mardi 8 juillet 2014

Ou comment à l’occasion du vaste projet social puis touristique d’urbanisation du littoral de la Mer noire, la Roumanie communiste a confirmé son intégration au capitalisme mondial.

Du particulier au général.
Ou comment à l’occasion du vaste projet social puis touristique d’urbanisation du littoral de la Mer noire, la Roumanie communiste a confirmé son intégration au capitalisme mondial.

                                                                            

Pour ceux qui n’entonnent pas les antiennes idéologiques banales et stupides d’un anticommunisme primaire, il est évident, tant à la lecture des textes programmatifs qu’à l’observation des pratiques réelles, qu’il y avait dans le projet communiste d’« un homme nouveau pour un monde nouveau » un vaste programme de santé publique et de loisirs collectifs pour le peuple dans ses différences socio-professionnelles.
Toutefois soyons-là encore lucides et un peu érudits, ce projet, les communistes ne l’ont pas inventé, ils l’ont simplement repris et développé. Il était déjà dans les programmes sociaux des socialistes utopiques ou moins utopiques du XIXe siècle, de Fourier à Considerant et Godin, de Lassalle à Jaurès, où, par exemple, dans l’idée même du phalanstère, il était aussi sous-entendu un temps de repos et de loisirs. Les Soviétiques, après la guerre civile, avaient conçus dès le début des années 30 à la fois une temporalité et un espace pour la reconstitution de la force de travail selon le vocabulaire marxiste classique. Et ce d’autant qu’en parallèle avec la volonté d’offrir des vacances pour tous, s’était développée l’idée que durant l’année de labeur il y eût aussi des moments de liberté où les travailleurs des deux sexes étaient appelée simultanément au repos et à la pratique des sports en amateurs qui, selon les nouvelles valeurs hygiénistes sociales et corporelles, offraient des vertus tant thérapeutiques qu’éthiques : le sport comme vecteur de la santé et d’apprentissage de l’effort et de la discipline collectifs. Pendant  les vacances d’été, on soulignait alors le rôle du soleil, de l’eau de mer et des exercices corporels pour lutter contre le rachitisme, améliorer la croissance des enfants, et grâce à l’iode pour influencer l’équilibre hormonal thyroïdien. Enfin, et ce fut très important, on mettait l’accent sur le fait que l’air marin salé avait des effets positifs dans la lutte contre la tuberculose.[1]
C’était cela même l’idée de l’harmonie sociale qui avait animé la social-démocratie allemande dès le début du XXe siècle, sans qu’elle puisse la mettre en mouvement en raison de la Première Guerre mondiale et des effets sociaux ravageurs des contraintes de la Paix. Cependant, l’idée et la pratique seraient reprises et partiellement mises en pratique en France par le Front populaire, après les grèves de 1936 : congés payés et sports pour tous au travers d’un ministère des sports créé à cet effet et d’une association de masse nommée, Sports et loisirs. Cette action engendra le travail de recherche du premier universitaire occidental, Joffre Dumazdier, qui entreprit des enquêtes sociologiques sur les loisirs populaires,. Commencées pendant le Front populaire, son long travail se concrétiserait vingt-cinq ans plus tard dans une somme novatrice et précurseur, Vers une civilisation des loisirs (Paris, Seuil, 1962). Exode rural, alphabétisation et éducation généralisées, industrialisation rapide et urbanisation massive, loisirs de plus en plus abondants, sont les caractéristiques du socius moderne auxquelles les sociétés communistes, certes à leur manière, n’échapperont pas. Elles les systématiseront de manière plus dogmatique et bureaucratique.
Or qui dit temps des loisirs versus temps du travail, présuppose l’éloignement momentané non seulement de son lieu de travail, mais, et simultanément, de son lieu d’habitation quotidien pour un ailleurs, mer ou montagne. Certes, il y eut au début des congés payés le recours aux parents demeurés à la campagne, mais le but des gouvernements communistes n’était pas de renvoyer à la campagne les salariés issus de la campagne, au contraire, il fallait les en éloigner pour leur montrer les bienfaits de la modernité. Le but était donc de prouver que l’État communiste était meilleur que l’État capitaliste parce qu’il était capable d’offrir aux prolétaires et aux employés les mêmes vacances que celles que s’octroyaient les bourgeois depuis la seconde moitié du XIXe siècle : les bains de mer. Or pour loger et nourrir la masse croissante des salariés, les chambres meublées chez les paysans ou les pêcheurs du cru, comme les quelques hôtels de luxe reconvertis en hôtels prolétariens n’y suffisaient plus. Il fallut, comme pour le développement urbain, répondre à l’afflux des travailleurs et des salariés de toutes sortes appelés par le régime afin de réaliser la présence d’un prolétariat moderne jusqu’alors absent et rêvé par tous les leaders bolcheviques de Russie et d’Europe orientale. En Roumanie, plus encore qu’en Tchécoslovaquie, Pologne, voire Hongrie, en 1945 le prolétariat était très fortement déficitaire face à la paysannerie, laquelle représentait environ 70 à 80% de la population active. Ce n’est donc pas avec de tels taux de populations rurales actives qu’on peut se croire au pays du prolétariat triomphant ! Toutefois, les pays communistes d’Europe de l’Est, construits sur le modèle soviétique, et donc dirigés par des pouvoirs plus ou moins dictatoriaux, n’étaient en aucune façon des républiques bananières coloniales où une oligarchie blanche régnait sur un peuple de péons et d’Indiens. Après avoir commencé à construire diverses industries lourdes et légères, de la chimie à l’électrotechnique, de la métallurgie lourde aux machines-outils, il fallut donc créer rapidement une urbanisation de masse dans les villes et, simultanément, par choix socio-idéologiques, offrir des vacances de masse aux masses en des lieux où tout était à bâtir. En effet, coûte que coûte le régime se devait de tenir la promesse communiste d’une Parousie possible sur la Terre dans le temps d’une vie d’homme. Fût-elle une Parousie très minimale, voire parfois caricaturale, il n’empêche, peu à peu, il était démontré dans le fait même architectural et social que le pari se révélait possible pour le plus grand nombre. Et, jetant un regard froid sur ce phénomène, il semble qu’entre les années 70-89 le possible se réalisa.

Introduite dans le camp socialiste après 1948, la Roumanie n’échappa point à cette dynamique par laquelle le pouvoir souhaitait d’une part gagner sa légitimité historique dans le futur et, de l’autre, l’appui des masses ouvrières en voie de formation dans le présent. N’oublions point l’état économique, social, sanitaire (niveau de la tuberculose, de la mortalité infantile et du taux de syphilitiques) et culturel (taux d’analphabète de plus de 60% chez les hommes et 80% chez les femmes) lamentable du pays réel dans les années 30-40, et ce malgré les bruitages parasites post-89 de tous les coryphées qui ont fait ou veulent faire de l’Entre-deux-guerres l’Âge d’or de la Roumanie moderne, son moment paradisiaque ! En 1948, la Roumanie était semblable à un pays du tiers-monde particulièrement pauvre, l’un des plus pauvres d’Europe et ce d’autant plus que la guerre et les débuts de l’occupation soviétique l’avait profondément ruiné. Cet Âge d’or c’était l’époque où, en Ardeal, un journalier travaillant l’été à la fenaison de six heures du matin à neuf heure du soir, recevait pour le prix de son labeur un repas avec l’employeur, un demi-kilogramme de fromage blanc (caș), un quart de palinka, 100gr lard gras (Slanina) et un demi kilogramme de pain (Pita) ! Les photographies et les descriptions publiées pendant les années 30, lors des campagnes d’enquêtes rurales menées les équipes multidisciplinaires mises en place par Dimitri Gusti et Henri Stahl, parlent d’elles-mêmes, l’extrême pauvreté généralisée et un archaïsme technique médiéval y apparaissent sans fard. Certes, il faut en convenir au risque de déplaire à certains beaux esprits, la Roumanie réelle ne se résumait pas aux passants et aux passantes élégants, nonchalants ou agités, déambulant dans la Calea Victoriei, le long des magasins de luxe, sur les trottoirs ombragés du boulevard Kisselev ou autour de la place de l’Université. La Roumanie réelle, c’était la misère insigne de la Grande Roumanie à peine passé le centre de Bucarest.

Une chronologie rapide de l’urbanisation du littoral explicitera le phénomène que je cherche à cerner brièvement. Reprenons donc au fil du temps les types de constructions qui s’y élevèrent.

Tout commence donc en 1956, à peine plus de dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la réalisation d’un plan d’aménagement du littoral (sistematizare), quand le régime a déjà mis en place les grandes mesures de la nationalisation urbaine, industrielle, de la collectivisation rurale et déclenché l’emprisonnement de tous ceux qu’il considérait à tort ou à raison comme autant de personnes potentiellement « dangereuses » pour sa politique et son économie, mais plus encore quand, un peu plus tard, en 1956, la menace d’une révolte populaire venue de Hongrie eût pu s’avérer contagieuse.
Il est significatif de noter que les premières réalisations mises en œuvre lors de l’aménagement du littoral sont des constructions à buts thérapeutiques. Dès 1957 on construit « les bains de boue froide avec un ensemble hôtelier pour le repos à Eforie. (Băi reci de nămol la Eforie şi Complexul de odihnă la Eforie), comme s’il fallait dans un premier temps montrer que le « littoral pour tous » s’inscrit dans le domaine de la médecine balnéaire pour tous. C’est l’année suivante que des bâtiments plutôt destinés à la distraction pendant les vacances sont construits : deux restaurants à Mamaia et un à Mangalia.
Encore en 1959, la création d’un institut régional d’aménagement du littoral met en chantier des bâtiments à destination thérapeutiques comme si le littoral devait avoir pour seule vocation, comme les villes thermales, la pratique de la médecine préventive et les traitements de longue durée. Ainsi on bâtit une maison de repos 1000 lits pour les syndicat à Mamaia ; à Mangalia un sanatorium pour le traitement des enfants tuberculeux, un autre pour les adultes (500 lits) ainsi qu’une maison de repos à Eforie Sud. Tandis que l’hôtellerie de tourisme ne reçoit qu’un seul hôtel à Mangalia et que l’infrastructure administrative de la ville se dote d’une nouvelle mairie. Pas encore de quoi en faire le triomphe du socialisme sur le capitalisme social. A l’Ouest et plus précisément en Italie le mouvement avait réellement pris son essor au milieu des années 50 avec les débuts de l’urbanisation générale du littoral de l’Adriatique dans la région de Rimini.[2]
Ce n’est que deux ans plus tard, en 1961, que l’État change partiellement de politique et semble miser cette fois, et à grande échelle, sur le tourisme de masse national en construisant une série d’hôtels d’une capacité totale de 10.000 lits ! La dimension d’une petite ville. Les investissements ayant dû être très importants, en 1962 seuls trois restaurant dispersés dans les stations du littoral seront mis en chantier à Eforie Sud (deux) et un à Techirghiol, et visaient le domaine du tourisme de masse
Toutefois, il faudrait attendre 1966, après l’arrivée au pouvoir de Nicolae Ceauceşcu, pour voir se concrétiser le grand projet touristique du littoral qui prendrait la dimension gigantesque que nous lui connaissons aujourd’hui. Pour en illustrer la dimension, voilà en un petit tableau synoptique le rythme des constructions (avec leur nom en roumain) :
1966
- Hotel “Europa”, Eforie Nord ; Complex Hotelier “Dorna” Mamaia.
1967
- Hoteluri “Patria”, Național”, Unirea” - Mamaia
- Stațiunea turistică “Jupiter”
- Stațiunea turistică “Neptun” - etapa I ; Complex de odihnă cu vile, Costinești.
1970
- Hoteluri prefabricate pe faleză Venus
- Restaurant “Clăbucet” Neptun
- Stațiunea turistică “Venus
- Stațiunea de odihnă “Neptun II”, Hoteluri Caraiman, Doina, 425 paturi.

1971
- Casa de odihnă a scriitorilor - Neptun ; Ansamblu hoteluri Olimp I ; Stațiunea turistică Saturn - Hoteluri înalte (P+14) - Olimp.
1972
- Hotel cu bază de tratament - Techirghiol
- Statiunea turistică “Aurora”
- Complex comercial Neptun
- Ansamblu Hotelier Amfiteatru, 1500 locuri, Olimp ; - Hoteluri înalte stațiunea Saturn.

En huit années années le service de la planification régionale réussit la construction d’un parc hôtelier avec des restaurants et des magasins divers qui ont transfiguré (ou défiguré) la côte. Au cours des sept années suivantes, l’activité constructive sera moindre, comme si, avec ces ultimes constructions, le projet s’était achevé par l’ouverture du littoral au tourisme de masse international et relativement bon marché pour les bourses des classes moyennes occidentales.


1973-1974
- Cantina-restaurant Costinești ; Bazarul din Neptun ; Concurs “Complex turistic pentru tineret, Costinești.1977
- Hotel “Forum” - Costinești
1979
- Ansamblu hotelier “Orfeu”, “Admiral”, “Comandor”.

En 1980, de Mamaia à Mangalia, l’essentiel du programme d’urbanisation du littoral semble terminé, laissant seulement deux villages du bord de mer (Doi Mai et Vama veche) avec leurs maisons paysannes pour les vacanciers peu enclins à la promiscuité des grands ensembles hôteliers, contents à l’idée de dormir chez l’habitant, à faire leur cuisine dans un style rustique et heureux de lézarder au soleil souvent nus sur des plages plus ou moins sauvages.
Ainsi, en  Roumanie communiste, grâce aux tickets de vacances distribués par les syndicats, les congés estivaux sur les bords de la Mer noire étaient devenus au tournant des années ’70-80 une réalité collective et massive où repos et distractions étaient offerts à divers types de salariés, peu d’ouvriers, mais une majorité d’employés, de cadres techniques, d’enseignants ; quant aux paysans, collectivisés ou non, c’était une culture urbaine qu’ils ignoraient et qui les ignoraient. Mais à la différence du projet initial voué essentiellement à des établissement thérapeutiques, à des maisons de repos syndicales, à celles des unions d’artistes et à des hôtels destinés aux congés annuels des seuls citoyens roumains, il s’était adjoint la réalisation d’un ambitieux programme conçu par les planificateurs du régime dans le plus pur style capitaliste. Comme le démontre le programme rappelé ci-dessus, de très grands hôtels poussèrent comme les champignons sous la pluie. Certes, le confort, l’hygiène, l’organisation des restaurants et des loisirs estivaux manifestaient un aspect quelque peu laxiste pour certains, tandis que le service de table manquait de style, souvent gauche car les serveurs et les serveuses de la Roumanie communiste ne savaient pas que c’est celui qui paie qui commande. Un Occidental comme moi voyait immédiatement, dès le premier pas fait dans le hall de l’hôtel, l’inexpérience de ces gens encore mal acculturés à l’urbanité balnéaire ! Ce qui rendait parfois furieux certains touristes qui se sentaient quelque peu escroqués. De plus ce qui déplaisaient aux étrangers, c’était le style morne des distractions qui leur étaient offertes,  pourtant, sauf exceptions, les touristes étrangers en avaient pour leur argent tant les prix des vacances y étaient bon marché. A ce prix-là on ne pouvait pas demander le style du Club méditerranée ! En outres certains s’y trouvaient dans leurs comptes. Pendant leur séjour ils changeaient leurs devises au noir, c’est-à-dire multipliaient par dix ou quinze le taux de change officiel, tandis que d’autres vendaient leurs vêtements d’été, leurs « bluji ». Il arrivait aussi que des estivants emportassent avec eux des habits en quantités, par exemple des maillots de bain, des collants, des pilules anticonceptionnelles qu’ils vendaient en devises, réalisant grâce à ce petit business, de bons petits bénéfices : Polonais, Hongrois et Italiens s’y entendaient à merveille. De fait, dans leur zèle de capter leur part du marché du tourisme international, les autorités communistes avaient fabriqué une pure marchandise estivale à destination des Occidentaux, doublé simultanément par un non-dit, mais qui relevait d’une pratique réelle, outre un véritable marché noir hyper actif, plus discrète, une prostitution clandestine.[3] Rien ne distinguait véritablement les vacances à la Mer noire de celles sur la côte espagnole, rien sauf un niveau de développement du système hôtelier chez la seconde.
A l’Ouest diverses agences de tourisme proposaient la Roumanie estivale sur le thème : « plaisir des vacances aux bords de la Mer noire et des spectacles culturels folkloriques » (sic !).[4] Voilà qui permettait d’assouvir à la fois la soif du régime pour les devises fortes et les besoins de sa propagande pour distiller aux étrangers son intense nationalisme culturel. Toutefois, là encore rien de bien original dans ces spectacles folkloriques animés par des troupes professionnelles de musiciens, de chanteurs et de danseurs qui mimaient assez grossièrement des rituels fort anciens tout en construisant une sorte de culture populaire unifiée, tout à fait l’inverse de ce qui demeurait encore une réalité immédiatement perceptible dans l’ensemble du pays : la riche variété de la culture populaire vivante. Mais comme le touriste est un être ignorant par excellence, l’affaire marchait parfaitement bien et la machine à fabriquer de l’unité culturelle réalisait parfaitement les performances à l’exportation pour lesquelles elle avait été conçue. En cela cette situation n’était guère différente des intentions qui animaient les responsables culturels et politiques précédents, ceux de l’Entre-deux-guerres, lorsqu’ils envoyaient les seules troupes de Calușari[5] représenter la Grande Roumanie dans les expositions universelles, Londres, Paris, Milan.
Le pouvoir, le parti communiste, et donc l’État-parti faisaient ainsi d’une pierre deux coups dans le champ d’une simultanéité temporelle caractéristique de la postmodernité : il orchestrait business et traditions populaires. Sauf que, en s’installant ainsi dans le grand jeu de la marchandisation du loisir, le régime communisme ne pouvait échapper à une double contrainte. D’une part celle de se trouver entraîné à urbaniser le littoral de manière mimétique, sur le modèle général bas-de-gamme de tous les pays européens ayant une façade maritime sur des mers ou des océans chauds ou tempérés, et, ce faisant, comme ses pendants à l’Ouest, il détruisait les écosystèmes des bords de mer pour une urbanisation effrénée[6], transformant des littoraux souvent semi-sauvage en zone de densité humaine semblable à toutes les concentrations urbaines contemporaines ; et, d’autre part, il permettait à ses propres citoyens d’entrer en contact directe et non médiatisé avec des membres des classes moyennes occidentales, leur offrant ainsi de nombreuses possibilités de comparaisons immédiates qui n’étaient jamais en faveur de la Roumanie.[7] Cigarettes, « bludji », costumes de bain, chaussures, vêtements féminins divers, appareils de photographie, caméras d’amateurs, montres électroniques, voitures, la Roumanie communiste ne pouvait exposer sur ses plages que la relative pauvreté de son peuple et son retard technologique. Or cette possibilité des contacts qu’imposait le tourisme-marchandise, participa insidieusement, avec d’autres éléments culturels comme les feuilletons étasuniens genre Dallas et Dynasty, à la lente délégitimation du régime communiste par les classes moyennes qu’il avait lui-même fabriquées et qui devaient inexorablement le mener à sa perte. Dès le milieu des années 1970 dans les villes et parmi les classes moyennes communiste, toutes les comparaisons avec l’Occident se faisaient au détriment de la Roumanie.
C’est une chose connue de longue date, les peuples sont ingrats et versatiles (Nihil est incertius vulgo)[8], ils oublient vite les premiers sacrifices qu’ils consentent pour les premiers bienfaits qu’ils espèrent en recevoir. Les peuples d’Europe attendent du pouvoir politique toujours plus de bien-être. Ceci tient de la modernité sociale conçue comme un bien-être en perpétuelle augmentation, lequel est devenu le seul critère de jugement absolue d’une légitimité politique.
Que le littoral de la Mer noire ait été défiguré, c’est là une évidence indéniable ; que ce massacre écologique appartienne à un mouvement général présent dans l’ensemble des pays européens, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord qui bordent la Méditerranée et l’Océan Atlantique, c’est encore une évidence indiscutable ; que l’Est et l’Ouest confondus aient participé à la réalisation d’une légitimation démocratique du politique en appliquant le slogan des socialistes occidentaux du début du XXe siècle, « des vacances pour tous », voilà encore une lapalissade. Tant et si bien que l’urbanisation du littoral pour des vacances sociales et du tourisme de masse, tout comme l’industrialisation massive du pays entre 1948 et 1989, sont autant de preuves que la Roumanie communiste n’était pas ce frigidaire de l’histoire que des politologues stupides (et stipendiés) avançaient à la fin des années 80, mais, bien au contraire, mais ce pays pris lui-aussi dans les rets d’un gigantesque, rapide et violent processus de développement propre à la modernité et appliqué à un pays totalement sous-développé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ceux, nombreux parmi les ouvriers et les petits employés, les chercheurs, les jeunes universitaires, les enseignants du primaire et du secondaire qui passèrent une ou deux semaines de vacances sur le littoral au cours des années 70 et 80 dans des conditions de confort moyen, mais en rien comparable à l’archaïsme des masures de leurs grands-parents paysans, ceux-là donc doivent se rappeler aujourd’hui cette époque comme l’âge d’or d’une politique sociale qui a totalement disparue… Elles sont terminées dès longtemps les vacances à très bon marché au bord de la mer pour les enfants ou les petits-enfants de ces catégories socio-économiques. Heureusement, il reste souvent des grands-parents à la campagne pour oublier les miasmes des grandes villes polluées ou l’argent des parents partis travailler à l’étranger, en Occident. Or à l’Ouest, avec la crise qui n’en finit point, la situation s’est rapprochée de celle de l’Est, car il ne faut pas regarder les quelques milliers de millionnaires ou de milliardaires russes, polonais, tchèques, hongrois, roumains qui occupent hôtels de luxe et villas somptueuses sur la Côtes d’Azur, la côte de la Ligurie, du côté de Rapallo, de la Toscane dans l’Argentario, à Capri ou à Amalfi. En effet, à l’Ouest tant que la machine économique semblait fonctionner comme un mouvement d’accroissement infini du niveau de vie, personne ne mettait en doute la vérité de cette Parousie où l’être avait fini par se confondre avec le bien-être et la foi en Dieu en celle du Veau d’or dans ses nouveaux temples, les Mall. Or, subitement, après septembre 2008, quand les bulles spéculatives des subprimes engendrèrent une crise économique sans précédent, quand le capitalisme préféra les délocalisations massives pour, une fois encore, intensifier le turn-over du capital et augmenter la plus-value et, last but not least, mettre au pas les classes salariales occidentales devenues trop exigeantes, quand le chômage pris l’allures d’une pandémie sans fin prévisible, alors là-bas aussi les souvenirs de vacances modestes prises au bord de la mer ont commencé à nourrir la nostalgie d’un âge d’or du capitalisme social (New Deal, New Frontier, esprit et pratique du Front populaire prolongé jusque sous la présidence de François Mitterrand) qui est en voie de disparition à l’image de ce qui advient aux États-Unis depuis une quarantaine d’années.
    
Une époque de l’universel radicalisé dénommée globalisation générale émerge dans la violence économique et parfois guerrière des cendres du capitalisme de la seconde modernité devenue aujourd’hui grandement obsolète. C’est à ce second déploiement du techno-capital que la Roumanie communiste apporta sa pleine contribution, certes à son échelle locale, et avec des moyens relativement modestes.  Voilà qui en étonnera plus d’un qui naïvement crurent que le mot communiste pour désigner le parti unique de type dictatorial, signifiait vraiment ce que la vulgate officielle martelait tous les jours. Paraphrasant le capitalisme le plus puissant, celui de l’Ouest, le PCR en emprunta tous les défauts sans imiter quelques uns de ses petits avantages. Or cette participation ferme, déterminée et malgré tout modeste se peut lire aisément dans la ligne continue des murs de béton troués de fenêtres et parcourus de terrasses aujourd’hui lézardées qui forment la chaîne quasi ininterrompue des hôtels du littoral roumain de la Mer noire…



[1] C’est pourquoi on faisait faire aux tuberculeux et aux asthmatiques des séjours dans les mines de sel.
[2] A ce sujet, il conviendrait de revoir le film d’Alberto Lattuada, La Spiagga, 1954.
[3] Cela n’avait rien de comparable à la prostitution « officielle » des grands hôtels de Bucarest où les femmes étaient de fait des employées de la Securitate.
[4] Il y avait même certains programmes qui incluaient au cours des trois semaines de vacances, une escapade de quatre jours parmi les monastères de Bucovine.
[5] Cf, Claude Karnoouh, Inventarea poporului-natiune, Idea, Cluj, 2011. (Traduction de Teodora Dumitru).
[6] En France ce sera la destruction de la Baie des Anges, de la côte entre Antibes, Canne et Nice, et celle des côtes du Languedoc-Roussillon ; en Italie celles de l’Adriatique et de la Sicile, en Grèce celles de la plupart des îles et des côtes du continent ; en Espagne, de la côte qui court depuis la frontière de la Catalogne avec la France, jusque très avant vers le Sud, pareillement aux Canaries ou à Madère….
[7] Il en allait de même sur les plages de Bulgarie et dans une moindre mesure en Hongrie sur les bords du Balaton où la majorité des touristes étaient soit des citoyens des pays communistes, soit des allemands de l’Ouest qui venaient y rencontrer leurs parents d’Allemagne de l’Est. Quant aux Hongrois ils pouvaient mesurer leur infériorité économique quand ils se rendaient dans les stations balnéaires yougoslaves, sur les côtes de la Dalmatie, du Monténégro et de l’Istrie.
[8] Cicéron, Pro Plancio, 3,7 et 4,9.