mercredi 8 juin 2016

Grèves françaises et gauche roumaine


Le silence est d’or

D’abord mon étonnement, hormis deux ou trois très courts commentaires sur Facebook, la gauche roumaine (ou ceux qui prétendent y appartenir) fait retentir un silence tonitruant sur les grèves et les manifestations syndicales qui agitent la France et la Belgique. Silence d’autant plus surprenant que durant les manifestations des Indignés, d’Occupy, de Podemos, voire pendant les grandes manifestations de la Grèce avant l’élection du traitre Tsipras, la gauche roumaine, celle qui gravite autour de CriticAtac ou divers petits groupes d’intellectuels de Cluj avait été très enthousiastes et le faisait savoir avec de belles vocalises. Aujourd’hui c’est le grand silence. Certes on m’objectera que les gens étaient occupés par la préparation des élections locales, mais pourquoi cette agitation scripturaire puisque la gauche n’y présente aucun candidat (sauf le parti socialiste avec lequel cette gauche de posture ne veut surtout pas avoir affaire), et qu’elle considère de PNL, PSD, ALDE, PUNR, UDMR, USB comme le même produit sous divers emballages, un peu plus à droite, un peu plus au centre, mais de toutes les manières jamais à gauche. Il faut donc interroger ce silence alors qu’au moment où j’écris ces lignes les grèves françaises continuent (et ce malgré la tenue de l’Euro de football) avec des actions souvent très violentes dues à l’inflexibilité de la position gouvernementale qui refuse toute négociation, c’est-à-dire le retrait de la loi dite El-Khomri du nom du ministre qui en a endossée la présentation au Parlement : loi qui implique la plus grave atteinte au droit du travail depuis l’instauration de la Quatrième république en 1946 et de la Cinquième en 1958.

En Roumanie, depuis le mois de décembre 1989, depuis l’instauration de la démocratie de masse de consommation et de crédits, les gouvernements successifs ont procédé à plusieurs réductions du droit des travailleurs selon les convenances de la chambre de commerce et d’industrie américano-roumaine et les exigences des grandes compagnies internationale (Dacia-Renault, Veolia, EDF-GDF, Enel, Apanova, Berchtel, etc). Si la dernière transformation du droit du travail suscita des critiques de la part de la gauche moraliste, celle-ci fut incapable de mobiliser même une minorité de travailleurs, ouvriers, petits salariés et petits employés pour s’y opposer. Certes, depuis, quelques manifestations catégorielles se sont élevées, certes de petites crises politiques, janvier 2012 et printemps 2015, ont éclaté se soldant par le changement du personnel politique d’un parti à l’autre, PSD, PNL, PD, UNL, etc., tous d’accord sur l’essentiel de la politique économique d’austérité bruxelloise et étasunienne, chacun répercutant à Bucarest les décisions du FMI, de Bruxelles et de Washington, chacun consultant et écoutant le proconsul, l’ambassadeur des Etats-Unis. A preuve, le même personnage est à la tête de la banque nationale roumaine depuis 25 ans, sorte de représentant local de Bilderberg et de la Trilatérale.

Les événements qui agitent profondément la France ont un intérêt et un impact qui dépassent de beaucoup les frontières nationales ; de fait ils concernent toute l’UE en ce qu’ils manifestent la plus violente opposition à des ordres venus de Bruxelles comme l’a rappelé l’ineffable alcoolique Junker : la loi El-Khomri n’est qu’un premier pas dans la transformation du droit du travail français pour l’assouplissement général du marché du travail. Traduction plus rude : maintenant l’État ne vous protégera plus lors des négociations avec les patrons d’une part, et de l’autre, un certain nombre d’heures supplémentaires pourront être requises de la part des employeurs sans paiement de supplément si le marché l’exige. On le voit donc, un gouvernement socialiste élu sur un programme visant à abaisser le chômage, à défendre les travailleurs face à la finance, et, au bout du compte, promettant de maintenir la protection sociale, est devenu précisément l’instrument du syndicat patronal pour supprimer les garanties à l’embauche et la manipulation du marché du travail selon les seuls intérêts du capital. Même un sociologue réformiste comme Alain Touraine disait sur France culture le 4 juin 2016 :

« Quand j’ai vu la première version du projet de loi, j’ai eu l’impression que tout ce qui a été fait et gagné pendant 50 ans à été perdu. On parle d’inverser les normes, tout ceci a l’air de détails techniques mais ce ne sont pas des détails techniques, ce sont des siècles de grèves, de luttes. Donner aux gens le sentiment qu’on va effacer tout ça pour être compétitif par rapport à tel ou tel pays c’est insultant. » Insultant me paraît bien faible, vilipendant serait plus juste !

Confronté à l’offensive de plus en plus violente du capitalisme néolibéral, les syndicats n’ont pu obtenir un véritable débat contradictoire avec un gouvernement qui campe sur des postions néolibérales parmi les plus dures, et qui ne transige point parce qu’elles sont imposées par Bruxelles. On le constate, quelque chose qui ressemble de plus en plus une lutte de classe se prépare sans que l’on puisse avancer avec assurance si le mouvement ne finira pas, comme un feu de paille, sans lendemain, gagné par la lassitude ou si, selon une vieille coutume réformiste, les syndicats vont jouer les pompiers, trahir la colère et la lutte populaire en finissant par négocier pour trois francs quatre sous de bénéfice salarial qui seront bien vite récupérés par le jeu de l’inflation et des impôts.

Toutefois, l’un des enjeux de cet exceptionnel conflit socio-économique français dépasse et de très loin les frontières de ce pays. Etant donné que cette loi est, comme l’ont proclamée sans retenue Junker et Moscovici, un ordre impératif et donc non-négociable de la commission de Bruxelles, en bref, anti-démocratique, il s’ensuit que le combat français est à la fois l’indicateur d’un déficit de démocratie ayant atteint un niveau apparemment insupportable et un exemple de combat pour tous les pays de l’UE où la protection des salariés se trouve être menacées. Les manifestations françaises dépassent me semble-t-il, le simple cadre de la loi française sur le code du travail. Et il ne s’agit pas dans mon esprit d’un quelconque orgueil national. En effet, cette loi a été passée grâce à l’usage d’un article de la Constitution, le 49.3, qui stipule qu’il ne doit être employé qu’en cas de problèmes portant sur la sécurité nationale. Or, prétextant légalement l’état d’urgence décrété après les attentats de novembre au Stade de France, au Bataclan et devant les terrasses de café du XIe arrondissement, le gouvernement français, sous l’impulsion du président de la République, a eu recours à cet artifice juridique pour faire adopter en force cette loi au mépris de toutes les procédures de négociations habituelles. On est donc devant un acte qui n’est pas loin d’une forfaiture du Président par rapport au programme électoral qui a assuré son élection.
Cependant, hormis les manifestations régulières en Grèce, celles d’Espagne de plus en plus fréquentes et violents et aux dernières nouvelles la solidarité italienne[1], il y a une véritable absence de réactions critiques ailleurs, et plus particulièrement dans les pays ex-communistes où l’instrument industriel ayant été largement bradé et mis à l’encan, une émigration massive vers l’Ouest s’est élevée pendant les années 1990-2010, avant le tsunami venu à présent d’Afrique et du Moyen-Orient. En son fond, cette lutte française représente un combat essentiel pour la justice sociale bafouée en permanence par la politique économique d’austérité de Bruxelles relayées par des politiciens locaux aux ordres. C’est un combat non seulement pour le respect de la Constitution française comme l’a fait remarquer justement Jacques Sapir dans un article sur son site en ligne[2], mais pour le renversement de l’orientation générale de la politique économique européenne. Car, si au bout du compte, sous les effets de la pression populaire, de la jeunesse estudiantine et des syndicats, le gouvernement se trouve contraint à renoncer à son projet, alors cette victoire exemplaire sera européenne. Alors tous les autres peuples en luttes contre l’austérité et les mesures antisociales qu’elle implique, y trouveront non seulement une justification, mais beaucoup plus encore, une légitimation, puisque la légalité imposée aux travailleurs est inique.
Aussi la question initiale se repose-t-elle ? Pourquoi, sauf quelques rares et très brèves exceptions sur Facebook, la gauche roumaine ou les petits groupes qui s’en réclament et qui sont pour l’essentiel des groupes culturels, manifestent-ils un silence aussi bruyant ? Ma réponse sera dure, voire très dure. Par peur. Par peur d’être repéré par services culturels occidentaux et donc de se voir refuser qui une bourse, qui une invitation à une foire aux livres, qui une conférence dans une quelconque maison de la poésie, qui une résidence d’été de traducteur, d’écrivain ou d’artiste (et oui, où sont-ils nos artistes révolutionnaires qui gesticulent comme des pantins lors de la Gay Pride, ou qui étalent quelques dessins humoristiques, quelques gravas et cacas de chiens comme œuvre d’art contestatrice « radicale » de l’ordre établi ?). Cette attitude me rappelle étrangement celle que j’avais rencontré naguère à Cluj pendant la Guerre du Kosovo, après que des officiels étasuniens déclarèrent qu’il fallait réduire la Serbie au Moyen-Âge et que l’aviation otanesque commença à bombarder outre les usines, des cibles hautement symboliques, avec la bénédiction de Madame Albright, comme les plus vieilles églises et monastères orthodoxes du Kosovo et de Serbie. Avec trois collègues chercheurs et universitaires de Cluj nous décidâmes de publier un livre collectif dénonçant ces crimes contre la culture. Nous demandâmes donc à de jeunes et moins jeunes collègues qui se prétendaient plus ou moins de gauche et opposés à la politique meurtrière de OTAN en affirmant en privé refuser les diktats otanesques, de se joindre à nous et d’écrire chacun un petit essai afin de montrer les dessous géostratégiques de cette guerre néo-impériale qui se présentait comme une défense des droits de l’homme bafoués par la Serbie. De plus, à ces essais, devaient être joints des traductions d’articles de Noam Chomsky, Peter Hanke et Régis Debray. Aussi, quelle ne fut-elle pas notre surprise lorsque tous refusèrent de se joindre à nous. Enfin, nous fûmes incapables de publier nos propres textes, car le coup de grâce nous fut donné par le directeur des éditions Dacia du moment, Radu Mares, qui arrêta net le projet pour lequel nous avions déjà signé un contrat. Quels ordres avait-il reçu ? Cela restera dans le silence de son tombeau. Mais ce qui avait justifié le refus de nos collègues pouvait se résumer ainsi : tous avaient une peur bleue de ne plus recevoir de bourse ou une invitation à des stages de formation, à des universités d’été en Europe occidentale, certains même craignaient de n’être plus invités aux soirées mondaines des centres culturels français, allemands, belge, au British Council, à l’ambassade des États-Unis… En revanche, lorsqu’il s’agissait de pleurer dans les bistrots sur le malheur de ces pauvres Serbes ils étaient les premiers à jouer de la déploration… De fait un comportement de laquais crapuleux.
Dès lors, le cas présent, tout aussi exemplaire que celui de la guerre du Kosovo, réédite une situation similaire de démission par lâcheté des responsabilités politiques historiques que tout mouvement de gauche devrait assumer par solidarité internationale. Comment peut-on alors songer un seul instant à reconstruire un mouvement de gauche en Roumanie quand le minimum de solidarité avec deux événements aussi forts que la contestation d’un nouveau code du travail imposé par Bruxelles et un semi-coup d’État constitutionnel ne sont ni entendus ni aidés localement. C’est là qu’il faut rendre hommage aux travailleurs de Belgique (Flamands et Wallon) qui depuis un mois sont en synergie avec leurs voisins français. Que la gauche roumaine en ses diverses hypostases ne s’étonne point, si, en dehors des mondanités dans le style gauche caviar à la française, elle est méprisée par certains des principaux acteurs européens de la lutte contre les diktats néolibéraux de Bruxelles, et que ni les refondateurs communistes et le Parti de gauche de Mélenchon en France, ni Rifondazzione en Italie, ni les communistes et les trotskistes grecs ou Podemos en Espagne ne la prennent au sérieux. Ce que j’ai lu en Roumanie pendant ce dernier mois, ce sont de bonnes blagues et d’excellent jeux de mots sur le grotesque des élections locales roumaines. Rien qui puisse mobiliser le peuple et engager à un optimisme même très tempéré.
Claude Karnoouh
Bucarest, 7 juin 2016

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