vendredi 7 août 2015

Le Printemps grec des illusions perdues.

Le Printemps grec des illusions perdues.

Dans la nuit du 12 au 13 juillet 2015, après la victoire triomphale du non (OXI) au référendum du 5 juillet 2015 qui offrait à Alexis Tsipras une légitimité que ne possède aucun des chefs d’État de l’UE, et dès lors que son ministre des finances Varoufakis donnait sa démission le lendemain même de la victoire, le Premier ministre grec se rendait sans conditions aux exigences terrifiantes de contrôle économique et financier formulées par l’Allemagne, la France, la présidence de l’UE, l’Eurogroupe et la BCE. La stupeur fondit sur tout ce qui s’autoproclame gauche radicale en Europe. Comment, après un vote aussi massif accordant une confiance quasi totale à son programme d’anti-austérité et de maintient dans l’UE, Tsipras a-t-il pu accepter des conditions économiques plus rudes encore que celles contre lesquelles le peuple avait voté ?
Divers analystes de gauche, souvent parmi les plus sérieux ont immédiatement parlé de trahison, donnant ainsi raison aux critiques avancées par le KKE (le parti communiste grec) dès avant la victoire de Syriza au mois de janvier 2015 par lesquelles il avait refusé toute alliance gouvernementale parce que le programme d’économie-politique de Syriza lui paraissait flou et peu radical par rapport aux exigences financières imposées par la Troïka d’une part et, de l’autre, par rapport au positionnement face à la zone euro et à l’appartenance à l’UE. Cependant il y a mécompréhension profonde et la gauche radicale européenne ne devrait guère s’étonner de ce qui apparaît à première vue comme un virage à 180°. En effet, la possibilité de modifier la purge économique drastique imposée par des négociations tactiques avec la Troïka était au cœur même du programme de la majorité de Syriza. En résumé, d’une part lutter contre l’austérité et de l’autre ne pas quitter la zone euro, en d’autres mots, transformer la politique imposée à la zone euro par l’Allemagne et la BCE avec une action de critique interne menée dans le cadre même de l’euro-zone comme le soutiennent encore et toujours dans le plus total aveuglement idéologique le parti communiste et le Parti de Gauche en France et… Podémos en Espagne. Or les meilleurs critiques français de la politique prônée par l’Allemagne (la France ne compte pas, elle ne joue qu’au faire-valoir de l’Allemagne), Jacques Sapir et Frédéric Lordon ont démontré articles après articles, le premier sur son blog, le second dans Le Monde diplomatique, que cette option n’était pas viable en raison de la volonté politico-financière de l’adversaire qui veut en découdre avec n’importe quel opposant à sa politique, c’est pourquoi il ne peut admettre aucune dérogation à sa loi car il sait que toute faiblesse de sa part vis à vis de la stratégie politico-économique qu’il a imposé à la zone euro par la force pourrait en un instant voler en éclats. En effet, vouloir la fin de l’austérité et demeurer dans la zone euro relève de la quadrature du cercle, c’est à proprement parler Mission impossible ! Or, au moment du référendum, tous les sondages faits en Grèce par des organismes autonomes grecs ont montré que parmi les Grecs favorables à Syriza une majorité souhaitait simultanément la fin de l’austérité et surtout pas de Grexit !!! Comme les autres peuples européens (y compris ceux de l’ex-bloc soviétique) les Grecs (et pour rester dans le contexte culturel local) veulent l’huile d’olive et l’argent de l’huile d’olive. Le peuple souhaite donc vivre dans un pays de cocagne sans payer le prix de son émancipation du statut de protectorat néocolonial, de sa souveraineté économique recouvrée, de fait, de sa souveraineté politique en devenir…  Sans le savoir, les Grecs appellent de leurs vœux la servitude volontaire face aux diktats des maîtres de l’euro-zone, les Allemands. Or ce qui semble à peu près assuré c’est qu’au bout du compte et des comptes ils n’auront que sueur et larmes, le lot sempiternel des vaincus de la pauvreté.
Cet état d’esprit de la majorité de la société grecque était parfaitement connu de Tsipras qui n’as pas eu le courage (ou qui en a été dissuadé) d’expliquer pourquoi l’option ni-ni était intenable. Varoufakis quant à lui l’avait parfaitement compris qui avait élaboré un plan B de lutte contre la volonté de la BCE de mettre en état de mort cérébrale le système bancaire grec. Commencer par créer une monnaie parallèle pour peu à peu desserrer l’étau monétaire mis en place par la BCE. Le ministre des finances du premier gouvernement Tsipras souhaitait l’expliquer par le menu détail aux citoyens afin qu’ils se décidassent en véritable connaissance de cause. Le peuple eût été mis devant ses véritables responsabilités, devant la réalité tragique d’une situation qui eût exigé des mesures drastiques (et violentes) comme le contrôle des changes et de la circulation des capitaux, la mise sous tutelle gouvernementale de la banque centrale grecque (ce que la Hongrie libérale de Orbán a déjà fait), la saisie des réserves des banques privées, mais aussi celles des entreprises étrangères soupçonnées de malversation et de corruption, la mise en place d’un retour progressif à la monnaie nationale qui viendrait peu à peu suppléer à l’arrêt de l’alimentation en euros de la part de la BCE (ce qu’avait décidé Draghi l’homme de Goldmann Sachs placé à la direction de la BCE) et enfin le refus d’appliquer les sanctions contre la Russie ce qui eût permis d’exporter à nouveau une grande partie de ses produits agro-alimentaires, assurant derechef des rentrées de devises… Or tenir un tel discours de vérité implique d’être aussi capable de dire au peuple que les moments qui suivraient immédiatement le Grexit seraient très douloureux en raison de la violence de la guerre économico-politique menée contre le gouvernement grec par les technocrates bruxellois et ceux de la BCE, tous non-élus. Violence impliquant un possible coup d’État militaire et policier. On le sait, Tsipras et son équipe n’avait rien prévu de tel, pas de plan B de résistance à la volonté d’anéantissement concoctée par les « bons démocrates » de Bruxelles et de la BCE, parce qu’il pensait soit naïvement soit par manœuvres sournoises que le détournement de la volonté populaire fournirait le prétexte aux dirigeants de l’UE de concéder quelques apaisements spectaculaires comme un rééchelonnement de la dette par exemple (souhaité par le FMI).
En France à la gauche de la gauche les avis sont partagés entre ceux qui s’illusionnent sur les possibilités de modifier de l’intérieur les conditions de fonctionnement de l’UE  (Laurent du PCF ou Mélenchon du PdeG) et certains comme Nikonoff d’Attac qui affirment que nous avons eu affaire à une véritable trahison de la part de Tsipras. Ni la première ni la seconde de ces affirmations me paraissent justes tant qu’elles ne s’attachent pas à expliciter les ambiguïtés subjectives qui modèlent la majorité du peuple grec… Ainsi, dès lors qu’il n’y aurait pas eu trahison pourquoi nous sommes confrontés hors de la réalité objective de la crise politico-économique à une sorte de subjectivité quelque peu schizoïde de la majorité du peuple grec qui refuse de se donner la possibilité d’une sortie de crise, c’est-à-dire qui refuse d’assumer son incapacité à prendre véritablement son destin en main et ce quel qu’en soit le prix à court terme.
Pour comprendre la faille entre l’analyse objective que font des économistes tels Sapir, Lordon ou Nikonoff et l’état des mentalités populaires grecques en-deçà et au-delà des rapports de classe qui bien évidemment sont au travail, il nous faut revenir sur les quarante dernières années qui précèdent la crise grecque et la crise européenne. A leur manière, quelque peu différée, les Grecs eux-aussi ont connu une sorte de trente glorieuses. Dès la fin de la dictature des colonels afin d’intégrer le pays dans l’orbite européenne des facilités financières exceptionnelles ont été accordées à la Grèce (comme au Portugal après la révolution des œillets), permettant très rapidement de couper l’herbe sous le pied des communistes qui auraient pu ramasser la mise après des années de dictature fascistoïde.  La liberté de circulation et de travailler au sein de l’UE et l’attribution de subventions sérieuses et non remboursables offraient aux citoyens restés au pays des bénéfices économiques auxquels il faut ajouter le développement du tourisme de masse pour les habitants des pays riches de l’Europe de l’Ouest et du Nord. Un tel boum économique engendra immédiatement l’explosion de la consommation, l’installation d’un bien-être matériel inespéré auparavant.
Pour saisir l’ampleur de ce phénomène, il convient de rappeler qu’à l’échelle de l’Europe il se passe aujourd’hui ce qui se faisait en Italie pour le Mezzogiorno : le Nord industriel et riche payait le prétendu développement d’un Sud qui hormis l’agriculture, laissait s’installer le gouffre sans fond des malversations de la spéculation foncière liées à la Maffia où s’engloutissait des sommes immenses dans le bétonnage systématique et totalement inconséquent du littoral et des principales villes, Naples, Palerme, Reggio Calabria, Foggia, etc. Or ce qui arrive présentement en Italie avec le programme de la Ligue du Nord qui refuse de payer pour le Mezzogiorno s’est étendu à l’échelle de toute l’UE. Le Nord en l’espèce l’Allemagne, mais aussi le Danemark, la Hollande, la Finlande (ainsi que les colonies directes de l’Allemagne que sont les anciens pays du bloc soviétique récemment intégrés pour des raisons politiques dans l’UE) refusent de payer pour le Sud. Mais le Sud n’en a pas véritablement conscience. La majorité des Grecs pour qui l’austérité est insupportable pensent qu’au bout du compte les pays riches finiront par assouplir leur politique économique s’ils se montrent aujourd’hui dociles. Les gens ont l’espoir (insensé à mon sens) qu’à la fin des fins tout s’améliorera s’ils acceptent les rigueurs présentes imposées par Berlin et Bruxelles, que la Troïka finira bien par réduire la dette et que l’abondance reviendra comme avant. Illusion mortifère certes, mais qui détermine la subjectivité d’une majorité des électeurs de Syriza comme les sondages le montraient durant les jours précédant le référendum.
Tsipras avait compris cette état d’esprit comme la majorité de Syriza avant même les élections, c’est pourquoi ils jouent avec le discours habile du ni-ni : pas d’austérité, mais pas de sortie de l’Euro. Or pour gagner les élections il fallait aussi énoncé la position plus ferme de la fraction de gauche de Syriza représentée par Theodorakis et surtout Varoufakis. Ce dernier fut donc éliminé du gouvernement dès le moment où les choses sérieuses se négocièrent. On comprend ainsi pourquoi le KKE refusa la plateforme électorale de Syriza préférant ne pas endosser la responsabilité de ce qui apparaît comme un revirement total et, au yeux des naïfs, une trahison. Tsipras n’a pas trahi, il a un moment gauchi certes son discours, mais comme Podémos issu du mouvement des Indignés, il représente la majorité du peuple qui ne veut pas tenter, avec tous les risques que cela comporte (guerre civile, guerre économique ouverte, coup d’État militaro-policier), la grande aventure politique de la lutte contre le système de l’esclavage instauré par la dette : la grande lutte pour l’émancipation. Aventure qui aurait engendré certes un temps de grande austérité, mais au bout duquel la souveraineté nationale aurait été reconquise avec en ligne de mire un nouveau modèle européen de développement qui n’aurait pas été sans rappeler certaines expériences d’Amérique du Sud comme celle de l’Equateur ou de la Bolivie.
Alea jacta est ! L’action de Tsipras et de la majorité de Syriza démontrent à ceux qui ne l’aurait pas encore compris que toute action de révolte contre l’ordre économique dominé par la suprématie de la finance ne se peut déployer sans violence, voire sans violence extrême, parce que les actions des maîtres de l’économie sont marquées du sceau de la plus extrême violence comme l’a montré le coup d’État bancaire mené par la BCE sous les ordres de Draghi[1] et dénoncé par Varoufakis, lequel est présentement accusé de Haute Trahison par une cour de justice de son pays, comme si défendre les intérêts vitaux et la souveraineté de son pays serait un crime de lèse-UE.[2] Or c’est bien cette majorité qui, ayant voté non (OXI) a simultanément refusé son émancipation. Elle nous montre une fois encore combien les trente glorieuses de la consommation et du crédit facile ont enchaîné les peuples à l’ordre mondial capitalisto-technique d’une manière bien plus efficace que toutes les politiques traditionnelles de répressions policières, lesquelles pourraient être remise au goût du jour si le besoin s’en faisait sentir en cas de véritables révoltes. Par exemple, la création d’une police militaire européenne est là pour nous en convaincre.
Aussi faut-il nous rendre à l’évidence… L’Europe de l’UE est plongée déjà depuis longtemps dans une sorte de déserrance de la politique dont des personnages comme Mélenchon et les leaders syndicaux, y compris ceux qui se prétendent les plus radicaux, sont les figures emblématiques. Le productivisme, se nommerait-il aujourd’hui Bio, incarne la course folle de l’alliance du capital et de la techno-science contre l’épuisement de ses taux de profit. Et rien, pas même les plaidoyers des illusionnistes universitaires de la décroissance (cf. Alain Caillé) ne peuvent en arrêter la dynamique qui est la structure intime du système, laquelle modèle tant la gauche que la droite dans une subjectivité identique de l’asthénie politique où l’histoire n’est plus lutte, mais gestion plus ou moins répressive. Ce mélange de productivité, de consommation réelle ou imaginaire sans limite et de dette en perpetuum mobile a corrodé en Europe toute volonté pour un agir collectif où se tiendrait l’espoir, certes fragile, de gagner l’émancipation de la dictature des banques, du FMI, de la BCE, de la Commission européenne et de l’Eurogroupe et des grandes multinationales qui commandent au devenir économique (i.e. consumériste et productiviste).[3] Voilà qui explicite les faillites des gauches européennes prétendument radicales comme Podémos en Espagne, le PCF et le parti de Gauche en France.[4] Le temps d’indigence (Durftigerzeit), celui de l’esclavage moderne est bien accompli comme le sceau nihiliste de la modernité tardive que le poète (Hölderlin) et le philosophe (Nietzsche) avait prophétiquement entrevu au début et à la fin du XIXe siècle.
Claude Karnoouh
Les Spis (Cévennes) 5 août 2015


[1] « Le blocage de l’alimentation en euros des banques organisé par la BCE à la fin du mois de juin 2015 », Jacques Sapir, Pour Varoufakis in RussEurope, 30 juillet 2015.
[2] Jacques Sapir, op.cit., « Le véritable coupable de Haute Trahison est le Premier ministre conservateur Samaras qui a permis cet état de protectorat digne de l’époque coloniale et que justement Varoufakis avait dénoncé. »
[3] Aussi surprenant que cela puisse paraître, le vice-ministre des finances italien, membre du Parti démocrate, a dénoncé la zone euro comme la machine de guerre politique du néolibéralisme dans un texte publié sur le blog de Varoufakis. Cf., Stefano Fassina, « For an alliance of national liberation front », 27 juillet 2015.
[4] Nous ne parlerons point ici des gauches ou prétendues telles des anciens pays du bloc soviétique, hormis quelques groupuscules para-communistes ou trotskistes, toutes confondent charité et politique, animation culturelle (en général les gesticulations pseudo-contestatrices de l’art contemporain) et action politique. Toujours frileuses lorsqu’il s’agit d’entrer dans l’agir radical (i.e. la violente inhérente à l’histoire comme nous le rappelle Hegel avant Marx), elles sont toujours prêtes à tous les compromis pour trois francs quatre sous de bourses ou de subventions attribuées par l’UE ou l’une de ces multiples ONG qui ne sont que des couvertures prétendument désintéressées mises en place par les gouvernements occidentaux pour fabriquer de petits cadres toujours prompts à entonner les louanges de Bruxelles ou de Washington y compris sous la forme d’une opposition autorisée à sa Majesté le pouvoir impérial de la Troïka.