samedi 23 mai 2015

Dragoş Sdrobiş: Limitele meritocrației într-o societate agrară, Polirom, 2015.

Quelques impasses méthodologiques à propos d’un bon livre d’histoire socio-politique…

Nul ne peut contester que le livre de Monsieur Dragoş Sdrobiş, Limitele meritocrației într-o societate agrară, sous-titré, Somaj intelectual și radicalizare politică  a tineretului în România interbelică, Polirom, 2015, soit un travail universitaire sérieux qui révèle des faits essentiels permettant de dessiner un paysage bien plus réaliste de cette période que les incantations pleurnichardes des boyards de la pensée, des Djuvara et autres pseudo historiens et idéologues qui chacun en sa guise cherche à nous convaincre qu’il s’agissait là d’un âge d’or de la société roumaine. La relecture des pages de la revue Sociologia Româneascà de l’Entre-deux-guerres sont là pour nous convaincre du contraire… Certes âge d’or pour Nae Ionescu, par exemple, et quelques autres privilégiés par forcément les plus doués, mais pour le plus grand nombre l’âge d’airain d’une crise économique, politique et morale très profonde, d’une misère paysanne abyssale, d’une impasse dans l’intégration harmonieuse des provinces recouvrées en 1919 (surtout la Transylvanie et la Bessarabie) et, pour ce qui constitue le cœur de ce travail, la révélation de l’incapacité de gérer la vague massive de jeunes adultes urbains entrés dès la fin de la Première Guerre mondiale dans les universités, en croyant y gagner les diplômes qui leur assureront une promotion socio-professionnelle à laquelle ils aspiraient.
Ce qui m’a motivé à écrire non pas un compte-rendu critique de l’ouvrage, mais une critique des fondements analytiques de ce bon travail factuel, c’est une question philosophique sur laquelle je me suis penché dès longtemps, celle de la nature de la modernité qui, dans le cas présent, sert à juger la conception politique de la Légion de l’Archange.
En effet, si ce n’est pas pour rendre compte de l’ensemble du livre de quoi s’agit-il ? De fait il s’agit des prémisses politiques posées dès l’introduction et qui serviront de grille interprétative à la suite du volume. Ces prémisses concernent la nature de la radicalisation politique de la jeunesse estudiantine à partir du milieu des années 1920. C’est à la fin de la page 14 que la thématique de l’interprétation est formulée clairement. Après avoir souligné l’échec politique de la société roumaine de l’Entre-deux-Guerres à former grâce aux universités une « bourgeoisie de robe » méritante destinée à devenir la colonne vertébrale des élites dirigeantes, et ne plus laisser aux seuls enfants de boyards ou de la grande bourgeoisie la direction du pays. Echec qui se traduisit par une radicalisation des frustrations attisées, puis exprimées par le mouvement de la jeunesse légionnaire et son hyper-nationalisme xénophobe, anti-hongrois, anti-slave et antisémite, rejetant sur l’autre « allogène » les causes multiples de cette crise généralisée. La citation complète du passage où l’auteur dévoile ses bases analytiques mérite d’être entièrement reproduite.
« În realitate, neputând fi integratǎ în acest proces, aceastà ‘pseudo-burghezie’ se întoarce impotriva ideii de modernitate însesi, dând nastere unui project antimoderniste[1]. Astfel se explicǎ identificarea miscǎrii legionare cu modele tradiţionale, ea asumâdu-si totodatǎ si o laturǎ anti-sistem. Pentru mulți dintre legionari sau simpatizanții lor, politica si politicianismul erau rezultatul acestei modernizǎri esuate. Soluția propusă de ei era reîntoarcerea.
L’auteur décrit donc le programme de la Légion comme antimoderniste parce qu’il propose le retour à un modèle traditionnel, et de ce fait il est qualifié d’antisystème. Je pense qu’il convient de faire une différence entre être antisystème et être antimoderniste. Car on peut être contre le système politique d’une monarchie constitutionnelle et prôner un système politique non-constitutionnel quoique tout aussi moderne, comme ce fut cas des systèmes totalitaires de types nazi ou fasciste ou des Croix fléchées hongroises (très représentées dans le monde ouvrier). Par ailleurs la notion d’antimodernisme dans la modernité soulève de nombreux problèmes et en particulier celui de la relation de la modernité à la tradition… En effet, tout dépend de la nature ou de l’essence que l’on attribut à la tradition pour ensuite affirmer que tel ou tel mouvement ou parti politique prône le retour à un « modèle traditionnel », et, de plus, de quel modèle traditionnel s’agirait-il ? On le voit, les syntagmes proposés par l’auteur, en dépit d’une description factuelle très précise et riche d’enseignements, rendent confuse la lecture des buts de la Légion parce qu’ils sont encadrés dans des clichés analytiques simplistes : croire que s’opposer à un système politique qui s’affirme l’incarnation de la modernité c’est, au bout du compte, être antimoderne ressort au mieux à de la naïveté.
A ce propos je souhaiterai rappeler une remarque de Heidegger d’une grande portée politique et donc historique. Dans le cours de son commentaire sur le Parménide il écrit : « … tout ce qui se comprend comme anti- reste consubstantiellement imbriqué à ce contre quoi il s’oppose. »[2] C’est en partant de ce constat qu’il faut envisager l’opposition de la Légion à la modernité. En d’autres mots, l’appel de la Légion à l’anti-modernité se tient essentiellement dans le substrat de la modernité. La première raison est politico-culturelle, la lutte de la Légion pour le pouvoir politique s’inscrit dans le cadre de l’État-national roumain, de son parlement et de ses universités, entités  politiques et institutions de formation moderne, certes encore récentes dans les années 1920-30, mais qui n’ont plus rien de commun avec les principautés médiévales dirigées par des boyards autocéphales ou nommés par la Porte, non plus que les écoles religieuses orthodoxes, qu’elles fussent dans la mouvance grecque ou russe, eussent pu se comparer aux universités et aux instituts de recherche modernes.
En second lieu, le programme économique de la Légion est un programme qui s’encadre dans les schèmes économiques de la modernité, y compris le fait de prôner un ralentissement du développement industriel, une agriculture familiale et une sorte d’isolationnisme. Enfin, sur un plan plus proche d’une philosophie de l’histoire, dans sa réflexion sur l’État de la Roumanie la Légion déploie ses interprétations dans le cadre d’une pensée éminemment historiciste. Elle vise à agir pour un futur différent, dût-il devoir en partie restaurer certains aspects culturels du passé. On a donc affaire à une situation profondément évolutive dans le cadre d’une pensée qui se proclame pensée de la tradition renouvelée. Or, la Tradition ne se présente pas dans le champ d’une telle historicisation ; la Tradition n’est pas en son essence antihistorique, elle est a-historique comme l’a si bien compris Nietzsche quand il écrivait que la Tradition c’est la soumission à « Une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne[3]. » : cela se nomme la Transcendance. Or l’agir explicite de la Légion n’était-il pas de renouveler une subjectivité afin de trouver des solutions politiques et économiques utiles à la réalisation du Bien dans la société, une sorte de Wellfare Stat  revu et corrigé ? La Légion tenait donc un discours assumant consciemment des actions à entreprendre pour, selon elle, créer les conditions d’un monde meilleur – je ne discute pas ici pour savoir si ces conditions était justes ou fausses, morales ou immorales, légitimes ou illégitimes, je discute de l’expression consciente d’un recours à une prétendue tradition historicisée en tant que discours politique. On est donc en face d’un discours où une Tradition se conscientiserait en tant que telle afin de se transformer en un instrument de lutte politique dans un présent moderne. Si l’on veut trouver un parallèle dans l’art il faudrait regarder et écouter comment chez Wagner un livret constitué à partir de légendes germaniques antiques est mis au service de la dramaturgie de la musique la plus moderne de son temps, une musique qui instaure les prémisses de la déconstruction de la tonalité et de la mélodie dont Schönberg sera l’héritier direct. La musique de Wagner n’a rien d’une restauration, au contraire c’est une innovation, elle signait la mort du classicisme épuisé des derniers romantiques allemands d’une part, de Brahms et Bruckner, et, de l’autre, du Bel Canto italien, de Donizetti et Verdi (sauf Falstaff).
Sans entrer dans les détails analytiques que ne permet pas la dimension d’un tel article, je souhaiterais cependant ajouter que la vraie Tradition ne se donne jamais à elle-même comme objet d’étude en vue de sa restauration… La Tradition est ou n’est pas, et est vécue comme telle ou non par les acteurs sociaux. La Tradition ne se construit pas comme objet d’analyse, la Tradition se réalise comme pensée-action de son propre décours dont le rituel fournit un parfait exemple. La Tradition fait ce qu’elle doit faire sans s’étudier le faisant. Elle est son propre sujet agissant sous l’emprise d’un déjà-connu qu’il faut réactualiser et non restaurer. La Tradition c’est l’Indien qui sait parfaitement que la vérité du mythe qu’il énonce est précisément dans le fait qu’il l’énonce ainsi et non autrement : c’est exactement le sens de mythos chez Homère où la vérité du discours se tient dans son immuable énonciation, qu’il oppose au logos le discours qui démontre la vérité grâce à la logique contrôlée de ses propositions logiques, la raison. La Tradition se donne comme l’être-de-l’étant-dans-le-monde (celui de son incarnation), en tant qu’essence incontestable parce qu’elle tient d’une transcendantalité a-historique non-contradictoire, l’« éternel retour du même ». En effet, une fois contestée, la Tradition se dissout, se syncrétise avec des éléments propres à la modernité, en bref se transforme irrémédiablement en autre chose comme nous le voyons aujourd’hui sous nos yeux avec les diverses tribus réunies de la West Papua New Guinée en lutte sanglante contre le pouvoir colonial indonésien afin de s’ériger en État-national indépendant (entité moderne). La Tradition, avec ses rites et ses énoncés mythiques, son totémisme, son chamanisme, ses sorcières et sorciers tend sans cesse à rétablir (et non à restaurer) une vérité insensible aux aléas des contingences quotidiennes. En d’autres mots, la Tradition agit dans le but non pas de faire que le lendemain soit l’ouverture vers un monde meilleur, mais pour rendre le monde d’aujourd’hui identique à celui d’avant-hier afin de restaurer ce qui dans telle ou telle culture se comprenait comme l’ordre harmonique entre les hommes et leurs dieux, ou comme le moyen d’apaiser l’esprits des ancêtres sous la protection d’une hiérarchie totémique. C’est parce qu’ils étaient dans la Tradition que les Aztèques ne comprirent pas la volonté de destruction totale qui animait les Espagnols catholiques quand ils partirent à la conquête de Tenochtitlan-Mexico. Les Indiens avaient cru que leurs dieux en colère qui s’étaient retirés très loin quelques années auparavant, revenaient apaisés. Grosse erreur !!! Ils la payèrent de leur civilisation. Des hommes, les catholiques romains d’Espagne qui avaient dès longtemps quitté la tradition pour l’empire de l’or et de l’historico-politique devaient les anéantir totalement. Exemple parfait prouvant que la Tradition se tient bien dans l’« éternel retour du même », et Cortez et ses reîtres n’étaient pas les mêmes.
Aucun de ces traits ne se trouve dans les discours et la pratique de la Légion. Que ce soit l’usage des moyens politiques modernes, que ce soit la mise en place de formes culturelles nationales, le modèle s’inscrit dans la modernité. Certes il s’agit d’une modernité réactive, ou mieux, d’une modernité cherchant la simultanéité de temps historiques divers en une période où l’Europe dans son ensemble était secouée par une profonde crise quant à son devenir après les premiers massacres de masse réalisés lors de la première guerre industrielle de l’histoire du monde, la Totalmobilmarchung. L’Allemagne nazi et l’Italie mussolinienne ne faisaient pas autre chose que de rendre simultanées des époques historiques qui n’avaient rien à voir ensemble : empire romain et colonialisme moderne en Afrique chez les uns, Niebelungen et puissance technique déchaînée chez les autres. L’ensemble argumenté avec des discours historicistes et très souvent scientifiques fussent-ils pseudo, afin de mobiliser les masses de la supermodernité, les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs, le prolétariat et les paysans tombés dans les pièges de l’usure bancaire. En effet avec la Légion il s’agissait de restauration, mais d’une restauration de la volonté de puissance réactualisée et appliquée à une société agraire archaïque en état de décomposition moderne déjà avancée.
Rien d’une essence antimoderne dans les visées de la Légion, mais plutôt la volonté d’un contrôle par la violence extrême de la dynamique de la modernité technique (fût-elle agraire) dans un pays techniquement retardé, au profit d’une schizophrénie ethno-socio-politique. Il s’agissait donc d’imposer un fondement ethno-religieux à l’État moderne roumain (inconnu par la Tradition), un fondement articulé sur l’illusion antimoderne dans une réelle modernité, sur la fausse conscience de l’anti-modernisme argumentée par les « sciences » historiques et ethnographique (sauf Gusti et Stahl, et plus tard Mihai Pop) d’une antique unité globale des pays roumains réunis en un seul État centralisé… Il s’agissait à l’évidence d’une pseudo-tradition…
La Légion joua au niveau ontique ce que Noica tenta vainement de fonder au niveau ontologique. Or le philosophe du Sentiment roumain de l’Être ne put arriver à ses fins argumentaires que grâce à des artifices linguistiques et logiques[4] au bout desquels la triste et banale réalité du moderne (post) s’est à nouveau manifestée, non pas seulement sous les oripeaux désuets d’un national-communisme d’État épuisé, mais dans l’enthousiasme avec lequel ses plus proches disciples se sont laissés emportés par le maelström du culte de l’argent et de la marchandise.
Rien n’échappe donc à la modernité de la techno-science dans le monde modelé par la forme-substance propre au Capital. Rien n’échappe à cette energeia y compris toutes les tentatives de restauration qui sont autant d’illusions, parfois terriblement mortifères, puisque c’est précisément la pratique réelle du techno-capital de détruire irrémédiablement l’ancienne Tradition pour en faire des objets d’historiens, de muséographes ou les sujets réels d’un lumpen postmoderne.
Claude Karnoouh
11 avril 2015





[1] C’est moi qui souligne.
[2] Martin Heidegger, Édition intégrale, tome 5, p. 217, Klostermann, Francfort/Main.
 [3] Friedrich Nietzsche, “ Aurore ” (Morgenröthe), in Œuvres philosophiques complètes, trad. Julien Hervier, Paris, 1970, p. 23.
[4] Claude Karnoouh, Inventarea poporului-natiune. Chronici din România si Europa Orientalà 1973-2007, Idea, Cluj, 2011. Cf., chap. V, par. 8, « Constantin Noica ultimul metefizician al etnei-natiune române ».

vendredi 15 mai 2015

Hannah Arendt ou les contradictions de la passion pour la vérité…

Hannah Arendt ou les contradictions de la passion pour la vérité…

Parlez d’Hannah Arendt aujourd’hui, c’est rappeler un penseur qui pendant douze ans de sa vie adulte vécut au cœur de l’une des deux plus grandes tragédies européennes, pendant ces Dürftiger Zeit dont parlait le poète, ces temps enténébrés, d’indigence morale totale et qui, au bout du compte et des comptes, ne semblent pas s’être modifiés en leur essence politique après l’ultime désastre humain de la Seconde Guerre mondiale
Pour commencer je partirai d’une phrase qui ouvre son ultime ouvrage posthume, Was ist Politik. Reprenant Nietzsche et le second Heidegger, elle écrit: « … le désert croît… ». Certains pourraient penser qu’elle énonçait là une pensée écologique avant la lettre ; or il s’agissait de ce qui précède et donc engendre le désert écologique, le désert spirituel et éthique propre aux temps de notre modernité tardive. Cette assertion vient après Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal, cependant, ce procès et les effets qu’il eût sur sa vie intellectuelle et amicale à New-York nourrirent sa pensée métaphysique à l’aube de sa vieillesse (elle est morte jeune, à 69 ans).
Dans un premier temps l’une des caractéristiques de la pensée de Arendt fut d’écarter de son approche phénoménologique des faits politiques les penseurs qui abordent la politique selon l’a priori d’un modèle idéal de société, ce qui les entraînent à repousser une réalité barbare toujours gênante, celle qui domine notre expérience existentielle qu’ils regardent comme le monde faux des impressions, des sentiments ou des passions (de Platon à Spinoza au moins). Elle repousse donc la philosophie politique de cabinet…
Qu’est-ce donc pour un philosophe penser son temps ? C’est tenter de saisir les principes qui dirigent l’agir politique réel des hommes. Hegel le concevait comme la tâche essentielle de la philosophie, tandis que Nietzsche eût plutôt dit que penser son temps c’est penser contre son temps ! Même si je ne suis pas toujours ses démonstrations historiques, Arendt vise juste lorsqu’elle avançait que nos temps des extrêmes ne commençaient point au Printemps 1933 lorsqu’un caporal d’origine autrichienne devint, par la grâce d’une élection démocratique au suffrage universel, chancelier du Reich. Nos temps des extrêmes commencèrent au moins à partir du milieux du XIX siècle quand s’instaura la dernière phase de la colonisation du monde, en quelque sorte, quand fut franchi le dernier pas vers la mondialisation généralisée sous l’égide d’un capitalisme délié de toutes limites éthiques, et, de ce fait, quand se radicalisent simultanément les conflits entre impérialismes européens. Or ces temps qui commençèrent au milieu du XIXe siècle furent, selon Arendt, ceux où se forgèrent les origines du totalitarisme (cf. le tome II de L’Origine du totalitarisme). Pour Arendt, les prémisses du totalitarisme se manifestèrent dans la manière dont furent traités les peuples indigènes… Les premiers génocides modernes ce sont eux, les indigènes de nos colonies (anglaises, espagnoles, françaises et allemandes) qui les subirent… d’autres suivront tout aussi systématiques afin d’éliminer des peuples « en trop » ou trop rétifs à l’ordre occidental. Les Arméniens dont on parle beaucoup aujourd’hui, puis un peu plus tard les Juifs dont on parle plus encore suivirent. Or ces derniers monopoliseront le plus grand scandale historique de l’Occident parce que des pouvoirs européens appliquèrent à des Européens, donc à des hommes blancs, non seulement à tous les miséreux juifs des schtetlech d’Europe orientale et balkanique, mais à des bourgeois allemands, belges, français et viennois, à des hommes urbanisés et policés de longue date, ce qui normalement et banalement était appliqué aux Amérindiens[1], aux Indiens des Indes (les famines organisées par les bons démocrates Anglais[2]), aux Cipayes, aux Hereros d’Afrique du Sud-Est, aux Tasmaniens et Australiens, aux noirs du Congo belge, voire bien plus tard aux Vietnamiens avec les milliers de litres de napalm ou pis, avec la plus longue guerre chimique de l’histoire, la Yellow Rains (dioxine) dont les effets engendrant des malformations génétiques des nouveau-nés se poursuivent encore aujourd’hui, quarante ans après la fin de la guerre américaine au Vietnam….
En 1914 l’Occident est entré dans ce que l’historien Hobsbawm appela L’Âge des extrêmes qui est, non seulement l’âge des extrêmes politiques, des régimes totalitaires ou des dictatures militaires (Japon), mais simultanément l’âge des extrêmes du déploiement productif des techniques. Faut-il le rappeler une fois encore, la Guerre de 14-18 a été essentiellement une guerre industrielle où l’artillerie et la redoutable nouvelle arme automatique, la mitrailleuse, firent le plus grand nombre de victimes. Comme le nota Jünger, dès lors on en finit avec la notion de guerrier au profit de celle de soldat comme rouage de base de l’organisation bureaucratico-industrielle des armées et de la production militaire. Voilà qui fut et demeure le véritable défi pour la pensée du politique de la modernité.
Certes, il existe en Europe une tradition de la pensée politique qui, depuis Saint Thomas De Regno, Bodin, Spinoza, jusqu’à Rousseau, Kant et les néo-kantiens tardifs, pense le politique en terme de gouvernement idéal. Cependant, il existe aussi un autre école de pensée qui se nomme réaliste et qui regarde le politique dans sa banale et violente réalité comme seule origine de l’histoire des hommes post-primitifs, Thucydide, Machiavel, Clausewitz, Marx, Proudhon, Sorel, Carl Schmitt, Adorno et à sa manière cryptique, Heidegger…Les premiers se sont perdus dans les méandres de l’idéalisme d’une vision irénique des sociétés, ou parfois dans l’espoir de changement aussi généreux que naïfs (Projet pour paix perpétuelle de Kant par exemple)… les seconds ont tenté de regarder en face la réalité perçue et conçue par les acteurs de l’histoire sans que certains, par exemple, Marx et les marxistes ou les socialistes comme Proudhon, n’abandonnassent les illusions d’une nature pacifique de l’homme permettant la construction d’une société d’abondance irénique, celle de la fin de la nécessité.
Hannah Arendt appartient pour partie à la première catégorie, pour partie à la seconde. En gros Hannah Arendt dit cela : depuis que l’homme est devenu le centre de la détermination de la vérité, depuis que le vrai s’identifie simultanément aux cogito ergo sum et à l’adequatio res intellectum, depuis Descartes donc, nous sommes entrés dans le « tout est possible » de l’objectivation, aussi bien pour ce qui concerne les objets qui constituent les sciences de la nature que pour ceux qui sont construits comme les objets de l’agir politique. Bref, comme les sciences de la nature soumises à l’innovation permanente (leur condition de progrès), laquelle engendre le nihilisme des valeurs du passé pour sans cesse s’auto-dépasser non pas de manière dialectique, mais exponentiel, la politique, quant à elle, incluse dans cette détermination ontologique du moderne n’est plus limitée par une quelconque tradition transcendante. La politique réduite aux seules nécessités d’un jeu de pouvoir n’a plus aucune limite transcendante, dès lors seule la puissante techno-financière et les fantasmagories historicistes mouvantes demeurent pour lesquelles, grâce à l’usage déchaîné d’une technique triomphante, le « tout est possible » est devenu le permanent possible. En d’autres termes, pour le moderne, « la fin justifie les moyens » et les moyens d’arriver à nos fins sont énormes, inouïs en ce qu’ils sont aujourd’hui, en 2015, à même de détruire la planète soumise à l’équilibre fragile de la terreur nucléaire.
C’est pourquoi, dans son ouvrage La crise de la culture (en anglais, Between Past and Present), Hannah Arendt soutient, à l’encontre de Popper, que c’est la rupture d’avec la tradition politique venue de Rome qui a entraîné la possibilité des régimes totalitaires. Simone Weil, quant à elle, situait cette rupture dès la fin de la tradition grecque parce qu’elle regardait l’Empire romain comme l’origine du nazisme.[3] Aussi, dans la modernité, les références au passé ne sont-elles plus qu’un stock de thèmes allégoriques et esthétiques (voire aujourd’hui de publicité) que Nietzsche envisageait comme les masques d’un magasin d’accessoires de théâtre : exemple, la Révolution française et l’imitation des Romains, ou des formes modernes d’entité politique recourant à des signifiant puisés dans les traditions populaires dégradées… Aujourd’hui, le présent se donne soit comme une copie des massacres massifs antérieurs mais cette fois au nom d’un moralisme de bazar (droits de l’homme et autres ingérences démocratiques) ou comme métaphore esthétisante (Blocks Buster de cinéma du type Il faut sauver le soldat Ryan), soit comme étalage des sempiternelles complaintes de la déploration qui permettent les manipulations du sentimentalisme populaire pour des visées politiques purement actuelles, mais jamais offertes comme un deuil immense que rien, pas même un sous d’aumône, ne saurait consoler jamais…
C’est à ce point du résonnement qu’Hannah Arendt reprend une thématique centrale chez Nietzsche, celle du nihilisme européen. En effet, le nihilisme propre à la science, transposé dans le gouvernement des hommes n’a que faire des anciennes valeurs transcendantes parce qu’elles gênent aussi bien le déploiement de l’État-nation et du Capital-nation dans le processus de destruction des anciennes formes politiques, que celui, plus tardif, du Capital-mondial. On ne fait plus de la science comme la pratiquait Lavoisier, c’est dépassé, ni même comme la pensait Nils Bohr ; maintenant grâce à la biologie moléculaire et à la génétique on est prêt à intervenir dans la structure même du génome humain qu’aucune loi morale ne pourra jamais empêcher ! Tout cet arsenal n’est qu’une manifestation de la volonté de puissance de l’homme placé au centre du monde qui se transpose ainsi des sciences de la nature au politique et vice-versa (la science au service de la guerre pour la puissance, la médecine et la psychologie au service du pouvoir pour la torture par exemple !). La politique moderne et moderne-(post), c’est en fait comme la mode, il faut sans cesse innover pour satisfaire au déploiement du techno-capital et à l’un de ses effets essentiel, la plus-value qui croît avec l’accélération de la circulation du capital. Il faut donc sans cesse innover la forme du politique pour soumettre les hommes aux formes toujours renouvelées du déploiement du Capital qui lutte en permanence contre la baisse tendancielle du taux de profit…
Or si au début des années 1960 Hannah Arendt commence à faire l’analyse de ce déploiement du nihilisme dans tous les domaines de la vie, elle en refuse théoriquement l’ad-venir, sa domination future dans le domaine de la gestion des hommes. C’est pourquoi elle n’a cessé d’affirmer que la politique doit être guidée par un impératif catégorique éthique collectif, la permanente quête de la liberté, laquelle doit instaurer des barrières face au « tout est possible » du nihilisme. Elle veut donc sauver du naufrage l’espoir porté naguère par les Lumières. Ce fut cette volonté théorique, la notion de liberté comme fond de l’agir politique éthique qui servit de grille à son analytique du totalitarisme.
Au départ, Arendt a raison de préciser que le totalitarisme n’a pas de précédent antérieur à la modernité. Il ne nous vient ni de la tyrannie ni de la dictature grecques, et je pense ni de la République et de l’Empire romain. Il a moins encore pour origine les formes politiques du Moyen-âge chrétien ou musulman, voire celles de la monarchie absolue occidentale ou même de l’autocratie russe. Le totalitarisme du XXe siècle tient ses racines dans la théologisation du politique pour rappeler Carl Schmitt, ou dans ce que Berdaiev, parlant du communisme de Lénine, envisagea comme une nouvelle religion politique mêlant certes l’autocratie, mais plus fortement impliquant le culte de la lutte des classes comme catégorie scientifique co-appartenant au plan ontologique au déploiement de la techno-science (cf., Source et sens du communisme russe, Paris, 1938)… Ainsi, le « tout est possible » s’incarne comme pratique quand la visée du politique, le pouvoir comme puissance, est à la fois principe premier et finalité ultime de l’action, quand le politique est à lui-même son solipsisme simultanément transcendant et immanent. Il faut en convenir, et quels qu’en soient les moments de grandeur, c’est au cours de la Révolution française que le « tout est possible » trouve sa lointaine origine moderne avec la Terreur et la guerre de Vendée. Mais tout autant dans l’énonciation du politique chez le premier grand théoricien de la guerre moderne Clausewitz où la guerre est conçue comme autre manière de faire de la politique. Or la guerre étant la mise en mouvement de la violence sans limite, la plus extrême (ce que les guerres napoléoniennes démontrèrent amplement par le nombre de soldats mobilisés et donc par les pertes énormes pour l’époque), la politique n’hésitait plus à décupler cette violence pour arriver à ses fins. Cependant, là où je diverge d’Arendt c’est lorsqu’elle postule comme essence de la politique non-totalitaire, le « combat pour la liberté par l’action » ; plus machiavellien et schmittien, je vois le Politique et la politique comme la quête permanente du pouvoir, sa conservation, sa préservation et sa croissance qui est, à mon sens,  parfaitement illustrée par la nouvelle guerre froide postcommuniste entre la Russie et la Chine d’une part, les États-Unis et l’UE d’autre part.
Cette vision de la liberté comme fond du Politique entraîne donc Arendt à comprendre le totalitarisme comme un système uniforme dans tous les pays où il sévit, sans les distinctions historico-culturelles pourtant essentielles pour en saisir les fonctionnements réels, L’URSS n’est ni la Chine, ni l’Allemagne nazie. Pour elle, c’est donc un système qui non seulement prive l’homme des libertés élémentaires, mais qui contrôle tous les domaines de la vie humaine : la vie personnelle et sociale, privée et publique, productive et culturelle. Sans institution, le système totalitaire ajoute-t-elle s’articule donc autour du Fürher Prinzip, tout procède et dépend du chef. Si l’idée d’absence institutionnelle pouvait en partie convenir à l’URSS des années 20-30 en raison de la disparition totale des structures étatiques du régime impérial et de sa figure tutélaire le Tsar autocrate, pour, une fois la Révolution décrétée dans un seul pays, retrouver une sorte de Tsar rouge comme figure emblématique, pour ce qui concerne l’Allemagne nazi une telle situation de vide institutionnel ne correspond à aucune réalité. En effet, le chef issu d’une élection démocratique dans un pays frustré par ses amputations territoriales, a trouvé l’ensemble des institutions wilheminiennes héritées après l’abdication du Kaiser (l’empereur d’un empire constitutionnel et du compromis bismarckien entre la sociale démocratie et le pouvoir politico-militaire aristocratique). Car, selon nombre d’historiens, et non des moindres, c’est précisément pour conserver l’État allemand avec ses institutions fondamentales que les deux chefs du Grand État-major, von Hidenburg et Ludendorf qui gouvernaient à la fin de l’Empire, avaient demandé au Kaiser d’abdiquer afin de ne pas entraîner le pays dans le chaos total qu’engendrait la révolution spartakiste. En revanche, l’Allemagne nazi souffrit d’une lutte incessante entre les institutions politiques et administratives traditionnelles et les quelques puissantes institutions parallèles installées à partir de 1933 par les nazis.
Entre l’écriture du dernier tome du totalitarisme et le reportage sur Eichmann à Jérusalem dix ans passent au cours desquels Arendt semble reprendre à son compte les analyses de la modernité venues de Heidegger. C’est pourquoi dans son Eichmann à Jérusalem ce n’est ni le Fürher Prinzip ni l’absence d’institutions qui, cette fois, vont entraîner la réalisation du crime de masse, mais l’abandon par l’administration du Reich de tout principe éthique, et donc l’abandon de la relation entre la loi légale votée et la loi morale, si bien que l’on se trouve dans la situation où se confrontent la légalité de lois moralement iniques parce qu’inhumaines et la légitimité de la loi morale non écrite mais humaine, exactement dans la perspective de l’Antigone de Sophocle. L’administration du Reich, aussi légale qu’elle se prétendait, avait perdu de fait la boussole de l’impératif catégorique éthique, et donc cette transcendance qui devrait commander à chacun une limite avant toute élaboration de lois et leur mise en pratique.
A nouveau Arendt abandonne le terrain de la réalité politique pour l’idéalisme kantien. Nous le savons par l’expérience de nos temps modernes, celle acquise sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, l’impératif catégorique éthique des sociétés occidentales a failli, l’idéal d’un progrès des connaissances et d’un progrès technique engendrant le progrès moral s’est évanoui avec l’usage sans limite des techniques militaires d’avant-garde les plus létales, usage massif de l’artillerie la plus puissante et de la guerre chimique. Connaissances scientifiques et valeurs morales ont pris des chemins opposés. Le « tout est possible » se manifestant dans les orages d’acier, tandis que l’éthique sombrait dans les fleuves de boue mêlée au sang de centaines de milliers de soldats exterminés par les armes les plus modernes. (cf. Jünger, Orages d’acier et ses Notes 1914-1918, Christian Bourgois ; Les Carnets de guerre 1914-1918 de Louis Barthas, tonnelier, François Maspero, 1978). La guerre moderne est donc devenue une entreprise industrielle sans autre limite que la victoire totale d’un acteur sur l’autre et sa gestion s’est transformée en actes purement techno-bureaucratiques et techno-financiers, au point que les civils seront eux-aussi assimilés à une armée, celle de l’industrie (par exemple avec la mise au travail industriel massif des femmes dans les usines d’armement).
Une telle guerre mondiale brise les consciences, laisse les hommes assommés, hébétés et désemparés par l’hyper-violence qu’ils déployèrent eux-mêmes en songeant à un avenir meilleur. Il suffira ensuite qu’une  violente crise économique aiguise les ressentiments à peine refoulés et la constitution scientifique d’un bouc émissaire déjà expérimentée chez les indigènes d’Outre-mer, pour créer en Europe une catégorie d’hommes moins humains, les sous-humains (untermeschen). Objectivation qui permet ainsi à chacun de s’affranchir de ses propres responsabilités éthiques pour appliquer sans état d’âme à ces exclus les décisions légales et administratives que l’État a voté et décrété pour imposer une exploitation esclavagiste ou l’élimination physique selon que cela présentât un avantage économique, administratif ou militaire afin de libérer un espace vital ! Cela arriva au XXe siècle, non pas parmi des peuples sauvages, mais chez l’un des peuples les plus éduqués du monde moderne (Gebildet), signant définitivement la fin de toute corrélation entre modernité technique et progrès moral.
Tout au long de son procès Eichmann présenta son travail à Budapest, la mise en place de la déportation de la quasi totalité des Juifs de Hongrie, comme une activité menée selon les règles d’une neutralité administrative (oserais-je dire wéberrienne !). Ne déclara-t-il pas plusieurs fois qu’il n’avait jamais éprouvé de haine ni de ressentiment à l’encontre les Juifs ? Qu’il appliquait simplement et avec méthode les lois d’un État constitutionnel dont il était l’un des fonctionnaires, et auquel il avait, comme tout fonctionnaire, du postier au commissaire de police, de l’employé du cadastre au professeur d’université, prêté serment de fidélité. Voilà précisément le fondement du totalitarisme, et non l’absence d’institution. Le totalitarisme c’est donc la conception administrative et bureaucratique de l’ensemble des relations humaines sous l’égide de lois qui écartent toute référence éthique au profit de la finalité de l’action voulue et promue par l’État. On pourrait dire alors qu’il s’agit d’un cas exceptionnel. Non point, car cet état exceptionnel était prévu par la loi constitutive de l’État de droit allemand, la République de Weimar : il s’agit là de l’état d’exception qui a été appliqué sans discontinué de 1933 jusqu’à la disparition du IIIe Reich. État d’exception devenu état « normal » de la société allemande (appliqué aussi en France dès septembre 1940 et en Grande-Bretagne pendant toute la guerre, comme aux USA ce qui permit d’emprisonner dans des camps, les citoyens allemands réfugiés en France dont Hannah Arendt, ou en Grande-Bretagne, ou aux USA quand après Pearl Harbour les citoyens étasuniens d’origine japonaise furent enfermés dans des camps).
C’est l’état d’exception devenu l’état « normal » qui en définitive devient la caractéristique essentielle d’une gestion administrative, comptable et purement technique des hommes, ce qui fit dire à Heidegger que les camps de concentration ou la productivité pour la productivité participent des mêmes fondements métaphysiques qui articulent la pensée technno-scientifique. D’où la conclusion logique de Arendt, le mal socio-politique, même le plus violent, appartient à la « normalité », à la banalité de la gestion techno-bureaucratique de l’État d’exception dont les lois mettent en œuvre le « tout est possible »… De fait Eichmann avec sa détermination sans état d’âme dans l’application d’une loi moralement criminelle, n’est pas plus dénuée de conscience morale que ceux qui prirent la décision de lancer deux bombes atomiques sur un pays qui avait déjà commencé des négociations de paix pour arrêter la guerre afin de montrer à un autre pays (en l’espèce l’URSS) le poids militaire de la nouvelle puissance dominante, les États-Unis ou que McNamara, qui ordonna de noyer un pays, le Vietnam, sous une pluie chimique (Yellow Rain) dont les effets dévastateurs se poursuivent aujourd’hui encore.
Aussi, par ce biais, Arendt rencontre-t-elle cette très ancienne différence originelle entre la légalité du nomos et la légitimité de l’éthique. Ceci étant cette antinomie met à jour toutes les apories qu’elle a engendré dans la pensée et la pratique politique d’un monde qui hérita des Grecs et la philosophie politique et l’éthique.
1) Si la politique n’est pas en son fond (cf., Thucydide) guidée par une morale, mais par la quête du pouvoir et son maintien à tout prix, les discours moraux qui agrémentent les actes de la plus extrême violence (la guerre) ne sont que des justifications à l’usage des peuples que les dirigeants politiques avancent pour faire taire les contestations possibles… C’est par exemple le discours des droits de l’homme comme justification des ingérences du plus fort sous n’importe quel prétexte dans la politique intérieure d’un État plus faible, maquillant des crimes de guerre sous le nom d’opérations humanitaires (bande de Gaza, Grenade, Kosovo, Irak, Lybie, Syrie)… La démonstration inverse de cette assertion se voit quand un peuple ou une fraction de peuple a pu être en danger réel, sans qu’aucune grande puissance n’intervînt parce que cela eût été aller à l’encontre de ses intérêts d’État : par exemple, le refus d’intervention des Français lors des massacres du Burundi ou celui des USA dès 1940 contre l’Allemagne nazie…
2) Depuis la sécularisation du monde qui a signé la mort de Dieu en Europe (puisque comme l’écrivait Nietzsche les hommes n’en avaient plus besoin), ou si l’on préfère depuis que la religiosité s’est déplacée de l’interprétation de vie et de la création du monde à la politique comme volonté de puissance, alors la politique n’est plus que la mise en pratique de la guerre totale pour l’élimination totale de l’ennemi, sans plus de paix de Dieu, sans plus de respect de l’ennemi parce qu’il est brave, sans plus de population civile épargnée. Cette guerre totale présuppose dans sa mise en œuvre l’extermination en masse de civils puisqu’ils soutiennent le pouvoir, lui fournissent, outre les soldats, les travailleurs qui font tourner la machinerie alimentant l’armée en matériel militaire…
Aussi, au-delà du procès d’Eichmann, constatons-nous que plus le pouvoir est omnipotent plus il est un mal banal parce que, à des degrés divers, il est général, il touche tout pouvoir qui cherche à se donner lui-même comme seule vérité absolue… Or de tels états du pouvoir ne sont pas réservés aux seuls pays dit totalitaires, les prétendues démocraties le pratiquent, la France ou la Grande-Bretagne, sans compter les États-Unis du Patriotic Act ou Israël dans les territoire occupés et à Gaza.
Alors que la devise britannique, « right or wrong my contry first » entraîne précisément la dérive, voire l’oubli de la loi morale (cas de l’Inde coloniale, des Boers de l’Afrique du Sud, ou des Mao-Mao du Kenya), Hannah Arendt proclame avec force qu’avant my country first ou ma tribu d’abord, seule la vérité doit être proclamée. D’où sa manière sans concession d’insister sur la collaboration de certaines élites juives avec le mal banal de la bureaucratie d’État du Reich. Et c’est pourquoi une partie de la communauté intellectuelle juive étasunienne et française l’a si violemment attaquée, y compris de très vieux amis comme le philosophe Hans Jonas. Pour elle, la devise d’un authentique humanisme serait : la vérité d’abord le deuil tribal ensuite. C’est dans ce cadre de pensées opposées qu’il faut entendre la lettre très critique que lui envoya Gershom Sholem où il écrivait : « Dans la langue juive, il y a une chose que l'on ne peut définir complètement, mais qui est tout à fait concrète et que les Juifs appellent Ahavat Israël, "l'amour pour les Juifs". En vous, chère Hannah, comme chez beaucoup d'intellectuels juifs issus de la gauche allemande, je n'en trouve que peu de traces. » Et oui, il s’agissait de couvrit d’un silence prude les collaborations de certaines autorités juives avec les autorités du Reich dans les pays occupés comme cela eut lieu aussi en France (cf.. le livres de Maurice Rajsfus sur le sujet, Des Juifs dans la collaboration, L'UGIF (1941-1944).
Plus encore, en commençant l’origine du totalitarisme par le déploiement de  L’Impérialisme, elle entame l’« unicité sans précédent » de la Shoah en y montrant les prémisses qui la préparent chez les peuples colonisés. Or ces exterminations programmées outre-mer ne sont pas les fruits d’un quelconque antisémitisme séculaire, archaïque et fondamentalement religieux. Elle suggère que la Shoah est la plus tragique application faite aux Juifs européens du XXe siècle de procédés déjà largement expérimentés, rationalisés et systématisés par des bureaucraties d’État moderne, puis intensifiés et décuplés par les nouveaux moyens techniques employés pour éliminer des hommes…
Dans ces charniers Arendt voyait l’incarnation jusqu’à l’extrême du « tout est possible » qu’elle avait déjà pointé au moment de la Révolution française. Mais voulant simultanément sauver l’impératif catégorique kantien et l’espoir des Lumières, elle ne pouvait manifester aucun fatalisme pessimiste comme celui qui habitait la pensée son premier maître Heidegger, lequel ne voyait pas le mal dans ce destin bureaucratico-technique du monde contemporain, mais dans ce qu’il nomma Gestell, Arraisonnement, où il avait repéré l’accomplissement d’un destin initié depuis plusieurs siècles par la métaphysique, à l’évidence bien avant la Révolution française.
En guise de remarque conclusive
Je pense qu’Arendt eût dû peut-être aller un peu plus loin en remarquant que si le scandale légitime engendré par le sort fait aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci provient d’une sorte de prolongement raciste de la « banalité du mal » des massacres de masse de la Première Guerre industrielle. Plus encore, elle eût dû peut-être remarquer que cette honte postfactum de l’Occident était aussi la manifestation de sa fausse conscience, en ce que l’Allemagne en tête avait appliqué à des populations européennes blanches, voire à des fractions de populations appartenant aux élites intellectuelles et bourgeoises des villes parmi les plus policées l’impensable, le sort naguère réservé aux hommes de couleurs. Toutefois, en renvoyant le crime de masse du régime nazi à une « banalité du mal » étatique bien plus générale, Arendt déniait à la Shoah la qualité d’apax de l’histoire. Ou alors s’il y avait eu apax c’était celui de la Guerre total comme Weltbürgerkrieg, comme déchaînement de la technique mise au service de la plus grande guerre civile mise en mouvement à l’échelle de notre Terre.
 Claude Karnoouh Bucarest le 1 mai 2015



[1] David E. Stannard, American Holocaust : The Conquest of the New World, Oxford University Press, 1992.
[2] Mike Davis, Late Victorian Holocausts: El Niño Famines and the Making of the Third World (2001).
[3] Simone Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », pp. 36-37.