mardi 20 juin 2017

Adieu à l’anthropologie. Quelques réflexions sur la disparition de l’altérité radicale

Adieu à l’anthropologie.

Quelques réflexions sur la disparition de l’altérité radicale


 

1- Rappel pour mémoire


Pour aborder ce sujet, il convient, en premier lieu, de rappeler quels furent les premiers défis que l’altérité souleva pour l’Occident, et comment celui-ci s’y confronta. C’est seulement après ce préalable que l’on pourra déterminer la généalogie des phases où s’élabora peu à peu la construction d’un domaine de la connaissance nommé présentement : anthropologie. Faut-il encore le préciser, il ne s’agit pas de l’anthropologie au sens grec du mot anthropos — ce qui a trait à l’homme en général et à lui seul dans son opposition aux dieux et aux Idées. L’anthropologie dont il est ici question (appelons-la par convenance l’anthropologie moderne ou la « science anthropologique ») surgit originellement d’un étonnement sans équivalent devant des êtres ce qui furent perçus comme des hommes totalement et radicalement différents de ceux qui peuplaient tant l’Occident chrétien que l’Orient musulman, voir même les parties de l’Afrique connues dès la plus haute l’Antiquité du vieux monde. En d’autres mots, il s’agit de ce qui apparut aux yeux des Européens de la fin du XVe et du XVIe siècles comment l’altérité humaine radicale. L’avènement d’un événement inouï, la mutation dans la nature de la connaissance de l’autre de la part de l’Occident chrétien, d’un autre vraiment humain et cependant totalement différent du Chrétien européen. Ce n’était ni l’Infidèle connu depuis la conquête arabe, les Croisades et les guerres contre l’Empire ottoman, mais du païen tel que le définit le poète français de la Pléiade, le protestant Clément Marot : il s’agit de tous les peuples qui ne rapportent pas leurs croyances et leur foi aux religions du livre. En découvrant l’Amérique l’Indien est devenu l’Autre-par-excellence dans une situation paradoxale. En effet, bien qu’on l’exterminât les colonisateurs catholiques cherchaient néanmoins à le comprendre en observant minutieusement ses mœurs et ses coutumes, ses langues, puis, en avançant selon une approche plus théorique, en tentant, au fur et à mesure des découvertes, de le comparer dans la synchronie et la diachronie, pour élaborer une sorte de hiérarchie du développement des peuples, c’est-à-dire, dans l’esprit des Lumières pris au sens le plus large, une échelle s’étendant des peuplades les plus éloignées de l’état de la bourgeoisie de l’Europe occidentale jusqu’à celles qui s’en approchaient quelque peu.[1] Ainsi, en trois siècles, au fur et à mesure que s’imposait de manière générale la philosophie du sujet (d’abord, au sens de l’« ego cogitans » cartésien qui détermine le monde objectif/rationnel à la mesure de son doute, puis ensuite à l’aune de l’ego transcendantal kantien, qui détermine la rationalité à tout ce qui est accessible à l’entendement humain), laquelle détermine la vérité de l’objet, se sont construites les bases  d’une science humaine ou sociale à part entière, différente dans démarche pratique de la philosophie, mais s’en originant, que l’on nomma ethnographie (le terme apparaît en1823) puis, anthropologie, au cours du dernier tiers du XIXe siècle.
Pour être historiquement plus précis rappelons que cette fascination simultanément humaniste puis scientifique pour l’homme Autre et néanmoins homme (qui n’est ni le barbare vraiment humain des Grecs, qui ne peut parler aux dieux puisqu’il ne parle pas grec ; ni les monstres, hommes-chiens, animaux à face humaine, têtes à jambes et toutes sortes de démons propres aux représentations des croyances médiévales dans les lieux où régnaient Gog et Magog, le prêtre Jean ou tout autre être merveilleux[2] comme Bosch les illustra à l’aube de la Renaissance), cette fascination est consubstantielle à la conquête de l’Amérique. C’est la raison pour laquelle ces perceptions et leurs nouvelles représentations s’inscrivent dans l’imaginaire du naturalisme retrouvé de la Renaissance…
Il est par ailleurs avéré que depuis les Egyptiens, et avant eux les Sumériens, toute l’histoire des relations antiques du Moyen et Proche-Orient avec l’Afrique renvoie à une certaine familiarité de connaissance comme l’avaient aussi les Grecs et les Romains. Lors des premières expéditions médiévales en direction du Sahara et de l’Afrique noire sub-saharienne, puis, après les voyages portugais le long des côtes de l’Afrique, tout cela mis à nouveau en présence les Européens et Africains, instaurant des relations et des échanges, y compris déjà un commerce d’esclaves antérieur au commerce transatlantique (commerce triangulaire) que les Vénitiens et les Génois avec les Arabes exploitaient fort bien et que les Francs rencontrèrent lors de la Première croisade. Les dernières expéditions portugaises le long des côtes sud-africaines précédèrent de très peu la « découverte » de l’Amérique, mais tant le Berbère que l’Arabe ou le noir qui pouvait être un guerrier ou un esclave étaient des hommes connus de l’Occident depuis l’Antiquité (certaines dynasties égyptiennes étaient noires, venues du haut-Nil soudanais ; parmi les troupes d’Hannibal il y avait des Noirs), et les relations s’étaient poursuivies tout au long du Moyen-Âge. De plus, bien que vu comme des « sauvages » ces peuples noirs étaient bien moins redoutables pour les Européens que les Mongols, les Tartares, les Tatares venus d’Asie centrale et des haut-plateaux de Mongolie. Ces noirs étaient en général des sédentaires (les Boschimans, Hottentots et Pygmées, chasseurs-cueilleurs, étaient inconnus) et venaient de sociétés plus ou moins royales, de puissants patrilignages hiérarchisés, sociétés d’éleveurs ou d’agriculteurs-éleveurs pastoraux, eux-mêmes en contact de longue date avec les hautes civilisations urbaines de la Méditerranée orientale. Il en allait de même en cette fin du XVe siècle pour l’Asiatique ou l’habitant des Indes, de tout ce monde l’Europe en « savait quelque chose ». Ces peuples pouvaient certes surprendre par certains aspects physiques, leurs vêtements ou leur absence de vêtements, par leurs mœurs quotidiennes, toutefois cette surprise avait été, de longue date, intégrée au stock des connaissances européennes. Or, ce qui arriva le 12 octobre 1492 apparut très vite, comme un coup de tonnerre dans cette civilisation européenne qui chercha plus encore que l’Empire romain ou l’Empire des steppes ne le firent, à s’étendre, à outrepasser sans cesse son domaine politique, économique et culturel. Ce jour-là, le jour de la découverte de l’Amérique par Colomb, le monde, c’est-à-dire notre planète a commencé à devenir moderne, se transformant en un seul et même espace unifié de déploiement des communications maritimes, ce qui, cinq siècles plus tard se nommera « the global village ». Désormais, et plus rapidement encore, dès lors que Magellan doublerait le cap Horn et s’aventurerait dans le Pacifique par l’Est, tous les continents seraient bientôt reliés : Europe, Atlantique, Pacifique, Océan Indien, dès la fin du XVIe siècle la communication et l’économie des grands pouvoirs devint planétaire.
Cette extension – de fait la pénultième extension de l’Occident, la dernière la conquête de l’espace – mettait pour la première fois dans l’histoire humaine en contact direct l’Européen avec un nouveau personnage, sans aucun équivalent préalable dans la mémoire des voyageurs[3], des explorateurs, des marchands et des prêtres : l’Indien, plus tard l’Aborigène australien, le Polynésien et le Mélanésien ! Là on avait affaire au « sauvage » par excellence ! Sédentaire ou nomade, constructeur d’empires, agriculteur ou chasseur-cueilleur, il est très souvent nu, même dans les régions froides. Mayas, Toltèques ou Aztèques, membres de sociétés impériales hiérarchisées et centralisées se caractérisent aux dires des conquistadors par des mœurs à la fois raffinées et d’une violence inouïe, avec des sacrifices humains massifs, infiniment plus massifs que ceux déjà décrits avec effarement les premiers prêtres et les premiers marchands européens qui rencontrèrent les Mongols de la Horde d’Or ou qui furent retenus prisonniers dans les campements des khans régnant depuis les hautes terres de Mongolie sur la Russie, la Sibérie occidentale, l’Asie centrale, la Chine. Etranges êtres humains pour ces pauvres hidalgos qui valorisent l’or et l’argent. On leur offre des objets de valeur dérisoires aux yeux des Européens, des plumes ou des femmes esclaves issues des tribus vaincues. Etranges Indiens ! Ils sont très souvent cannibales[4], comme le découvriront deux siècles plus tard Cook et ses marins chez les Polynésiens d’Hawaï, comme en feront l’expérience tragique des missionnaires après des Mélanésiens. Ces Indiens étaient sauf exceptions notables prompt à la guerre pour récupérer des femmes et des enfants (le bien le plus précieux) ou humilier la tribu voisine. Plus tard très étrange enfin cet Aborigène australien, le plus archaïque et le plus incompris peut-être, homme venu directement du paléolithique supérieur, sans aucune agriculture et rencontré au milieu du XVIIIe siècle à Botany bay : austère, simple, endurant, ascétique, dont le principal souci, hormis la survie alimentaire grâce à la chasse et la cueillette des graines sauvages, était le jeu complexe des alliances et des filiations en fonction de systèmes de parenté très complexes d’une part[5], et, de l’autre, de ressaisir dans ses rêves une interprétation de l’origine du monde, de la dessiner et de la peindre. Tous ces empires, toutes ces tribus, tous ces clans étaient dépourvus du sens de la propriété privée de la terre et pour certains les plus archaïques d’agriculture… Tous ces traits, autant pour l’homme européen que pour l’Asiatique semblaient incompréhensibles, au point que parmi les éléments théologico-économiques fondamentaux qui vont servir d’arguments pour légitimer la conquête de l’Amérique du Nord, figurerait, en bonne place dans de nombreux actes officiels, le fait que les Indiens ne sont pas divinement dignes de posséder la terre étasunienne sur laquelle ils vivaient au prétexte bien connu de la théologie calviniste et néo-protestante qu’ils ne sont pas prédestinés à la travailler !

2-La découverte des Amériques ou la fin de l’archaïsme

Ce qui fait de ce 14 octobre 1492, de ce premier pas sur le sol du « Nouveau-Monde » l’événement-avènement (Eiregnis) moderne par excellence, c’est que, dès les premières correspondances adressées par Christophe Colomb à ses maîtres royaux après la « découverte » de cette île des Caraïbes (qu’il nomma Hispaniola, la future Haïti-Saint Domingue), il y précise l’absence de ces monstres humains[6] que j’ai précédemment rappelés, si familiers à l’iconographie médiévale de l’exotisme, tels qu’ils étaient encore représentés dans la traduction espagnole de 1524 du Livre des Merveilles du monde de Jean de Mandeville publié pour la première fois en 1356.[7]
Ces Indiens étaient donc des hommes et non des monstres, mais des hommes si différents qu’ils se présentèrent à l’imaginaire occidental comme les premiers représentants, plus que le Noir, de l’Autre homme radicalement différent. Et c’est en tant qu’hommes différents totalement différents des hommes connus précédemment qu’ils furent à la fois l’objet d’une curiosité déjà quasi scientifique de la part des moines et, simultanément, le sujet-homme « rejeté par Dieu » soumis et contraint au travail le plus rentable, celui de l’esclave : « […] et autant d’esclaves qu’elles [leurs Altesses royales] en voudront faire charger, car ce sont des idolâtres. »[8] A ce moment-là de l’histoire occidentale, c’est, dans l’espèce homme, la qualité de Chrétien qui est le seul trait discriminent permettant, sans commettre aucun pécher, d’engendrer la réduction immédiate ou la non-réduction de la personne à l’état d’esclave … En d’autres mots, ce n’étaient ni des singes ni des demi-singes, mais de vrais hommes, avec les qualités d’intelligence pratique et théorique que possède tout être humain, mais, n’étant que des païens anthropophages, on pouvait les soumettre au travail esclave, travail dont on sait qu’il exige une accoutumance et une adaptation que seul l’homme est capable d’endurer. Très vite on constata que l’Indien appartient véritablement au genre humain. Ainsi, les chefs des comptoirs établis par des Protestants calvinistes interdirent à leurs ouailles mâles, sous peine de bannissement, toute « paillardise » avec les femmes indigènes non-baptisées. Ce qui suggère que ces « paillardises » avaient lieu et de manière fréquente[9] et qu’elles n’étaient pas considérées comme de la bougrerie, en terme moderne, de la zoophilie ! Et même lorsque Las Casas démontra qu’ils avaient une âme, rien n’y fit : hommes, véritablement hommes, inférieurs et vaincus, ils ne pouvaient être que des esclaves dans une vision chrétienne qui, bien que catholique, n’en était pas moins comprise comme l’accomplissement de la prédestination : « Ainsi Notre Rédempteur a donné ce succès à notre Roi et à notre Reine très illustres et à leurs royaumes devenus célèbres pour cette chose importante […] pour la grande gloire qu’ils en tireront dès que tous ces peuples se convertiront à notre sainte foi et ensuite pour les biens temporels non seulement l’Espagne, mais tous les Chrétiens auront bénéfices et profits. »[10] Pour ses esprits hautement chrétiens, il est vrai que la suite des événements de la conquête pouvait, donner à croire en cette prédestination : tant la chute de l’Empire aztèque que celle de l’Empire inca furent le fait de petites troupes de conquistadors chrétiens déterminés, énergiques, résolus et cruels dans leur extrêmement violence, très habiles politiquement, armés de mousquets et d’un ou de deux petits canons (armes à feu plus terrorisantes par leur bruit que par leur efficacité), montés sur cet animal inconnu et puissant, le cheval. Ces intrus ont été confrontés aux troupes certes fort nombreuses de ces empires, mais dénuées d’armes en métal, et, last but not least, pratiquant un art de la guerre aux buts totalement inconnus à ces populations Que ce soit les Aztèques, les Mayas ou les Incas, ou d’autres ethnies plus primitives, le but de la guerre n’était pas tant de tuer les plus d’ennemis, mais prendre le plus de prisonniers possible afin d’alimenter les sacrifices humains (les hommes), pour augmenter le stock d’esclaves (hommes, femmes et enfants) et pour la possession de potentielles épouses afin d’assurer au maximum la reproduction de la société.[11]
Tous, dans leur simple présence comme « étant humain là-dans-le-monde » (Seinde) ainsi et non autrement, manifestaient cette altérité radicale qui, dans sa pratique quotidienne et festive, ses rites, ses croyances, ses représentations matérielles, ses parures, y compris celles inscrites sur le corps (Darstellungen) ou spirituelles (Vorstellungen), ne pouvaient s’accorder avec celles que portait le monde occidental, avec son christianisme conquérant, sa soif d’or et d’échanges d’épices aux profits juteux, que sous deux formes. La première historiquement, celle qui vit la conversion même parfois pacifiquement, mais en général réduisant en esclavage et exterminant, y compris culturellement ; la  seconde économique, quand, quelque quatre siècles plus tard, après que le génocide d’une masse d’entre eux et l’éradication de leur culture, parfois même de leur langue, après que cette fin de tous fut à peu près consommée, lorsque ces peuples devinrent d’un côté une sorte de lumpen (comme les Aborigènes australiens ou certains groupes d’Indiens aux États-Unis, au Brésil, en Colombie, Guyane française) parqués dans des réserves, soumis à l’exploitation néocoloniale qui, au nom d’un humanisme de pacotille, a transformé leur vie, leur « art » ou leur artisanat en éléments de la marchandisation généralisée sous le nom de folklore. Ou alors on vit des hommes égarés, hagards, hébétés, produit d’une acculturation ratée, guerroyant pour des maîtres divers et des trafiquants de toutes acabits (cf. l’Afrique noire d’aujourd’hui). Certes, cet homme indigène, avec ses manières syncrétiques singulières, est devenu homme de la modernité, voire même de la modernité tardive, mais d’une modernité ratée car modelée par l’inconsistance conceptuelle de sa nouvelle manière de nominaliser dans le monde, avec ses pidgins, son bichlamar, ses sabirs et autres volapüks. C’est l’homme qui use présentement des gadgets occidentaux sans jamais en saisir ni l’origine théorique (avec la complexité des instruments électroniques, une majorité des Occidentaux lui ressemblent) ni même, et la différence est essentiellement là, les conditions de leur réalisation.
Dès lors, après la mort culturelle et économique (un président français, Nicolas Sarkozy, a même parlé de non-advenu à l’histoire !), l’ancien « sauvage », le « païen », le « primitif » peut devenir pleinement l’homme « premier » de l’« art premier » , celui qui est comptabilisé, classé, muséifié comme un insecte par l’ethnographie-ethnologie-anthropologie « scientifique » et qui, comme pour accélérer sa fin, est transformé en marionnette folklorisée, nouvelle proie des « tour operators, ersatz d’« authenticité » archaïque, nouvelle marchandise offerte à l’avidité d’un exotisme de pacotille pour l’écrasante masse des touristes ignares et obscènes.

3-L’échec des politiques syncrétiques

Revenons à présent à l’aurore de ce moment où se planta le décors d’un Nouveau Monde à peine découvert et à ce qui, plus tard, apparaîtrait comme le premier pas de la mondialisation. Constatons, une fois encore, que l’Indien voué à l’extermination, en raison de la manière dont les Espagnols le forcèrent à travailler sous le joug d’une violence inouïe et d’un esclavage féroce, est cependant un être bien humain en ce que la lettre précitée de Colomb à ses maîtres espagnols fait ressortir déjà un symptôme de prédestination établissant des différences de valeurs qualitatives entre les civilisations. C’est donc ce symptôme – ici, chez les catholiques, comme on le verra plus avant, plutôt d’ordre politico-sociologique, tandis que les protestants, l’élèveront au statut d’un principe théologique – qui prépare la mise sous tutelle, et quelle tutelle, de tous ces « sauvages », de ceux-là et d’autres que les Occidentaux trouveraient au fur et à mesure que leur conquête du monde s’étendrait. Lors de la célèbre controverse de Valladolid (1550), les contre-arguments de Sépuvéda à l’endroit de Las Casas paraissaient en justifier totalement les prémisses : « Ainsi la pauvreté de leur équipement militaire montre non seulement l'archaïsme de leur technique, mais que Dieu les priva de toute vraie défense. »[12] Certes, et en dépit des mesures anti-esclavagistes de Charles-Quint jamais appliquées pour cause de guerre contre les Réformés, et surtout, pour achever la mise en place des éléments de cette tragédie dont les effets pèsent encore sur le destin des Amériques, le Légat du Pape qui arbitrait le débat, prit une décision grosse de crimes à venir en légitimant la Traite de Noirs : « Le verdict du Légat du Pape est très finement énoncé. En déclarant qu’il est décidé (tel est le terme utilisé, distinct de "reconnu" ou "admis") que les Amérindiens ont une âme, le visage de Sepúlvéda s’obscurcit, signe de la victoire d’une Église humaniste. Mais la décision est immédiatement suivie d’une solution au problème économique posé dès lors par la nature humaine des autochtones : un homme ayant une âme ne peut être exploité sans rémunération ou tué sans raison. « L’envoyé du Pape ouvre alors une perspective qui fera ses preuves : la main d’œuvre gratuite doit être recherchée parmi les noirs d’Afrique qui eux n'auraient pas d'âme de par leur absence de civilisation. Sepùlvéda et Las Casas sont tous deux vaincus. »[13] On comprend parfaitement la manière extrêmement habile de trouver une solution à ce double problème d’une part théologique, de l’autre économique : comme il était déjà trop tard pour arrêter les effets de la grande violence répressive, des épidémies meurtrières et du travail esclave sur l’effondrement catastrophique de la démographie des Indiens, il n’était donc guère onéreux de les exempter d’esclavage en raison de leur nature humaine, et de faire appel désormais aux Africains noirs (par ailleurs connus de longue date des Européens), des hommes sans âmes, quoique, si l’on en eût crû certains voyageurs médiévaux, ils en eussent eu une (ainsi que les divers Asiatiques), qu’ils fussent infidèles ou idolâtres, c’est-à-dire « dans l’erreur ».[14]
Pour rendre justice à l’Eglise romaine, il convient de préciser, au moins dans un court paragraphe, que tout au début de la découverte du Nouveau Monde la papauté décréta le devoir moral et l’obligation juridique de la conversion des Indiens.[15] Plus encore, les évangélisateurs, des moines des ordres mendiants (Franciscains) et prêcheurs (Dominicains et Augustins), découvrant l’effrayante situation des Indiens des îles, envoyèrent des délégations plaider la cause des indigènes devant le nouveau roi d’Espagne, l’Empereur du Saint Empire romain germanique, Charles Quint. Cortés, après avoir vaincu dans un bain de sang l’empereur aztèque à Mexico, fit appel aux Franciscains pour évangéliser la Nouvelle Espagne, premier nom du Mexique. Hommes de foi, sages et savants, ils y travaillèrent avec ardeur. D’abord ils furent extrêmement attentifs, au travers d’interprètes, au paroles des Indiens, en observant leurs coutumes, en enquêtant sur leurs croyances et leurs rites « idolâtres » puis, très rapidement, en apprenant leurs langues (le nahuatl pour les Aztèques) afin de débattre avec leurs prêtres de l’idolâtrie, de traduire la catéchèse catholique en nahuatl, et d’ouvrir des établissements d’enseignements pour les enfants des familles nobles aztèques souhaitant ainsi créer une véritable élite hispano-aztèque qui eût dû jouer un rôle important dans l’administration de la Nouvelle Espagne.[16] Mais, dès le dernier tiers du XVIe siècle, la couronne espagnole arrêta ce mouvement de syncrétisme culturalo-religieux pour une politique centralisée et répressive bien plus accentuée.[17] Il n’empêche, tant la résistance indienne et une certaine mémoire de la tradition impériale de la civilisation aztèque, que le nombre d’Indiens vivants au Mexique et au Guatemala (comme au Pérou dans l’empire Inca), laissèrent dans ces contrées, à la différence des îles Caraïbes, de l’Amazonie, de l’Argentine, du Chili, de l’Uruguay, de la plupart des régions des États-Unis et du Canada, une importante population indigène toujours présente aujourd’hui. Ainsi, poursuivant dans ce siècle la lutte séculaire menée pour une reconnaissance culturelle, sociale et économique, la résistance indigène du Mexique s’est actuellement réactualisée dans le mouvement zapatiste ou au États-Unis dans le mouvement de Sand Creek des Sioux contre les pipelines de pétrole brut traversant certaines de leurs terres ancestrales et sacrée.
Il n’empêche, la plus simple des justices ou la banale vérité factuelle nous oblige à reconnaître, contre les esprits animés d’un anticléricalisme borné que ces Franciscains, ces Dominicains comme Las Casas, plus tard des Augustins et des Jésuites ont été les fondateurs de l’ethnographie, de l’ethno-linguistique et de l’anthropologie moderne, bien avant le « Linguistic turn ». En effet, en cherchant à traduire et à expliciter, c’est-à-dire à interpréter pour les prêtres aztèques et d’autres population de l’Ouest du Mexique et du Guatemala (les Mayas), les notions chrétiennes de Salut, de  Rédemption, de Sauveur, de la double nature du Christ, divine et humaine, de Dieu unique en ses hypostases Trinitaires, de Saint Esprit en sa double procession du Père et du Fils, ils durent au préalable pénétrer la compréhension aztèque du surnaturel et de la divinité, la place qu’ils occupaient dans l’organisation socio-spirituelle de l’Empire aztèque, les enjeux symboliques et politiques des rites et le sens ou les sens ultimes que les Indiens donnaient à leurs croyances. En bref, inventer et appliquer une méthode d’approche de l’altérité : ce que trois siècles et demi plus tard, un anthropologue comme Boas ou Kroeber redécouvriraient pour comprendre les restes déstructurés des sociétés indiennes d’Amérique du Nord. J’y reviendrai. Mais dès le milieu de ce XVIe siècle, la naissance d’une société hispano-indienne ne se réalisa point car le pouvoir civil imposa les règles du fonctionnement social, religieux, celles commandant le travail sous la forme de l’esclavage aidé par un clergé séculier avide d’or et de bien-être.

Il faudra donc attendre encore quatre siècles pour que, en dépit de l’abolition de l’esclavage et de sa condamnation générale, les théories de l’évolution historico-culturelles jaugent les « sauvages » sous un autre angle que celui d’une prédestination à la soumission de l’homme occidental. Il a fallu quatre siècles pour regarder le « sauvage » en une autre guise que celle de l’efficacité technique et de ses effets pratiques. Il aura fallu quatre siècles pour qu’une « science » de l’altérité humaine, l’anthropologie sociale ou culturelle, réexamine la primitivité sans attribuer a priori à ses diverses cultures une faiblesse ontologique hormis celle de la technique comme ultime métaphysique de la modernité tardive. En effet, si l’on se reporte aux théories évolutionnistes on y lit le constat que l’homme occidental – le bourgeois urbain, le capitaliste et l’industriel, l’ingénieur, voire l’ouvrier pour les penseurs socialistes[18] – représentait dans le monde l’accomplissement de ce que devait être la civilisation par excellence : en d’autres mots, le beau, le bon, le bien et le vrai. Nous en connaissons aujourd’hui le coût humain ! Cette interprétation socio-historique fonctionnait parallèlement à celle que Darwin avait proposé pour l’évolution des espèces : comme pour les animaux, les sociétés eussent été soumise à une sélection drastique en fonction de leur capacité d’adaptation aux divers changements du milieu naturel et à leurs aptitudes intellectuelles à développer les moyens de dominer toujours plus la nature. Aussi historiens, philosophes, anthropologues physiques et culturels, psychologues, sociologues, etc… faisaient-ils du progrès techno-scientifique et de ceux qui l’avait mis en œuvre, une classe composée d’une bourgeoise financière, d’entrepreneurs industriels, d’ingénieurs, l’ultime critère de jugement quant aux valeurs socio-culturelles positives caractérisant les diverses sociétés humaines. L’histoire du monde se résumait donc à la grille de lecture d’un évolutionnisme monodirectionnel et mono-causal (le sens de l’histoire, fût-il dialectique !). Toutes les activités humaines allaient dans le sens de la complexification. Ainsi, selon les philosophes des Lumières, les langues seraient passées de l’onomatopée aux langages articulés[19], les religions, les mœurs, les objets rituels (ou art « primitif »[20]), etc. Quel que soit la causalité unique, le rationalisme des Lumières et le triomphe de la marche en avant des progrès de l’homme ou le romantisme herdérien avec sa théorie des âges des sociétés où le philosophe et évêque luthérien affirmait que c’est à l’aurore des cultures que se déploie, dans sa plénitude, l’« esprit » d’une civilisation ou du peuple (Volksgeist), l’unité du concept et du sentiment, ces deux interprétations contrastées selon une dichotomique temporelle, soit vers le futur, tendue en direction de l’accomplissement humain en sa totalité soit, à l’opposé, regardant en arrière, vers un âge d’or qui depuis est marqué par sa décadence, ne s’éploient au bout du compte, que sur un même socle ontologique. Ces deux visions ou sens du monde participaient, de fait, d’une même acception ontologique de la temporalité : le temps comme eschatologie linéaire évolutionniste, Gloire initiale, Chute ou Paradis perdu, mais il s’agissait toujours de salut en devenir… Nous connaissons cette double antienne de longue date, y compris dans l’une de ses plus belles versions poético-philosophiques, dans le renvoi nietzschéen à l’éternel retour du même, grâce auquel on retrouverait les valeurs héroïques des Grecs présocratiques. Nous avons là, si brillamment exposés qu’ils le fussent, les derniers avatars de la métaphysique de l’histoire, les ultimes tentatives pour obvier (oublier peut-être !) les défis ravageurs de la modernité technique et son effet majeur, l’acheminement à sa vérité du nihilisme accompli. Tous ces discours de la décadence ou de l’accomplissement présentent autant de variations sur des thèmes déjà martelés par les Saintes écritures anciennes et nouvelles : Paradis perdu, chute, attente ou arrivée du Messie rédempteur, préparation à l’Apocalypse. En digne héritier des Lumières plus que de la dialectique hégélienne, Engels, ne fit qu’appliquer l’eschatologie temporelle de l’évolutionnisme en surpondérant le matérialisme économique comme condition de l’évolution historique.[21] Mais il ne travaillait que dans l’esprit du temps et se trouvait très proche d’un anthropologue étasunien non-marxiste, Lewis H. Morgan dont les œuvres inspirèrent de manière décisive sa lecture de l’évolution de l’institution familiale.[22] Certes, sans rompre avec le modèle évolutionniste, cette univocité fut corrigée dans un cadre interprétatif pluridirectionnel[23], mais il n’en demeura pas moins toujours tendu vers sa conception de l’accomplissement dans le modèle idéal du bourgeois urbain européen…Il suffit d’observer les élites africaines, polynésiennes, mélanésiennes pour s’en convaincre.

4- Le changement interprétatif


Pour que l’anthropologie commence à modifier son approche interprétative des sociétés primitives, il avait fallu d’une part, comme en linguistique, l’émergence du comparatisme synchronique (parfois contre, mais souvent en complément de l’historicisme philologique), d’abord fonctionnel puis structural[24] et, de l’autre, le déploiement d’un esprit du temps abandonnant peu à peu l’arrogance coloniale, pour que les ethnologues délaissent aux préhistoriens et à leurs fossiles la quête des aspects de nos origines les plus anciennes, et observent que ces sociétés tant bien que mal survivantes étaient, de fait, composées d’homo sapiens sapiens, et non pas de quelconques singes hyperdéveloppés ou d’homme de Néanderthal survivants. Il fallut qu’à l’instar de Boas, Kroeber, Malinowski, Firth, Griaule ou Shallins ou Guidieri les ethnologues s’étonnassent, au sens fort de l’étonnement philosophique, de ces mondes « sauvages » et mesurassent l’énormité de notre ignorance, à commencer celle par leurs langues et donc de leurs concepts, car il n’est pas d’énonciation dans une langue naturelle qui ne porte en elle des concepts et donc une pensée abstraite, laquelle n’est pas, quoiqu’en dit Lévi-Strauss, du bricolage[25]. En effet, comme le fit remarquer Derrida dans De la grammatologie, c’est du bricolage quand on ne comprend pas les foncteurs logiques d’une langue, et donc d’une pensée. Malgré tous les plaidoyers d’humanisme de Lévi-Strauss et d’autres, l’homme occidental anthropologue est demeuré prisonnier d’un ethnocentrisme qui lui faisait, une fois encore, comprendre l’homme sauvage simultanément inférieur intellectuellement et modèle de vie du Paradis perdu : un mélange de Rousseau quant à l’illusion du Bon sauvage et de Kant quant à l’universalisme des contenus des catégories de l’entendement.
Toutefois d’énormes questions demeurent et restent sans réponses convaincantes malgré plus d’un siècle et demi de méditation sur les différences culturelles.[26] Ainsi pourquoi certains peuples, très tôt, ont-ils inventé diverses techniques forts complexes d’architecture, de calcul, l’écriture, la métaphysique, le monothéisme, des formes d’État centralisé et organisé par une puissante administration. Pourquoi chez certains la techno-science quasi moderne est déjà en pré-gestation tandis que chez d’autres homo sapiens sapiens l’accent fut mis sur la complexité des systèmes de parenté, la construction de mythologiques, le raffinement de rituels fort complexes ? Le mystère demeure toujours ! Mais pourquoi, comme le fit remarquer Malinowski[27], nous est-il si difficile de pénétrer le ou les sens que ces hommes attribuent à leur présence dans le monde, aux raisons de leur agir, à leurs croyances et à leur foi en ces croyances, à leurs représentations, à la manière de définir et de traiter l’ami, l’ennemi, le voisin ? Pourquoi prennent-ils femme de tant de manières différentes ? Pourquoi ont-ils choisi telle ou telle modalité de la filiation, telle ou telle d’exclusion exogamique, etc. ? Lire les anthropologues, au-delà de prétentions théoriques souvent creuses, c’est dans le meilleur des cas, lire des séries de descriptions dont, malheureusement, les critères de choix classificatoires sont très rarement explicités (cf. R. Nedham, Belief, Language and Expérience), mais qui ressortissent à ceux qui nous sont familiers, à notre logique, en ce que les lecteurs auxquels nous destinons nos publications, ceux qui jugent, collationnent les diplômes et garantissent la valeur d’une « qualité » professionnelle, le public des lecteurs donc est massivement composés d’Occidentaux (ou de gens totalement acculturés à la manière de penser occidentale), habitués à certaines règles de la rhétorique argumentaire qui, par exemple, n’admettraient point que l’on explicite un mythe en contant un autre mythe non pas dans une visée comparative, mais d’un point du vue d’une herméneutique immanente…
La question demeure toujours en suspens y compris du point de vue fonctionnaliste. Les indigènes engagent-ils telle ou telle action, pratiquent-ils tel ou tel rite, mettent-ils en jeu telle ou telle croyance pour résoudre au mieux les défis immédiats que leur posent les forces de la nature, ceux que leur lancent d’autres hommes ? C’est parfois apparemment vrai, mais très superficiel. Ce n’est que tardivement et en très petit nombre que les ethnologues retrouvèrent la voie des pères franciscains et commencèrent à prendre au sérieux (pour vraies) les interprétations indigènes dans leur langue, et non point agir comme le fit Frazer dans le Rameau d’Or qui s’acharnait à démontrer combien toutes ces croyances ne sont que naïvetés de primitifs somme toute « stupides ». Et Wittgenstein avec son bon sens logique et son humour ravageur, n’aura de cesse que de ridiculiser les approches plus primitives de celui qui était l’une des stars de l’anthropologie académique au début du XXe siècle.[28]
Certes le fonctionnalisme, sans qu’il l’assume véritablement, demeure marqué lui aussi d’évolutionnisme, y compris dans le comparatisme synchronique qu’il propose, mais, au fur et à mesure que les sociétés primitives disparaissent en tant que civilisation, les anthropologues qui suivirent Malinowski et Radcliffe-Brown[29] comprirent que ces pertes étaient irrémédiables, que les « sauvages » n’étaient plus sauf à reconstruire littérairement des sociétés imaginaires, qu’ils devenaient autre chose que ce qu’elles avaient été durant des siècles, que la mondialisation d’une forme politico-économique générale, le capitalisme impérial (y compris sous forme de guerres mondiales ou locales) avait définitivement achevé et unifiés ces divers mondes qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant. Que tout était consommé et s’exposait dans un syncrétisme généralisé. Ainsi, aujourd’hui, les sauvages ne sont plus que « de grandes statues de pierre qui s’enfoncent lentement dans la boue », écrivait naguère Remo Guidieri dans la conclusion de son ouvrage majeure La Route des morts[30] en une sorte d’oraison funèbre d’une profonde tendresse emprunte d’une grande tristesse.
Claude Karnoouh
Bucarest juin 2017



[1] On rencontre souvent dans les écrits des penseurs libéraux du XIXe siècle des sentences qui comparent tant les ouvriers que les paysans aux « sauvages ».
[2] Jean-Paul Roux, Les Explorateurs au Moyen-Âge, coll. « Le temps qui court », édit. du Seuil, Paris, 1967, cf. « Les merveilles du monde », pp. 149-183.
Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen-Âge fantastique. Antiquités et exotismes dans l’art gothique, coll. Idées et recherches, Flammarion, Paris, 1981.
[3] L’arrivée des Vikings sur la côte Nord-Est de l’Amérique du Nord n’avait laissé aucun comptoir ni traces mnémoniques.
[4] Jean de Lery, Histoire d’un voyage fait en la terre de Brésil en l’an 1557, Plasma, Paris, 1980, chap. XV, « Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris à la guerre et les cérémonies qu’ils observent tant pour les tuer que pour les manger », pp. 173-182.
Chez les Aztèques, parmi les offrandes aux dieux, il y avait des sacrifices humains consistant généralement en l’arrachement du cœur, et aussi à de l’anthropophagie.
[5] Cf. Claude Lévy-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949 ; et Rodney Needham, Rethinking kinship and marriage, Oxford Universty Press, 1971.
[6] Christophe Colomb, Œuvres complètes, La Différence, Paris, 1992. Cf., pp. 208-226, la lettre adressée à Luis de Santangel le 14 février 1493 : « Dans ces îles je n’ai pas trouvé, à ce jour, d’hommes monstrueux, comme beaucoup le pensaient ; ce sont au contraire des gens de très bel aspect ; ils ne sont pas tout noirs comme en Guinée [Afrique] et ont les cheveux raides, et ne vivent pas là où ils sont trop exposés au fournaise des rayons du soleil […] Ainsi donc, je n’ai pas trouvé de trace de monstres, si ce n’est qu’une île qui s’appelle Carib, la seconde en arrivant aux Indes, qui est peuplée de gens qui, dans toutes ces îles, sont tenus pour féroces, car ils mangent la chair humaine. » pp. 215-215.
Un demi-siècle plus tard, en 1557, un jeune calviniste français, fuyant les guerres de religions, s’installa au fort Coligny placé sur l’une des îles de la baie de Guanabara (Rio de Janeiro) qu’il quitta par la suite, pour une expédition d’un an sur le continent. Décrivant ses rencontres avec les « sauvages » (de fait, les Tupinambas), il écrit : « […] ne sont pas plus gros ou plus petits de stature que nous sommes en Europe ; ils n’ont donc le corps monstrueux, ni prodigieux par rapport à nous. » in, Jean de Lery, op cit., p. 105.
[7] Jean de Mandeville, Le Livre des merveilles du monde, coll. Sources d’Histoire médiévale, édition critique de Christiane Deluz, édit. du CNRS, Paris, 2001.
[8] Christophe Colomb, op.cit., p. 216.
Pour une histoire de la poursuite de la conquête décrite par les acteurs de l’époque, voir Bernal Diaz del Castillo, Historia Verdadera de la Conquista de Nueva España (Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne), rédigé en 1558, le manuscrit fut retrouvé à Madrid en 1632 et publié. Il existe une traduction roumaine de cet ouvrage, Adevarata istorie a cuceririi Noii Spanii, (avant-propos, choix de textes et traduction de Maria Berza), éd. Meridiane, Bucarest, 1986 ; et surtout Frère Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España (Histroire générale des affaires de la Nouvelle Espagne) texte rédigé en 1569 et publié en 1800 au Mexique. Il en existe une traduction roumaine, Istoria generala a lucrurilor din Noua Spanie, (Préface, traduction et commentaires de Narcis Zarnescu), éd. Meridiane, Bucarest, 1989. On trouvera ce que l’on peut appeler sans réserve la première description ethnographique des Indiens situés entre la Floride et l’Ouest du Golfe du Mexique chez Álvar Núñez Cabeza de Vaca, in Relación que dio Alvar Núñez Cabeza de Vaca de lo acaescido en las Indias en la armada donde iba por Gobernador Pánfilo de Narvaez, réédité sous le nom de Naufragios… en français, Relation et naufrages d'Alvar Nuñez Cabeça de Vaca, première édition, Paris, 1837.
Pour saisir les conditions effrayantes de la répression contre les indigène récalcitrants et leur mise en esclavage par les Espagnols, lesquelles entraînèrent, en un demi-siècle, le dépeuplement quasi total de toutes les îles Caraïbes, y compris la plus vaste Cuba, cf. le premier et le plus célèbre défenseur des Indiens, le dominicain Bartolomé de Las Casas, Brevíssima relación de la destruyción de las Indias. Colegida por el Obispo don Bartolomé de las Casas o Casaus de la orden de Santo Domingo, première parution en 1552 (Il existe trois éditions modernes en français de cette œuvre qui reprennent toutes la traduction de 1579 du protestant François de Miggrode publiée à Anvers en 1579). Enfin, on lira avec très grand profit l’ouvrage de synthèse de Marcel Bataillon et d’André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, coll. Archives, Julliard, 1971.
Il faut impérativement rappeler, car c’est décisif pour l’avenir des colonies et le développement rapide du capitalisme mercantile ainsi que, au bout du compte, pour la mise en œuvre accélérée de la globalisation, que cette extermination totale entraîna immédiatement autre forme de criminalité coloniale, la traite transatlantique des Noirs réglée d’abord par Le Code noir espagnol, puis, plus tard, par le célébrissime Code noir promulgué sous Louis XIV. Lire à ce sujet l’admirable commentaire qu’en a donné Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, P.U.F., Paris, 1987.
[9] Jean de Lery, op. cit., chap. VI.
Les Catholiques en revanche pouvaient avoir comme maîtresse officielle ou compagne, avec la bénédiction de l’Église, des femmes indiennes à la condition qu’elles fussent baptisées dans la « vraie foi ». La plus célèbre de ces premières maîtresses avait été doña Marina, la compagne-traductrice de Cortés, le conquérant de l’Empire Aztèque. Cette pratique était fort répandue dans la mesure où les chefs indiens, en signe de paix lors des premiers contacts pacifiques avec les Conquistadors, donnaient, parmi d’autres offrandes, des jeunes filles et des femmes prisonnières des guerres victorieuses contre des peuples voisins…
[10] Christophe Colomb, Ibidem.
Dans cette lettre d’aucuns peuvent le constater, à la veille de l’émergence de la Réforme (les thèses de Wittenberg de Luther datent du 15 octobre 1517), les Catholiques regardent les Indiens dans une vision commandée, elle-aussi, par la prédestination. En d’autres mots plus modernes : les Indiens ont perdu le grand jeu de l’Histoire parce qu’ils n’avaient pas la foi chrétienne et donc n’étaient pas, dès l’origine, les élus de Dieu ! On voit donc que la théorie structuraliste de l’histoire de Lévi-Strauss basée sur un hasard positif de facteurs favorables comme dans une sorte de jeu de cartes où le hasard ferait parfois bien les choses (cf. Race et histoire) est une pure construction idéologique qui obvie, masque sous prétexte d’égalitarisme cette défaite initiale fondé justement sur une supériorité à la fois métaphysique et technique origine de tous les empires coloniaux.
[11] Alfred Métraux, Les Incas, coll. Le temps qui coure », édit. du Seuil, Paris, 1961. Cf., « Le 16 novembre 1532, à la tombée du jour, l’Inca Atahuallpa était arraché de sa litière au milieu de ses gardes et capturé par Francisco Pizzaro. Son armée taillée en pièces par une poignée de cavaliers, se perdait dans la nuit. », in « Le mirage inca », p. 3.

[12] Site Internet Encyclopédie Wikipédia : fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Valladolid.
[13] Ibidem.
[14] Jean-Paul Roux, op.cit., « L’âme aventureuse », p. 107. 
[15] Bulle Inter Caetera d’Alexandre VI du 4 mai 1493.
[16]La situation du Mexique n’est pas unique, mais elle représente celle qui dominait l’ensemble du continent américain. L’inclusion de possibles élites indiennes dans l’administration royale y fut plus généralement admis, mais, dans la réalité, la création de ces élites fut systématiquement repoussée par les pouvoirs laïcs et religieux séculaires.
[17] Pour une étude du choc culturel de la conquête et de l’évangélisation pendant le XVIe siècle, lire le travail exemplaire de Christian Duverger, La Conversion des Indiens de Nouvelles Espagne, édit. du Seuil, Paris, 1987. Dans cet ouvrage, on trouvera la première traduction en français du débat théologique entre les Aztèques et les Franciscains : « Bernardino de Sahagún, colloques et doctrines chrétiennes qui permirent aux douze frères de Saint-François envoyés par le Pape Adrien VI et l’Empereur Charles Quint de convertir les Indiens de Nouvelle-Espagne en langue mexicaine et espagnole », pp. 69-111. Dans ce texte d’aucuns peuvent lire sous la plume de Sahagún cette description qui en surprendra plus d’un : « Cette terre [la Nouvelle-Espagne] était pleine de gens fort policés, très sages dans l’art de gouverner leur république, bien exercés à l’art militaire qui était le leur et dans lequel ils se montraient habiles, forts dévots envers leurs idoles auxquelles ils vouaient un profond respect. » p. 72. La suite du texte montre en particulier que les prédicateurs travaillaient pour la foi chrétienne, l’Église catholique, et le vicaire de Dieu sur terre, son chef temporel et spirituel, le Pape. Lorsque le « Roi des Espagnes » est cité, c’est uniquement en tant que protecteur de la « Sainte Mère, l’Église catholique, apostolique et romaine » et de ses entreprises d’évangélisation.
Il faut ajouter qu’en raison de sa prétention à l’universalité (la parole et le corps du Christ étant offerts à tous les hommes sans distinction aucune), l’évangélisation des Indiens, parallèlement au déploiement d’un commerce triangulaire entraînant un capitalisme mercantile extensible aux limites de la Planète, explicite, à sa matière théologique les premiers pas vers la mondialisation.
[18] Cf., les articles de Marx et Engels sur la question coloniale des « Indes orientales », sur les guerres entre la couronne britannique, la Perse et l’Afghanistan, etc…, in Karl Marx et Friedrich Engels, Textes sur le colonialisme, Édit. du Progrès, Moscou, 1977.  Il convient de citer les dates de publication des textes originaux. Ces articles sont donnés dans les livraisons du New York Daily Tribune qui se succèdent entre le 10 juin 1853 et le 24 juin 1857. La double position des auteurs, d’une part une analyse de la manière dont le colonialisme anglais a détruit avec une violence extrême les sociétés indiennes traditionnelles pour imposer leur pouvoir politique et économique, et, de l’autre, comment cette destruction est la condition ontologique de l’émergence du capitalisme et de la société bourgeoise avec ses élites administratives, industrielles, financières et, last but not least l’émergence concomitante d’un prolétariat moderne. Dans le champ de cette dynamique il y a les seuls gages, selon les auteurs, d’une entrée de ce sous-continent dans la « seule et véritable » dimension historique de l’homme conscient de cette histoire – l’histoire de la modernité techno-scientifique. Ces articles expriment l’une des analyses socio-économiques (et parallèlement géopolitiques) les plus pénétrantes sur la transformation de la colonisation mercantile en une véritable entreprise industrielle moderne. Tous ceux, à droite comme à gauche, qui aujourd’hui débattent des bienfaits ou des méfaits de la colonisation éructent des lieux communs stupides ; si ces gens avaient voulu réexaminer avec sérieux les interprétations de Marx et Engels, il n’eût été guère difficile de relire ces textes avec l’attention requise par les enjeux cardinaux du néocolonialisme de notre présent …
[19] M. de Maupertuis, Réflexions philosophiques sur l'origine des langues et la signification des mots, Paris, 1748.
    Turgot, « Remarques critiques sur les Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l'origine des langues et la signification des mots », in Œuvres et documents le concernant, tome I, pp. 157-179, Paris, 1913.
[20] Aujourd’hui, l’expression « art premier » ne le cède en rien pour le ridicule à l’ethnographie à la mode de James Frazer. Pourquoi cette notion serait-elle plus adéquate que celle d’« art primitif ». Croyant rendre hommage aux « sauvages », les bonnes âmes anthropologiques et muséographiques rééditent, avec un autre énonciation, l’esprit le plus trivialement évolutionniste. Aux « sauvages » les « arts premiers », à nous les arts deuxièmes, troisièmes, quatrième, etc. ! Mais l’art (et vraiment était-ce de l’art ?) ou plutôt les diverses représentations matérielles rituelles et totémiques, masques, parures, sculptures, maquillages, tatouages, scarifications, etc., étaient-ils des « arts premiers » pour ceux qui en étaient les acteurs ? On le constate une fois encore, la morale de l’esbroufe universitaire, le moralisme à deux sous des intellectuels, n’engendrent que des stupidités seulement capables d’épater les gogos et les ignorants.
[21] Friedrich Engels, Les Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions Sociales, Paris, 1954 (Publication originale à Zurich en 1884 dans la Volksbuchhandlung ; il faut signaler que dès 1885 le livre est publié en italien à Benevento et entre septembre 1885 et mai 1886 en roumain, à Iasi, dans les livraisons successives de la revue Contemporanul).
[22] Lewis H. Morgan, Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery, through Barbarism, to Civilisation, London, Macmillan and Co, 1877.
[23] Cf., Emile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, 1894. Toutefois, l’évolutionnisme fondamental de Durkheim se saisit pleinement dans le titre de son ouvrage consacré à la religion : Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912. Comme si les religions des « sauvages » étaient plus simples, moins intellectuellement complexes que nos religions monothéistes ! Moins philosophiques, certes voilà qui est sûr. Mais est-ce un gage d’élémentarité religieuse que la philosophie dans la religion ou, au contraire, un pas vers la sécularisation ? Léo Srauss avait bien perçu cette dynamique dans son célèbre essai sur « Athènes ou Jérusalem ». Et il semble les temps modernes aient validé pleinement la sécularisation, à tous le moins dans le monde qui inventa et mis en œuvre de manière radicale la technoscience, l’Occident chrétien, celui qui est précisément à l’origine même de la mondialisation.
[24] Faut-il une fois encore le rappeler, la linguistique joua jusque très récemment un rôle décisif dans le changement interprétatif de l’anthropologie contemporaine renouant avec les moines fondateurs : « Linguistic turn ». Certes, les moines chargés de convertir les Aztèques (comme plus tard ceux qui feront une œuvre similaire aux Indes orientale, en Chine et au Japon (essentiellement les Jésuites) seront plongés dans les problèmes de traduction pour essayer de transposer les notions chrétiennes de l’Eglise latine marquée de la philosophie grecque et de sa transformation en scholastique thomiste. Et, ce faisant, ils se confrontèrent aux catégories indigènes du surnaturel, du divin, de l’idole, du totémisme, des tabous, de divers panthéons, mais aussi de systèmes de fondation du monde extrêmement complexes, comme l’indouisme, le bouddhisme en ses diverses variations, confucianisme, taoïsme, etc… lesquels furent autant de défis à la pensée occidentale. L’époque évolutionnisme semble une régression de l’approche de la complexité de ces univers mentaux… D’aucuns connaissent le rôle fondamental de la phonologie structurale russe (Troubetzkoy, Bogatyrev, Jakobson) dans la naissance de l’ethnographie structurale (Bogatyrev, Analyse structurale du costume populaire morave) et de l’anthropologie structurale (Lévi-Strauss, Anthropologie structurale un ; Les Mythologiques, t. I, II, III, IV).
[25] In op.cit., Anthropologie structurale un.
[26] Il va de soi que nous abandonnons aux égouts de la pseudo-pensée les élucubrations de personnages aussi suspects que les sieurs Bernard Lewis et Samuel Huttington et leurs versions Reader Digest du choc des civilisations… Nous sommes présentement les témoins de la criminalité des manœuvres qu’ils imaginèrent.
[27] Bronislav Malinowski, A Diary in the Strict Sens of the Term, Routledge & Kegan Paul, London, 1967.
[28] Cf., Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d'Or de Frazer, Âge d’Homme (Remarks on Frazer's Golden Bough (1967 et 1971). Il y lit : « Frazer est bien plus sauvage que la plupart de ces sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes. »
[29] A. R. Radcliff-Brown, Structure and fonction in Primitive Society, Londres, 1935.
[30] Remo Guidieri, La Route des morts, Seuil, Seuil, Paris, 1980.