vendredi 31 mai 2013

L’Europe existe-t-elle encore ?


Un texte de 1999

L’Europe existe-t-elle encore ?*

Dans cet essai, je ne cherche à dispenser aucune leçon de morale à qui que ce soit, ni ne proclame aucune bonne intention sur le mode d’un « idéalisme de rêve » comme disait Nietzsche ou sur celui du wishful thinking : « il faut… il n’y a qu’à… faire ceci ou cela. » pour modifier les représentations et les comportement des gens. A la question soulevée par ces assertions : « mais comment faire ceci… ou cela…? », on obtient soit un silence gêné, soit de fermes visions d’avenir, en général vites démenties par le cours des événements. En effet, comment changer les mentalités et les représentations de peuples entiers ? Une telle alchimie sociale ne s’accomplit point en quelques années. Lorsque tout est à rebâtir, non seulement le droit institutionnel, le droit public et privé, le droit administratif et financier, mais aussi et simultanément l’intériorisation de ces jeux démocratiques et, chose plus complexe et énigmatique, les mœurs d’une nouvelle convivialité quotidienne, la tâche est titanesque. Le simple bon sens nous a appris qu’il faut du temps pour forger une nouvelle société. Des élites, si érudites soient-elles, et la substitution à une économie étatisée d’un capitalisme s’apparentant à un commerce de bazar, ne suffisent pas à construire les bases éthiques d’une société civile. Toute l’expérience historique moderne de l’Europe occidentale prouve combien fut long le temps nécessaire à des centaines de clercs et de juristes, à des milliers d’artisans, de commerçants et d’ouvriers, à des centaines de milliers de paysans, tous engagés dans d’implacables luttes juridiques et économiques, dans de cruels combats sociaux — en bref dans les combats politiques — pour, avec intelligence, ruse, courage et parfois abnégation, souvent avec violence, imposer au Prince ce qui constitue l’essence même du partage des responsabilités, des droits et des devoirs entre la chose public et la chose privée, à savoir, la volonté générale et le règne de la Loi.
De fait, tous les plaidoyers velléitaires et moralistes sur le thème de la « transition » ne traduisent que des jeux d’intérêts immédiats ; dissimulent aux lecteurs ou aux auditeurs les difficiles épreuves qui les guettent et, last but not least, escamotent l’impuissance des intellectuels devant le cours de l’histoire. Humblement, il convient de mesurer combien nos prévisions les plus savantes (les plus scientifiques !) ont été souvent démenties par les événements, et la chute du commu­nisme nous en a récemment offert le plus éclatant des exemples. Aussi devrait-on faire montre d’un peu de modestie quant au pouvoir prévisionnel de nos interprétations : elles demeurent toujours dans l’ordre d’un récit du présent. Comme l’écrivait naguère l’historien Marc Bloch après la défaite de 1940 : « Les hommes sont toujours plus proches de leur temps que de leurs pères. » Ni à droite ni à gauche, mais ailleurs comme l’eût écrit Ernst Jünger, n’hésitons point à énoncer (et non à dénoncer) la banalité terrifiante des choses et des événements lorsqu’on les laisse se montrer dans leur réalité phénoménale quotidienne et, surtout, lorsqu’on ne confond pas le vouloir faire avec le pouvoir faire. Confusion dont on sait qu’elle mena les communistes à commettre des crimes avec la bonne conscience que leur donnait leur conviction de changer le peuple pour son bien. On sait depuis toujours que l’enfer est pavé des meilleures intentions.
Quelle que soit l’option politique de chacun en Europe de l’Est l’idée d’« entrer en Europe » occupe les pensées de tous pour se transformer en un slogan positif, « il faut y entrer à tout prix », ou négatif, “ ne vendons pas le pays aux étrangers », qui ne change rien au fond de la question soulevée par cette répétitivité obsessionnelle. Pourquoi une telle obsession ? Que je sache, la Roumanie, par exemple, est en Europe (fût-elle aux portes de l’Orient, comme mes amis roumains et hongrois se plaisent à le rappeler, avec un rien de complaisance envers les graves dysfonctions de leur société). Pourquoi faudrait-il donc entrer en un lieu quand on y est déjà installé ? D’autre part, pourquoi faudrait-il vendre le pays aux étrangers ? Il y a belle lurette que la culture, la politique étrangère et le commerce roumains entretiennent des rapports positifs et/ou négatifs, c’est-à-dire en symbiose réactive, avec l’Europe et le monde. Questions paradoxales s’il en est.
Ainsi posées, cependant ces questions sont mal formulées, c’est pourquoi tant d’énoncés mesquins ou stupides tiennent lieu de réponses. Pour l’ancienne Europe communiste, la question de l’Europe ne peut comparer à un retour vers son lieu socio-politique après une longue absence. Encore faut-il s’assurer qu’en son essence, ce lieu incarne bien la présence espérée ? Au préalable, il convient donc de s’interroger pour savoir si le topos géographique nommé Europe est toujours identique à cette Europe intangible et immuable qui a alimenté cette espérance.  En d’autres mots : l’Europe existe-t-elle encore ? Ou, en termes heideggeriens : qu’elle est l’essence (Wesen) de l’Étant-Europe ? Ainsi posée, la question se montre sous un jour beaucoup plus complexe, parce qu’elle a pour lieu le développement même de la dernière métaphysique.
Que le lecteur me pardonne de pasticher Nietzsche pendant un court moment. Sa verve pénétrante et iconoclaste nous aidera à mieux saisir l’enjeu de la question. Dans deux textes fort célèbres[1], Nietzsche nous parle des « hommes sans-patrie »[2] comme des hommes de l’avenir. Quels sont donc les caractères de ces « sans-patrie » qui seraient le sel de la terre ? Nietzsche aurait dit à peu près cela :
— Nous ne concevons rien, nous ne voulons revenir à aucune sorte de passé. Nous ne sommes pas libéraux, nous ne travaillons pas pour le progrès, car il travaille fort bien sans nous. Nous n’écoutons pas les sirènes du marché ni celle de la socialisation de la production : toutes conduisent à la médiocrité des esprits. Les sans-patrie ne doivent pas s’accommoder de l’air du temps, se laisser laminer par le prêt-à-penser. C’est pour cela que nous n’aimons pas l’humanité en général au nom d’un système philosophique qui réduit le réel aux termes d’un logos identifié la subjectivité. Jamais nous ne tomberons dans le piège d’une autre illusion, jamais nous ne nous ferons les porte-parole du nationalisme et de la haine raciale au nom d’une quelconque essence inamissible d’un peuple.
— Et puis, certains dirons que nous sommes trop désinvoltes ou trop malicieux ; d’autres nous envierons parce que nous sommes trop gâtés. Peut-être sommes-nous tout cela, mais nous n’y prendrons pas garde, car de longue date nous repoussons avec hauteur les vaticinations des hommes du ressentiment.
— Nietzsche eût dit encore : nous avons trop voyagé, nous sommes trop avertis ; j’ajouterais, quant à moi, que nous sommes trop soupçonneux, du simple fait qu’à la fin de ce siècle, il nous est échu d’être les héritiers des bourreaux pour certains, des victimes pour d’autres, et pour tous d’être les témoins — Est et Ouest confondus — des plus grandes aventures mortifères qu’ait jamais inventées et instrumentées l’Europe.
— Nous, les sans-patrie, il nous faudrait vivre éloignés, à l’écart, dans les montagnes, dans les forêts écrivait naguère Ernst Jünger dans le Walgänger. Il nous faut être « inactuels », nous épargner les vitupérations des moralistes vaniteux sachant toujours s’adapter à l’actualité et se conformer à toutes les politiques à courte vue, qui ne font que perpétuer la convoitise, la vengeance, la haine, le morcellement : autant de prémisses à la tyrannie du présent exercée au nom de l’éternité.
— Enfin, nous les sans-patrie, nous sommes des hommes modernes qui ne participent point à l’auto-idôlatrie de l’homme, que celle-ci s’incarne dans la haine de l’autre quel qu’il soit, de l’autre archaïque s’il existe encore, ou de l’autre comme figure négative du même dans le miroir de son « ipséité »[3]. C’est que, d’abord, nous répudions l’auto-idôlatrie de l’homme qui se manifeste dans un individualisme où le sens de l’être repose sur l’homme lui-même, mais où, dans le piège du langage de l’objectivation infinie engendrée par la rationalité du calcul, se dissimule le véritable Veau d’or de la productivité — ce que Gianni Vattimo nomme « l’usure de l’être par la valeur d’échange », Remo Guidieri « la confusion de l’être avec le bien-être » et Gilles Lipovetski « la substitution du bien-être au Bon ». Nous les sans-patrie, nous constatons le triomphe de l’immanence, aussi bien celle qui se donne dans  l’objectivation actualisante et historiciste du peuple sur le mode du Volk und Macht, que celle qui, en dernière instance, balayant et la Politique et l’Éthique, a réduit l’homme à n’être plus qu’un producteur-consommateur-chômeur.
Face à cette auto-idôlatrie, l’homme a perdu non seulement tout sens de la transcendance, mais plus encore toute capacité d’en ouvrir les possibilités qui ne soient point des simulacres. Face à cette domination du négativisme de l’autre ou du productivisme autonome, sans foi ni loi, Gérard Granel nous engage à entrer en dissidence, au nom de la Politique et de l’Éthique, dans une voie éminemment « inactuelle » : celle de la pensée critique de la logicité généralisée et de la vacuité de toute reconstruction objectiviste de l’Étant réduit à la subjectivité apodictique d’un quelconque ego.
C’est pourquoi je souhaiterais, en quelques phrases trop rapides certes, revenir sur des assertions anthropologiques quelque peu étranges sous la plume du dernier métaphysicien d’envergure, (et de quelle envergure !), je veux dire Husserl, qui, au crépuscule de sa vie, avertissait l’Europe, qu’il vénérait tant, de la catastrophe imminente qui menaçait d’en détruire la figure spirituelle. Grâce à ces quelques remarques nous devinerons où se situaient les impasses de sa métaphysique ultime et où, sous l’une des plus hautes tenues morales de l’Entre-deux-guerres, les meilleurs intentions humanistes pouvaient mener une pensée magistrale, guidée par la volonté de reconstruire la spiritualité européenne sur la base d’une fondation logique, pure et sans reste de la rationalité, vers une vision dangereusement ethnocentrique et uniforme du futur de l’homme, celle précisément qu’accomplit pleinement notre présent.
Toutefois, il me faut commencer par la fin et citer la conclusion de la célèbre conférence de Vienne donnée en… 1935[4] :
« La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. Combattons en tant que « bons Européens » [5] contre ce danger des dangers, avec cette vaillance qui ne s’effraye pas non plus de l’infinité du combat, et nous verrons alors sortir du brasier nihiliste, du feu roulant du désespoir qui doute de la vocation de l’Occident à l’égard de l’humanité, des cendres de la grande lassitude, le Phénix ressuscité d’une nouvelle vie intérieure et d’un nouveau souffle spirituel, gage d’un grand et long avenir pour l’humanité : car l’esprit seul est immortel.[6] »
Une telle profession de foi doit émouvoir et forcer le respect, et cela d’autant plus que nous sommes en 1935, quatre ans avant la plus grande guerre civile généralisée qu’ait engendrée l’Europe, entraînant à sa suite le reste du monde ; huit ans avant la mise en marche des Goulags en Europe de l’Est — mais, rappelons-le, lorsque la machinerie du Goulag soviétique tournait déjà à plein rendement.
Husserl traçait ainsi la plus élevée des figures spirituelles que l’Europe devait se donner à elle-même. Or, nous savons que l’Europe ne s’est point rétablie sur le fond de cette spiritualité rationnelle, mais sur le fond d’une autre rationalité, séparée de tout fondement transcendant : le Capital en tant que calcul procédant d’une objectivation infinie du temps et du monde. Cette objectivation, c’est la science comme innovation technique déliée de toute conscience de ses fins, c’est l’organisation temporelle de tout le socius autour de la mise en production de ces innovations et, grâce à la stimulation publicitaire lancinante, c’est la subordination de la sphère privée à la seule consommation de ces innovations ; en bref, c’est la substitution à toute conscience politique et éthique d’une conscience économique, qui fait de la nouveauté infinie des choses le monde comme physis. Et considère le marché comme loi unique du devenir humain. On peut dire qu’avec Husserl se soldait par un échec le plus somptueux, le plus puissant effort jamais tenté par la pensée humaine pour forger une nouvelle morale sur le verbe de la rationalité,  et ce jusqu’au « principe des principes » de la science, c’est-à-dire, dans le vocabulaire husserlien, jusqu’au principe des principes de la philosophie.
Toutefois, la figure spirituelle de l’Europe forgée par le plus grand des métaphysiciens prend un aspect inquiétant dans le cours du même texte, où des phrases apparaissent, lourdes d’un sens terrifiant, quoique je ne prétende point que ce sens ait eu de quelconques conséquences pratiques. En effet, le métaphysicien n’a pas d’influence sur le cours politique et social des événements ; en revanche, il les repère et les reflète dans l’idiosyncrasie de son langage :
« Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les États-Unis, etc., appartiennent à l’Europe, mais non pas les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines, ni les Tziganes qui vagabondent perpétuellement en Europe. »
Husserl ajoute,
« Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique, que tout les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous, et qui est pour eux, indépendamment de toute question d’utilité, et même si leur volonté de conserver leur esprit propre reste inentamée, une incitation à s’européaniser toujours davantage, alors que nous (si nous avons une bonne compréhension de nous-mêmes) nous ne nous indianiserons (par exemple) jamais. »
En somme, Husserl oppose ce qu’ailleurs il appel des « humanités naturelles » à l’humanité accomplie dans sa propre historicité et ayant la conscience de cette historicité ; humanité qui n’est autre que cette Europe moderne, certes venue des Grecs (quoique pour Husserl, et malgré leurs efforts, les Grecs soient restés encore dans la finitude), mais essentiellement animée par l’infinité des objectivations cartésiennes, qu’il « rétroprojecte, comme l’écrit Gérard Granel, sur la logique platonicienne[7]. » Quid, alors, de Babylone et de l’Égypte pharaonique, victimes à coup sûr de ce naturalisme prélogique propre à toute humanité qui ne s’est pas encore accomplie dans la rationalité scientifique et la claire conscience de cette rationalité ? Quid de l’Inde, et surtout de la Chine, quatre fois millénaires, et qui, par delà les expansions et les chutes, les dépeçages opérés par les puissances occidentales, puis la victoire de l’unité nationale réalisée par les commu­nistes et, parvenue, au­jourd’hui, au seuil d’un redoutable capitalisme, maintiennent avec une fermeté sans pareil la conscience de leur singularité ? Est-ce par hasard que la Chine s’autodésigne comme l’empire du milieu ? Ou est-elle en train de devenir le centre du futur capitalisme asiatique (peut-être du capitalisme mondial ?), qu’aujourd’hui les États-Unis redoutent à travers sa première figure triomphante, le Japon ?
Il est vrai que cette Europe spirituelle dont parle Husserl a préparé la conquête du monde, même si, pour rester au niveau anthropologique, cette conquête s’est faite d’abord par la croix et le sabre, sous l’empire de la soif d’or et au nom de la transcendance chrétienne ; puis par l’extension du commerce des esclaves, par la vente d’objets de pacotille et de tissus, par la culture de la canne à sucre — en bref, sous la loi d’airain du célèbre commerce triangulaire.[8] Cette conquête s’est déployée ensuite la colonisation, étendue aux limites des terres connues, pour enfin se parachever avec la décolonisation et le piège de la dette.[9]. En cinq siècles, l’immanence a signé sa victoire. Si bien que dès le XVIIIe siècle, le terrain était largement préparé pour puisse se déployer sans frein le productivisme logico-financier généralisé du XXe.
Cependant, de la parole de Husserl s’élève a contrario une vérité impensée en son fond. Parce qu’il était le dernier et le plus puissant des penseurs classiques, et non le premier de nos contemporains, Husserl était inattentif à certains événements de son temps. A l’évidence, les peuples du monde se sont européanisés, ou mieux occidentalisés, mais nous autres Européens, nous les Occidentaux, ne nous sommes-nous pas en quelque sorte « indianisés » ? Depuis le début du XXe siècle nous assistons à une véritable exotisation de l’Occident, que l’on constate dans le commerce quotidien, dans les modifications de nos habitudes alimentaires et de nos modes vestimentaires, celles de nos goûts musicaux et plastiques, jusqu’à l’engouement pour les religions orientales, que certains pratiquent (consomment dirais-je !) comme d’autres le jogging ou le body-building. Exotisation qui se manifeste encore par l’extension du tourisme de masse, tandis que les ghettos du tiers monde se multiplient au sein même des grandes métropoles européennes, dont les monuments représentaient jadis l’une des signatures métaphysiques de l’Europe spirituelle. En effet, dès lors que cette figure spirituelle s’est déliée de la transcendance de son origine, elle a pu, sans réserve, phagocyter, annexer, ingérer, digérer, commercialiser, l’ensemble des cultures du monde. Or la première manifestation de ce pouvoir intégratif et syncrétique est parfaitement saisissable dans le devenir des arts contemporains et dans le triomphe de leur mercantilisation sous diverses formes abâtardies.
On le sait, Husserl avait tenté de résoudre la crise des fondements qui, à la fin du siècle dernier, se posait à la philosophie sous l’urgence des questions soulevées par les découvertes des nouvelles mathématiques et des sciences. A la même époque, l’art occidental doutait de l’idea de beauté néoplatonicienne héritée de la Renaissance et souffrait d’une crise toute aussi grave : celle des fondements de la représentation de l’objet. C’est pour résoudre cette crise que les artistes eurent recours à la primitivité pour en capter la forme (sans bien sûr pouvoir en saisir l’esprit en sa transcendance propre). C’est dans l’art que s’incarnèrent les prémisses de cette nouvelle figure unitaire que constitue l’européanisation du monde, laquelle signe, en apparence paradoxalement, la fin de la spiritualité européenne. Alors, s’engendre une nouvelle figure, celle des États-Unis, non plus comme simple hypostase de l’Europe, mais comme occidentalisation du monde. C’est en cette nouvelle figure que se délierait toute transcendance et que se réaliserait la captation généralisée non seulement de l’autre « exotique », mais, aussi, de nous-mêmes Européens.[10]
Ce n’est pas l’effet du hasard si, au tournant des années 1950 et après les premières tentatives européennes (cubisme, expressionnisme allemand, surréalisme), la captation des arts primitifs se généralise au États-Unis, et si, après avoir exterminé ses Indiens, l’Amérique du Nord rend enfin hommage à l’un de ses plus grands artistes contemporains, Jackson Pollock, dont les œuvres de la dernière période, le dripping, s’inspirent directement des dessins sur le sable des Peaux-Rouges. Ce n’est pas l’effet du hasard si, à New York, en 1982, le MOMA organisait la plus importante exposition sur le thème, Le primitivisme dans les arts du XXe siècle ; et si à Paris, en 1988, le musée national d’art contemporain de Beaubourg mettait en scène l’un des plus importants spectacles d’art vivant sous le titre, Les magiciens de la Terre, lequel offrait aux visiteurs-spectateurs un ensemble de rencontres, de confrontations, de co-réalisations d’œuvres entre des artisans, des sorciers, des shamans indigènes (Africains, Indiens des deux Amériques, Hindous, Haïtiens, Aborigènes australiens, Polynésiens, Mélanésiens) et des artistes plastiques contemporains en renom, venus du monde entier. Avec le dérisoire du Ready-made ou celui de l’Arte povera — fait d’objets industriels ou de déchets de la société de consommation — nous sommes confrontés à la fin des valeurs esthétiques sur le mode du « tout-est-possible », quand l’art lui-même devient un marché qui s’intègre au marché général des valeurs financières dans le grand jeu spéculatif planétaire.
Ce n’est pas non plus l’effet du hasard si, après avoir été confiné dans les ghettos noirs, le jazz (forme syncrétique mêlant les musiques européennes et africaines[11]), sous diverses formes commerciales des plus bâtardes, conquiert le monde, et si, exemple parmi tant d’autres, les Beattles ont su accorder avec génie les musiques indiennes au rythme syncopé du ragtime[12]. Un peu plus tard, toute une pléiade de chanteurs américains opposés à la guerre du Vietnam et à l’American way of life, les Hippies, lançaient sur le marché, lors de concerts monstrueux (5OO.OOO spectateurs à Central Park en 1969 !), leurs disques et une nouvelle mode vestimentaire indienne, comme plus tard, dans le contexte du libéralisme reaganien, les Punks et les Rapeurs le feront, en mêlant aux rudes et frustes musiques d’un Schprache Gesang populaire, venu des ghettos urbains, un style vestimentaire de voyous et le commerce des disques, des cassettes et des vidéo-clips.
Cela ressortit à notre modernité, à celle que nous vivons tous les jours, à tout ce qu’apprécient nos enfants et nos étudiants. Or cette mutation des goûts, des aspirations, des modèles idéaux, ce renversement des valeurs du Beau, du Bon et du Vrai à l’échelle de la démocratie de masse, ne s’est point accompli dans le champ d’une rationalité spirituelle reconquise sur la barbarie de théo-téléologies politiques déliées de toute morale (le fascisme, le nazisme et le communisme réel), mais bien sur l’effacement même de la morale, de la politique et de l’esthétique au profit de l’économique. Aussi n’est-ce pas tant dans le cadre archaïque de nos universités, tardives et dérisoires héritières de l’idéalisme allemand abâtardi, que les jeunes générations du postcommunisme s’occidentalisent, mais bien d’avantage à travers l’explosion du jazz, du rock, du pop et du rap roumains, hongrois, slovaques, polonais, russes, etc., et lors des fréquents concerts internationaux qui se donnent partout en Europe de l’Est, devant des foules de jeunes innombrables et enthousiastes. C’est en créant des Total Art Shows (musiques et installations), ou en y participant, que la jeunesse universitaire et artistique s’intègre au mouvement général du monde[13]. A ce propos, il convient de se souvenir que la personnalité qui, lors de sa visite en Roumanie postcommuniste, obtint le plus de succès n’est ni le roi Michel ni les divers chefs politiques d’Occident qui s’y succèdent depuis 1990, mais Michaël Jackson — dont les tournées de concerts sont organisées par la firme Pepsi-Cola —, qui s’est permis de faire attendre sous la pluie et le Président de la République et le Premier ministre. Un tel événement doit être non seulement apprécié à sa juste « valeur » — c’est-à-dire en référence à toutes les valeurs du Show business et du commerce qu’il représente et masque à la fois[14] —, mais, plus encore, pensé en sa signification historiale.
Où est l’Europe aujourd’hui ? Où est cette Europe qui inventa la rationalité et la mit au service de la logique de la productivité ? Elle est partout. C’est l’Europe géographique à coup sûr, mais ce sont plus encore ses hypostases prodigues, l’Amérique du Nord, le Japon, Bangkok, Singapour, Hong Kong, Taiwan, La Corée du Sud, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Irak, la Syrie, Israël, le Mexique, l’Argentine, le Brésil. L’« Étant-Europe » se présente donc partout, c’est-à-dire nulle part. L’Europe, comme figure inaugurale de la mobilisation générale du Travailleur (Der Arbeiter)[15] et comme modèle social de la productivité, s’est autodissoute en une occidentalisation du monde et une tiersmondisation de l’Occident. Dans le domaine de la culture, l’occidentalisation se montre dans la multiplication des syncrétismes où se rassemblent, avec une simultanéité et une interchangeabilité infinie, toutes les cultures du monde, expliquées (comme des lois physiques), folklorisées (comme des spectacles de variétés) et mercantilisées (comme une quelconque marchandise). C’est encore, en sa volonté de neutralité axiologique, la manière dont le langage des sciences sociales réduit toute différence culturelle à l’innocence d’une métalangue qui tient ses origines de la métaphysique européenne — comme si l’idiosyncrasie des langues naturelles pouvait se réduire à la subjectivité d’un logos objectivant la vie sous la forme de calculs statistiques ou de prédicats logiques. Penser ainsi, c’est véritablement identifier la vie (l’Étant en ses diverses guises) à une temporalité conçue selon les rythmes de la productivité industrielle et selon les exigences du logico-financier[16]. Demeure cependant une seule différence, qui n’est plus de culture ou de civilisation, ou si l’on préfère de transcendance : c’est celle qui se fonde sur la manière dont l’effacement progressif de la transcendance a préparé les peuples à se soumettre à la logique de la techno-finance sous la domination de son immanence. Aussi le monde comme unité et totalité incarnée de cette logique — laquelle abolit toute espèce de reconstruction différentielle entre l’essence et l’apparence, l’esprit et la substance, le mot et la chose — n’est-il plus un rêve ou un cauchemar, mais la seule réalité, concrète et abstraite à la fois, qui modèle notre expérience existentielle. Or cette réalité n’est en rien l’accomplissement d’une quelconque philosophie transcendantale, mais la représentation que se donne d’elle-même la réalité économique générale (la Sainte trinité de la production-consommation-profit) qui nous domine, et dans laquelle il nous faudra vivre parce qu’elle est devenue notre nature (physis).
Répétons-le, l’Europe originaire — celle qui jaillit telle quelle dans le questionnement grec inaugural de la tragédie et de la philosophie — demeure encore vivante dans le dédale nos mémoires, elle n’est plus, comme l’écrivait Nietzsche il y a plus d’un siècle, « que dans trente très vieux livres qui n’ont jamais vieilli ». Force nous est donc de constater, même tardivement, que dès longtemps l’Europe n’était plus qu’un souvenir d’Europe, ou mieux, qu’une anamorphose de l’Europe — laquelle n’est plus là où on croient la rencontrer, sans qu’elle se soit pour autant véritablement déplacée. L’Europe s’est étendue comme une nappe de pétrole au milieu de l’océan, et, s’étendant et se distendant, elle s’est, au propre comme au figuré, transformée en occidentalisation syncrétique. Illusions, fantasmes, rêves, ombres erratiques, traces fantomatiques : l’Europe s’est archéologisée et muséographiée. Dorénavant la formulation de notre question initiale, « Comment entrer en Europe ? », a perdu toute pertinence.
Une fois le mur de Berlin tombé, elle nous semblait grande ouverte la porte de cette Europe tant convoitée ! Cependant, et très rapidement, nous avons découvert, d’abord émerveillés, ensuite surpris, enfin désorientés, que le mur n’était qu’un miroir qui, une fois brisé, dévoilait l’espace des rêves et des fantasmes dans lesquels des pouvoirs devenus absurdes nous avaient confinés. L’Europe comme solution à nos problèmes quotidiens s’est muée en illusion dès lors que nous nous sommes pliés avec enthousiasme aux lois de l’économie de marché, en les confondant avec celles de la démocratie et de la société civile. Or le marché, comme destin historial de la modernité tardive et comme figure de l’occidentalisation du monde (avec son revers, la tiersmondisation de l’Occident), se déploie dans sa vérité la plus radicale hors de l’Europe géographique et des États-Unis, en investissant des formes d’organisations politiques et sociales où la démocratie et la société civile brillent par leur absence. Aujourd’hui, partout où triomphe le capitalisme le plus efficace (en Asie par exemple, qu’il soit en expansion ou en crise), dominent des formes de pouvoir politique qui n’ont plus rien de commun avec celles qui forgèrent naguère l’austère modèle du capitalisme européen classique, tel que Max Weber en formalisa le type idéal. Ce mouvement est si puissant — si vrai historialement — que le nouveau capitalisme occidental (celui de la société de consommation et de la révolution informatique et télématique) déserte ses zones géographiques de production (l’Europe géographique et les États-Unis,) pour s’installer en des lieux où les lois peu soucieuses des citoyens et du bien public, ne contrôlent pas l’essort du profit[17]. Il n’y a là que l’accomplissement logico-financier du destin de la modernité tardive, avec son reste logique intégré, le chômage. Aussi, ce que d’aucuns définissent en Europe de l’Est postcommuniste comme le moment difficile à surmonter de la « transition » (la « thérapie de choc »), n’est-il, en fin de compte, qu’un discours illusoire masquant le devenir général de l’occidentalisation capitaliste du monde — en fait sa déterritorialisation, ce qu’après les entreprises multi-nationales on définit à présent comme les firmes trans-nationales,  sans cesse à la recherche de nouveaux marchés et d’une maximisation infinie des profits. Toute fausse honte humaniste bue, la « transition » devra être un jour assumée comme la finalité en-soi de l’« Étant-Occident » dans sa totalité, Est, Ouest, Nord et Sud confondus : ce qu’en termes politico-économiques on appelle pompeusement « Le nouvel ordre économique international ». Il n’y a là ni entrée ni sortie, ni ouverture ni fermeture, mais une totalité qui nous meut, nous agit, et dont nous sommes les acteurs consentants ou rebelles, selon le rôle et la place que nous attribue, à un moment donné du devenir historial occidental, la division internationale du travail, du rendement et du profit dans son immanence logico-financière.
C’est donc à nous, hommes sans-patrie de la modernité tardive, qu’est échu la tâche redoutable de penser ce nouveau monde ; de le penser sans la nostalgie d’un passé à reconstruire (souvent mystifié par la nature romanesque du récit historique[18]), mais aussi sans illusions naïves ni intérêts mesquins quant à la possibilité de lui fournir un fondement transcendantal qui, à présent, n’est jamais autre chose que le masque grimaçant ou séduisant de la domination de l’immanence ou, en d’autres mots, celui de la domination du nihilisme.




* Première publication dans la Revue des études slaves, Tome 66, fasc. 1, 1994. Dans la présente version révisée, ce texte doit beaucoup à de nombreuses discussions avec mes collègues et amis de Cluj, avec Aurel Codoban, Ciprian Mihali, Monica Ghet, István Horváth, Andor Horváth, feu Pompiliu Teodor, et avec ceux de Budapest, feu Zádor Tordai, Gaspár Miklós Tamás, Attila Melegh, Mihai Vajda, feu Gyula Benda.
[1]Le Gai savoir (1883-87, aphorisme 377), trad. Pierre Klossowski ; Par-delà le bien et le mal (1886, aphorisme 256), trad. Geneviève Bianquis.
[2]« sans-patrie » n’est ni identique à « apatride » — concept de droit international — ni à « heimatloss », sans racine. Les « sans-patrie » rappellent ceux qui sont les gardiens d’un questionnement qui lentement s’oublie, celui qui, jadis, inaugura la parole philosophique.
[3]Claude Karnoouh, cf. chapitre précédent.
[4]E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », in La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris 1976. Dans la traduction de Gérard Granel.
[5]« bons Européens », est pris ici par Husserl au sens que Nietzsche donnait à ce terme. En 1935, il lui fallait montrer une grande lucidité et un non moins grand courage pour reprendre à son compte ce terme quand les nazis, à total contresens, tentaient de s’approprier le penseur allemand qui, sans relâche, avait dénoncé la caricature de l’esprit allemand dès lors qu’il se donne comme expression de son nationalisme. Cf., La deuxième conférence sur L’Avenir de nos établissements d’enseignement.
[6]Pour une interprétation du concept d’« esprit » chez Husserl et Heidegger, cf. Jacques Derrida, De l’esprit, Galilée, Paris 1991.
[7]Cf. le commentaire de Gérard Granel, « L’Europe de Husserl », in Écrits logiques et politiques, Galilée, Paris 1992.
[8] Cf. Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, op. cit, chap. I, « Babel ».
[9]Georges Corm, Dette et développement, Publisud, Paris 1982.
Georges Corm, Le Nouveau désordre économique mondial, La Découverte, Paris 1993.
[10] A ce sujet, il n’est pas sans intérêt de remarquer combien nos grandes métropoles européennes ressemblent de plus en plus à des villes-musées (des villes mortes !) où fleurit le commerce de la pacotille touristique. Ainsi, elles ont perdu cette l’intensité de la vie sociale qui les caractérisait jusqu’au tournant des années 1950 — la diversité des groupes sociaux et professionnels — et qui a tant nourri le roman naturaliste de Balzac à Céline.
[11]Dès le premier tiers de ce siècle, le jazz influence certains musiciens encore clas­siques tels que Ravel, Stravinsky, Honegger et les membres du Groupe des Six, mais avec George Gerswhin (Rhapsody in Blue) et plus tard Leonard Bernstein (West Side Story) on voit naître et s’imposer le véritable style occidental. Après les années 1950 on constate l’influence de la musique contemporaine sur le jazz ainsi que la composition d’œuvres de jazz pour des orchestres symphoniques (The Queen Fancy par le Modern Jazz Quartet accompagné par l’orchestre symphonique de Berlin) .
[12]Il faudrait des études précises pour saisir comment, après le jazz, d’autres mu­siques syncrétiques, et en particulier celles venues d’Amérique latine, ont peu à peu ac­quis leurs lettres de noblesse dans le monde de la musique de variété occidentale. Je songe à la rumba, la samba, la cucaracha, la bossa-nova, mais aussi aux succès et presque au culte en Occident, d’un chanteur comme Bob Marley, venu de la Jamaïque. Je songe encore à toutes les nouvelles formes de musiques d’Afrique noire qui, depuis trente ans, ont réinterprété et réacculturé dans leurs traditions le jazz et les rythmes Afro-cubains ; sans oublier le Rai, ultime synthèse de musiques kabyles d’Afrique du Nord et de Pop Music, très populaire en Tunisie, au Maroc, en Algérie, en France, en Italie, en Allemagne, en Belgique et en Espagne.
[13]L’administration des postes des États-Unis d’Amérique vient d’imprimer une série de sept timbres à l’effigie de sept vedettes du rock et du pop. Il y a un an, cette même administration rendait hommage au King du rock’n roll, Elvis Presley, en impri­mant cinq cent millions de timbres à son effigie.
[14]Aujourd’hui, la firme Coca-Cola détient la première place parmi les investisseurs privés étrangers en Roumanie (80 millions de dollars) avec la création de trois usines : à Oradea, Constan†a et Bucarest. Mais Pepsi-Cola n’est pas en reste et « contre-attaque » (sic !)… en Hongrie en y investissant 115 millions de dollars sur cinq ans. Cf., Courrier internatio­nal, 15-21 avril 1993, n° 128, p. 17.
[15]La formule est d’Ernst Jünger. Cf., Der Arbeiter, op.cit.
[16]Michel Henry, La Barbarie, Grasset 1987.
Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe. Odile Jacob, Paris 1990.
[17]Cf., Claude Julien, « Muets sont les dieux du marché. La ballade des prétendus », in Le Monde diplomatique, décembre 1992.
Roland Lew (Université Libre de Bruxelles) : « Le développement du capitalisme en Chine communiste », in Le Monde diplomatique, février 1993.
[18]Paul Ricœur, Temps et récit III. Le temps raconté, chap. 5, « L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction », pp. 264-279, Seuil, Paris 1985. 

vendredi 24 mai 2013

Politique et économie chez Saint Thomas d'Aquin


Politique et économie chez Saint Thomas d’Aquin : quelques remarques en marge du De Regno*

S’il est chose notable dans le renouveau des recherches humanistes en Roumanie postcommuniste, il faut alors convenir que l’intérêt pour la philosophie médiévale des théologiens latins fait partie non seulement de ce renouveau, mais que les traductions d’un certain nombre de textes majeurs apparaissent dorénavant comme autant d’authentiques innovations dans l’histoire culturelle roumaine. Cependant, malgré les commentaires que ces textes suscitent, d’aucuns savent qu’un début ne permet pas d’aborder tous les sujets, les forces vives manquent. De plus, la philosophie médiévale n’apparaît pas aux esprits simples, ou, à ceux, plus nombreux, agités par les bruits parasites du présent, comme une urgence. Ceux, parmi les jeunes et les moins jeunes universitaires, qui confondent la vocation professorale avec la possession d’un téléphone portable et non avec la patience exigée par l’apprentissage toujours délicat des décours de la pensée, ceux qui s’abusent dans l’excitation glaciaire de la « postmodernité » et oublient la prudence exigée par la méditation, devraient comprendre – mais le peuvent-ils encore ? – que l’Europe occidentale est ce qu’elle est dans sa présence hic et nunc, parce que, d’une manière ou d’une autre, la philosophie médiévale, à un moment ou à un autre, soit par adhésion à son propos (thomisme et néo-thomisme) soit par rejet (les Réformes et leurs diverses facettes) soit par négation (les divers types d’agnosticisme), a engendré cette l’Europe moderne qui est la nôtre. Dès lors, si rien ne peut jamais être réactualisé comme expérience de vie (l’histoire ne ressert jamais deux fois la même soupe), il serait néanmoins sage d’envisager ces lectures et relectures des ouvrages de philosophie médiévale – qu’il conviendrait de compléter par des leçons d’histoire – comme une expérience irremplaçable de la pensée.
 Il semble que les jeunes gens et jeunes filles qui se sont spécialisés dans ce domaine ardu et redoutable du savoir européen, s’en tiennent pour le moment à l’explicitation en roumain – cet aspect linguistique est fondateur et essentiel – des thèmes métaphysiques soulevés par ces théologies philosophiques ou de ces philosophies théologiques : l’essence, l’éternité ou non du ou des mondes et la Création, la négation de la Providence, le statut des anges, le créé, l’incréé, le Créateur, les catégories analytiques grecques dans leur traduction latine (homologie ou homonymie du sens), le nominalisme et/ou le réalisme, l’unicité de l’intellect, la négation ou l’affirmation de la liberté humaine, le statut de l’aristotélisme, le rapport à l’héritage platonicien, à celui de l’augustinisme. Il y a là une richesse de thématiques qui ne s’épuisera pas en quelques années.
Rien que de hautement légitime en tout cela. Cependant, les scolastes ne se laissèrent pas enfermer dans les seuls débats logico-métaphysiques ou logico-théologiques, ils furent aussi des penseurs qui, une fois formulés les principes premiers et les fins dernières organisant et dirigeant la communauté des hommes, ont aussi observés le monde dans lequel ils vivaient pour, chacun en sa guise, essayer de formuler, mais aussi de formaliser des modèles d’action afin de construire le futur tel qu’ils pensaient en avoir trouvé la forme, le contenu et le sens ultime dans une herméneutique des desseins divins. Afin de prévenir les crises et tenter de les résoudre, c’est-à-dire, afin d’obvier aux dysfonctions socio-politiques d’une ampleur telle qu’elles eussent pu, à tout moment, entraîner la papauté, des royaumes, des principautés, des duchés à leur ruine, ils proposaient des solutions pratiques en harmonie avec les principes premiers et les fins dernières d’une pensée éclairant le devenir sur la fond initial de la Révélation chrétienne.
C’est cette dimension politique, économique et sociale qui est pour le moment largement délaissée par nos jeunes collègues roumains, car la richesse exubérante de la pensée médiévale est telle qu’elle ne peut être exploitées simultanément par quelques uns et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas, en Roumanie, le soutient d’une puissante école d’histoire de la pensée du Moyen-âge occidental s’appuyant sur une ancienne tradition universitaire. Car en toute chose entreprise avec sérieux, il convient de se garder de la précipitation, des raccourcis faciles, des énoncés spectaculaires, mais creux qui, un peu partout, malheureusement fleurissent sans vergogne en ses temps de transition. Cependant, ici, en Roumanie, et pour la première fois avec cette ampleur, le développement des études de philosophie médiévale (je ne parle pas de théologie que je laisse aux facultés du même nom[1]) permet, une fois encore, de mettre à jour l’idéologie que la Renaissance, dès Pétrarque, a léguée à la métaphysique moderne, aux Lumières, et au-delà, à ses développements modernes et postmodernes, celle qui renvoie le Moyen-Âge aux ténèbres de la barbarie  ![2] Toutefois, pour ne pas tomber dans l’anachronisme trompeur, il faut préciser que la notion de barbarie a changé de sens entre Pétrarque et les Lumières : pour le premier la barbarie était moderne, sous la forme de la scolastique et du « gothique » opposée aux valeurs défendues par les penseurs païens de l’Antiquité ; pour les penseurs des Lumières la barbarie est tout aussi « gothique », mais cette fois parce qu’elle était archaïque, abandonnée par la métaphysique moderne qui donna son fond ontologique à la science.
Néanmoins, s’il y a eu une renaissance de l’Europe occidentale et de l’Europe catholique, c’est bien au Moyen-âge qu’elle commença avec des penseurs comme Abélard, mais aussi avec des princes comme Frédéric de Hohenstauffen et sa cours d’érudits et de traducteurs. Ce qui manque à la Roumanie du point de vue des études médiévales occidentales, ce sont des historiens compétents qui en connaîtraient parfaitement les sources afin d’offrir des cours rappelant aux philosophes la très complexe histoire du Moyen-âge. En effet, c’est pendant le décours de quatre siècles, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe, que des événements ont préparé, engendré, déployé la plupart des facteurs intellectuels et des pratiques, des institutions et des formes politiques qui ont fait de la modernité une possibilité réalisée. C’est durant ces siècles que se sont forgées, par exemple, les réflexions décisives sur la souveraineté, la légitimité, la source du droit des gens, la naissance du droit international, mais aussi celle de la démocratie urbaine, véritable origine (et non la démocratie grecque) de notre démocratie moderne ; et, last but not least, c’est durant cette période que des clercs tel Marsile de Padoue (Defensor pacii) ont repensé les relations entre les groupes sociaux urbains et ruraux et le pouvoir politique, et ont développé les premières théories de la laïcisation du pouvoir politique, du contrat social et de la séparation des pouvoirs. C’est de ce monde que l’Europe occidentale porte encore héritage, dût-il aujourd’hui toucher à sa fin, après avoir épuisé ses possibles.
Si donc j’insiste à nouveau sur cet aspect politico-social, c’est que son rappel me paraît décisif à une intelligence de l’Occident européen. Dès lors que la Roumanie souhaite présentement entrer dans l’Union européenne, il faut que ses futures élites sachent, ne serait-ce que partiellement, quel est l’héritage spirituel dont cet Union témoigne. Car, ni les incantations et les slogans répétés à satiété par des journalistes ignorants ni les grimoires des demi-savants de pseudo-sciences nommées politiques en quête de gloire médiatique ou de pouvoir universitaire, ni la politique spectacle offerte par des politiciens en mal d’imagination et de culture, ne peuvent remplacer le poids de la connaissance et de l’analyse des concepts, des notions, des représentations, des théories,  – les Arts libéraux eut-on dit au Moyen-âge –, qui se sont forgés au cours du temps, ni se substituer à leur réel apprentissage, en bref à l’authentique humilité qui doit présider à toute initiation lorsqu’il s’agit de comprendre et d’interpréter des manières de penser devenue extrêmement éloignées de toutes nos expériences. Voilà pourquoi il faut que la Roumanie crée cette école de médiévistes (de philosophes et d’historiens) qui sortira enfin son historiographie d’un provincialisme certes souvent érudit, mais à l’horizon interprétatif bien étroit. Il faudra bien qu’un jour que des philosophes et des historiens roumains du Moyen-âge occidental participent de plein droit à des colloques pour y apporter leur contribution, et non y venir pour donner quelques précisions marginales – quelques friandises intellectuelles – sur ce qui se passait aux marges de la catholicité, aux limites extrêmes de la Transylvanie. La vie intellectuelle, politique et économique du Moyen-âge latin, sa philosophie, son enseignement, ses débats et ses conflits se sont déployés à l’intérieur d’un quadrilatère qui va de la Catalogne à l’Italie centrale, à l’Allemagne occidentale et centrale, jusqu’aux confins polonais de Cracovie, du sud de l’Angleterre, à la France de Paris à Auxerre et jusqu’à Montpellier. Que cela plaise ou non aux protochronistes[3], c’est ainsi, et nous n’y pouvons rien. C’est une géographie spirituelle et politique qui s’est tracée ainsi et au cœur de laquelle il convient de nous placer quand on travaille sur les origines de la modernité.

Mais que vient donc faire parmi vous un non-spécialiste de Saint Thomas ? Pourquoi participe-t-il aux travaux de cette société savante aux activités dévolues aux commentaires des œuvres du grand scolaste et à celles de ses pairs ? De fait, pourquoi a-t-il accepté l’invitation d’un de ses jeunes collègues, mais déjà distingué savant en affaires de philosophies médiévales ? La raison pourrait en être la vanité et il n’en est pas dépourvu, mais ni plus ni moins que d’autres universitaires.
Toutefois quelque chose de plus (ou de moins) que la seule vanité m’a poussé à oser ce pas. J’ai souhaité soumettre au jugement de mes pairs (fussent-ils de jeunes pairs) une lecture de saint Thomas qui depuis quelques années fait l’objet d’une partie du cours de philosophie politique et sociale que je délivre à l’université Babes-Bolyai de Cluj… En effet, personne ne me déniera l’intérêt que, de longue date, j’ai montré pour l’histoire de la pensée politique et économique dans ses rapports aux pratiques effectives. Si j’ai accepté l‘invitation qui me fut aimablement proposée, c’est que j’ai quelque peu réfléchi aux intentions de saint Thomas lorsqu’il proposa son modèle idéal socio-politique comme ligne de défense à l’encontre d’une menace visant l’essence de la chrétienté, l’unique et indiscutable détermination divine du monde. Or cette menace venait du développement d’une nouvelle économie de l’échange qui n’avait pas encore de nom, mais qui déjà bouleversait les conceptions, les notions et les concepts que les élites de cette époque avaient du temps, de l’argent, de l’espace, de la souveraineté, du pouvoir, c’est-à-dire les conceptions du politique, et donc de l’éthique, et, par-delà, du devenir. C’est de la peur de ce qui, plus tard, se nommerait le capitalisme, et de la tentative d’en conjurer l’advenue par un modèle théo-onto-logico-politique dont je souhaiterais vous entretenir, sans outrepasser les limites de mes compétences, mais surtout celles de votre patience.

Le monde comme horizon de sens de la Révélation et du Salut

Le modèle politique de la société idéale selon saint Thomas est exposé dans un opuscule De Regno (1265-1267)[4] écrit pour le jeune Hugues II de Lusignan, roi de Chypre depuis le berceau jusqu’à sa mort à 15 ans en 1267. Dans le droit fil de la conception à la fois logique et politique d’Aristote, Thomas assume que le Tout est plus important que les parties qui le composent, et donc que le Royaume terrestre du prince l’est plus que l’une quelconque de ses fractions sociales. Toutefois, le royaume terrestre du Prince n’est, à son tour, qu’une partie du royaume engendré par la Création divine. De fait Thomas transforme l’origine première de la Cité aristotélicienne dans la nature, en une nouvelle origine première qui provient de la création divine, tant et si bien qu’on peut dire du travail de Thomas qu’il vise à accorder Aristote à la révélation en plaçant la factualité naturelle de la vie en communauté de l’homme (l’homme étant par nature un animal social) dans une nature engendrée par la création. Dès lors la raison première et la fin ultime de l’institution du royaume terrestre doit être cherchée dans l’institution du monde. On peut donc résumer brièvement la politique thomiste comme une théologie créationniste et, dans ce cadre, remarquer qu’elle vise à donner au dogme de la création le fond de la doctrine et de la logique aristotéliciennes. Du point de vue du fondement de la philosophie politique il n’y a donc rien de véritablement nouveau chez Thomas sauf que le naturalisme aristotélicien trouvant sa nouvelle conformation et confirmation dans les Écritures, la nature est à présent subordonnée à la création divine. C’est pourquoi il convient, dès maintenant, de remarquer combien toute conception moderne du politique est, en son essence, anti-thomiste, non seulement parce qu’elle trouve sa légitimité dans la société civile en tant que totalité, mais précisément parce que, grâce au contrat, cette totalité s’établit et se fonde soit contre la nature soit contre le Dieu créateur de la nature (cf. la notion de contrat tant chez Hobbes que chez Rousseau).
En résumé on peut dire que Thomas adopte comme axiomatique politique le point de vue de la fin, et qu’ainsi, toute action positive accordée au bon gouvernement sera celle qui ouvre, par sa pratique, le chemin qui mène au Salut. Le bon gouvernement s’identifie donc au gouvernement chrétien des hommes. Aussi penser le politique et la politique chez Thomas, est-ce penser la fin.[5] Mais penser la fin implique le retour vers une origine où repose la légitimité du pouvoir. Dès lors, penser la fin dans la légitimité de son origine, sachant que cette origine tient de la divinité, c’est placer le principe fondateur du pouvoir ailleurs qu’en lui-même ; en d’autres mots, c’est faire dépendre le pouvoir, en tant que théorie de la puissance et praxis de la théorie, d’une puissance extérieure au pouvoir lui-même, tant et si bien que le pouvoir réel du Prince ne peut être défini jamais par une souveraineté plénière. En effet, une souveraineté relative n’est pas une souveraineté, car la souveraineté (comme l’amour) est ou n’est pas. Une fois encore on saisit combien la pensée thomiste est fondamentalement anti-moderne, parce que la théorie place le pouvoir réel dans une position de soumission à l’égard d’une puissance supérieure et normative qui définit impérativement ce qui est bon par nature[6] ; or, ce qui est bon par nature, dérive de la bonté originaire, laquelle n’est autre que la bonté céleste, c’est celle de Dieu qui ouvre la société humaine au Salut.
Puisque l’origine de l’homme social est dans la nature et que la nature est crée par le Dieu unique, la fin de l’homme social ne peut être que dans le ciel, et donc la bonne vie terrestre que les hommes cherchent à organiser (la praxis du politique) a pour orientation l’accès à la vie bienheureuse dans le ciel. Ce qui ressort à l’ordre du bien dans la vie terrestre est donc toujours commandé par les « béatitudes célestes ». Reste à savoir comment organiser cette vie terrestre afin qu’elle conduise les hommes dans leur socius aux béatitudes célestes.
Le meilleur régime mondain doit donc dériver de la création du monde, laquelle se manifeste sous la forme d’une hiérarchie entre les catégories. C’est pourquoi l’art de gouverner qui se déploie selon le principe de l’imitatio ou de la mimétiké, s’articulera selon une hiérarchie. Enfin, l’art que le Dieu unique met à ordonner le monde à sa fin, au Salut, doit donc être le modèle du gouvernement terrestre.  Donc la juste Cité terrestre est celle qui est orientée à sa fin propre par une cause unique qui la guide. Cette cause n’est autre que le roi, car si un seul a créé et ordonné l’univers, un seul est à même de discerner le bien et ce qui permet d’orienter la Cité vers le meilleur. En bref, Dieu ordonne le monde et le roi la Cité. La récompense attribuée au bon roi c’est Dieu qui la lui donne, c’est pourquoi le Roi n’est dépendant que de Dieu ou… de son représentant. C’est en soumettant la souveraineté du royaume et le pouvoir de celui qui le représente, le roi, à Dieu, que saint Thomas peut ainsi soumettre le roi au premier des représentants de Dieu sur Terre, au Pape. Il y a là une manière logique de démontrer la soumission du politique au théologique, et donc, d’expliciter la limitation de la souveraineté politique. Or, dans la factualité, cette théorie théo-logique doit aussi rendre compte d’une féroce lutte théologico-polique  pour le pouvoir réel, celle menée par la papauté contre la tentation des princes sans cesse réactualisée de capturer le pouvoir spirituel. Il s’agissait de mettre définitivement terme à la querelle des Investitures et donc de limiter, au nom de la conception « correcte et juste » de la foi, et le pouvoir ecclésiastique réclamé par l’empereur allemand en tant qu’empereur du Saint empire romain germanique, et, celui déjà gallican des rois de France. Voilà du côté des princes, quant au peuple, entendu comme le peuple chrétien, tout pouvoir de contrôle lui est dénié. En effet, le peuple ne peut jamais se révolter contre le roi, puisque le roi est la projection-imitation de l’ordre divin dans l’espace de la société humaine et qu’une révolte entraînerait donc une confusion de la hiérarchie et, par là-même, une confusion de l’ordre du monde. Aussi le mauvais Prince ne peut-il être sanctionné que par celui qui lui est supérieur, c’est-à-dire par le Pape. Dès lors seul le Pape peut accorder au peuple la liberté de déposer son Prince lorsqu’il l’excommunie, le déclare hérétique ou schismatique. En théorie, le Roi ou l’Empereur n’est que l’instrument qui actualise ou promulgue la loi divine comme pratique sans jamais pouvoir en atteindre l’essence.
On peut ainsi résumer la théorie politique de saint Thomas : il argumente un ordre analogique entre l’ordre divin et l’organisation politico-sociale. Le Roi est dans son royaume comme l’âme dans le corps et comme Dieu dans le monde. Ainsi, dans les affaires des hommes, le Roi agit à la place de Dieu, comme son aide. Partant, le Roi exerce une providence déléguée par la suprême Providence en fonction d’une analogie fondée sur une théologie du monde logico-déductive. Saint Thomas peut donc assumer que le bon gouvernement accomplira ce pourquoi il y a un chef voulu par la divine Providence sous le contrôle ultime de celui qui en est le représentant éminent sur la Terre, le Pape.

Comment, en la guise de Dieu, gérer l’économie ?

C’est dans l’horizon de sens (axiomatique, finalité et axiologie) déterminé par l’art divin de créer le monde et son imitation comme art de gouverner la communauté naturelle du vivre ensemble des hommes que saint Thomas développa ses conceptions économiques. Toutefois, avant de poursuivre l’analyse de la conception thomiste de l’économique, je souhaiterais donner quelques précisions factuelles qui permettent de comprendre le défi auquel saint Thomas se trouva confronté.
En ce milieu du XIIIe siècle, l’Italie de Saint Thomas est le centre d’une gestation économique, qui quatre siècles plus tard, deviendra la révolution la plus radicale qu’ait connu l’humanité après la révolution néolithique. Il s’agit de la naissance et du développement du capitalisme, certes encore mercantile, et, cependant, en certains lieux déjà industriel. Venise et son arsenal représentent l’exemple inaugural de cette innovation très précoce, ensuite Gènes, puis Florence et Prato… Déjà, à la fin du XIIe siècle certains monastères cisterciens pratiquaient une véritable politique économique fondée sur la division internationale de la production et articulée autour de l’import/export. Thomas sait parfaitement que le commerce a déjà fait de certaines villes italiennes, mais aussi allemandes, anglaises et françaises, des centres de contestation du pouvoir politique des princes féodaux, y compris des princes ecclésiastiques. Thomas sait parfaitement que le pouvoir royal ou impérial a signé des chartes de liberté avec des villes, afin d’affaiblir le pouvoir des grands féodaux. Thomas sait encore que le commerce ne se réduit pas au transport et à la revente des marchandises, ni à des participations financières à ce qu’il faut déjà nommer des sociétés à responsabilités limitées (SRL), mais que le commerce est déjà conçu comme un commerce-monde qui implique nécessairement le commerce de l’argent pour lui-même, c’est-à-dire, le prêt à intérêt.
C’est chez Aristote qu’il paraphrase, qu’il a trouvé les arguments logiques qui complètent les affirmations évangéliques s’élevant contre l’autonomie de l’argent. Pour la théologie du Salut cette autonomie engendre la ruine de la transcendance, en ce que l’intérêt est la manifestation même de l’immanence de l’argent, c’est-à-dire le signe et le sens de son auto-reproduction selon la loi d’une croissance infinie qui n’a plus de relation aucune avec le Créateur. C’est donc à partir de l’infinité que l’on doit ressaisir l’enjeu de la théorie économique thomiste dans l’horizon de sens déterminé par la transcendance divine.
En parlant de l’argent Aristote l’avait déjà affirmé : « ce n’est pas l’infini qui commande ». Pour la même raison, saint Thomas repousse le prêt d’argent contre intérêt parce qu’il est soumis à l’infinité et engendre donc la cupidité. Thomas appelle cela l’« échange de l’argent contre de l’argent » qu’il condamne totalement, tandis que l’échange de l’argent contre les fruits du travail est quant lui louable. C’est la théorie du juste prix conçue tant à partir du revenu du travail que des revenus du commerce, lorsqu’il y a vente à un prix convenable (sic !) d’un bien nécessaire à la vie des hommes. Seuls ces bénéfices représentent des gains licites. Toutes ces limites tracées quant à la nature des gains du commerce, ainsi que la préférence donnée à une vie collective autour d’une production et d’une consommation autarciques, tiennent aux réserves que saint Thomas soulève à l’encontre de la vie urbaine, perçue comme dangereuse. C’est en effet la ville qui engendre ces fortes concentrations d’hommes aux « humeurs imprévisibles et incontrôlables », lesquelles sont lourdes de menaces pour le pouvoir politique et ecclésiastique. C’est pourquoi l’idéal social de saint Thomas demeure le féodalisme et sa double base sociale, aristocratique et rurale, assemblée autour de l’Église. Mais les villes sont là, avec leur commerce, leurs banques, l’artisanat et une industrie naissante de plus en plus indispensable à la richesse et au pouvoir des princes et de l’Église. Les bourgeois, les artisans et les ouvriers des villes ont lutté ou luttent encore pour l’obtention de chartes de libertés, et plus précisément de libertés politiques et de libertés du commerciales (les premières datent de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles). Si bien qu’au-delà du danger ontologique qu’à la suite d’Aristote il saisit dans la domination de l’infinité, saint Thomas voit poindre ici un autre danger, cette fois ontique, précisément politique, celui qui entraînerait l’ébranlement de l’ordre hiérarchique féodal qui tend à imiter idéalement la perfection de l’ordre hiérarchique naturel créé par Dieu.
Or cet ébranlement de l’ordre hiérarchique féodal retentissant dans l’ordre politique, vient de la mise en question de la transcendance par l’argent prêtée. L’intérêt (usura) est injuste en ce que le bénéfice du prêt serait le résultat de la vente de l’argent et de l’usage de l’argent. Dès lors, prêter à intérêt revient à vendre deux fois la même chose, la chose et l’usage de la chose, en bref, on vend quelque chose qui n’existe pas.[7] En fait, le prêteur réclame de l’argent non seulement pour récupérer son capital ce qui est légitime selon Aristote, mais encore pour le prix de son usage ce qui ne l’est point (saint Luc : « prêtez sans rien attendre en retour » 6, 35) : on agit comme si « quelqu’un vendait du vin et l’usage du vin ».[8] Cette conception du prêt et de l’intérêt saint Thomas la formule en reprenant mot pour mot Aristote : l’argent est seulement fabriqué pour faciliter l’échange et non pour se reproduire car il est fait par l’homme, il n’appartient point à la nature, à la nature engendrée par Dieu fut l’ajout de saint Thomas. Ainsi, l’usage propre et donc juste de l’argent est d’être dépensé pour les échanges : « C’est pourquoi il est illicite en soi de recevoir un intérêt (pretium) qu’on appelle usure pour l’usage de l’argent prêté ».[9] En ultime instance, « l’acquisition d’intérêts sur l’argent est contraire au plus haut point à la nature. »[10] L’argent étant une chose artificielle, il ne peut faire des « petits » comme le font les choses naturelles : pour gagner de l’argent, il faut du travail, et non de l’argent. Notons que cet argument soutient déjà une thématique identique à celle que la critique moderne de l’économie libérale mène à l’encontre de la domination du capitalisme financier et des spéculations boursières sur le capitalisme industriel et les activités productives des seules vraies richesses, celles engendrées par le travail.
Or, si l’intérêt du prêt est contraire à la nature conçue et réalisée par Dieu, il l’est simultanément et directement opposé à la divinité, parce qu’il autonomise le temps de travail de l’argent dans son autoreproduction. Si comme toute chose naturelle le temps tient de Dieu, alors l’intérêt qui travaille même les jours de repos et de fêtes consacrés à louer la divinité, vole le temps à la divinité, et, volant le temps à la divinité, il le vole aussi aux hommes puisque Dieu le leur a offert gratuitement. A nouveau, sur ce point précis les socialistes du XIXe siècle n’eurent pas une position essentiellement différente de celle de saint Thomas, sauf que Dieu n’était plus le propriétaire éminent du temps, mais la société, laquelle était cette fois une production immanente à l’homme dès lors qu’il s’arrachait à l’état de nature pour vivre en communauté.
Il fallut attendre 1545 pour que Calvin dans sa célèbre Lettre sur l’usure affirme l’inverse d’Aristote. Si l’argent « ne fait pas naturellement de petits » écrit-il, il n’empêche, les « petits » de l’argent permettent cependant de mettre en œuvre une production, et le fruit de cette production sera indirectement dû au capital initial ; c’est donc en raison de cette possibilité médiatement productive, que l’intérêt détient le caractère d’un bien productif. On trouve ici l’origine de l’argumentation des mercantilistes et des économistes libéraux modernes. Soyons clairs, le protestantisme n’est pas à l’origine du capitalisme, le capitalisme appartient à l’événement politico-social européen issu de la chute de l’Empire romain d’Occident, c’est-à-dire à cette dynamique qui, en marge de la transformation des royaumes barbares en monarchies ou principautés féodales, a engendré des villes commerçantes et pré-industrielles. Toutefois, la Réforme, dans sa version calviniste, a délivré les hommes de la culpabilité de l’intérêt, en donnant à son illimitation la légitimité d’une éthique biblique dans le cadre de la prédestination. En plus de deux cents pages Max Weber n’a fait que paraphraser cette lettre…
Face à la montée en puissance du monde urbain, de ses déterminations techno-économiques et politiques, de la liberté d’action des corporations et des guildes, saint Thomas réaffirme avec la force de son argumentation théo-onto-logique l’ordre immuable de la féodalité parce qu’elle est le produit de la divinité soumise au contrôle de la papauté.

Les apories de la politique théo-onto-logique de saint Thomas

Que ce soit dans la sphère proprement politique ou dans la sphère économique, c’est la fin, le salut, comme principe premier qui commande à l’action des hommes (et non de l’homme). De cette manière le Salut n’est pas concevable sans l’instauration, le renforcement et la généralisation du royaume chrétien sur terre, afin de préparer la fin céleste. Il s’agit, en ultime instance, de la volonté de valider en raison une transcendance révélée et indiscutable, devant les lois de laquelle toute pratique doit plier.
C’est de cette volonté de validation que naissent les contradictions insurmontables du système politico-théologique de saint Thomas. Je les énumèrerai succinctement.
Il y a d’abord la pratique politique réelle des Princes qui répond à des jeux de pouvoir ou de puissance qui n’ont rien affaire avec l’engagement vers le Salut. C’est la contradiction classique entre l’éthique et la politique (cf. le sort réservé à l’archevêque Thomas Beckett par le roi d’Angleterre Henri II) qui recevra une solution pratico-théorique de Marsile de Padoue d’abord, de Machiavel ensuite, en les dissociant dans l’analyse théorique et la pratique réelle.
Cette  contradiction atteint l’Église elle-même dès lors que dans sa volonté d’imposer le bon gouvernement capable d’accomplir la fin menant au Salut, elle dut faire usage de la force, tantôt indirectement en se servant du bras armé du prince, d’autres fois en s’armant elle-même. En d’autres termes, dès lors que son pouvoir temporel joua de son pouvoir spirituel, et son pouvoir spirituel de son pouvoir temporel. Dès lors que moines et prélats prenaient armure et glaive, le « Tu ne tueras point » perdit son sens. C’est ce qui avait heurté les moines et les prêtres byzantins lorsqu’ils virent, pour la première fois l’été 1098 parmi les seigneurs Francs croisés, des moines dont la soutane couvrait une armure et laissait voir une épée.
C’est dans le champ de cette contradiction que naquit en Europe occidentale et centrale le conflit entre l’Empire et l’Église, afin de savoir qui, d’entre ces deux institutions « issue de la volonté divine » (l’Empereur tout comme le Roi est oint) est à même de faire advenir dans la praxis le bon gouvernement, c’est-à-dire les conditions de la paix : est-ce la paix de l’Église ou celle de l’Empire ? C’était là, par exemple, en faveur de l’Empire la réflexion que Dante développa tardivement dans le De Monarchia.
Cependant, la mise dans la forme organisée par la logique aristotélicienne du rapport entre la fin, l’origine et le modèle originel telle que saint Thomas l’a construite établit un type de réflexion (disons scolastique ou mieux logico-scolastique) qui va nourrir la pensée politique occidentale chaque fois que la fin sera pensée en fonction de l’accomplissement d’un début où cette fin (l’effet) fonctionne comme axiomatique. C’est pourquoi chez Thomas se rencontre, bien plus contrasté que chez Aristote, l’opposition entre le réalisme politique et l’idée d’accomplissement d’un modèle idéal, entre l’art de la politique comme art du possible du devenir humain et l’art de la politique comme volonté implacable de réaliser une origine devenue une finalité éternelle, vraie, absolue, intangible, irréfragable. Voilà l’enjeu de saint Thomas dans son effort en vue de donner un corps de doctrines politiques au royaume chrétien d’une part, et, de l’autre, afin d’assurer fermement la puissance temporelle de l’Église latine.
Il convient de remarquer que l’écriture de saint Thomas s’élève lorsque l’Église latine atteint simultanément à l’apogée de sa puissance et à l’aube de son déclin. En effet, jamais la théologie politique de saint Thomas n’a pu rendre compte des conflits politiques qui ont bouleversé l’Europe entre le XIVe et le XVIe siècles, et d’où sont sortis la modernité politique, technique et sociale non seulement de l’Europe, mais du monde. Non plus que le thomisme n’a pu servir jamais à contenir, maîtriser et dominer la généralisation de la mercantilisation des relations entre les hommes.
En définitive, la politique réelle du Moyen-âge ne s’est jamais soumise à la morale chrétienne[11], le pouvoir des rois n’a jamais été absorbé par l’idée chrétienne du Salut, c’est pourquoi l’honneur du Roi est passé toujours avant l’honneur de Dieu, et la volonté des pontifes romains, manifestée depuis Gélase Ier[12] au Ve siècle d’éclipser le droit « naturel » de l’État s’est révélée, au bout du compte, être mise en échec.[13] Pis, l’Église elle-même n’a pu résister à la mercantilisation des relations sociales au sein de la société médiévale déclinante.[14] Pour assurer sa puissance temporelle et spirituelle elle a eu besoin de plus en plus d’argent. Acculée à des dépenses de plus en plus exorbitantes, l’Église, en la personne des papes, ne put résister à vendre l’invendable, les Indulgences[15], c’est-à-dire le Salut, signant ainsi sa fin, bien avant que la théologisation du politique et la sécularisation généralisée  n’en manifestent l’évidence.
Dans une lecture heideggerienne on n’hésiterait pas à affirmer que l’accomplissement logico-sémantique de la théologie politique chrétienne de saint Thomas, c’est-à-dire le De Regno et la Sententia libri politicorum comme Ereignis (événement-avènement-appropriation) dévoilent ou, si l’on préfère, met à la fois dans le retrait et l’ouvert le destin (Moira) engendré par les deux puissances qu’il essaya de battre en ruine, l’immanence du pouvoir politique séculier et celle des relations sociales établies par et sur l’argent. Dire que le devenir démentit saint Thomas, c’est trop peu, sans toutefois enlever rien à la grandeur, la pénétration, l’obstination, l’opiniâtreté, la persévérance et la ténacité de sa pensée.



* Ce texte développe amplement une communication faite lors du colloque international sur la philosophie pratique de Saint Thomas d’Aquin, organisé par la Société internationale Saint Thomas d’Aquin à Oradea (Roumanie) les 7-8-9 mai 2002.
[1] Je suis de ceux qui, suivant la leçon de Leo Strauss, repousse toute idée de philosophie de la ou des religions, surtout lorsqu’il s’agit des religions révélées. Dans un texte célèbre, Athènes ou Jérusalem, Leo Strauss a mis, sans contestation possible, les choses au point : soit l’on parle du point de vue de Jérusalem et l’on se tient dans la théologie soit l’on parle du point de vue d’Athènes et l’on se tient dans la philosophie. Cf. « Jérusalem et Athènes. Réflexions préliminaires », in Leo Strauss, Études de philosophie politique platonicienne, Belin, 1992, ch. VII, pp. 209-246.
[2] N’oublions pas que la Renaissance commence en Italie un demi-siècle après la mort de saint Thomas (1274), avec Pétrarque (1304-1374) qui défend le « retour aux sources antiques, et englobe sous le qualificatif péjoratif de ‘Modernes’ toute la science des facultés de théologie et de droit de son époque, ainsi que le style ‘gothique’ qui leur correspondait dans les arts et les lettres, », cf. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », in La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, Gallimard, Folio-classique, Paris, 2001, p. 7. Cette idée de barbarie médiévale est parfaitement ruinée par Alain de Libera, tout au long des pages de Penser au Moyen Âge, Seuil, Paris, 1996.
[3] Nom donné aux philosophes, historiens, essayistes, romanciers, poètes roumains qui, semblables aux narodniki russes, pensent qu’il existerait dans l’historicité de la modernité de l’État-nation une catégorie ontologique comme un « être éternel et anhistorique de la roumanité ».
[4] De Regno, in Sancti Thomae de Aquino Opera omnia, t. 42, Rome, 1979, pp. 417-471. Le reste des conceptions politiques et économiques de saint Thomas se trouvent dans les ouvrages suivants : Somme théologique, seconde partie de la seconde partie, 77.1, 78.1, 78.2 ; Sententia libri politicorum, troisième livre, leçon 5.
[5] On retrouve cette approche dans les utopies modernes qui ont mené à de grands massacres. Dès lors que le politique n’est plus pensé et agi  comme l’art du possible, c’est-à-dire l’art du compromis, mais comme l’accomplissement d’une fin donnée comme axiome originaire, alors la pratique politique effective devient totalitaire puisque le devenir (la réalisation du bon gouvernement) doit, sans faiblir jamais, accomplir la fin affirmée dès le début. Rien de ce qui advient dans le décours de la pratique, un futur sans visage attendu, et qui compose la nouvelle réalité imprévue, ne peut détourner l’incarnation de l’idée – la volonté affichée de la réaliser – du chemin qu’elle s’est tracée. Au bout du compte, c’est toujours la réalité, un temps refoulée, qui finit certes par resurgir avec force et violence, mais toujours au prix d’immenses destructions.
[6] C’est moi qui souligne.
[7] Somme théologique, seconde partie de la seconde partie, 78.1.
[8] Ibidem.
[9] Ibidem.
[10] Sententia libri politicorum, troisième livre, leçon 5, 1. 10.
[11] De fait, la politique n’a jamais été soumise à aucun impératif éthique, Platon rêvait d’une cité idéale, saint Thomas d’un Royaume idéal, Rousseau d’un contrat idéal, Kant d’une paix perpétuelle, Marx d’une société sans nécessité. Aujourd’hui, tout le monde parle des « droits de l’homme », quand les événements montrent sans fard qu’il s’agit là d’une énième version du « whishful thinking ».
[12] « Le monde est gouverné, écrit Gélase, par l’autorité sacrée du pontife et le pouvoir royal […] et les prêtres ont a rendre compte au Seigneur même pour les rois du jugement divin, c’est d’eux que vous (les rois) devez recevoir votre salut. »
[13] Il convient ici de souligner que cette différence entre la morale chrétienne et le droit de l’État fut préservée dans l’empire de Byzance en raison de l’héritage romain.
[14] A la fin du XIVe siècle, le célèbre marchand et banquier de Prato, Francesco di Marco Datini, commençait ses lettres commerciales par cette phrase : « Au nom de Dieu et du profit », in Iris Origo, Le Marchand de Prato. La vie d’un banquier toscan au XIVe siècle, Albin Michel, Paris, 1959, p. 67 (publication originale,  Jonathan Cape, Londres, 1957).
[15] Martin Luther, « Quand notre Seigneur et Maître Jésus disait : Faites pénitence [...] , il entendait que la vie entière des croyants devait être une pénitence. »