samedi 24 décembre 2016

De la claire vision en géopolitique. Quelques remarques critiques adressées aux politiciens et aux journalistes roumains

De la claire vision en géopolitique. Quelques remarques critiques adressées aux politiciens et aux journalistes roumains

Je comprends fort bien que cette fraction de la population roumaine qui rassemble indistinctement les politiciens, leurs conseillers, les journalistes et les intellectuels (parfois confondus en un seul et même personnage), en permanence branchée sur Facebook, Twitter, Instagram, la télévision, etc., se soit enflammée pour d’abord présenter, puis commenter les résultats des élections parlementaires du 11 décembre 2017. La victoire écrasante du PSD, et réciproquement la défaite historique du PNL, et, après deux jours, la presque liquéfaction de l’USR née du vide comme les plantes artificielles en plastique, parti de bobos urbains privilégiés sans une véritablement assise dans la population, a suscité un déluge de bavardages souvent plus creux les uns que les autres. Aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces lignes les spéculations sont sur le point de se terminer avec la nomination du Premier ministre d’une république où le Président appartient au parti vaincu. Ce qui dans un pays comme la France ou la l’Allemagne fédérale se nomme la cohabitation est une lutte au couteau dissimulée au yeux du public par l’hypocrisie des bonnes manières bourgeoises. Ici on a l’impression jour après jour d’avoir affaire à des débats publics de marchands de tapis, à des relations qui interdiront une collaboration minimale entre le législatif et l’exécutif menant, une fois encore, à des tentatives plus ou moins grotesques d’impeachment du Président.
Cependant il faut raison garder et pondérer ces événements de politique intérieure avec la réalité du monde. La Roumanie est non seulement dans le monde comme n’importe quelle nation, mais participe, même à son échelle, certes fort modeste, à la politique mondiale, par exemple en envoyant ses soldats combattre tant en Afghanistan qu’en Irak, en autorisant les États-Unis sous le drapeau de l’OTAN à installer deux bases militaires dont l’une abrite des fusées pointées vers la Russie. Ce qui est frappant dans tous les discours électoraux de tous les partis en présence, c’est l’absence surprenante de position précise quant à la politique étrangère roumaine. Ainsi le pays apparaît comme une province d’un État fédéral plus vaste dont la politique étrangère lui échapperait totalement à l’exception de sa dimension culturelle. En dépit d’une très ancienne tradition d’allégeance au souverain le plus puissant du moment (souvent désignée comme le caractère fanariotique de la politique roumaine), l’attitude demeure surprenante, ou insouciante, en tous cas surprenante dans un pays où, sauf les partis explicitement inféodés à des parrains étrangers, le nationalisme y est pointilleux, voire parfois agressif, mais toujours très vocaliste. A moins que les vocalises nationalistes ne soient qu’un simulacre dissimulant l’incapacité des politiciens et d’une majorité d’intellectuels de proposer un patriotisme ferme et non raciste capable de suggérer des mesures de politiques étrangères aptes à défendre les intérêts minimaux du pays, c’est-à-dire le peuple en sa majorité et sa diversité sociale, nationale et religieuse, ce que la philosophie politique classique appelle le bien commun et le bon gouvernement. Cette inattention à la politique étrangère est en partie dommageable en cas, par exemple, de changement d’alliance, de retournement d’alliance, de réorientation de politique étrangère ou pis de rupture de pacte de la part des puissances dominantes de l’OTAN.
Ainsi, pendant la semaine qui suivit les élections, un événement d’une importance majeure s’est produit au Moyen-Orient qui a très vite pesé sur l’ensemble des relations internationales. Il s’agit de la victoire sans appel à Alep de l’armée nationale syrienne et de ses alliés (Russes, Iraniens, Kurdes, Palestiniens et Hezbollah libanais) sur des diverses troupes de rebelles terroristes dirigées par des officiers étrangers, citoyens de pays membres de l’OTAN (USA, UK, France, RFG) et d’alliés (Israël, Arabie saoudite, Qatar, Jordanie). Evénement énorme si l’on pense aux phénoménaux moyens financiers mis en œuvre, aux masses d’armements déployées par de prétendus va-nu-pieds révolutionnaires et à la gestion hyper-technique des renseignements satellites employés pour bombarder l’armée syrienne et les hôpitaux russes. Non seulement une défaite militaire, mais une défaite morale. Comment en effet l’Occident (laissons de côté les royautés corrompues des ex-gardiens de chameaux, des coupeurs de têtes wahhabites, transformés en concierges de leur pétrole) va-t-il justifier auprès de ses citoyens, outre l’envoi massif d’officiers des services secrets dans un pays auquel ils n’avaient jamais déclaré l’état de guerre, un échec politico-militaire retentissant ? Comment va-t-il procéder pour faire taire les veuves et les orphelins qui ne pourront pas être traitées comme veuves de guerre et des pupilles de la Nation ? Je prévois dès maintenant des arguties plus que tortueuses. Mais laissons-là ces effets locaux. Les citoyens des pays de l’OTAN n’ont que ce qu’ils méritent, ce sont eux qui élisent les politiciens qui mettent en œuvre ces politiques mortifères ?
L’événement est énorme parce que pour la seconde fois en ce début de XXe siècle, les États-Unis et l’OTAN ainsi que l’État d’Israël sont mis militairement et politiquement en échecs dans leur projet de politique impériale mondiale univoque incarnée par la mise au pas de la Russie et le remodelage au forceps du Moyen-Orient. Cela a commencé en Ukraine, maintenant cela se poursuit en Syrie. A chaque fois, l’échec. Il y a plusieurs manières d’interpréter ces revers. Faut-il simplement y voir les hésitations du président Obama coincé entre divers lobbys aux intérêts contradictoires et son opinion publique de moins en moins favorable à des interventions extérieures qui coûtent tant aux États-Unis, tandis que, non seulement une partie importante de la population se paupérise, mais, plus encore, s’intensifie l’état lamentable des infrastructures ? Ou alors faut-il envisager ces échecs comme le début d’un déclin global de l’empire américain devenu incapable de payer seul ses guerres impériales et donc en permanent marchandage avec ses affidés occidentaux, même si ces derniers les aident dans des proportions certes minimes (la France par exemple n’a plus assez de bombes pour armer ses avions ou pour s’offrir un second porte-avion !). C’est pourquoi le président élu a déclaré qu’il demandera à chaque pays de l’OTAN de payer les frais de sa défense. En effet, l’élection de Donald Trump, au-delà du côté quelque peu insolite, fantasque voire grossier du candidat à la Maison blanche, réactualise un certain isolationnisme étasunien qui vise à plus s’occuper des affaires intérieures, des relations commerciales bilatérales avantageuses qu’à faire le gendarme tout-azimuts. Une sorte de Real Politik de type New Deal qui n’interdit pas simultanément la défense internationale des intérêts minimaux du pays. Or cette réorientation de la politique étasunienne souhaitée par une moitié des électeurs américains malgré les réactions violentes d’hostilité qu’elle suscite de la part des démocrates néocons et des écologistes va de toutes les façons changer la politique US. Certes, le président Obama signe à tour de bras des décrets permettant d’envoyer en Europe le maximum de troupes, d’équipements militaires nécessitant la réouverture d’anciennes bases de l’époque de la Guerre froide, il n’empêche, cela peut être révoqué du jour au lendemain par le nouveau président ?
Dans une situation où le proche avenir paraît si fluide, si fortement indéterminée, instable dirais-je, il eût fallu que la classe politique roumaine en son ensemble, les journalistes et ces dizaines d’intellectuels qui jacassent sur les cancans de la politique locales énoncent quelques propositions sérieuses afin d’exposer au peuple les données du problème d’une part, et les possibles positionnements politiques de l’autre, fussent-ils contrastés selon les inclinations politiques de chacun des partis. De fait rien de cela n’eut lieu, et la politique étrangère, ou mieux l’absence de politique étrangère, est restée du domaine réservé et secret de l’exécutif (pas même véritablement du législatif) qui répond docilement, comme tout le monde le sait ici à Bucarest, aux ordres de l’OTAN et des États-Unis qui souvent se confondent. Or les expériences historiques de la seconde moitié du siècle précédent nous ont appris combien les grands pouvoirs sont capables d’un total cynisme lorsque des alliés ne leur sont plus utiles ou leur sont devenus encombrant pour le nouveau cours des choses, de fait, lorsqu’ils renversent leurs alliances. Les Roumains semblent oublier que les États-Unis abandonnèrent leur allié du Vietnam sud lorsqu’ils troquèrent la guerre, contraints par leur opinion publique, contre la négociation avec les Nord-Vietnamiens ; les Roumains dans leur anticommunisme primitif oublient encore que les Russes abandonnèrent les communistes égyptiens, iraniens (Touded)  et irakiens pour des impératifs de géopolitique, préférant une alliance avec des États dirigés par le parti Baas ou les mollahs à la solidarité internationale avec des partis frères. Les Roumains sont aveugles sur la manière dont les autorités françaises (Sarkozy), après avoir reçu Kadhafi en grande pompe à Paris et touchés de substantiels subsides électoraux, le liquidèrent deux ans plus tard lorsqu’ils ne virent plus d’intérêts politico-économiques à sa présence à la tête de la Lybie afin de piller son pétrole et ses dépôts bancaires en Europe. Or, il est fort à parier que l’arrivée au pouvoir du Président Trump va changer quelque peu la donne géopolitique et qu’il conviendra à la Roumanie de s’y soumette bon gré mal gré si elle n’a pas de politique de rechange, c’est-à-dire si les spécialistes et les politiciens n’ont pas, par avance, élaboré (enfin !) une solution d’équilibre entre les grandes puissances où elle aurait tout à gagner. Car si gouverner c’est prévoir comme on l’apprend dans les manuels de Sciences-politiques, alors il conviendrait à un gouvernement roumain sérieux d’envisager les divers scénarios possibles d’un habile équilibre d’équidistance entre les États-Unis, l’Europe de l’Ouest, la Russie et la Chine. En effet, la Roumanie sous le gouvernement communiste des années Ceausescu avait par exemple une position intéressante au Moyen-Orient et au Maghreb en tant que fournisseur de cadres et de techniciens pour diverses activités industrielles, médicales ou d’enseignement (forage pétrolier, mécanique automobile, poids lourds et tracteurs, agriculture, construction, médecine) dans le cadre d’une véritable aide payante aux pays en voie de développement. Ces positions, source de bénéfices géopolitiques ont été totalement perdues depuis que le pays s’est transformé lui même en une sorte de colonie du Tiers-monde obéissant aux ordres du maître occidental et dirigée par des politiciens compradores. Or en cas de mutations géopolitiques et géoéconomiques rapides, les États occidentaux ne feront aucun cadeaux sur les marchés qui s’ouvriront à nouveau (Irak, Iran, Russie et la Syrie à reconstruire de A à Z). Trouver le biais afin de recouvrer ses anciennes positions géoéconomiques, voilà un défit qui ne manque pas d’envergure dans ce monde en mutation, même pour un pays dont la majorité du potentiel industriel a été vendu à l’encan. Les vainqueurs des élections de novembre 2016 sauront-ils le faire ? Malheureusement j’en doute tant ils sont déjà avides de montrer à leur maître qu’ils sont tout-à-fait dans la mode multiculturelle (in the mood) et partisans d’autres fadaises culturaloïdes. Ce faisant ils oublient que la politique n’est pas l’énonciation de bons sentiments et le spectacle d’actions caritatives (elle le peut en surplus), ni les jeux de gadgets à la mode, mais, en son essence même, le déchiffrement du moment adéquate (kairos) mêlé au courage de la décision (fortuná) des hommes politiques, kairos et fortuná des responsables politiques sans lesquels les peuples ne sont dès lors autre chose que les laquais des puissants.
En attendant, Joyeux Noël et Bonne année 2017
Claude Karnoouh
Bucarest le 22 décembre 2016



dimanche 28 août 2016

Britania rules the waves… never shall be slave


Britania rules the waves… never shall be slave

« Un système n’est vivant que tant qu’il ne se donne pas pour infaillible, pour définitif, mais qu’il fait au contraire grand cas de ce que les événements successifs paraissent lui opposer de plus contradictoire, soit pour surmonter cette contradiction soit pour se refondre et tenter de se reconstruire moins précaire à partir d’elle si elle est insurmontable » in : André Breton, Position politique du surréalisme, Paris, 1962, p. 7.

Naguère, un historien français, éminent professeur à la Sorbonne, spécialiste internationalement reconnu de l’histoire des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle, intitula l’un de ses derniers ouvrages de synthèse : « Tout empire périra ». Suggérant ainsi, qu’en dépit des discours triomphalistes des États et des empires concernant leur devenir, il n’est pas d’entité politique pérenne dans la longue durée. Les plus imposantes formations politiques, l’Egypte pharaonique, l’Empire assyrien, l’empire des Perses, celui d’Alexandre, Rome, Byzance, l’Espagne de Charles Quint, l’Autriche des Habsbourg, l’empire bâti par Bonaparte, l’empire wilhelminien de Bismarck, la Russie-URSS des tsars et de Lénine, le Troisième Reich du petit caporal autrichien, l’Empire colonial français, etc., et last but not least, l’Empire britannique, tous ont disparu plus ou moins rapidement pour être présentement des formes politiques historiques du passé.[1] Grâce à Dieu et à l’URSS, le Reich de Mille ans ne dura que douze ans et le « stade indépassable » du communisme soviétique périt après soixante-douze ans, implosant pour engendrer un capitalisme privé et d’État, violent, sauvage et totalement destructeur de la société ! Néanmoins les politiciens et tous les idéologues qu’ils emploient, journalistes, politologues, sociologues, économistes restent trop souvent prompts à imaginer les formes politiques qu’ils servent comme autant d’entités pérennes. Le souvenir du titre du livre du professeur Duroselle devrait cependant les amener à faire preuve d’un peu plus de prudence. En politique rien n’est éternel, ni l’ami ni l’ennemi, aussi faudrait-il enfin que cet aspect entre dans les discours des analystes de la politique, ne conservant que le seul critère qui compte par devers le temps si bien analysé par Machiavel, le pouvoir, son maintien et/ou son extension pour la domination, le reste n’est que du whisful thinking, du rêve généreux, de l’espérance en un monde irénique comme Kant l’imaginait lorsqu’il publiait son « Projet pour une paix perpétuelle » ou Habermas ses jeux constitutionnalistes comme garants de la pérennité démocratique, oubliant qu’en son essence tout pouvoir politique repose sur la violence légalisée.
Le vote d’une majorité britannique pour la sortie de l’UE a retenti comme un coup de tonnerre dans le ciel apparemment serein des eurocrates et des gouvernements qui, en dépit de toutes les dysfonctionnements économiques les plus patentes, de la misère grandissante d’une majorité de peuples, des déséquilibres structurels d’une Union trop vite bâclée avec soit des pays pauvres (Grèce et Portugal) soit avec les anciens pays communistes, affichent avec un entêtement schizophrénique le refus d’affronter la plus banale des réalités. Il semble bien souvent que le réel soit purement et simplement écarté ou omis pour une vision quasi irénique sur un thème que nous avons déjà bien connu à l’époque du communisme soviétique triomphant, à savoir celui des sacrifices d’aujourd’hui pour des « lendemains qui chantent » ! Quoiqu’il arrive, les commissaires européens et les gouvernements de gauche et de droite nous assurent que cette misère présente, les crises à répétition et les sacrifices d’austérité budgétaire qu’ils exigent, ne sont là que pour notre bien dans un futur proche. Or plus nous avançons dans le temps de l’UE, plus ce futur semble s’éloigner vers des limbes hyperboréens. En effet, il y a des ressemblances profondes dans la gestion de l’UE et celle de l’Union soviétique. Par exemple, le fait que des décisions prises selon un mode centralisé, jacobin pourrait-on dire, s’applique sans discernement à un ensemble de pays si différents, aux niveaux économiques totalement disparates en dépit de prêts structurels non-remboursables et à l’histoire rurale et urbaine n’ayant que très peu de points communs. Ainsi, les décisions bruxelloises sur le fonctionnement des petites fermes de type polycultures-élevage qui assurent la survie de milliers de tenanciers dans l’ex-Europe communiste, vue depuis la Bulgarie ou la Roumanie ressemblent à s’y méprendre aux décisions prises par le CC du PCUS pour l’ensemble de l’empire sans tenir compte des spécificités baltiques ou asiatiques. L’interdiction de telle ou telle production agricole de haute qualité artisanale n’a été empêchée au dernier moment que par l’intervention des plus hauts personnages de l’État, comme le fit le président Chirac pour les fromages français, italiens et espagnols. Aujourd’hui, Bruxelles décide d’interdire le bidet, trop grand consommateur d’eau, mais en même temps définit pour l’UE la dimension des sièges des toilettes (sic !) ou autorise des pesticides et des expérimentations de culture d’OGM, alors que certains États tentent de les éliminer ; ou pis, inspire une politique d’enseignement supérieur (Bologne) qui interdit la promotion d’une réelle excellence au profit d’un nivellement par le bas qui serait le garant de l’égalité des chances ! Voilà quelques exemples parmi des centaines (sans aborder les faits de corruption innombrables) qui montrent la réalité du rapport de l’UE aux populations européennes et sa tendance asymptotique vers la plus grande des absurdités bureaucratiques. Or nous le savons, dans la pratique réelle, les lois soviétiques n’étaient jamais appliquées comme telles en Ukraine, en Lettonie, au Kazakhstan ou en Sibérie orientale. Nous l’avons appris de très longue date, pour qu’une entité politique obtienne, au-delà de sa légalité électorale, une légitimité populaire il lui faut un acquiescement plus ou moins majoritaire des peuples (et non des seules élites politiques, financières et parfois intellectuelles). Or, le problème de fond de l’UE est précisément celui de sa légitimité populaire. Un marché unique de la finance, des biens de production et du travail ne peut en aucune façon constituer une légitimité à la fois politique et spirituelle sur laquelle fonder et articuler une identité européenne. Certes, d’aucuns universitaires en parlent lors de séminaires et de colloques savants, mais une fois encore ces discours ressemblent à la langue de bois du PCUS quand il exposait devant des masses inattentives les vertus de la solidarité internationaliste du communisme soviétique. En effet, hormis la consommation de marchandises identiques, comment des peuples aux expériences existentielles – i.e. historiques, anthropologiques et linguistiques – si diverses et si longtemps conflictuelles pourraient-ils ressentir en si peu de temps une identité profonde et le copartage d’une Weltanschauung. Pourquoi les responsables européens feignent-ils d’oublier que parfois des siècles ont été nécessaires pour construire des identités européennes ? Et pourquoi s’entêtent-ils à croire qu’en moins d’un demi-siècle elles pourraient s’effacer ? Un tel acharnement ressortit à une volonté orchestrée pour briser toute résistance face au marché unique bien au-delà de l’UE, de fait, au marché totalement mondialisé.  Faut-il le rappeler aux universitaires, les peuples européens, sauf exceptions (comme par exemple les Hongrois de Transylvanie, de Voïvodine ou de Slovaquie, ou les Roumains de Bessarabie ou les Slovènes et les Germanophones d’Italie) ne sont pas bilingues, et hormis les anglophones, le Benelux et quelques pays nordiques, l’anglais n’est pas la langue la plus parlée en Europe. L’Europe réelle ne se rencontre pas dans les réceptions mondaines des diplomates, ni au cours de colloques et de symposia tenus dans de luxueux hôtels internationaux ! L’Europe réelle se rencontre dans les quartiers des villes, dans les campagnes, dans les stations balnéaires et dans les lieux de travail. Avec l’événement-avènement du Brexit cette fiction s’est écroulée en référence à quelque chose de bien connu : Right or wrong my country first. Dans des pays à l’histoire politique très ancienne, on ne peut rejeter d’un revers de main, mille ans ou plus d’identité forgée dans l’adversité et conservée sous divers régimes politiques, depuis l’épopée médiévale jusqu’à la modernité tardive.
Largement paupérisée par une caste dirigeante féroce prenant prétexte de prétendues lois économiques et de la main invisible du marché pour imposer un libéralisme économique sans frein, mais plus encore effrayés par les vagues d’émigrés venues d’Europe ex-communiste et plus récemment par les quotas d’émigrés du Moyen-Orient et d’Afrique imposés par l’Allemagne via la bureaucratie de Bruxelles, l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE, déjà en débat depuis de nombreuses années et ce malgré les nombreuses exemptions accordées au Royaume-Uni, est devenue un problème majeur de la légitimité du pouvoir politique britannique aussi bien pour les classes populaires, que pour certaines classes moyennes et une fraction de l’élite dirigeante. C’était cela qu’avait compris le Premier Ministre Cameron et qui l’avait poussé à promettre un référendum lors de la campagne électorale de 2014. Cependant, cette raison, si importante soit-elle dans une démocratie de masse représentative et fût-elle une vieille monarchie constitutionnelle, est loin d’être la seule, d’autres facteurs sont intervenus et non des moindres. Ainsi, la méfiance de plus en plus marquée de certains acteurs majeurs de la City à l’encontre de la finance étasunienne fragilisée par un déficit budgétaire abyssal (en partie dû à des guerres que les États-Unis ne peuvent plus financer sauf en faisant fonctionner la planche à billets), par les manipulations des subprimes source depuis 2008 d’une crise économique dont on ne voit pas la fin, et par des spéculations monétaires orchestrées grâce à des interfaces dignes de la piraterie du XVIIe siècle, ont entraîné le rejet du dollar comme monnaie d’échanges internationaux par certains pays émergents qui recherchent par le biais de l’instrument économique le gain d’une puissance politique mondiale ou, à tout le moins régionale, capable de concurrencer les États-Unis. C’est ainsi qu’il convient de voir l’action de la Chine, de la Russie et des BRICS. Etant déjà hors de la zone euro, la Grande-Bretagne possède une vaste marge de manœuvre pour défendre sa monnaie (et donc ses exportations de biens et de services) lui permettant ainsi jouer avec d’autres monnaies devenues des devises fortes.
Nous connaissons depuis fort longtemps la politique internationale britannique, laquelle a été reprise comme modèle par les États-Unis ainsi que l’affirmait le Président Théodore Roosevelt qui, interrogé au début du XXe siècle sur le fond de la politique étasunienne, répondit : « The business of America is precisely business ». La Grande-Bretagne en fut et en reste le modèle, sauf que deux guerres mondiales l’ont saignée à blanc au point que dès les années 20 du XXe siècle elle perdit sa suprématie dans l’économie monde, remplacée par les États-Unis.[2] Le triomphe étasunien de 1945 sur l’Allemagne et le Japon, et malgré les sacrifices gigantesques de l’URSS, en fit la première puissance mondiale, le gendarme du monde, le leader incontesté de la guerre froide, puis, au bout du compte, avec l’implosion de l’URSS en 1991, le vainqueur de la guerre froide. Cependant il n’en demeurait pas moins vrai que des indices suggéraient dès le début des années 1970 une certaine dégradation de la puissance étasunienne. Ainsi, l’incapacité américaine de gagner la guerre du Vietnam avec des moyens non-nucléaires[3] donnait déjà à penser que la première puissance militaire mondiale n’avait plus tous les moyens de ses ambitions, non seulement les moyens techniques et économiques, mais, plus encore, les moyens spirituels : le peuple américain avait fini par refuser massivement cette sale guerre. Puis vint la fin de la parité or du dollar ; ensuite la multiplication des guerres plus ou moins localisées et leur échec que ce soit en Afghanistan, en Irak, présentement en Syrie[4] : on assiste ainsi à la faillite de la stratégie des guerres de basse intensité selon Brezinski qui fait penser à une baisse réelle de la puissance. Tout récemment l’échec du coup d’État en Turquie orchestré par les services étasuniens afin d’éloigner Erdogan d’une alliance avec la Russie, a dû faire rêver quelques stratèges nostalgiques de l’époque « merveilleuse » des coups d’État en Iran (Mossadegh) ou au Chili (Allende). Simultanément, au cours des trente-cinq dernières années nous avons été les témoins de la montée en puissance de l’économie et de la force militaire de la Chine ainsi que de la renaissance de la puissance internationale russe avec l’équipe Poutine, autant de mutations qui ont ébranlé le leadership étasunien. Or l’élite financière de Grande-Bretagne ne veut pas être entraînée dans le gouffre d’une faillite des États-Unis. Pensant à long terme comme il se doit, elle croit pouvoir tirer son épingle du jeu en recentrant sur la City les parts de marché perdues par Wall Street en Asie et en Amérique latine, et remplacer les placements en dollars par des placements en yuans, roubles, roupies, etc… C’est pourquoi, le référendum a fait apparaître une césure au sein de toutes les classes sociales, voire parmi des groupes d’intérêts économiques en général solidaires. Conservateurs, travaillistes, libéraux, élites financières, élites universitaires, upper-middle-class, classes moyennes et travailleurs ont manifesté des opinions opposées avec, chez les travailleurs les plus modestes une position anti-UE très majoritaire. Certes ce sont les groupes sociaux les plus fragilisés par le néo-libéralisme mis en œuvre depuis le gouvernement de Madame Thatcher et jamais démenti par le nouveau Labour de Tony Blair qui ont massivement voté pour le Brexit. Mais la preuve que l’enjeu touchait à quelque chose de plus que la simple crainte économique des plus pauvres se lit dans le très haut pourcentage de votant : ce référendum tenait de quelque chose qui appartient à l’essence même de l’identité britannique. Finalement le Brexit l’a emporté, engendrant des commentaires d’une bassesse sans précédent dans la presse continentale main-stream. Toute la société anglaise, depuis l’élite financière jusqu’à la classe ouvrière, et y compris la Reine, était traînée dans la boue. Les journaux d’un pays pauvre et partiellement sous-développé comme la Roumanie s’empressèrent à leur tour de dénoncer l’égoïsme des Brits, craignant de voir des dizaines de milliers de citoyens roumains y travaillant en être expulsés, mais oubliant que le gouvernement roumain se démène tant et plus pour refuser, malgré le quota bruxellois, le maximum d’émigrés moyen-orientaux et africains que la Roumanie s’est vue attribuer sans être consultée.
Devant ce que Jacques Sapir nomme la catastrophe de l’euro (L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe) qui entraîne celle de toute l’Europe, la Grande-Bretagne à une courte majorité a voté pour le divorce de l’UE, projetant ainsi le futur de cette Europe dans une très grande incertitude en ce qu’elle ouvre la voie à d’autres pays qui ne peuvent survivre dans le rigide carcan monétaire imposé les banquiers, ceux de la BCE et du FMI. Le geste politique des Britanniques (refusé il est vrai par les Ecossais) porte en lui de puissants effets, en particulier celui de permettre à d’autres d’abandonner le bateau. Mais plus encore sur un plan transhistorique, le Brexit signale que toute construction politique qui ne correspond pas à un minimum d’en-commun vécu comme tel par une majorité du peuple, est vouée à tôt ou tard à disparaître, pacifiquement ou par la guerre.
Claude Karnoouh
L’Espi, Cévennes, France


[1] Dans cette énumération la Chine fait exception jusqu’à présent, en ce qu’elle semble se maintenir au travers d’une histoire souvent violente et chaotique au prix de drastiques changements de régimes politiques.
[2] Geminello Alvi, Dell’Estremo Occidente, Nardi, Milan, 1993.
[3] L’usage de l’arme nucléaire ayant été déclaré casus belli par l’URSS.
[4] La Grenade et Panama en dépit des pertes relativement importantes parmi les populations locales ne représentent que ne micro aventures néocoloniales, les États-Unis ayant souvent préféré payer et agir par l’intermédiaire des armées et des polices locales, Argentine, Brésil, Chili, El Salvador, Nicaragua, la fameuse année du Condor.

vendredi 8 juillet 2016

Le sel de la terre: à propos de la guerre au Moyen-Orient


Le sel de la terre


En hommage à mon vieil ami Georges Corm qui m’a initié à la compréhension politique de ce Moyen-Orient si complexe et à la générosité de ses habitants…



S’il est un lieu dans notre présent monde où les guerres dites « de basse intensité » selon Brezinski font rage c’est bien le Moyen-Orient.[1] Il va sans dire que la formule « Basse intensité » est le terme employé par les pouvoirs impériaux occidentaux pour faire accroire leurs citoyens à quelque chose de modéré. Sur place, pour les autochtones, c’est plutôt de la très haute intensité qu’ils vivent si l’on en croit les statistiques officielles : morts, blessés, orphelins, déplacés et émigrés qui fuient vers les pays européens se comptent par dizaines de milliers. On le sait plus précisément aujourd’hui, après la démolition de la Lybie légitimée au nom de la démocratie et des droits de l’homme, et l’interminable pseudo guerre civile de Syrie, l’impérialisme occidental mené par les États-Unis et leurs sous-traitants, la Grande-Bretagne, la Turquie, la France officiellement, et Israël en sous-main, a un enjeu qui se tient bien au-delà des conflits religieux locaux qui, et quoiqu’endémiques depuis des siècles, se radicalisent dès lors qu’ils sont attisés et manipulés de l’extérieur. A la clef du grand jeu de cette géopolitique de la mort, le pétrole qui, depuis le nord de la Syrie, de la Lybie, sur le plateau continental courant le long de la côte orientale de la Méditerranée, du Nord de l’Irak jusqu’au désert du Sinaï égyptien, de la péninsule arabique et des immensités tout aussi désertiques de l’Iran, suinte presque à la surface du sol à certains endroits ou git dans des eaux peu profondes de la Méditerranée. Là, il y a non seulement beaucoup d’argent en jeu, mais beaucoup de puissance pour les pays qui possèdent les technologies capables d’utiliser à plein rendement l’énergie pour la mise en œuvre des politiques de puissance tout azimut… Il faut s’entendre, ce n’est évidemment pas l’instauration de la démocratie de type occidental, ni les secours humanitaires, ni les droits de l’homme que l’Occident ou ses hommes de main apporte à des populations prises au piège dans l’engrenage de ces guerres, mais, comme l’a dit récemment Michael Hayden, ancien directeur de la CIA, c’est une totale redéfinition des équilibres politiques dans ces zones très riches en énergies fossiles. Le grand jeu du début du XXIe siècle vise à imposer de nouvelles formes politiques, les anciennes étant jugées dorénavant trop indépendantes, ayant échappé aux pouvoirs occidentaux qui prétendaient les contrôler :

« Nous devons accepter la réalité ; l’Irak et la Syrie n’existent plus et l’expérience libanaise est aussi sur le point d’échouer (…) Des noms comme Daesh, al-Qaïda, les kurdes, les sunnites, les chiites, ont remplacé les noms de l’Irak et de la Syrie ».

En passant sous silence, et pour cause d’alliance stratégique plus cachée, Michael Hayden avait oublié en chemin Israël l’un des acteurs principaux de cette réorganisation politique : Daech, al-Qaïda, Kurdistan irakien, ISIS, etc… Cependant, et on l’avait déjà compris dès longtemps, depuis la fondation de l’État d’Israël, et quoique ce fût encore vague car il fallut attendre l’annexion des hauteurs du Golan et la guerre du Liban dite « guerre civile » de 1975 à 1990, pour saisir les enjeux que dessinaient lentement une nouvelle géopolitique sur le long terme en ce que Israël n’a jamais déclaré qu’elles étaient ses frontières ultimes. Dès lors il faut reconnaître la réalité, l’ensemble des frontières du Moyen-Orient sont de facto redessinées ; et, en dépit des efforts de l’armée arabe syrienne alliée aux milices kurdes, aux combattants du Hamas libanais aidés de conseillers militaires Iraniens, et last but not least de l’aviation russe, il faut reconnaître que la Syrie est présentement composée de plusieurs entités ethnico-religieuses alliées ou ennemies entre elles, tandis qu’en Irak l’axe Mossoul-Erbil est devenu un quasi-État Kurde, à Bassora, dans le sud et Chott al-Arab se tient le centre du pouvoir Chiite, et qu’enfin l’ancien État sunnite créé par les Anglais après la Première Guerre mondiale, n’existe plus qu’au centre du pays, dans un rayon de moins de 200 kilomètres autour de Bagdad. On est donc sinon de jure, mais bien de facto, devant la liquidation pratique des accords secrets Sykes-Picot de 1916 qui partageaient le Moyen-Orient en zones d’influences franco-anglaises en cas de défaite de l’Empire ottoman. Et c’est ce qui arriva à l’issu du premier conflit mondial, même si ces accords préalables ne furent pas appliqués au pied de la lettre. Le Moyen-Orient ottoman fut ainsi partagé en pays factices entre la France, la Grande-Bretagne et partiellement les États-Unis dans la péninsule arabique, sans omettre, et comment pourrait-on, la déclaration Balfour qui autorisait officiellement le Congrès juif mondial à installer des colons sous la forme d’un foyer national juif. Dans ce monde, le Liban, en raison du compromis religieux qui présida à son indépendance de la puissance tutélaire française, était officiellement articulé autour d’un équilibre entre les grandes religions dominantes, Maronites (avec les partis des Phalanges et plus tard des Kataeb), Sunnites (divisés entre une gauche et une droite), Druzes devenus socialiste dans les années ‘50 sous l’égide de leur leader Walid Joumblatt, Chiites qui se partageraient entre deux partis d’abord le Amal, puis le Hezbollah, véritable État dans l’État qui battit l’armée israélienne en 2007, Grec-orthodoxes qui dans le Sud, voisin et alliés du Hezbollah luttent sous le drapeau communiste, Arméniens des deux églises parfois proches du FPLP palestinien, etc… A ce puzzle il convient d’ajouter les 120.000 réfugiés Palestiniens de 1948, devenus presque 300.000 aujourd’hui et depuis plus de deux ans la masse des réfugiés de Syrie consécutive à la pseudo-guerre civile qui y faire rage.

Ce qui appert à celui qui a un peu de mémoire historique, c’est le fait que la Syrie des Assad comme l’Irak de Saddam Hussein avec tous leurs défauts et leurs qualités, étaient devenus au fil de longues années de dictatures centralisatrices des formes socio-politiques propres au nationalisme moderne postcolonial (comme l’Egypte), jalouses de leur souveraineté. Dès lors que deux branches du Bass y prirent le pouvoir avec des militaires soit venus des couches pauvres de la société (Sunnites d’Irak du nord de Bagdad) soit d’une minorité méprisée (Alaouites de Syrie), tous, selon un schéma classique dans tous les pays du tiersmonde (songez à Gaddafi en Lybie, Chavez au Venezuela, Noriega au Panama, Compraoré au Burkina Fasso, Nasser en Egypte), avaient choisi l’armée comme moyen de promotion sociale dans le cadre d’un État-nation en devenir. Ces deux régimes de type dictatorial, parfois très cruels avec les opposants (surtout avec les frères musulmans et les communistes), développaient une sorte de politique jacobino-prussienne de centralisation laïque et de Kulture Kampf face aux forces centrifuges qui délitaient sans cesse ces pays longtemps organisés sous l’empire ottoman en tribus guerrières traversées elles-mêmes de césures religieuses… Or, une telle situation était certes viable dans les empires multi-ethniques et multiconfessionnels, mais ne l’était plus quand la conception de l’État se construisait autour de l’unité politique de l’État-nation, avec une langue unitaire pour toutes les religions, l’arabe.
Le nationalisme arabe pensé et conçu le plus vigoureusement par Michel Aflack, un chrétien orthodoxe de Syrie (études d’histoire à Paris), se donna comme instrument d’action le Parti de la solidarité arabe, lequel deviendra dans les années 1950-60, le Parti de la solidarité arabe et socialiste (Bass). Au départ, ces embryons de partis modernes luttaient contre les puissances mandataires, en Syrie la France, en Irak la Grande-Bretagne. Sans revenir dans cette rapide présentation sur les linéaments complexes et parfois même incohérents pour un observateur occidental, Irak et Syrie dirigés très rapidement par des militaires bassistes et frères ennemis, mirent en œuvre des politiques classiques de développements économiques, sanitaires, culturels et d’enseignements civils et militaires modernes, copiés sur ceux qui avaient réussi en Occident ou en Union soviétique, et qui pouvaient se réaliser grâce à une partie de la rente pétrolière nationalisée et avec l’aide étasunienne (essentiellement militaire) pour autant que ces pouvoirs bloquaient par la violence toute émergence de mouvements communistes potentiellement alliés à l’URSS.[2] Par ailleurs ces pouvoirs dictatoriaux, centralisateurs, unificateurs, et last but not least fondamentalement laïques, menaient une lutte sans merci contre les mouvements politico-islamistes dont la première version fut les Frères musulmans dès le milieux des années 1920. Or, cette mouvance issue d’une petite bourgeoisie urbaine, opposée aux formes de modernisations du Bass dès lors qu’elles touchaient à la laïcité,  aux normes de comportements, d’habillements et au statut des femmes avait l’oreille non seulement des puissances mandataires faiblissantes (France et Grande-Bretagne : en 1943 la France donne son indépendant à la Syrie et au Liban ; en 1932 l’Irak devient pseudo-indépendant dans la dépendance directe de la Grande-Bretagne, mais c’est en 1958, après un coup d’État militaire que l’Irak prend sa pleine indépendance si l’on peut dire). Très vite les États-Unis se substituèrent aux Anglais et reprirent la vieille recette propre à la politique coloniale classique des Britanniques, « Divide et impera ». De plus, depuis 1948, tous ces développements s’inscrivent simultanément dans le cadre de politiques d’opposition à l’État d’Israël qui se manifestent essentiellement par le soutien (et faut-il le dire aussi par la manipulation) accordés à divers mouvements palestiniens luttant pour mettre fin à la colonisation sioniste.
Aujourd’hui, on est en droit de dire que c’est l’échec des politiques d’indépendance nationale, en partie dues aux manipulations étatsuniennes et israéliennes (comme les soutiens accordés aux rébellions des kurdes ou chiites d’Irak par exemple), en partie dues à l’aveuglement et aux erreurs politiques des gouvernements locaux (comme l’envahissement du Koweït par l’Irak, ou pendant longtemps la lutte sans merci contre les communistes tant en Syrie qu’en Irak) qui lentement délégitimèrent auprès des minorités ou des majorités ethnico-religieuses locales, les pouvoirs laïques et centralisateurs. A ce sujet il n’est pas inutile de rappeler que c’est immédiatement après la chute de Bagdad que le proconsul étatsunien mit fin au régime laïques syrien pour y introniser un pouvoir uniquement chiite, tant et si bien que la République laïque arabe d’Irak (je rappelle pour mémoire que le vice-président et ministre de affaires étrangères, Tarek Azziz, était chrétien assyrien)  fut abolie pour un État provisoire où les Kurdes au Nord veulent de fait trois États différents, les Chiites préférant un État fédéral et les Sunnites un État unique. La situation Syrienne est encore très incertaine en ce que la résistance acharnée de l’armée de la République Arabe de Syrie aux divers groupements dit « résistants » et dont le plus important, DAESH, organisé par les États-Unis avec la complicité de la Turquie, est rapidement devenu une sorte d’État transfrontalier couvrant le Nord de l’Irak et le Nord de la Syrie (ses champs de pétrole). Il semble que le laïcisme de la Syrie ait eu cependant des résultats forts qui se sont inscrits dans la mentalité populaire aussi bien chez les Sunnites (sauf les frères musulmans), que chez les Chiites (quant à eux très marqués par le culte de la Vierge et du Christ dont les icône trônent dans de nombreuses boutiques des souks chiites comme à Baalbek par exemple) et bien évidemment des Alaouites, à commencer par la famille du président Assad (une sorte de chiisme très lâche sur la pratique religieuse et totalement ouvert aux diverses religions chrétiennes qui existent en Syrie depuis l’époque du Christ)[3]. Il ne faut pas oublier que les grandes campagnes de terrorisme et de révoltes dans la Syrie moderne, celle de Hafez el Assad, puis de son fils Bachar, s’amorcent toujours dans la ville de Hama, centre du sunnisme pur et dur des frères musulmans, où celle de 1982, commencée avec une campagne d’attentats sanglants contre les représentants de l’autorité de l’État, fut réprimée avec la plus extrême violence, certains observateurs parlent de plus de 20.000 morts dans la ville.
Lorsque le Général de Gaulle parlait de « l’Orient compliqué », il ne faisait pas appel à une figure de style du bavardage politique de salon, il parlait d’une authentique réalité multiple, de nœuds de problèmes dont on se demande parfois qui pourrait les dénouer et ce d’autant plus que la plus grande puissance du Moyen-Orient, Israël, a tout intérêt à jouer en sous-main pour le maintien, voire l’intensification de la confusion, ce que le conseiller géopolitique des présidents Carter et Obama, Brezinski, appelle le chaos mené avec des guerres de basse intensité. S’il y a comme souvent des victimes innocentes dans ce genre de conflit, ce sont les civils, les gens des campagnes, ceux des villes multiconfessionnelles comme Alep ou des petites citées purement chrétiennes ou sunnites ou Yazéris qui en paient le plus lourd tribut.

Nul ne peut dire sous peine de passer soit pour un sinistre imbécile soit pour un cynique sans foi ni loi qu’au Moyen-Orient la démolition systématique de toutes les tentatives d’émancipation tentées par les Arabes adeptes de toutes les religions du livre par les mercenaires Takfiri, Daesh ou al Qaida de l’impérialisme occidental aient engendré un quelconque progrès social et éthique. Au contraire, si l’on regarde l’état de la Lybie, celui de l’Irak et de la Syrie, il n’est guère difficile de constater que l’Occident humaniste y a apporté la guerre, le chaos, la misère, la régression sociale, sanitaire, éducative. Mais n’est-ce pas là le destin même de l’Occident que de démolir tout ce qui semble entraver le devenir techno-scientifique et financier de sa puissance, en bref de sa survie ? Toutefois, sans vouloir jouer au prophète, n’oublions jamais la parole du vieux poète grec :
Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre…

Claude Karnoouh
Bucarest 4 juillet 2016






[1] Aujourd’hui, au moment même où j’écris ces lignes, un attentat à Bagdad revendiqué par ISIS, a fait environ 120 morts dont une vingtaine d’enfants. Malheureux Irak qui ne sort pas du cercle infernal des attentats et des morts.
[2] Les militants communistes occidentaux ou d’Amérique latine ont souvent critiqué l’URSS pour avoir soutenu l’Irak, la Syrie et l’Egypte, pendant que les militants communistes locaux y étaient pourchassés, faisaant donc passer ses intérêts géostratégiques avant la solidarité révolutionnaire. Vieux dilemme qui conduisit par exemple Mao, après l’échec de la révolution ouvrière à Caton, à quasiment rompre avec la direction moscovite du PCC, à quitter les grandes villes, à entamer la Longue marche pour recommencer la lutte révolutionnaire avec la paysannerie.
[3] C’est en Syrie que l’on rencontre encore quelques villages chrétiens esséniens où la langue du culte, l’araméen, n’est autre que la langue vernaculaire que parlait Jésus.

samedi 25 juin 2016

Good save The Queen


Good save The Queen

Le vote de la Grande-Bretagne pour la sortie de l’UE obtenu par 52% des votants contre 48% de oui, avec 72,2% d’électeurs (un record pour tous les votes au suffrage universel dans ce pays y compris lors des législatives), résonne comme un énorme coup de tonnerre dans le ciel Européen. Les commentaires ici et là révèlent aussi un phénomène essentiel mais longtemps caché tant par les médias et les intellectuels pro-UE et pro-Remain, la fin de la pertinence du clivage droite/gauche dans la politique européenne puisque aussi bien des hommes de gauche et des hommes de droite soutiennent le maintien dans l’Union ou le retrait de l’Union. L’implosion de cette vieille dichotomie historique, fondatrice de l’Europe moderne depuis la Révolution française, avait déjà été remarquée lors du référendum français sur la constitution européenne dite de Maaestrisht, où le non l’avait emporté avec presque 55% des votants, mais où la dictature sarkoziste qui suivit avait nié ce résultat, et, avec la complicité à l’époque des communistes et d’une partie de la gauche du PS (Mélenchon), avait laissé passer le Traité de Lisbonne sans mot dire, sans en appeler à la grève généralisée pour contrer ce déni de démocratie.
Aujourd’hui on a le même phénomène en Grande-Bretagne, ainsi que dans toute l’Europe. Une partie du Labour bien mis en avant par les médias main stream anglais et du continent était pour le maintien, une autre non négligeable, mais plus censurée, était pour la sortie ; une partie des conservateurs et une partie du gouvernement de monsieur Cameron, était pour le maintien avec le soutien de la City, des banques, des grands financiers, des grandes entreprises multinationales et des USA… et une autre pour la sortie. Simultanément le référendum a fait ressortir en Europe un nouveau phénomène, le retour ou l’espérance du retour à une certaine souveraineté nationale. Ce que des économistes de gauche français comme Sapir ou Lordon ou italiens de Rifondazzione appellent de leurs vœux depuis déjà plusieurs années en montrant les énormes dysfonctions de cette énorme machine bureaucratique et financière. Dans les faits la machine européenne voulu par les États-Unis pour imposer plus encore en Europe leurs diktats économiques, après l’euphorie économique des premières années de l’euro, a été incapable de maîtriser la crise US des subprimes de 2008 qui a pris au piège l’Europe par l’intermédiaire d’une finance globalisée. Et, de surcroît, la politique de la BCE et celle de la Commission de Bruxelles en ont renforcé les effets avec ses politiques d’austérité qui engendrent une augmentation drastique de la pauvreté : les exemples grecs, espagnols et portugais le prouvent abondamment. Pendant ce temps les bénéfices des banques et les salaires des grands patrons augmentaient parfois de 50%.
Pour le moment, en dehors des vautours de la spéculation comme Soros, les divers fonds de placement US et Moyen-Orientaux (Arabie Saoudite, Qatar, Barhein, etc.), les banques anglaises ou étrangères qui semblent faire d’énormes bénéfices en jouant sur la chute drastique de la bourse de Londres, on ne peut strictement rien dire des modalités de ce divorce, de la manière dont la séparation va se faire et des effets tant en Grande-Bretagne que sur la machine UE elle-même. En revanche, puisque j’écris depuis Bucarest, il est très révélateur de noter les réactions d’une majorité d’intellectuels : tant nombre d’intellectuels de droite que de gauche ont développé les arguments de leurs patrons de droite et de gauche occidentaux leur ont fourni clef en main et qui sont, de fait, à peu près les mêmes. Ce sont les imbéciles analphabètes, les pauvres sans études supérieures qui sont tombés dans le piège populistes que quelques politiciens démagogues leur ont tendu. Une fois encore on nous livre ici la version du mauvais peuple soumis à des élites démagogues… Ce qui veut dire qu’on nous livre la énième version, présentement éventée, du slogan : le peuple est mauvais, il faut changer le peuple, voire lui interdire de voter. Voilà qui me fait penser aux diverses versions staliniennes de pouvoirs incapables de comprendre les demandes légitimes du peuple. En effet la commission de l’UE se comporte de manière proche de celle du Comité centrale du Parti communiste de l’Union soviétique comme l’a remarqué l’ancien dissident soviétique Bukowsky. Et pourtant, le peuple a de justes raisons de ne plus accepter cette Union qui le paupérise de manière absolue et qui confisque le pouvoir de décision entre les mains d’une bureaucratie non élue qui n’a de compte à rendre qu’à ses maîtres.
Je ne suis point conservateur ni proche du Labour dans version crapuleuse blairiste, mais je ne peux qu’admirer dans un premier temps le discours du Premier Ministre Cameron qui en annonçant sa démission a fait savoir à son successeur qu’il lui faudra dans les négociations qu’il entamera avec la commission de Bruxelles, ne jamais oublier la volonté que le peuple a fait connaître au travers de son vote. Si la démocratie est le résultat de la volonté générale, il convient de remarquer que c’est un conservateur anglais qui l’applique sans état d’âme, alors que les Français, les Italiens, les Espagnols et les Allemands continuent d’imposer une politique de plus en plus impopulaire, préparant non pas des votes, mais des révoltes. Certes la lutte des classes demeure en Grande-Bretagne et ce vote est bien loin de l’annihiler, il s’empêche, avec le discours de Monsieur Cameron, la lutte de classes se présente avec une certaine classe.
Claude Karnoouh
Bucarest le 25 juin 2016

mercredi 8 juin 2016

Grèves françaises et gauche roumaine


Le silence est d’or

D’abord mon étonnement, hormis deux ou trois très courts commentaires sur Facebook, la gauche roumaine (ou ceux qui prétendent y appartenir) fait retentir un silence tonitruant sur les grèves et les manifestations syndicales qui agitent la France et la Belgique. Silence d’autant plus surprenant que durant les manifestations des Indignés, d’Occupy, de Podemos, voire pendant les grandes manifestations de la Grèce avant l’élection du traitre Tsipras, la gauche roumaine, celle qui gravite autour de CriticAtac ou divers petits groupes d’intellectuels de Cluj avait été très enthousiastes et le faisait savoir avec de belles vocalises. Aujourd’hui c’est le grand silence. Certes on m’objectera que les gens étaient occupés par la préparation des élections locales, mais pourquoi cette agitation scripturaire puisque la gauche n’y présente aucun candidat (sauf le parti socialiste avec lequel cette gauche de posture ne veut surtout pas avoir affaire), et qu’elle considère de PNL, PSD, ALDE, PUNR, UDMR, USB comme le même produit sous divers emballages, un peu plus à droite, un peu plus au centre, mais de toutes les manières jamais à gauche. Il faut donc interroger ce silence alors qu’au moment où j’écris ces lignes les grèves françaises continuent (et ce malgré la tenue de l’Euro de football) avec des actions souvent très violentes dues à l’inflexibilité de la position gouvernementale qui refuse toute négociation, c’est-à-dire le retrait de la loi dite El-Khomri du nom du ministre qui en a endossée la présentation au Parlement : loi qui implique la plus grave atteinte au droit du travail depuis l’instauration de la Quatrième république en 1946 et de la Cinquième en 1958.

En Roumanie, depuis le mois de décembre 1989, depuis l’instauration de la démocratie de masse de consommation et de crédits, les gouvernements successifs ont procédé à plusieurs réductions du droit des travailleurs selon les convenances de la chambre de commerce et d’industrie américano-roumaine et les exigences des grandes compagnies internationale (Dacia-Renault, Veolia, EDF-GDF, Enel, Apanova, Berchtel, etc). Si la dernière transformation du droit du travail suscita des critiques de la part de la gauche moraliste, celle-ci fut incapable de mobiliser même une minorité de travailleurs, ouvriers, petits salariés et petits employés pour s’y opposer. Certes, depuis, quelques manifestations catégorielles se sont élevées, certes de petites crises politiques, janvier 2012 et printemps 2015, ont éclaté se soldant par le changement du personnel politique d’un parti à l’autre, PSD, PNL, PD, UNL, etc., tous d’accord sur l’essentiel de la politique économique d’austérité bruxelloise et étasunienne, chacun répercutant à Bucarest les décisions du FMI, de Bruxelles et de Washington, chacun consultant et écoutant le proconsul, l’ambassadeur des Etats-Unis. A preuve, le même personnage est à la tête de la banque nationale roumaine depuis 25 ans, sorte de représentant local de Bilderberg et de la Trilatérale.

Les événements qui agitent profondément la France ont un intérêt et un impact qui dépassent de beaucoup les frontières nationales ; de fait ils concernent toute l’UE en ce qu’ils manifestent la plus violente opposition à des ordres venus de Bruxelles comme l’a rappelé l’ineffable alcoolique Junker : la loi El-Khomri n’est qu’un premier pas dans la transformation du droit du travail français pour l’assouplissement général du marché du travail. Traduction plus rude : maintenant l’État ne vous protégera plus lors des négociations avec les patrons d’une part, et de l’autre, un certain nombre d’heures supplémentaires pourront être requises de la part des employeurs sans paiement de supplément si le marché l’exige. On le voit donc, un gouvernement socialiste élu sur un programme visant à abaisser le chômage, à défendre les travailleurs face à la finance, et, au bout du compte, promettant de maintenir la protection sociale, est devenu précisément l’instrument du syndicat patronal pour supprimer les garanties à l’embauche et la manipulation du marché du travail selon les seuls intérêts du capital. Même un sociologue réformiste comme Alain Touraine disait sur France culture le 4 juin 2016 :

« Quand j’ai vu la première version du projet de loi, j’ai eu l’impression que tout ce qui a été fait et gagné pendant 50 ans à été perdu. On parle d’inverser les normes, tout ceci a l’air de détails techniques mais ce ne sont pas des détails techniques, ce sont des siècles de grèves, de luttes. Donner aux gens le sentiment qu’on va effacer tout ça pour être compétitif par rapport à tel ou tel pays c’est insultant. » Insultant me paraît bien faible, vilipendant serait plus juste !

Confronté à l’offensive de plus en plus violente du capitalisme néolibéral, les syndicats n’ont pu obtenir un véritable débat contradictoire avec un gouvernement qui campe sur des postions néolibérales parmi les plus dures, et qui ne transige point parce qu’elles sont imposées par Bruxelles. On le constate, quelque chose qui ressemble de plus en plus une lutte de classe se prépare sans que l’on puisse avancer avec assurance si le mouvement ne finira pas, comme un feu de paille, sans lendemain, gagné par la lassitude ou si, selon une vieille coutume réformiste, les syndicats vont jouer les pompiers, trahir la colère et la lutte populaire en finissant par négocier pour trois francs quatre sous de bénéfice salarial qui seront bien vite récupérés par le jeu de l’inflation et des impôts.

Toutefois, l’un des enjeux de cet exceptionnel conflit socio-économique français dépasse et de très loin les frontières de ce pays. Etant donné que cette loi est, comme l’ont proclamée sans retenue Junker et Moscovici, un ordre impératif et donc non-négociable de la commission de Bruxelles, en bref, anti-démocratique, il s’ensuit que le combat français est à la fois l’indicateur d’un déficit de démocratie ayant atteint un niveau apparemment insupportable et un exemple de combat pour tous les pays de l’UE où la protection des salariés se trouve être menacées. Les manifestations françaises dépassent me semble-t-il, le simple cadre de la loi française sur le code du travail. Et il ne s’agit pas dans mon esprit d’un quelconque orgueil national. En effet, cette loi a été passée grâce à l’usage d’un article de la Constitution, le 49.3, qui stipule qu’il ne doit être employé qu’en cas de problèmes portant sur la sécurité nationale. Or, prétextant légalement l’état d’urgence décrété après les attentats de novembre au Stade de France, au Bataclan et devant les terrasses de café du XIe arrondissement, le gouvernement français, sous l’impulsion du président de la République, a eu recours à cet artifice juridique pour faire adopter en force cette loi au mépris de toutes les procédures de négociations habituelles. On est donc devant un acte qui n’est pas loin d’une forfaiture du Président par rapport au programme électoral qui a assuré son élection.
Cependant, hormis les manifestations régulières en Grèce, celles d’Espagne de plus en plus fréquentes et violents et aux dernières nouvelles la solidarité italienne[1], il y a une véritable absence de réactions critiques ailleurs, et plus particulièrement dans les pays ex-communistes où l’instrument industriel ayant été largement bradé et mis à l’encan, une émigration massive vers l’Ouest s’est élevée pendant les années 1990-2010, avant le tsunami venu à présent d’Afrique et du Moyen-Orient. En son fond, cette lutte française représente un combat essentiel pour la justice sociale bafouée en permanence par la politique économique d’austérité de Bruxelles relayées par des politiciens locaux aux ordres. C’est un combat non seulement pour le respect de la Constitution française comme l’a fait remarquer justement Jacques Sapir dans un article sur son site en ligne[2], mais pour le renversement de l’orientation générale de la politique économique européenne. Car, si au bout du compte, sous les effets de la pression populaire, de la jeunesse estudiantine et des syndicats, le gouvernement se trouve contraint à renoncer à son projet, alors cette victoire exemplaire sera européenne. Alors tous les autres peuples en luttes contre l’austérité et les mesures antisociales qu’elle implique, y trouveront non seulement une justification, mais beaucoup plus encore, une légitimation, puisque la légalité imposée aux travailleurs est inique.
Aussi la question initiale se repose-t-elle ? Pourquoi, sauf quelques rares et très brèves exceptions sur Facebook, la gauche roumaine ou les petits groupes qui s’en réclament et qui sont pour l’essentiel des groupes culturels, manifestent-ils un silence aussi bruyant ? Ma réponse sera dure, voire très dure. Par peur. Par peur d’être repéré par services culturels occidentaux et donc de se voir refuser qui une bourse, qui une invitation à une foire aux livres, qui une conférence dans une quelconque maison de la poésie, qui une résidence d’été de traducteur, d’écrivain ou d’artiste (et oui, où sont-ils nos artistes révolutionnaires qui gesticulent comme des pantins lors de la Gay Pride, ou qui étalent quelques dessins humoristiques, quelques gravas et cacas de chiens comme œuvre d’art contestatrice « radicale » de l’ordre établi ?). Cette attitude me rappelle étrangement celle que j’avais rencontré naguère à Cluj pendant la Guerre du Kosovo, après que des officiels étasuniens déclarèrent qu’il fallait réduire la Serbie au Moyen-Âge et que l’aviation otanesque commença à bombarder outre les usines, des cibles hautement symboliques, avec la bénédiction de Madame Albright, comme les plus vieilles églises et monastères orthodoxes du Kosovo et de Serbie. Avec trois collègues chercheurs et universitaires de Cluj nous décidâmes de publier un livre collectif dénonçant ces crimes contre la culture. Nous demandâmes donc à de jeunes et moins jeunes collègues qui se prétendaient plus ou moins de gauche et opposés à la politique meurtrière de OTAN en affirmant en privé refuser les diktats otanesques, de se joindre à nous et d’écrire chacun un petit essai afin de montrer les dessous géostratégiques de cette guerre néo-impériale qui se présentait comme une défense des droits de l’homme bafoués par la Serbie. De plus, à ces essais, devaient être joints des traductions d’articles de Noam Chomsky, Peter Hanke et Régis Debray. Aussi, quelle ne fut-elle pas notre surprise lorsque tous refusèrent de se joindre à nous. Enfin, nous fûmes incapables de publier nos propres textes, car le coup de grâce nous fut donné par le directeur des éditions Dacia du moment, Radu Mares, qui arrêta net le projet pour lequel nous avions déjà signé un contrat. Quels ordres avait-il reçu ? Cela restera dans le silence de son tombeau. Mais ce qui avait justifié le refus de nos collègues pouvait se résumer ainsi : tous avaient une peur bleue de ne plus recevoir de bourse ou une invitation à des stages de formation, à des universités d’été en Europe occidentale, certains même craignaient de n’être plus invités aux soirées mondaines des centres culturels français, allemands, belge, au British Council, à l’ambassade des États-Unis… En revanche, lorsqu’il s’agissait de pleurer dans les bistrots sur le malheur de ces pauvres Serbes ils étaient les premiers à jouer de la déploration… De fait un comportement de laquais crapuleux.
Dès lors, le cas présent, tout aussi exemplaire que celui de la guerre du Kosovo, réédite une situation similaire de démission par lâcheté des responsabilités politiques historiques que tout mouvement de gauche devrait assumer par solidarité internationale. Comment peut-on alors songer un seul instant à reconstruire un mouvement de gauche en Roumanie quand le minimum de solidarité avec deux événements aussi forts que la contestation d’un nouveau code du travail imposé par Bruxelles et un semi-coup d’État constitutionnel ne sont ni entendus ni aidés localement. C’est là qu’il faut rendre hommage aux travailleurs de Belgique (Flamands et Wallon) qui depuis un mois sont en synergie avec leurs voisins français. Que la gauche roumaine en ses diverses hypostases ne s’étonne point, si, en dehors des mondanités dans le style gauche caviar à la française, elle est méprisée par certains des principaux acteurs européens de la lutte contre les diktats néolibéraux de Bruxelles, et que ni les refondateurs communistes et le Parti de gauche de Mélenchon en France, ni Rifondazzione en Italie, ni les communistes et les trotskistes grecs ou Podemos en Espagne ne la prennent au sérieux. Ce que j’ai lu en Roumanie pendant ce dernier mois, ce sont de bonnes blagues et d’excellent jeux de mots sur le grotesque des élections locales roumaines. Rien qui puisse mobiliser le peuple et engager à un optimisme même très tempéré.
Claude Karnoouh
Bucarest, 7 juin 2016