mardi 30 octobre 2012

Vers le moderne Mythe, science, art ou de la voix des dieux à la voie des choses






Vers le moderne
Mythe, science, art
ou
de la voix des dieux à la voie des choses*

L’Historien fait pour le passé ce que la tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcière s’expose à une vérification et non l’historien.
Paul Valéry[1]
i- mythe et science

Dans le lexique contemporain mythe est un substantif dont le sens se confond avec celui de fable, de conte ou de fiction, de métaphore, de thème ou d’allégorie littéraires et, par-delà, dans le vocabulaire des sciences humaines, il s’identifie au mensonge ou à la contre-vérité avec ses épithètes dérivées, mythique, mythologique ou mythomane[2].
Pour les mots des langues européennes venus de l’antiquité grecque, il convient de revenir à la source afin de comprendre les ruptures sémantiques au bout desquelles se découvre le sens originaire comme ruine archéologique de notre pensée, c’est-à-dire comme oubli ou élément décoratif parmi d’autres dans le grand fatras anachronique des objets conservés. C’est toujours vers la source homérique qu’il sied de tourner nos regards si l’on veut rassembler ces bribes de sens perdu pour, au bout du chemin, constater combien nous nous en sommes éloignés.
Dès l’époque classique, les Grecs furent les acteurs et les penseurs privilégiés de la rupture qui déjà s’insérait entre leur présent et leur originaire. Ils l’entendaient comme le résultat d’une innovation sans précédent qu’ils éprouvèrent et pensèrent dans la double expérience inaugurale, celle de la tragédie et celle de la philosophie. Pour lors, les mythes (et les rites) ne commandaient plus à l'action des hommes, mais servaient de motifs littéraires ou de métaphores morales et métaphysiques à l'interprétation de leurs actes et de leurs pensées. Rupture fondamentale qu’on lit et dans les dialogues de Platon et dans la tragédie. Rupture commencée avec Es­chyle, poursuivie par Sophocle et parachevée par Euripide dont l'œuvre servit de modèle jusqu'au classicisme allemand :

“ Avec Euri­pide, en effet, écrit Karl Reinhardt, apparaissait pour la première fois ce type de tragédie qui ne s'enracine plus dans le culte et la croyance, ni dans les liens du sang, ni dans une aidôs  (< retrait >) devant ce qui est royaume originaire. Le tra­gique euripidien était transmissible, applicable, imitable, ouvert aux temps à venir… ”[3]

Ce moment de fondation, fût-il le temps de quelques siècles, accomplit le triomphe du logos sur le mythos, le triomphe de la parole qui explique sur celle qui révèle, la domination de la parole didactique qui cherche à convaincre par de possibles corrélations, mais qui, en contrepartie, suppose la réfutation (songeons aux nombreux dialogues platoniciens s’achevant sur une aporie !), sur la parole qui dit le vrai du seul fait qu’elle dit. Entre l’époque archaïque et l’époque hellénistique une fissure s’était constituée dans l’assomption de la vérité, fissure qui devait se transformer en béance où s’engouffrerait la pensée philosophique et, plus tard, la pensée scientifique :

“ Logos, ajoute Walter Otto, (…) la parole pensée, sensée, convaincante. C’est pourquoi une si prestigieuse carrière lui échut dans l’histoire de la pensée grecque, (…) dans tout ce qui relève de ce que nous appelons < logique >. Tandis que mythos (…) la parole qui porte sur ce qui est advenu ou doit advenir, la parole qui renseigne sur des faits accomplis ou devant s’accomplir du seul fait qu’ils sont exprimés, bref la parole qui fait autorité. ”[4]

Interprétation qui est confirmée par la première définition du mythos telle que le rapporte le dictionnaire de Pierre Chantraine :

“ […] “suite de paroles qui ont un sens, propos, discours” ”, associé à épos qui désigne le mot, la parole, la forme, en s’en distinguant (cf. Odyssée, 11,561), contenu des paroles, avis, intentions, pensées (cf. Iliade, 1, 273) ; […] le mot est employé chez les tragiques, chez Platon, Aristote, mais il tend à se spécialiser au sens de “fiction, mythe, sujet d’une tragédie.* ”
Mythologeuo, (Odyssée, 12, 450,543) : raconter une histoire vraie* ”[5]

En d’autres mots, le mythos, en son sens originaire, énonçait un mode d’être au monde qui se tenait dans la révélation, où le dire se disant dit le vrai simplement parce qu’il dit. Mode d’être au monde et linéament de la pensée incompréhensible à notre présent dès lors que la sécularisation du monde est consommée … dès lors, et pour paraphraser Nietzsche, que “ Dieu est mort ” tué par les hommes qui, n’en ayant plus besoin, l’assassinèrent logiquement dans la victoire absolue du logos ; dès lors que Dieu, toujours selon Nietzsche, se présenta comme l’obstacle majeur à l’“ accroissement infini de la jouissance dans le progrès fantasmatique. ” ; dès lors que s’accomplit le triomphe de l’immanentisme des choses sans autre avenir que son autoreproduction. Or cette domination de l’immanence ne se comprend qu’en saisissant le cheminement qui nous mena à voir le monde comme l’objectivation possible de tout Etant (ou si l’on préfère de tout existant) installé dans la vérité de l’adæquatio rei ad intellectum (l’adéquation de la chose à la pensée), placé dans la certitude de l’énoncé (au sens wittgensteinien) comme matérialité de toute chose arrachée à l’insignifiance du réel en vrac et, par là-même, comme potentialité de “ loi naturelle ” ; en bref, dans l’objectivation entendue comme possibilité de porter tout au connaissable d’une vérité universelle. Dieu en avait terminé et de donner le monde et de donner l’horizon de sens du monde.
 Une telle advenue suppose un préalable qui réfute ontologiquement la révélation. Pour cela, il avait fallu auparavant que le temps et l’espace se fussent rassemblés en concepts unifiés (durée et surface) et interdépendants, permettant ainsi de penser le monde en termes de champs globaux, à la fois continus et divisibles à l’infini, prélude aux notions de temps et d’espace absolus. Voilà, en quelques mots, résumé le rôle de la téléologie chrétienne (saint Augustin) et celui de sa sécularisation logique (saint Thomas d’Aquin) dans la préparation de la révolution galiléenne et sa théorisation cartésienne : une conception physique du monde et de l’homme où toute chose, tout élément naturel, et plus tard tout fait social[6], serait le matériau d’une objectivation que le sujet détermine selon la certitude du “ cogito ergo sum ” et dont les variations calculées agencent l’ordre des faits en lois générales et universelles. Alexandre Koyré concluait son travail sur l’unification de ces concepts par ces phrases :

“ L’univers infini de la Nouvelle Cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Etendue, dans lequel la matière éternelle, selon les lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec lui. ”[7]

Voilà pourquoi cette pensée a pu être caractérisée de nihiliste, en ce que, multipliant les objets analytiques à l’infini, elle en modifie les lois et se voit logiquement contrainte à réfuter sans cesse la vérité précédente pour assumer, dans le présent, une vérité nouvelle, dorénavant universelle et générale, et ce ad infinitum. Partant, le logos prêche toujours pour la vérité d’un éternel présent niant les vérités d’avant-hier et d’hier qu’auparavant il assumait avec la même certitude. Il est certes là un gage de liberté qui s’oppose à la tradition telle que les Lumières l’envisageaient, comme soumission de la pensée à la “ barbarie ” des siècles obscurs, à la révélation comme expérience existentielle, à la coutume, aux mœurs anciennes.[8] Pourtant, il est là aussi l’origine d’une autre croyance engendrant une nouvelle sujétion impensée, celle qui fait du progrès de la connaissance — que d’aucuns éprouvent quotidiennement dans l’utilitarisme de ses résultats techniques — la source du progrès moral dans un devenir aux finalités inquestionnables.
A l’aube des temps modernes, les poètes avaient pressenti cette différence et leurs paroles tentaient de rappeler, comme en écho, une voix qui, peu à peu et toujours plus intensément, était submergée par les exploits inouïs des techniques. Ils nous prévenaient des abus engendrés par une machinerie dont les incontestables bienfaits immédiats nous faisaient oublier l’essentiel de la condition humaine, son irrépressible finitude. Les plus grands surent le dire, le redire et le prophétiser. Hölderlin d’abord qui, dans sa quête de l’absolu, ne cherchait pas à investir le mythe mais à s’investir dans le mythe. Il y avait là matière à sombrer dans la folie, car seul le fou ou le “ sauvage ” comme altérité radicale à la modernité, peuvent oser une telle reconquête. Dans la fulgurance de son verbe, Novalis aussi perçut cette irréductibilité de la pensée mythique lorsqu’il écrivait : “ La mythologie est l’histoire archétypique du monde originel ”, assumant ainsi que pour le mythos le passé, le présent et le futur s’embrassaient en de somptueuses épousailles. Schelling le percevait en sa guise, pour qui “ les représentations mythologiques n’ont été ni inventées ni librement acceptées ”. C’est pourquoi elles assument pleinement et totalement le monde indiscutable de la tradition. Quelques décennies plus tard, Nietzsche le réaffirmerait magistralement, et, avec sa véhémence coutumière,  énoncerait la vérité de l’autorité de la tradition : “ Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne. ”[9]. En d’autres mots, la tradition ne dit jamais ce qui est bien ou mal pour l’homme, mais le soumet à “ une intelligence supérieure qui donne ici ses ordres, une puissance incompréhensible et imprécise, quelque chose qui dépasse l’individuel. ”[10] Le mythe ne dissimule rien d’autre que lui-même, comme la parole rituelle n’est rien de moins que l’interrogation portée sur sa propre présence (ousia). Echos prémonitoires d’une catastrophe qu’on peut entendre présentement dans le verbe de René Char :

“ Viendra le temps où les nations sur la marelle de l’univers seront aussi étroitement dépendantes les unes des autres que les organes d’un même corps, solidaires en son économie.
Le cerveau, plein à craquer de machines, pourra-t-il encore garantir l’existence du mince ruisselet de rêve et d’évasion ? L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs… ”[11]

C’est parce qu’il procède d’une intuition au plus près des choses et des événements sans autre justification qu’eux-mêmes, que le poète fait écho au mythe. Dans le verbe de Baudelaire, la parole rappelle le fondement sans autre détour que le fondement lui-même :

“ J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. ” écrivait-il dans Spleen LXXXI.[12]


Le mythe, dans son dire originel, n’est ni une métaphore ni une allégorie ni une illustration, mais une vérité fondatrice de la provenance d’où émerge le monde, vérité de l’être-là, au moment qu’il se jette dans le monde. C’est pourquoi le mythe ne peut être envisagé comme l’origine de la pensée rationnelle, même si ces deux discours partent d’affirmations ontologiques indémontrables. Voyons plus précisément où se situe cette similitude et les lieux de leurs différences.
Pour ce faire, il convient de revenir brièvement sur ce que l’on peut encore entendre de la parole du mythos telle qu’elle s’énonçait aux temps où elle disait le vrai. Sa première caractéristique se rencontre dans la manière dont elle énonce la fondation du monde comme moment immémorial (a-historique). Aussi, cette pensée ne se peut-elle comparer aux mythologies modernes qui ont toujours à charge de légitimer un présent social, un état des rapports de forces et de domination politiques définitivement installés dans l’immédiat, c’est-à-dire dans l’éphémère. Il n’est dans ces discours que des pseudo-mythes. Le poète, quant à lui, comme l’aède en son temps, rassemble le passé pour un futur au destinataire inconnu, et rien, chez lui, ne s’apparente à la mythologie politique moderne dont le destinataire est toujours le moment historial du peuple, de la classe, de la “ race ” ou du citoyen. Lorsque Mussolini proclama qu’il avait forgé un nouveau mythe pour l’Italie, il administrait la preuve de ce simulacre moderne. Le mythe ne s’élabore pas avec les bricolages d’événements organisés par une temporalité historiciste, avec des faits repérables dans des archives ou des ruines archéologiques, mais dans ce qu’il affirme sans ambiguïté ressortir à l’éternité des temps advenus et à venir dès les origines. Aussi la pseudo-mythologie n’échappe-t-elle pas à la domination de la subjectivité et de son corollaire, l’objectivation infinie ; ce faisant, elle ne représente qu’un sous-produit de l’unification des champs du temps (par exemple, l’histoire d’un peuple qui serait uni depuis l’antiquité) et de l’espace (le territoire national du présent rétroprojeté comme territoire originaire) tels que les conçoit la pensée scientifique. Pseudo-mythe, parce qu’il appuie ses arguments sur l’histoire envisagée comme science positive, repousse la transcendance comme dialogue entre le divin, le sacré et les hommes, pour se tenir dans la ferme immanence de l’événement politique moderne, fondateur d’un pouvoir non plus regardé comme le symptôme d’un devenir énigmatique, mais comme la vérité universelle attribuée au présent le plus concret. Même lorsqu’il s’agit de restaurer un âge d’or ou un paradis perdu, les énoncés qui les préparent sont inassimilables à la pensée mythique parce que la noèse qui les organise regarde les thématiques, les traces archéologiques, les manuscrits d’archives antiques ou médévales comme autant de valeurs historiques, morales et esthétiques mises au service d’un vouloir contemporain politique et culturel. Rien qui puisse se situer jamais dans l’horizon de la pensée mythique. Et, si les pouvoirs usent et abusent de ces énoncés, c’est qu’ils y cherchent l’instrument moderne — la preuve positive — capable de soumettre les hommes aux fins immédiates d’une autorité intramondaine à la recherche de sa légitimité. La pensée mythique originelle est étrangère à cette pseudo-transcendance du vouloir-pouvoir-savoir politique, social ou économique, car elle fait du dialogue entre les hommes et la transcendance, au sens grec, la vérité éternelle dans une présence singulière (idiotique) : non pas la vérité à quêter derrière l’apparence des choses qui dissimulerait la véritable essence (suivant la version platonicienne de la vérité, l’agathon), mais la vérité dans la présence même de l’événement tel qu’il se présente aux hommes, ainsi et non autrement. Je sais là la vérité de la présence qui vise à dominer le intramondain pour le rappeler et à l’ordre de sa finitude et à l’ordre du divin dans la sacralité de la nature. Je sais là encore l’expression la plus achevée de l’inactuel en lequel la pensée mythique se donne l’aléthéia : le non-oubli présocratique.
Dans les sociétés où l’ordre du monde s’affirmait par la parole du mythe (souvent complétée par celle du rite), la nature en ses diverses apparitions (la physis), les objets produits par les hommes (la technê) et les hommes eux-mêmes en leurs voies et manières ne sont jamais objectivables hors de la totalité qui leur a donné sens. Ainsi, grâce à la présence même du mythe, les hommes échappent à toute réduction matérielle et temporelle. Les divers éléments qui font le monde (nature, dieux-immortels, homme-mortels, produits des hommes,) sont autant de signes à travers lesquels (et non dissimulés par eux) ce qui tient d’une transcendance et de l’immanence (au sens le plus général) parle à l’humanité un langage cryptique. Partant, dans le verbe du mythe, révélation, initiation et interprétation (et non explication[13]) sont les modes d’appréhension et d’intellection privilégiés. C’est pourquoi la pensée mythique ne travaille pas avec des concepts (ce qui ne lui interdit nullement l’abstraction comme le fait encore la pensée “ sauvage ”[14]), son abstraction principielle travaille avec des noms propres qui qualifient les phénomènes. Homère ne parlait pas d’arc-en-ciel, mais d’Iris, d’aurore, mais d’Eos, de vent du nord, mais de Boreas, de soleil, mais d’Hélios (souvent accolé à son épithète, Hypérion, le très Haut), de tempête, mais d’Harpyes, etc. L’espace et le temps y sont des qualités spécifiques propres à chaque événement, et ils ne peuvent constituer un ensemble homogène et divisible à l’infini, composé d’éléments interchangeables grâce à leur réduction par la symbolique logique et mathématique. Chaque dieu se situe en un lieu déterminé (le téménos) et les “ objets ” mythiques ne peuvent être distingués de leurs lieux mythiques. Ainsi, lorsque l’homme se déplace d’un lieu à l’autre, il passe d’une sphère à l’autre, d’un être mythique à un autre être mythique. D’où le besoin de pratiquer des rites particuliers et appropriés pour chacun d’eux, même si, au bout du compte, leur présence dans un topos (espace-temps) propre les lie à une histoire divine globale qui tente de montrer l’enchaînement causal de leurs présences singulières. C’était cela l’arché causale et originaire des Grecs homériques et présocratiques, l’œuvre du commencement. Impossible de fixer une datation dans une chronologie rationnelle organisée par l’eschatologie causale propre au cartésianisme et, à la suite, à sa vision historiciste du devenir. L’événement énoncé par le mythe s’est montré une première fois et se rééditera tout au long des scansions d’une temporalité cyclique ponctuée par les rites, lesquels, à leur tour, rappellent l’émergence première comme vérité a-historique et unique, comme présence réelle de l’“ éternel retour du même ” échu aux hommes.
En outre, la pensée mythique n’a guère besoin d’assigner de preuves matérielles à la démonstration de sa vérité comme le font les pseudo-mythes modernes en recherchant dans les sciences sociales et naturelles (histoire, sociologie, anthropologie culturelle et physique, voire biologie, etc.) une factualité démontrable, mais qui, même si les pouvoirs politiques censurent et interdisent, demeure toujours réfutable[15]. De même, il faut refuser la nostalgie et repousser toute identification du mythe aux souvenirs d’un âge d’or de la douceur de vivre, d’un monde heureux et pacifique. La plupart des mythes ne nous parlent-ils pas, encore et toujours, d’une extrême violence ? L’Iliade qui en partie les fixe, n’est-elle la narration d’une guerre d’extermination totale ? Non plus, comme on l’a déjà vu, qu’il faille les entendre comme des métaphores permettant d’illustrer une morale sociale ou individuelle : ces interprétations nous viennent du rôle que le maître à penser attribuait à la sophia de la philosophie (le gouvernement du roi-philosophe selon Platon) ou à la cure cathartique de la tragédie dont après Aristote d’aucuns affublèrent le mythe en sa représentation non plus rituelle, mais scénique. Le mythe n’est pas un remède aux désordres de l’esprit des hommes soumis aux déchaînements de leurs passions terrestres sous l’égide implacable des dieux, mais le rappel d’une vérité immémoriale qui les dépasse, fût-elle plus cruelle que les maux qui en appellent l’advenue, celle de la némesis  où “ Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre ” comme le dit l’Iliade dans sa  fulgurante concision.
Cependant, il est dans les assomptions fondatrices de la science et du mythe des similitudes qu’il convient de regarder plus précisément. En effet, la science ou si l’on préfère la connaissance assignable par démonstration (ce que le philosophe italien Gianni Vattimo désigne comme la connaissance homologante[16]) procède de quelque chose qui se tient aussi, en ultime instance, dans l’énonciation de principes donnés en soi, à la fois indémontrables et universels. C’est, par exemple chez Aristote, le nous apatikés (agens) de la domination (kratein) ou en allemand le Denkraft, le principe des principes. Y a-t-il une preuve à ce fondement ontologique ? Aucune. Les seules preuves de vérité que nous rencontrons se tiennent toujours dans l’ordre pratique et utilitariste. Toutefois, les sciences grecques et médiévales continuèrent à s’interroger sur ces principes pour sans cesse revenir vers une cause transcendante installée dans l’indémontrable (l’ordre après le chaos, Dieu) et aboutissant toujours à un impératif transcendant chargé de soumettre à ses commandements l’objectivation humaine. Mais, dès lors que la raison fut invoquée pour démontrer l’existence de Dieu, il fallut en finir avec l’assertion de Tertullien : “ Credo quia absurdum ” qui conservait encore au christianisme le pouvoir du révélé sur le démontré. Dès lors s’ouvrait la voie de la science moderne sécularisée qui, peu à peu, écarterait toute interrogation principielle sur les fondements ontologiques d’une transcendante (qui est à la fois fondatrice du monde et source de la morale) entravant son développement. C’était là le sens de la déconstruction de la métaphysique et de l’humanisme entreprise par Heidegger qui l’avait mené à proférer cet apophtegme impie, “ la science ne pense pas ” ; “ la science ne pense pas ” parce qu’elle a abdiqué de penser ses principes, et donc ses fins. La science moderne s’auto-alimente de ses exploits techniques qu’elle légitime par les seules preuves utilitaristes et la “ marchandisation ” qui s’y engouffre : “ Ça marche ou ça ne marche pas… C’est comme ça… Les lois économiques l’imposent… De toutes façons c’est mieux qu’avant… C’est plus rapide… C’est nouveau… etc. ” Les résultats, à proprement parler inouïs, de la science et des techniques reposent aujourd’hui sur un hyper-empirisme utilitariste où la fin ultime de la science, la connaissance, a été subvertie par son organisation bureaucratique et financière, faisant de son déploiement l’un des éléments décisifs de l’accroissement de la production. En fin de compte science, technique et production ne constituent plus qu’une seule et même entité sommée de répondre aux injonctions du calcul universel et à son immanence, le profit, emblématisés par son signe fiduciaire, l’argent.
Si, en leurs fondements respectifs, la science et le mythe s’engendraient chacun en un lieu ontologique indémontrable, ce qui les rend irréductibles l’un à l’autre se tient dans la manière dont l’un et l’autr envisagent le chaos originaire. Le mythe profère la parole qui désigne une fois pour toute comment le monde, dans sa totalité et ses différences, émergea du chaos. Moment inaugural (arché) qui doit, sans cesse, être réédité dans le dire et le rite afin de conserver cet ordre conçu comme harmonie, non pas une harmonie éthérée et irénique, mais l’harmonie combattante originelle ; ou plutôt, le couple héraclitéen harmonié et polémos  qui engendre le Kosmos, le diadème du monde — letopos où s’affrontent la némesis et l’hybris humaine. Par la parole et l’acte (l’agir), les mythes et les rites ont toujours à charge de restaurer, hors de toute historicité, un ordre originel ébranlé. Partant, la temporalité mythique ne travaille jamais avec des faits s’articulant sur la base d’une durée chronologie et causale entre le passé, le présent et le futur. La temporalité du mythos s’énonce sur le mode du futur antérieur. La science, quant à elle, dans la certitude du “ cogito s’autocogitant ” pose l’objet analytique en l’arrachant à l’insignifiance par le calcul utilitariste pour ensuite l’entraîner vers un futur irrémédiablement différent. C’est dans cette représentation du monde que se tient l’essence nihiliste de la technique et de la science, représentation qui détermine le destin comme pro-duction. C’est cela l’époque de l’Etre de l’arraisonnement (Gestell) décrypté par Heidegger dans La Question de la technique. Je — le sujet définissant par le calcul ce qui peut être l’objet “ intéressant ” — somme le monde de se soumettre à ce que je lui assigne comme vérité de la chose sans jamais s’étonner, s’émerveiller ni se soucier du “ Je ” dans le “ Tout ” originaire qui rend le “ Je ” possible.
Seule cette approche herméneutique permet d’appréhender la différence entre le mythos et le logos d’où partait notre propos initial en suivant les traces philologiques relevées par Walter Otto et Pierre Chantraine. Au bout du compte, la science contemporaine, sa téléologie du progrès délié de tout impératif moral et son épiphanie utilitariste, ressemble à une boutique de brocanteur, au magasin d’accessoires d’un théâtre, autant de métaphores par lesquelles Nietzsche caractérisait le propre de la pensée moderne où chacun peut prendre le masque qu’il souhaite pourvu que l’utilité pratique et le profit qu’il en tire lui en garantissent la positivité dans le moment de son actualité.
Toutefois, si la pensée moderne erre dans une production infinie de choses de plus en plus rapidement obsolètes, de plus en plus étrangères à l’expérience existentielle des hommes, en revanche, dans le culturel et le social elle joue dans les registres du passé sur le mode de l’accumulation-conservation de tout pour l’augmentation de la valeur d’échange qui fait, à présent, du moindre objet matière à collection et à spéculation.
Ce devenir strictement financier de la modernité tardive (ou de la “ post-modernité ”) induit un déploiement sans précédent de la marchandise dans tous les espaces sociaux (privés et publics) accueillant et accomplissant la généralisation du calcul, rendant plus vraie que jadis la remarque de Marx, à savoir que “ Le monde n’est la somme des marchandises accumulée dans le monde ”. L’advenue accomplie de ce fétichisme des choses et de la marchandise généralisée fut pressentie par les artistes modernes qui, au début du XXe siècle, furent les prophètes des temps de la brocante et de la spéculation en Occident et celui de son extension planétaire. Dorénavant, d’un côté production et destruction accélèrent la rotation du capital et l’augmentation du profit, et, de l’autre, accumulation et conservation qui mercantilisent la nostalgie “ du bon vieux temps ”, ensemble elles exposent l’essence de cette hybris post-moderne qui a expulsé les dieux, le Dieu, la Raison, qui auraient pu la rappeler à l’Ordre. Voilà ce qui nous a fait confondre la valeur d’usage avec la valeur d’échange, la contemplation esthétique avec les enjeux du marché de l’art et, ultime dérive, l’Etre avec le bien-être. Mais pour saisir la mise à mort du mythos, il a fallu que les métaphores mythologiques s’illustrent dans de somptueuses et glorieuses funérailles musicales, littéraires ou picturales, dans les œuvres majeures qui scellent la fin d’une époque de l’Etre, dans le cycle du Ring de Wagner, dans l’Ulysse de Joyce, dans la peinture de de Chirico, dans la sculpture de Brancusi ou de Moore.
Abasourdis, hébétés, pétrifiés par la nouveauté permanente du moderne, puis assourdis par la cacophonie des vociférations journalistiques, médiatiques et publicitaires, sommes-nous présentement disposés à comprendre pourquoi, dès lontemps, le mythos s’est tu pour nous ?

II- parcours des dédales de l’art moderne

Nul ne peut saisir un sens quelconque au foisonnement, à la luxuriance des œuvres contemporaines si, d’une manière ou de l’autre, il ne jette un regard rétrospectif sur les voies et manières qui ont fait simultanément de la peinture moderne — celle qu’annoncent Manet, Van Gogh, Gaugin et Cézanne, et qui se poursuit avec les cubistes, Matisse, Kandinsky, les rayonnistes, les suprématistes, les expressionnistes — une explosion quasi simultanée, inédite et inouïe, de combinaisons de formes, de couleurs, de techniques, de matériaux, et le champ de ruines de toute axiologie esthétique. Le présent et son “ tout est possible ”, n’a pu apparaître comme évidence “ naturelle ”, “ allant-de-soi ”, jusque dans l’investissement muséal des objets les plus dérisoires, les plus banalement utilitaires, les plus grotesques, de la vie quotidienne (le non-esthétique des ready-made et celui des objets dit “ d’art populaire ”) que parce que quelques artistes de génie avaient préalablement marqué du sceau de leur nom la fin de la peinture, ou celle de la sculpture, comme idea platonicienne, mimêtikê aristotélicienne ou divine, et, au-delà, la fin d'un rapport entre l’objet esthétique et sa création comme œuvre singulière tournée vers le Beau, entendu comme le Bon et le Vrai : l’œuvre de la technê en laquelle esprit et substance, art (l’idée) et artisanat (le faire), indissolublement unis, garantissaient tant la conformité à la forme et la qualité matérielle de l’œuvre.
L’atelier de l’artiste moderne n’est plus ce centre d’apprentissage peuplé d'une cohorte d'élèves hiérarchisés qui ébauchaient, esquissaient ou parachevaient les travaux du maître. L’atelier de l’artiste de Courbet, scandaleux en son temps, lieu de rencontre de l’artiste et de ses pairs devant la nudité du modèle, préfigure en quelque sorte sa mutation en un antre étrange où se jouent simultanément l’alchimie de la création solitaire et la mise en scène mondaine de cette même création. Une fois repoussée toute transcendance à quêter derrière les choses, une fois déliées les contraintes esthétiques d’une tradition, l’artiste ne sera plus l’instrument humain de la volonté des dieux, ni la voix incarnée du Dieu trinitaire tout puissant, ni même le gardien de l’idea. Veilleur solitaire au moment que s'impose irrésistiblement l’idéologie de l’individualisme radical, il s’affichera comme le dernier démiurge, voire le dernier mage du monde.
Le “ tout est possible ” est postérieur à ce moment, et sa victoire impliqua une mutation préalable du social, celle qui entraîna la radicalisation triomphale de l’individualisme comme légitimation du profit et déploiement de son revers, “ la foule solitaire ”, organisée en démocratie de masse sur la base de la division du travail et de la consommation de masse. C’est dans ce mouvement de massification du socius, perceptible dès les prémisses des grandes hécatombes du XXe siècle que certains artistes, confrontés au paradoxe de la représentation idéale de l'objet, commencèrent à envisager la mort de l’art classique en voulant réunir l’art et la vie. En signant d’un nom propre les manifestes théoriques ou les œuvres plastiques qui proclamaient la mise à mort de tout art comme aventure individuelle, les artistes “ pré-post-modernes ” livrèrent leur lutte libertaire au grand jeu de l’individu-roi dans son faire solitaire, mais aussi à celui du grand cirque déjà médiatique et financier planétaires. On devine l’aporie d’une telle action. Ce faisant, ces artistes alimentaient, dans le domaine esthétique, l’idéologie d’une liberté individuelle absolue dont on sait qu’elle n’est que soumission aux vrais pouvoirs. Le non-art, la forme non-originale (celle de la répétitivité industrielle, le débris de cette même industrie, ou l’objet utilitaire d’origine rurale), n’existe (se présente comme tel) et n’est capté puis mis au travail (Arraisonner-Ge-stellen) que par la signature, le nom propre, qui lui est apposé. Alors, l’œuvre devient une intention d’œuvre et sa représentation pourrait se réduire à un bout de papier où une signature proclamerait cette intention. De l’art qu’on voulut détruire il ne restera que l’individu-artiste, devenu sa propre œuvre d’art. N’est-ce pas cette forme achevée et vide de l’individualisme que vise, sans jamais le dire, l’action-art ?
Si, devant un parterre quelconque, il me fallait résumer en quelques mots l’histoire de l’art “ classique ” depuis la Renaissance, je dirais :
— En redécouvrant la mesure platonicienne et l’idea qui la sous-tend pour transposer dans l’espace d’une toile l’harmonie formelle qui l’habite la beauté idéale de la nature et de l’homme, les peintres de la Renaissance ont lancé en pâture aux générations futures la quête quasi absurde de l’absolu (Cf. La Città ideale de Piero della Fransceca)[17].
Problèmes frivoles pour le grand public contemporain. Depuis l’invention de la photographie, il s’entraîne à rechercher dans la peinture une ressemblance avec ses perceptions immédiates. Problèmes pour lesquels, soyons-en assurés, il n’y eut ni n'y aura jamais de solution définitive, sauf peut-être à renoncer à toute représentation plastique. En finir avec la problématique de l’idea voilà la tentation et la tentative des artistes modernes. Or, pour annihiler une problématique, il convient en premier lieu d’en écarter les prémisses, en l’espèce celles qui engendrent l’idée d’une possible représentation d’un absolu tridimensionnel dans l’espace bidimensionnel. Renoncer à l’eidos comme vérité des choses par et dans la représentation pour l’assumer totalement comme simulacre, voire comme jeu dérisoire entre les choses et les hommes, voilà le défi auquel s’étaient confronté les avant-gardes. Iconoclastes modernes, elles affirmaient que l’absolu n’est pas plus représentable que Dieu chez les Sémites. Aussi la peinture ne pourra-t-elle qu’en suggérer, repérer les traces grotesques ou terrifiantes par l’usage minimal des couleurs et des ombres qui définissent les limites du contraste ultime, au-delà duquel il n’est que pure intention sans représentation : la toile immaculée ; le jeu de déplacements métaphoriques et/ou métonymiques de représentations déjà présentes dans notre histoire picturale ; l’accumulation d’images-signifiants construites, organisées et déplacées dans le jeu de combinatoires qui transforment une diachronie, une histoire (une succession de type causal dans le temps, fût-il cyclique), en une juxtaposition, une synchronie, où s’agence la grande dynamique de la simultanéité, du télescopage, du syncrétisme multidimensionnel, multitemporel, multiculturel, où s’enchevêtrent, se nouent et se dénouent, tous les objets, toutes les images, les icônes, les statues, les masques, les matériaux divers et les instruments rencontrés à la surface de la planète. Alors, le travail de l’artiste se déploiera dans le déplacement d’éléments divers en combinatoires infinies, comme la science ouvre devant elle l’infinité des objectivations possibles. A sa manière, dérisoire et funeste, Christo n’aspire-t-il pas à montrer qu’au-delà de cette dispersion, de ce regard épuisé par les mises-en-scène de l’incohérence et de l’insensé, il y aurait encore une unité possible, — mais toujours secrète —, en prétendant emballer la Terre toute entière ?
Le minimalisme mystique de Malévitch, celui du Carré blanc sur fond blanc annonce la fin d'une ère qui s’achève avec les monochromes de Klein encore disposés sur un espace aux dimensions modestes. Avec de vastes draps sans plus de cadre, parsemés de taches noires tombées là, comme par hasard, comme par mégarde, sorte d’apothéose de l’aléatoire, Pollock ne signe-t-il pas, en sa guise, une fin. L’art finit par n’être plus qu’un geste, celui d’une signature, celle qui porte le nom d’artiste. C’était une voie, d’autres se présentèrent menant à de semblables résultats.
Après les œuvres de Brâncusi et de Moore, la sculpture se trouve orpheline de sa tradition et son développement ne peut mener qu’à la répétition ou au refus de toute allégorie de l’essence, et donc à l’affirmation du simulacre comme simulacre ni plus ni moins. En situant l’horizon de sa recherche formelle dans les voies tracées par la spiritualité du renoncement absolu du mystique tibétain Miralepa, Brâncusi retrouve formellement l’extrême simplicité cycladique[18]. Il déplace peu à peu, mais inexorablement, la représentation de la tête humaine vers celle d’un ovoïde primordial et contemplatif, idéalement placé devant une Colonne infinie (Tîrgu Jiu) de tétraèdres lancés tête-bêche et d’un même mouvement vers le centre de la terre et l’éther céruléen, tandis qu'un œuf en état de scissiparité, nommé Porte du baiser (Tîrgu Jiu), ouvre l’humanité à sa plus intense incarnation dans l’Amour universel : illustration sublime entre toutes de la vérité de l’eidos de l’origine. Moore, quant à lui, ne trouve de salut ultime que dans le mouvement de volumes s’enchaînant les uns aux autres, pour former toutes sortes de monstrueux amiboïdes anthropomorphes, dont la masse de marbre ou de bronze poli appelle un érotisme crypté en lequel repose l’indéchiffrabilité du désir comme source de toutes les potentialités humaines. Avec ces deux grands artistes la sculpture classique achève sa course dans l’élimination de toutes aspérités décoratives, dans la quête du dénuement comme intensification et apothéose de l’essence ; mais encore, comme antithèse à la surcharge baroque ou au fades références grecques dans ses avatars académiques qui cherchaient à masquer à tout prix le vide effrayant créé au cœur de la nouvelle société industrielle qui bouleversait le monde. Ensuite, on soudera des rails, de la ferraille de récupération, on compressera des carcasses de voitures mises au rebut ; on reconstruira des objets avec des déchets d’objets domestiques, des surplus militaires, des débris naturels rencontrés dans des décharges à ordures, sur des plages polluées, dans des parcs abandonnés, sur des chemins forestiers, etc. L’aventure aboutira ainsi dans la vitrine du musée, avec une boîte de conserve dont l’étiquette désigne le contenu de l'œuvre et ce que peut faire l'artiste dans le devenir de la modernité tardive : Merde de l’artiste de Pierro Manzoni emblématise notre temps, celui qui voit le triomphe d’un Occident vorace, d’une Europe gloutonne, regorgeant de biens, puis déféquant son trop plein sur le reste du monde pour, avec cet excrément, faire de l'argent. Duchamp est ainsi porté à des limites qu’il n’avait pas osé envisager ! Le gourou de Philadelphie et ses ready-made  avait ouvert la voie, il ne restait plus qu’à exploiter le filon à l’échelle des possibilités infinies de la société industrielle. Savait-il combien l'impensé de son art incarnait la pensée du siècle, celle qui unit le travail, la production, la consommation et leurs déchets (n’y a-t-il pas une industrie du déchet et du recyclage ?) dans la valeur-monnaie ?
Depuis la Renaissance et son référent grec sécularisé, les générations successives d’artistes se sont, comme en écho, répondu et appelé les unes après les autres. Les œuvres extrêmes et les artistes que j’ai cités apparaissent donc comme les formes et les figures emblématiques d’une frontière qui marque la fin d’une époque et l’aurore d’une nouvelle, celle de l’art comme expérimentation, c’est-à-dire de l’art qui vise toujours à sortir d’un périmètre, d’une limite. Ces œuvres rassemblent en leurs intentions et leurs monstrations la rupture entre l’art moderne (celui qui s’achevait dans la crise de la représentation de l’objet) et la disparition de tout canon esthétique ; entre la fin des avant-gardes et le foisonnement présent du “ tout est possible ” ; entre l’innovation comme révolte et la nouveauté à tout prix comme révérence au conformisme ; entre l’artiste démiurge et l’artiste grand prêtre du culte de la nouveauté ; entre la création comme tragédie et le faire frivole —  mais ô combien rentable ! — de la publicité. Duplication de l’illimité fantasmatique de la production dans celle de l’art comme représentation de l’essence de la modernité tardive.
On peut établir aussi un parallèle entre l’évolution du politique et celle de l’art sans par ailleurs en faire un simple jeu de miroirs. Certains, tel Lyotard, comprennent et définissent cette fin de siècle comme “ la fin des grands discours ” organisateurs du sens du devenir : fin des grandes utopies modernes qui, de l’anabaptisme aux révolutions bolchevique, fasciste et nazie ont toujours conduit les hommes à faire de la Terre un enfer au nom d’un bonheur futur, mais où, parmi les ruines, les campagnes et les villes ravagées, les charniers sans nombre, comme par un miracle divin, s’élevaient parfois de purs joyaux de l’imagination humaine. Fin des utopies historiques et fin des avant-gardes œuvrent de concert, celles-ci précédent de peu celles-là. A-t-on jamais vu un quelconque Guernica inspiré par les guerres incessantes postérieures à la Seconde Guerre mondiale ? Au cours d’un triste happening, on se contente de montrer les photos du massacre de My Lai devant la toile de Picasso au Metropolitan Museum[19] ! Après les dernières danses macabres européennes du XXe siècle, ses camps de concentration, ses moyens de mise à mort industriels, — choses inouïes pour une civilisation (Est et Ouest confondus) qui prétendait fonder le progrès technique et social sur l’usage de la raison pratique soumise à la transcendance de l’impératif catégorique éthique dans le domaine de la raison pure —, certains penseurs décryptent encore notre temps comme celui sanctionnant la fin de toute métaphysique, et de manière plus générale celle de la philosophie. Harassé par tant de guerres, épuisés par tant de ruines et de misères, l’homme occidental s’est étourdi dans le cyclone inédit du consumérisme, et a fini par abdiquer les contreparties éthiques imposées par la conception classique du progrès, laquelle impliquait l’éducation morale, l’apprentissage minutieux, une pondération entre le fonctionnel technique, l’utilitarisme financier et commercial, et le Beau comme valeur universelle non-utilitaire, le sublime.[20]
La démocratie de masse contemporaine, accomplie comme société de consommation, — ce que les ventriloques de la pensée libérale appelle la fin de l’histoire — rassemble et fait coïncider l’éthique sociale avec la quête frénétique d’un bien-être matériel immédiat, où la qualité du devenir des hommes se mesure à la gestion de la précarité de leurs emplois, de leurs emprunts domestiques, de leurs loisirs préprogrammés. L’esthétique, et plus généralement la culture, est devenue l’objet comptable d’un gigantesque marché qui travaille dorénavant sous l’empire de la plus-value et d’une lutte permanente contre la baisse tendancielle du taux de profit. Triomphe de l’information-uniformisation (in-former, c’est former, c’est-à-dire dé-former) comme non-expérience du monde et celui de la publicité comme esthétisation de la marchandise. Effondrement des utopies, fin de la philosophie, fin des avant-gardes, scellent ensemble et simultanément la victoire absolue de la valeur d’échange sous toutes choses ainsi que l’effacement de la valeur d’usage. Cette victoire s’incarne par exemple dans le rôle des sciences sociales envisagées comme prophylaxie et orthopédies sociales, économiques et politiques, en ce qu’elles ne considèrent jamais ce qui rend possible les dysfonctions socio-économiques et les maux qu’elles entraînent ; ou dans le développement technique infini comme accomplissement et pérennité du bonheur ; ou dans le déploiement d'une langue stérilisée, celle de la communication médiatique, devenue le simulacre de la vérité. Le monde occidental est pris d’une agitation frénétique dans l’œil d’un cyclone spectaculaire qui a échappé de longue date à la maîtrise de ses promoteurs. Quand aux spectateurs, la majorité des hommes, zombis hébétés, fantômes hallucinés, esprits abrutis, ils s’enivrent de la multiplication des choses, des images, des sons, des bruits électroniques, et tentent d’oublier dans l’abondance immédiate (ou dans l’espoir d’y accéder), la menace d’une précarité implacable, toujours présente, là, en retrait, mais impuissante à réveiller des consciences engourdies de trop de cacophonie. Usant à l’envi de cosmétiques pour tenter de nier la finitude de la mort dans l’hymne à une éternelle jeunesse terrestre, nous sommes, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, confrontés à nous-mêmes comme les esclaves gavés de nourriture et de gadgets, gageant une misère spirituelle inédite. Pris encore dans les mirages d’une métaphysique aujourd’hui dégradée en causeries télévisuelles, repoussant le réel pour son double idéel, les héritiers tardifs de la philosophie des Lumières omettent de regarder et d’entendre le moderne en son essence technique et mercantile, c’est-à-dire dans la généralisation de la division du travail comme fondement du social et du politique et, par-delà, de toute activité humaine, y compris de l’art, en serait-il parfois la plus tragique ou la plus dérisoire expression. C’est ce fondement qu’accomplit l’art de la modernité tardive dans l'expression esthético-politique la plus radicale du produire, du vendre et du consommer.

III- l’art et la société

Toutefois, n’y aurait-il point un moyen de sauver le non-utilitariste dans l’art ? Enfin de compte, sa dérision ne nous arrache-t-elle point à notre misère spirituelle ? Ne garde-t-il pas l’ultime part du mystère humain que la sécularisation générale du monde a fait disparaître au profit d’une expérience du progrès réduite aux choses mesurables dans l’expérience quotidienne la plus triviale ?
Une fois qu’on eut proclamé, “ Dieu est mort ! ”, c’est à l’artiste qu’incombait la redoutable tâche d’ouvrir au monde la présence du non-utilitaire comme ultime possibilité de rédemption possible. Les injonctions, les provocations, les admonestations des avant-gardes, leurs images prémonitoires annonciatrices des grandes catastrophes, leur rage contre la venue de ce conformisme généralisé propre à nos sociétés d’abondance, ne prévoyaient-elles point le triomphe du “ comble du vide ”, sans pour autant éviter les pièges que leur tendait la mercantilisation généralisée. Je me souviens d’un Vendredi Saint, quand, revenant de Beaubourg, je longeai l’église Saint Merry à l’heure du chemin de Croix. Par curiosité j’entrai et constatai combien la maison de Dieu était désertée. Seuls de rares touristes, quelques vieux habitants du quartier et quelques clochards égarés suivaient le prêtre psalmodiant les litanies des station du chemin de Croix. A quelques dizaines de mètres, des centaines de gens faisaient la queue pour entrer dans le temple de l’art moderne. Signe du temps, qu’allaient-ils y faire ?
Que viennent-elles admirer aux cimaises des musées ces hordes touristiques ? S’agit-il d’une nouvelle contemplation ouvrant le chemin de Damas d’une méditation esthétique ? Si oui, alors il nous faudrait admettre que les hommes aient changé ; qu’il s’ouvrent ainsi une fissure spirituelle brisant le cycle infernal de l’utilitarisme. Est-ce là le contexte favorable à cet exercice ? Le mouvement vibrionnant du tourisme ne se présente-t-il pas aujourd’hui comme l’un des produits de l’organisation mondiale du commerce offert par les Tour operators où, dans un même mouvement, on transporte des hommes abrutis du musée au cabaret pornographique. Le tourisme, les camescopes, les “ bagnoles ”, les “ fringues ”, participent du consumérisme frénétique, et la visite des musées de la spectacularisation mercantile de ce même consumérisme.
Il y a là une profonde modification des goûts, des comportements, des représentations qui n’est pas imputable a priori à l’activité artistique elle-même, laquelle demeure la pensée-action d’un homme seul, confronté à l’alchimie de la création des formes. Or, le “ tout est possible ” propre à l’art contemporain, “ post-moderne ” affirment certains, ne traduirait-il pas ce vide dans lequel les critiques et les marchands du nouveau temple proposent tout, louent tout, vantent tout, pourvu que la sanction du marché lui soit accordée ? Formes, matériaux, espaces, le “ tout est pos­sible ” s’approprie le geste d’un Klein jetant des lingots d’or dans la Seine, les matériaux sans valeur de l’Arte povera, les grafittis dérisoires d’un Basquiat, les séries de sérigraphies répétitives signés d’un Andy Warhol s’avançant en magicien médiatico-mondain, les emballages gigantesques d’un Christo, et toutes les présentations-représentations “ post-rétro ” : chacun, à sa guise, renouvellerait-il, plus ou moins habilement, ou ironiquement, l’objet d’art comme simulacre et/ou secret ?
L’art ne saurait-il plus où trouver ses mânes et sa manne ? Le cynisme et la vacuité du temps présent, la frénésie et l’importance financières des investissements consentis, pousseraient-ils les créateurs à la plus plate répétitivité — caricature et dérision de l’innovation critique —, sans plus mesurer combien ils sont à leur tour pris au piège mortel que leur tend la folie productiviste de l’Occident ? Il paraît déjà loin le temps où les grotesques machines de Tinguely nous forçaient à regarder intensément, et donc à penser la déraison de la raison technique. Aujourd’hui une complexe installation de torchères géantes posées dans un désert américain consume des richesses qui manquent à d’autres, renouant, à l’heure où triomphe le discours des Droits de l’Homme, avec le gaspillage somptuaire que beaucoup prétendaient réservé aux sociétés autoritaires !
L’histoire sociale de l’art nous a appris que les monarchies absolues sacrifiaient hommes et richesses au profit d’un art voué à la glorification du Prince. Rien n’a changé sauf le discours. Jadis on justifiait ces dépenses somptuaires par la seule puissance du monarque oint des huiles saintes ou par la munificence du mécène qui ajoutait ainsi à sa grandeur : double manifestation, celle de l’autorité et de la légitimité. Aujourd’hui, la valeur de l’œuvre et, par conséquence, celle de l’artiste, est déterminée par sa cote, c’est-à-dire par la valeur d’échange établie au travers des grandes sociétés organisant les plus importantes ventes aux enchères : une seule légitimité demeure, celle du marché, qui garantit et déploie l’autorité suprême, l’argent. Les prix inimaginables atteints par les œuvres d’artistes vivants tel Jaspers Jones — proportionnellement supérieurs aux grandes œuvres classiques — ne traduisent pas une “ valeur esthétique ”, mais instruisent la vérité du nouvel “ Esprit du monde ”, l’argent, lequel ordonne à chacun, individu ou peuple, sa véritable place dans la société et dans le monde. C’est ainsi que les artistes et leurs œuvres ont été intégrés au domaine de la marchandise dans la généralisation du spectaculaire. Les flux monétaires qui traversent de part en part le monde investissent aussi les formes, les objets, les actes esthétiques, installant la sacralisation d’une nouvelle transcendance. Que la culture se donne sous la forme d’objets, de conservation de ces mêmes objets, de chansons, et de manière générale de loisirs, aucun lieu, aucun temps, aucune chose, qui ne soit, sous couvert d’art, la conquête d’espaces encore inoccupés par l’empire transcendant de la marchandise-objets-argent.
Pour que les avant-gardes pussent se déployer, il avait fallu que la démiurgie de l’artiste, une fois déliés les liens qui en faisait l’artisan doué d’une tradition, se heurtât à une orthodoxie esthétique instituée en valeur formelle et sémantique unique par les classes et les institutions dirigeant et dominant la production culturelle de la société. Que cet académisme se présentât jadis au nom de la bienséance bourgeoise, et naguère au nom de la défense du rôle primordial du “ prolétariat ” ou de la “ race ” — chacun pour son propre compte dénonçant la dégénérescence de l’art moderne —, il s’agissait d’imposer des techniques éprouvées dès longtemps et de glorifier un nouveau sujet de l’histoire comme objet central de la représentation — le héros national d’une histoire glorifiée ; les vertus sociales offertes au peuple “ souverain ” ; ou, enfin, le travailleur, fût-il le paysan collectivisé, l’ouvrier démiurge du progrès industriel ou le soldat partant à la conquête de “ l’espace vital ”. La censure œuvrait au profit d’un réalisme idéaliste (libéral, socialiste ou national-socialiste) conscient de l’horreur du quotidien, et qui n’avait de cesse d’en dissimuler la vérité par l’idéal de la Beauté, du Bon et du Vrai. Il n’était là que des versions dégradées de l’idea platonicienne offertes aux vociférations de la culture de masse naissante. Il s’agissait de réhabiliter un nouveau conformisme idéaliste illustrant ce que l’esprit du moment regardait comme les Vertus, les Héros nationaux ou internationaux, voire les nouvelles Muses de la modernité. De fait, la nouveauté de la modernité technique se maquillait d’une esthétique radicalisant l’académisme du XIXe siècle, et contre lequel s’étaient insurgés les pré-modernes : Manet et ses rappels des anciens modèles désormais installés dans le désir du présent (Le déjeuner sur l’herbe) ; les Impressionnistes et leurs hallucinations de la lumière dans les guinguettes de banlieues et sur le visage empourpré des grisettes ; Van Gogh et ses Moissonneurs[21] peinant dans l'or d'une lumière déjà menacée par les miasmes de l’urbanisation conquérante ; enfin Gauguin, magnifiant sans moralisme de pauvres paysannes bretonnes dans leur labeur quotidien, ou défiant l’arrogance coloniale par la célébration des Polynésiens.
Les avant-gardes héritèrent et déployèrent ce sens de l’irrespect, du blasphème et de l’iconoclasme pour, en quelques décennies, épuiser toute possibilité de révolte. Voilà pourquoi, la fin des avant-gardes et l’avènement du “ tout est possible ” manifestent une véritable crise de l’art contemporain — peut-être la mort de l’art ! — du moins dans toutes les formes que nous a légué la Renaissance et son évolution jusqu’à la fin des années 1940. C’est au cœur de leur propre volition que les avant-gardes ont signé leur fin, dans la dynamique sans limite énoncée par la célèbre formule d’Apollinaire, “ Soyons modernes ”. Il y a là une manière d’adapter aux arts plastiques la notion de progrès, de leur définir un programme, de leur tracer une voie, ou mieux une série de voies parallèles tendues vers un même horizon sans bornes. Il s’agit de mettre l’art à la disposition de l’innovation permanente, que ce soit par une automutation des formes, par la captation de formes extérieures à la tradition occidentale (la découverte de arts “ primitifs ” comme solution aux problèmes de la représentation de l’objet) ; que ce soit encore par l’usage d’objets explicitement non-esthétiques, de produits de l’industrie ou de ses déchets, pour enfin mêler toute technique, toute matière, tout instrument, toute activité. Or, pendant l’Age d’Or des avant-gardes, entre 1905 et 1950, toutes les constructions, toutes les déconstructions, tous les iconoclasmes ont été tentés et réalisés, successivement et simultanément. En cinq décennies, des cubistes à Malévitch, de Duchamp à Klein, de Moholy-Nagy à Tinguely, de Calder à Manzoni, l’art contemporain accomplit et achève ses possibilités. Bien des artistes qui suivront ne feront que poursuivre, répéter, en plus grand, en plus petits, en plus surchargé ou épuré, ce qui avait été déjà tracé par ces artistes exceptionnels qui s’étaient lancés à la quête d’un au-delà des limites (ex-périence) dans un monde que la science avait livré dès longtemps à l’illimité.
La fin des avant-gardes s’est instruite avec la fin de l’idéalisme réaliste (quel que soit son objet) avancé comme ultime canon esthétique de la vérité de l’objet pour lequel institutions universitaires, académies et États bataillaient. Toutefois, on peut penser que cette mutation n’est pas sans rapport avec la transformation d’une société industrielle qui excluait de la consommation la majorité des producteurs de richesses, en une société industrielle qui, à présent, les enchaîne (réellement ou fantastiquement) à cette consommation. Progrès et consommation se présente donc comme deux notions interchangeables qui dominent l’ensemble de activités humaines y compris l’activité artistique. La frénésie consumériste a adopté le “ Soyons modernes ” en proclamant que tout ce qui est neuf est Bon — simulacre pour dire rentable. La réclame a esthétisé la représentation des objets de consommation les plus banals, tandis que l’industrie récupérait les formes avant-gardistes pour esthétiser les produits mis à la disposition des consommateurs. Au bout du compte, le “ Soyons modernes ” de l’esthétique finit par se confondre avec le “ Soyons modernes ” de la technique pour s’offrir comme le “ tout est possible ” de la machine uniformisante dont l’essence n’est autre que l’espace ouvert par la marchandise-objets-argent.
C’est ici que l’on rencontre l’origine d’un nouvel académisme (ou si l’on préfère d’un nouveau conformisme), de beaucoup plus pervers, en lequel s’abolit la censure manifeste de la bienséance bourgeoise, celle des “ lendemains qui chantent ” ou du “ Reich pour mille ans ”, au profit de toute innovation plastique et technique regardée comme œuvre salutaire dès lors qu’elle s'achète et se vend, et pourvu qu'elle soit sanctionnée par des voix dûment autorisées, celles des critiques, des ministres, des publicitaires, des intellectuels.
C’est, avec quelque retard, ce qui advient aujourd’hui dans l’ancienne Union soviétique où l’événement se présente sous une forme épurée. Pour l’ancien écrivain dissident Lev Rubinstein la situation est limpide, une fois la pérestroïka accomplie aucune orthodoxie n’imposait plus sa norme, tous les styles étaient déjà là, disponibles pour chacun, sans restriction aucune ; dorénavant, chacun suit sa route et rumine ce qui a été déjà exploité[22]. En quelques années, les artistes russes ont parcouru notre chemin, ont atteint à ce que nous sommes et se sont installés avec enthousiasme dans la civilisation du Remake qui rend plus actuel que jamais un aphorisme de Nietzsche caractérisant la culture moderne comme “ le magasin d’accessoire d’un théâtre ” : chacun, selon les circonstances, porte différents masques, différents costumes, créant et recréant ainsi ce qui a été déjà réalisé ailleurs.
L’empire de la perpétuelle innovation comme marchandise nous a fait entrer dans l’ère du Néo ou d’un perpétuel “ post ”. Néo-réalisme, néo-romantisme, néo-expressionnisme, néo-avant-garde (terme cocasse s’il en est !) néo-abstractionisme, néo-minimalisme, néo-hyperéalisme, etc… Il y a encore, du côté de l'écriture, les néo-romanciers, les néo-philosophes… Du côté du social on retrouve le pendant avec les néo-bourgeois, les néo-riches, néo-pauvres, néo-libéraux, néo-capitalistes, néo-nazis, néo-fascistes, néo-populistes, néo-puritains, etc… et, pourquoi pas demain, des néo-communistes ? Dans l’espace de la marchandise tout est toujours neuf et pourtant déjà ressassé. Si, avec des habits neufs, le totalitarisme sut naguère faire semblant de rajeunir le Président Mao, la marchandise, quant à elle, déguise bien mieux la répétitivité du capitalisme.
Si Dieu n’existe plus, écrivait Dostoievsky, l’homme ne sait plus alors comment discerner le bien du mal, et la liberté qui s’ouvre ainsi à lui engendre son propre anéantissement : d’aucuns le savent plus ou moins confusément, l’enfer est toujours pavé des meilleures intentions. La fin des avant-gardes fut signée le jour où toute licence esthétique s’autorisa pour elle-même, sans plus de révolte contre un quelconque ordre, tant et si bien que devant le gouffre béant d’une infinie liberté, la liberté elle-même perdait son sens essentiel, lequel se crée, se recrée et ne peut demeurer l’expérience vivante et tragique de la vie humaine que dans l’affrontement à un ordre quel qu’il soit. Or, de manière paradoxale, l’infinie liberté esthétique occulte l’omnipotence d’un nouveau conformisme d’autant plus puissant qu’il se tient dans l’inesthétique. C'est à lui que la masse des visiteurs des musées d’art moderne et contemporain vouent un culte inédit, en courbant la tête devant les dollars qui reposent en chaque œuvre présentée. Culte planétaire qui laisse ouverte la voie à toutes les manipulations de l’opinion (dite publique comme les filles) et engendre la destruction de toute référence esthétique au profit d’une seule et unique valeur, celle qui, en dernier lieu, se montre comme l’“ Esprit du monde ” présent, et attribue à chaque homme, à chaque peuple sa vraie place, et aux choses les valeurs du Beau, du Bon et du Vrai, l’argent.

iv- portrait de l’artiste en magicien du monde

Depuis le XIXe siècle, depuis Delacroix et Turner, depuis sa formulation inaugurale et magistrale par Goethe, l’artiste moderne se pense et s'assume comme le démiurge d’un monde sécularisé, déserté de ses dieux puis de son dieu trinitaire ; d’un monde où la métaphysique atteint à son acmé et signe sa fin dans le déploiement de l’essence de la science comme objectivation généralisée par le calcul et celle de la technique comme usure autonome de la planète ; d’un monde où les nouvelles idoles représentent, emblématisent jusqu’à la caricature, le nihilisme généralisé, celui qui affiche l’instant de la performance sportive, la fugace beauté de la “ Star ”, l’homme politique du moment, le journaliste vedette, comme autant de valeurs éternelles.
Jusqu’au tournant des années 1950, lorsque les avant-gardes exprimaient encore une révolte, l’artiste plaçait explicitement son activité dans un espace qui s’opposait à la raison utilitariste et la proclamait ainsi à la face du monde :
— Voici mon univers, entrez si vous le pouvez, je vous invite à chausser d’autres lunettes pour partager avec moi cette réalité des choses plus réelle que la matérialité de vos objets quotidiens.
Beaucoup n’y entraient pas et le vitupéraient. Aujourd’hui, les regards empathiques ne sont guère plus nombreux, mais beaucoup s’adonnent au culte de l’innovation permanente, comme foi béate en la positivité de la nouveaté. Les riches achètent, spéculent, engrangent des bénéfices inouïs ; les autres font la queue à l’entrée des musées ! Excitation de voyeurs jouissant du plaisir des autres, jamais le regard ne s’abandonne à cette brillance indicible que l’on nomme l’amour. Eprouver avec le regard jeté sur l’œuvre c’est entrer dans l’œuvre, passer “ Through the looking-glass ”, habité de l’émerveillement et du souci, y compris lorsqu’il s’éploie au moment des plus gigantesques catastrophes humaines (songeons au manifeste Dada proclamé aux pires moments de la Première Guerre mondiale).
Il n’en demeure pas moins vrai que certains artistes proposent à notre contemplation des œuvres qui re-présentent cela ; et c’est peut-être là l’ultime possibilité qui leur reste de dire la vérité du monde avec la vacuité des objets montrés, dans l’immanence des choses elles-mêmes.
C’est à coup sûr la voie choisie par les artistes les plus radicaux de la modernité tardive. Celui (Manzoni) qui fait entrer au musée sa Merde de l’artiste, nous force à contempler la vérité de la plus-value dans le dépouillement grotesque et cynique de l’objet lui-même. Une voie certes paradoxale, mais qui dit, comme l’ancienne parole du mythe, à qui sait l’entendre, où se situe l’origine du réel dans notre présent, lequel est assez fort pour se laisser tourner en dérision tout en payant pour cela.

Dans ce monde, notre monde, celui de la marchandise-reine qui brise toutes les limites pouvant s’interposer devant son éploiement, il n’est plus de héros que des ersatz pour des cachets fabuleux (Stars hollywoodienne, joueurs de football ou de tennis, présentateurs de télévision). C’est pourquoi notre monde est ouvert à l’infinité des potentialités, des convertibilités, des transformations, des processualités, des simultanéités permises par la langue objectivante de la science, de la technique, de la réclame, qui instaurent et imposent la domination de l’éphémère dans la réification généralisée.
Seuls certains artistes demeurent les veilleurs qui hallucinent l’immanence des choses en délivrant la pensée devant les choses (Gelassenheit zu den Dingen), et appellent ainsi, au travers du rien ou de l’excrément, la présence au monde de l’être de la modernité dans sa transcendance, l’argent. Il n’est là rien moins que la vérité de notre temps, le nihilisme.
C’était il y a dix ans, Beuys lançait un défi à ses contemporains en intitulant un squelette de mammouth : Kunst=Kapital[23]. Pour lors, nous touchons là l’essence du nihilisme, son pouvoir de “ consumation de l’être par la valeur d’échange ”[24]. Beuys est mort, l’œuvre demeure, là, dans la crypte muséale, auréolée de l’or qu’elle représente, preuve s’il en fallait que rien, pas même la révolte, n’échappe au destin de l’Arraisonnement (Gestell).

Oui, le mythos est bien mort. Dorénavant des images nostalgiques s’y sont substituées qui laissent au cœur des hommes un manque, une absence, l’ombre des dieux ou de Dieu, que ne comble jamais la fébrilité avec laquelle ils accumulent. Voilà le destin historial de notre temps qui, loin d’avoir achevé sa course, se déploie vers un ailleurs de l’histoire encore énigmatique où gît aussi bien une possible liberté qu’une possible et irréparable catastrophe.


Claude Karnoouh
Paris, le 20 janvier 1993.





* La première partie de ce  texte a été publié pour la première fois dans les Mélanges offerts en Hommage à Marc Ferro, sous le titre De Russie et d’ailleurs, édits de l’Institut d’Études slaves, Paris, 1995.
[1] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, 1945, p. 51.
[2] Le Petit Robert, Paris 1968, p. 1134.
[3] Karl Reinhardt, Sophocle  (traduit par E. Martineau), Paris, 1971, p. 29.
[4] Walter F. Otto, “ Der Mythos (Le mythe) ” in Essais sur le mythe, T.E.R., Mauvezin, 1987, p. 46. Première publication, Studium Generale, 8, 1955.
[5]Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Paris 1984, p. 718. * Souligné par moi.
[6]Emile Durkheim, l’un des pères fondateur de la sociologie, ne parle-t-il pas de considérer tout fait social comme une chose.
[7]Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard-idées, Paris 1973, p. 336.
[8] Emmanuel Kant, “ Qu’est-ce que les Lumières ? ”, première parution in, Berlinische Monatsschrift, décembre 1784.
[9]Friedrich Nietzsche, Aurore (Morgenröthe), in oeuvres philosophiques complètes, Paris 1970, p. 23 (dans la traduction de Julien Hervier).
[10]Ibidem., p. 24.
[11]René Char, Feuillets d’Hypnos, in oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade, Paris, 1983, pp. 204-205.
[12]Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal.
[13]Explication entendue comme la présence de la chose-objet régie par un ensemble de lois universelles immanentes sans autre détermination que son objectivation elle-même.
[14]Remo Guidieri, La Route des morts, Le Seuil, Paris 1980.
[15]Les temps modernes nous ont administré la preuve de cette vacuité des pseudo-mythologies en nous montrant combien les éphémères “ Lendemains qui chantent ”, le non moins passager “ Reich de Mille ans ” et la fugace “ Gloire éternelle du Grand Timonier ”, n’étaient que des slogans manipulant les angoisses, les peurs, l’avidité de pouvoirs immédiats des masses déracinées dans l’errance moderne. 
[16]Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne. Le Seuil, Paris 1987.
[17]Erwin Panofsky, Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, Paris, 1983.
[18]C’est une erreur commune à la plupart des commentateurs que de comprendre l'œuvre de Brâncusi  comme une transposition des formes épurées de l’art populaire de son Olténie natale (Roumanie). Cf., Radu Varia, Brancusi, New York, 1989.
[19] Art Workers’ Coalition, “ Demonstration in front of Picasso’s Guernica with My Lai posters 1969 ”, in Adrian Henry, Total Art, Environnements, Happenings and Performance, Oxford University Press, 1974, p. 178, photo 145.
[20] C’est exactement ce dont nous entretient Kant dans la Critique de la faculté de juger.
[21]La version des Moissonneurs à laquelle je songe ici, appartenait à la collection d’Auguste Rodin et date de 1888 (Musée Rodin). Une autre représentation du même sujet est donnée dans, Soir d’été, champ de blé dans le couchant, propriété du Kunstmuseum de Wintehur.
[22]Lev Rubinstein, “ Déboulonner le stéréotype ”, in Les nouveaux cahiers de l’Est, N° 3, Paris, 1992, pp. 40-42.
[23]Gallerie Christie’s 1979.
[24]Gianni Vattimo, op. cit., chap I, “ Apologie du nihilisme ”.