki (Les Ambulants)and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor 1977, p. 169. * C’est moi qui souligne.
[29]Moshe Lewin, op. cit., p. 382.
[30]*Tous ces peintres furent membres du groupe des Ambulants.
[31]Cité in Boris Groys, op. cit., p. 40, Cf., note 35, p. 184, la citation est extraite d’un article « Ulutchit’ rabotu tvortcheskikh sojusov », (Améliorer le travail des unions de créateurs) ; cf., Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 181.
[32]Cité par Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 183.
[33]Gábor Tamás Rittersporn, Simplifications staliniennes et complications soviétiques. Tensions sociales et conflits politiques en URSS, 1933-1935, E.A.C. (éditions des archives contemporaines), Paris, 1988. Cf., chap. I, « Société et appareil d’État soviétiques dans les années 1930 : contradictions et interférences », pp. 77-79.
[34]Elizabeth Valkenier, Ibidem., p. 49.
[35] Dziga Vertov, Kino-Eye. The Writings of Dziga Vertov, publié avec une introduction par Annette Michelson (traduit par Kevin O’Brien), Pluto Press, Londres et Sydney, 1984.
[36]Claude Karnoouh, « La fin des avant-gardes et le triomphe du marché », in Adieu à la différence, op. cit.
[37]El Lissitsky, « Suprematism in World Reconstruction » in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism. Edited by John E. Bowlt, op. cit., p. 153.
[38]El Lissitsky, op. cit., p. 158.
[39]Ibidem., p. 158.
[40]Ibidem., p. 159.
[41]En 1917 le Parti compte 23.000 membres, en 1921, 576.000, en 1933, 3.555.938. Source, M. Lesage, Les Régimes politiques de U.R.S.S. et de l’Europe de l’Est, Paris, 1971.
[42]Joseph Roth, « Sur la Volga jusqu'à Astrakhan », op. cit., p. 199, (Paru dans la Frankfurter Zeitung, le 5 octobre 1926).*C’est moi qui souligne.
[43] Kasimir Malevitch, « Lénine », in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190 (traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188.
Il est remarquable de souligner que personne parmi les spécialistes français de l’histoire sociale de l’ex-U.R.S.S. ne mentionne jamais l’un des plus remarquables témoignages sur les transformations engendrées par le régime bolchevique dans l’empire soviétique. Cf. Rene Fülöp-Miller, Geist un Gesicht des Bolchevismus, Vienne, 1926, cité dans l’édition anglaise, The Mind and Face of Bolchevisme, New York, 1929. On peut y voir mentionné le premier concert de sirènes d’usines organisé dans une grande ville industrielle le 7 novembre 1922 à Bakou ; l’ensemble était dirigé par une sorte de chef d’orchestre armé de drapeaux et placé sur le toit de l’immeuble le plus haut : « The foghorns of the whole Capsian fleet, all the factory sirens, two batteries of artillery, several infantery regiments, a machine-gun section, real hydroplanes, and finally choirs in which all spectators joined, took place in this performance. » (p. 186).
[44]Victor Boret, Le Paradis infernal (U.R.S.S. 1933), Paris, 1933, p. 68. *C’est moi qui souligne.
[45]Claudio Sergio Ingerflom, op. cit., p. LX. Cf., note 171, p. 164. A. M. Selichtchev, La Langue de l'époque révolutionnaire. Observations sur la langue russe des années 1917-1926, Moscou, 1928, pp. 59-63.
[46] Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris, 1937.
[47] Ibidem, p. 143. On trouvera aussi des éléments de la méditation de Berdiaev sur ce thème dans son Essai d’autobiographie spirituelle (traduction de E. Belenson), Buchet/Chastel, Paris, 1992. Le texte avait été achevé en 1947.
[48] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, op. cit., p. 305.
[49] Nicolas Berdiaev, Source et sens…, op. cit., pp. 144-145.
[50] Ibidem, p. 165.
[51] Loc. cit.
[52] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, Ibidem.
[53] Nicolas Berdiaev, Source et sens… , op. cit., pp. 211-212.
[54] Ibidem, p. 290.
[55]Moshe Lewin voit s’épanouir cette acculturation dans, par exemple, la ruralisation des villes. Cf. op. cit., 311.
[56] Pour entrevoir les effets sociaux de ces transformations économiques « inouïes » qui bouleversent en deux ou trois ans l’organisation sociale de la Russie soviétique, cf. l’article critique de Boris Souvarine, « Le plan quinquennal », in Bulletin communiste, février 1930, Paris.
[57] Nicolas Berdiaev, Source et sens… op. cit., p. 185.
[58] Ibid., p. 191.
[59] Ernst Jünger, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Ernst Klett, Stuttgart, 1981 (première publication, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1932. Traduction française de Julien Hervier, Le Travailleur, Christian Bourgois, Paris, 1989).
[60]Ibid., p. 192.
[61]Ivan Tourguenieff, Terres vierges, Stock, Paris 1930.
[62]« AKhRR. Declaration of the Association of Artists of Revolutionary Russia », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., pp. 266-267
[63]« AKhRR. The Immediate Task of AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All the Artists of the U.S.S.R, 1924 » in op. cit., p. 268.
[64]Notons qu'à la même époque, l'expérience de la Première Guerre mondiale engendrait un mouvement critique à l'égard du culte du progrès réduit au développement techno-insdustriel dont Heidegger sera le plus magistral critique en ce qu'il saura en déterminer l'origine dans l'émergence de la métaphysique. Ce qui demeurera l’impensé radical de toutes les écoles marxistes.
[65]« AKhRR. The Immediate Task of AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All the Artists of the U.S.S.R, 1924 », op.cit., p. 269.
[66]Aleksander Bogdanov, « The Proletarian and Art. 1918 », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., p. 177. *C’est moi qui souligne.
[67]Aleksander Bogdanov, « The Paths of Proletarian Creation. 1920 », in op. cit., p. 179. *C’est moi qui souligne.
[68]Ibidem., pp. 179-180.
[69]Ibidem., pp. 181-182.
[70]Natan Altman, « “Futurism” and Proletarian Art, 1918 », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., pp. 163-164. *C’est moi qui souligne.
[71]Boris Groys, « A la recherche du pouvoir artistique perdu », in L’Art au pays des Soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, N°26, Hiver 1988, Paris, Centre Georges Pompidou.
[72]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, op. cit., p. 13.
[73] Daniel Bertaux et Véronique Garros, Lioudmilla. Une Russe dans le siècle, Instants, Paris, 1998.
[74] Pour une recension complète des genres et des sujets, cf. Antoine Baudin, Les Arts plastiques et leurs institutions. Le réalisme socialiste soviétique de la période jdanovienne (1947-1953). Vol. 1, Peter Lang, Berne, 1997, pp. 141-145.
[75]Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in op. cit., pp. 221-222. * Souligné par l’auteur ; **C’est moi qui souligne.
[76]Victor Boret, op. cit., pp. 85-86. *C’est moi qui souligne.
[77]Cf. le chapitre suivant sur le musée des sculptures réalistes socialiste de Budapest.