dimanche 28 août 2016

Britania rules the waves… never shall be slave


Britania rules the waves… never shall be slave

« Un système n’est vivant que tant qu’il ne se donne pas pour infaillible, pour définitif, mais qu’il fait au contraire grand cas de ce que les événements successifs paraissent lui opposer de plus contradictoire, soit pour surmonter cette contradiction soit pour se refondre et tenter de se reconstruire moins précaire à partir d’elle si elle est insurmontable » in : André Breton, Position politique du surréalisme, Paris, 1962, p. 7.

Naguère, un historien français, éminent professeur à la Sorbonne, spécialiste internationalement reconnu de l’histoire des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle, intitula l’un de ses derniers ouvrages de synthèse : « Tout empire périra ». Suggérant ainsi, qu’en dépit des discours triomphalistes des États et des empires concernant leur devenir, il n’est pas d’entité politique pérenne dans la longue durée. Les plus imposantes formations politiques, l’Egypte pharaonique, l’Empire assyrien, l’empire des Perses, celui d’Alexandre, Rome, Byzance, l’Espagne de Charles Quint, l’Autriche des Habsbourg, l’empire bâti par Bonaparte, l’empire wilhelminien de Bismarck, la Russie-URSS des tsars et de Lénine, le Troisième Reich du petit caporal autrichien, l’Empire colonial français, etc., et last but not least, l’Empire britannique, tous ont disparu plus ou moins rapidement pour être présentement des formes politiques historiques du passé.[1] Grâce à Dieu et à l’URSS, le Reich de Mille ans ne dura que douze ans et le « stade indépassable » du communisme soviétique périt après soixante-douze ans, implosant pour engendrer un capitalisme privé et d’État, violent, sauvage et totalement destructeur de la société ! Néanmoins les politiciens et tous les idéologues qu’ils emploient, journalistes, politologues, sociologues, économistes restent trop souvent prompts à imaginer les formes politiques qu’ils servent comme autant d’entités pérennes. Le souvenir du titre du livre du professeur Duroselle devrait cependant les amener à faire preuve d’un peu plus de prudence. En politique rien n’est éternel, ni l’ami ni l’ennemi, aussi faudrait-il enfin que cet aspect entre dans les discours des analystes de la politique, ne conservant que le seul critère qui compte par devers le temps si bien analysé par Machiavel, le pouvoir, son maintien et/ou son extension pour la domination, le reste n’est que du whisful thinking, du rêve généreux, de l’espérance en un monde irénique comme Kant l’imaginait lorsqu’il publiait son « Projet pour une paix perpétuelle » ou Habermas ses jeux constitutionnalistes comme garants de la pérennité démocratique, oubliant qu’en son essence tout pouvoir politique repose sur la violence légalisée.
Le vote d’une majorité britannique pour la sortie de l’UE a retenti comme un coup de tonnerre dans le ciel apparemment serein des eurocrates et des gouvernements qui, en dépit de toutes les dysfonctionnements économiques les plus patentes, de la misère grandissante d’une majorité de peuples, des déséquilibres structurels d’une Union trop vite bâclée avec soit des pays pauvres (Grèce et Portugal) soit avec les anciens pays communistes, affichent avec un entêtement schizophrénique le refus d’affronter la plus banale des réalités. Il semble bien souvent que le réel soit purement et simplement écarté ou omis pour une vision quasi irénique sur un thème que nous avons déjà bien connu à l’époque du communisme soviétique triomphant, à savoir celui des sacrifices d’aujourd’hui pour des « lendemains qui chantent » ! Quoiqu’il arrive, les commissaires européens et les gouvernements de gauche et de droite nous assurent que cette misère présente, les crises à répétition et les sacrifices d’austérité budgétaire qu’ils exigent, ne sont là que pour notre bien dans un futur proche. Or plus nous avançons dans le temps de l’UE, plus ce futur semble s’éloigner vers des limbes hyperboréens. En effet, il y a des ressemblances profondes dans la gestion de l’UE et celle de l’Union soviétique. Par exemple, le fait que des décisions prises selon un mode centralisé, jacobin pourrait-on dire, s’applique sans discernement à un ensemble de pays si différents, aux niveaux économiques totalement disparates en dépit de prêts structurels non-remboursables et à l’histoire rurale et urbaine n’ayant que très peu de points communs. Ainsi, les décisions bruxelloises sur le fonctionnement des petites fermes de type polycultures-élevage qui assurent la survie de milliers de tenanciers dans l’ex-Europe communiste, vue depuis la Bulgarie ou la Roumanie ressemblent à s’y méprendre aux décisions prises par le CC du PCUS pour l’ensemble de l’empire sans tenir compte des spécificités baltiques ou asiatiques. L’interdiction de telle ou telle production agricole de haute qualité artisanale n’a été empêchée au dernier moment que par l’intervention des plus hauts personnages de l’État, comme le fit le président Chirac pour les fromages français, italiens et espagnols. Aujourd’hui, Bruxelles décide d’interdire le bidet, trop grand consommateur d’eau, mais en même temps définit pour l’UE la dimension des sièges des toilettes (sic !) ou autorise des pesticides et des expérimentations de culture d’OGM, alors que certains États tentent de les éliminer ; ou pis, inspire une politique d’enseignement supérieur (Bologne) qui interdit la promotion d’une réelle excellence au profit d’un nivellement par le bas qui serait le garant de l’égalité des chances ! Voilà quelques exemples parmi des centaines (sans aborder les faits de corruption innombrables) qui montrent la réalité du rapport de l’UE aux populations européennes et sa tendance asymptotique vers la plus grande des absurdités bureaucratiques. Or nous le savons, dans la pratique réelle, les lois soviétiques n’étaient jamais appliquées comme telles en Ukraine, en Lettonie, au Kazakhstan ou en Sibérie orientale. Nous l’avons appris de très longue date, pour qu’une entité politique obtienne, au-delà de sa légalité électorale, une légitimité populaire il lui faut un acquiescement plus ou moins majoritaire des peuples (et non des seules élites politiques, financières et parfois intellectuelles). Or, le problème de fond de l’UE est précisément celui de sa légitimité populaire. Un marché unique de la finance, des biens de production et du travail ne peut en aucune façon constituer une légitimité à la fois politique et spirituelle sur laquelle fonder et articuler une identité européenne. Certes, d’aucuns universitaires en parlent lors de séminaires et de colloques savants, mais une fois encore ces discours ressemblent à la langue de bois du PCUS quand il exposait devant des masses inattentives les vertus de la solidarité internationaliste du communisme soviétique. En effet, hormis la consommation de marchandises identiques, comment des peuples aux expériences existentielles – i.e. historiques, anthropologiques et linguistiques – si diverses et si longtemps conflictuelles pourraient-ils ressentir en si peu de temps une identité profonde et le copartage d’une Weltanschauung. Pourquoi les responsables européens feignent-ils d’oublier que parfois des siècles ont été nécessaires pour construire des identités européennes ? Et pourquoi s’entêtent-ils à croire qu’en moins d’un demi-siècle elles pourraient s’effacer ? Un tel acharnement ressortit à une volonté orchestrée pour briser toute résistance face au marché unique bien au-delà de l’UE, de fait, au marché totalement mondialisé.  Faut-il le rappeler aux universitaires, les peuples européens, sauf exceptions (comme par exemple les Hongrois de Transylvanie, de Voïvodine ou de Slovaquie, ou les Roumains de Bessarabie ou les Slovènes et les Germanophones d’Italie) ne sont pas bilingues, et hormis les anglophones, le Benelux et quelques pays nordiques, l’anglais n’est pas la langue la plus parlée en Europe. L’Europe réelle ne se rencontre pas dans les réceptions mondaines des diplomates, ni au cours de colloques et de symposia tenus dans de luxueux hôtels internationaux ! L’Europe réelle se rencontre dans les quartiers des villes, dans les campagnes, dans les stations balnéaires et dans les lieux de travail. Avec l’événement-avènement du Brexit cette fiction s’est écroulée en référence à quelque chose de bien connu : Right or wrong my country first. Dans des pays à l’histoire politique très ancienne, on ne peut rejeter d’un revers de main, mille ans ou plus d’identité forgée dans l’adversité et conservée sous divers régimes politiques, depuis l’épopée médiévale jusqu’à la modernité tardive.
Largement paupérisée par une caste dirigeante féroce prenant prétexte de prétendues lois économiques et de la main invisible du marché pour imposer un libéralisme économique sans frein, mais plus encore effrayés par les vagues d’émigrés venues d’Europe ex-communiste et plus récemment par les quotas d’émigrés du Moyen-Orient et d’Afrique imposés par l’Allemagne via la bureaucratie de Bruxelles, l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, déjà en débat depuis de nombreuses années et ce malgré les nombreuses exemptions accordées au Royaume-Uni, est devenue un problème majeur de la légitimité du pouvoir politique britannique aussi bien pour les classes populaires, que pour certaines classes moyennes et une fraction de l’élite dirigeante. C’était cela qu’avait compris le Premier Ministre Cameron et qui l’avait poussé à promettre un référendum lors de la campagne électorale de 2014. Cependant, cette raison, si importante soit-elle dans une démocratie de masse représentative et fût-elle une vieille monarchie constitutionnelle, est loin d’être la seule, d’autres facteurs sont intervenus et non des moindres. Ainsi, la méfiance de plus en plus marquée de certains acteurs majeurs de la City à l’encontre de la finance étasunienne fragilisée par un déficit budgétaire abyssal (en partie dû à des guerres que les États-Unis ne peuvent plus financer sauf en faisant fonctionner la planche à billets), par les manipulations des subprimes source depuis 2008 d’une crise économique dont on ne voit pas la fin, et par des spéculations monétaires orchestrées grâce à des interfaces dignes de la piraterie du XVIIe siècle, ont entraîné le rejet du dollar comme monnaie d’échanges internationaux par certains pays émergents qui recherchent par le biais de l’instrument économique le gain d’une puissance politique mondiale ou, à tout le moins régionale, capable de concurrencer les États-Unis. C’est ainsi qu’il convient de voir l’action de la Chine, de la Russie et des BRICS. Etant déjà hors de la zone euro, la Grande-Bretagne possède une vaste marge de manœuvre pour défendre sa monnaie (et donc ses exportations de biens et de services) lui permettant ainsi jouer avec d’autres monnaies devenues des devises fortes.
Nous connaissons depuis fort longtemps la politique internationale britannique, laquelle a été reprise comme modèle par les États-Unis ainsi que l’affirmait le Président Théodore Roosevelt qui, interrogé au début du XXe siècle sur le fond de la politique étasunienne, répondit : « The business of America is precisely business ». La Grande-Bretagne en fut et en reste le modèle, sauf que deux guerres mondiales l’ont saignée à blanc au point que dès les années 20 du XXe siècle elle perdit sa suprématie dans l’économie monde, remplacée par les États-Unis.[2] Le triomphe étasunien de 1945 sur l’Allemagne et le Japon, et malgré les sacrifices gigantesques de l’URSS, en fit la première puissance mondiale, le gendarme du monde, le leader incontesté de la guerre froide, puis, au bout du compte, avec l’implosion de l’URSS en 1991, le vainqueur de la guerre froide. Cependant il n’en demeurait pas moins vrai que des indices suggéraient dès le début des années 1970 une certaine dégradation de la puissance étasunienne. Ainsi, l’incapacité américaine de gagner la guerre du Vietnam avec des moyens non-nucléaires[3] donnait déjà à penser que la première puissance militaire mondiale n’avait plus tous les moyens de ses ambitions, non seulement les moyens techniques et économiques, mais, plus encore, les moyens spirituels : le peuple américain avait fini par refuser massivement cette sale guerre. Puis vint la fin de la parité or du dollar ; ensuite la multiplication des guerres plus ou moins localisées et leur échec que ce soit en Afghanistan, en Irak, présentement en Syrie[4] : on assiste ainsi à la faillite de la stratégie des guerres de basse intensité selon Brezinski qui fait penser à une baisse réelle de la puissance. Tout récemment l’échec du coup d’État en Turquie orchestré par les services étasuniens afin d’éloigner Erdogan d’une alliance avec la Russie, a dû faire rêver quelques stratèges nostalgiques de l’époque « merveilleuse » des coups d’État en Iran (Mossadegh) ou au Chili (Allende). Simultanément, au cours des trente-cinq dernières années nous avons été les témoins de la montée en puissance de l’économie et de la force militaire de la Chine ainsi que de la renaissance de la puissance internationale russe avec l’équipe Poutine, autant de mutations qui ont ébranlé le leadership étasunien. Or l’élite financière de Grande-Bretagne ne veut pas être entraînée dans le gouffre d’une faillite des États-Unis. Pensant à long terme comme il se doit, elle croit pouvoir tirer son épingle du jeu en recentrant sur la City les parts de marché perdues par Wall Street en Asie et en Amérique latine, et remplacer les placements en dollars par des placements en yuans, roubles, roupies, etc… C’est pourquoi, le référendum a fait apparaître une césure au sein de toutes les classes sociales, voire parmi des groupes d’intérêts économiques en général solidaires. Conservateurs, travaillistes, libéraux, élites financières, élites universitaires, upper-middle-class, classes moyennes et travailleurs ont manifesté des opinions opposées avec, chez les travailleurs les plus modestes une position anti-UE très majoritaire. Certes ce sont les groupes sociaux les plus fragilisés par le néo-libéralisme mis en œuvre depuis le gouvernement de Madame Thatcher et jamais démenti par le nouveau Labour de Tony Blair qui ont massivement voté pour le Brexit. Mais la preuve que l’enjeu touchait à quelque chose de plus que la simple crainte économique des plus pauvres se lit dans le très haut pourcentage de votant : ce référendum tenait de quelque chose qui appartient à l’essence même de l’identité britannique. Finalement le Brexit l’a emporté, engendrant des commentaires d’une bassesse sans précédent dans la presse continentale main-stream. Toute la société anglaise, depuis l’élite financière jusqu’à la classe ouvrière, et y compris la Reine, était traînée dans la boue. Les journaux d’un pays pauvre et partiellement sous-développé comme la Roumanie s’empressèrent à leur tour de dénoncer l’égoïsme des Brits, craignant de voir des dizaines de milliers de citoyens roumains y travaillant en être expulsés, mais oubliant que le gouvernement roumain se démène tant et plus pour refuser, malgré le quota bruxellois, le maximum d’émigrés moyen-orientaux et africains que la Roumanie s’est vue attribuer sans être consultée.
Devant ce que Jacques Sapir nomme la catastrophe de l’euro (L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe) qui entraîne celle de toute l’Europe, la Grande-Bretagne à une courte majorité a voté pour le divorce de l’UE, projetant ainsi le futur de cette Europe dans une très grande incertitude en ce qu’elle ouvre la voie à d’autres pays qui ne peuvent survivre dans le rigide carcan monétaire imposé les banquiers, ceux de la BCE et du FMI. Le geste politique des Britanniques (refusé il est vrai par les Ecossais) porte en lui de puissants effets, en particulier celui de permettre à d’autres d’abandonner le bateau. Mais plus encore sur un plan transhistorique, le Brexit signale que toute construction politique qui ne correspond pas à un minimum d’en-commun vécu comme tel par une majorité du peuple, est vouée à tôt ou tard à disparaître, pacifiquement ou par la guerre.
Claude Karnoouh
L’Espi, Cévennes, France


[1] Dans cette énumération la Chine fait exception jusqu’à présent, en ce qu’elle semble se maintenir au travers d’une histoire souvent violente et chaotique au prix de drastiques changements de régimes politiques.
[2] Geminello Alvi, Dell’Estremo Occidente, Nardi, Milan, 1993.
[3] L’usage de l’arme nucléaire ayant été déclaré casus belli par l’URSS.
[4] La Grenade et Panama en dépit des pertes relativement importantes parmi les populations locales ne représentent que ne micro aventures néocoloniales, les États-Unis ayant souvent préféré payer et agir par l’intermédiaire des armées et des polices locales, Argentine, Brésil, Chili, El Salvador, Nicaragua, la fameuse année du Condor.