vendredi 27 août 2021

Un crime écologique sans précédent en Europe : les forêts roumaines

Un crime écologique sans précédent en Europe : les forêts roumaines

 

Tous les jours, à toutes heures apparaissent sur les réseaux sociaux les images des ravages causés par les massives coupes de bois effectuées dans toutes les forêts de Roumanie y compris dans les forêts primaires, les dernières d’Europe. Défrichage sans précédent dans l’histoire du pays, même les soviétiques occupant la Roumanie entre 1945 et 1962 n’avaient pas agi de manière aussi systématiquement brutale.

Lorsque j’arrivai pour la première fois en Roumanie en 1971 je fus impressionné par l’immensité des forêts de toutes les régions de la Transylvanie, de la Bucovine et du nord de la Moldavie. Lorsqu’un peu plus tard sur le chemin menant du Maramures à la Bucovine je suivais la route empierrée passant par le col de Prislop, j’avais perçu la puissance de cette forêt de mélèzes et de sapins si densément plantés qu’il semblait quasi impossible de la pénétrer à pied. C’était un lieu encore protégé où les ours et les loups vivaient en paix, et plus avant, en altitude, dans les clairières d’alpages les cerfs et les biches, les chèvres noires et les chevreuils gambadaient comme dans une sorte de Paradis terrestre oublié. Ayant vécu au Maramures entre 1973 et 1981, j’ai vu et constaté combien, en dépit des bakchichs, la politique de gestion du patrimoine forestier par les autorités communistes était sérieuse. On pouvait observer l’organisation des coupes et du replantage qui se déployaient d’années en années et que d’aucuns pouvaient témoigner à loisir. A cette époque le souci écologique était peu développé, il s’agissait essentiellement d’une conception économique et technique rationnelle de l’usage des forêts sur le long terme.

Ayant beaucoup travaillé sur l’analyse phénoménologique de la poésie populaire (de fait un discours rituel rythmé beaucoup plus qu’une dessein poétique) j’avais entendu souvent cette phrase : « Românul e frate cu codru ».[1] Voilà une phrase qui a priori semblait énoncer une symbiose harmonieuse entre l’homme et la nature-forêt. Toutefois s’il en eût été ainsi on eût pu conclure à une exceptionnalité roumaine du monde paysan ! Déjà en 1915, le journaliste étasunien John Reed de passage en Roumanie avait noté que dans le vieux royaume les propriétaires de forêts sises sur le flanc méridional de l’arc carpatique y faisaient tailler à qui mieux-mieux les essences les plus rares pour les brader aux compagnies forestières étrangères. « Românul e frate cu codru » dans l’imaginaire des rituels certes, mais dans la pratique, Românul est aussi avide que les autres. De très nombreuses études historiques qui portent sur le Moyen-âge en Europe occidentale ont montré dès logtemps combien la paysannerie s’est acharnée à détruire, contre la volonté seigneuriale ou royale les grandes forêts de chênes et de hêtres de France, d’Angleterre et d’Italie, voire aussi d’Allemagne de l’Ouest. Déjà au XIIIe siècle la « Gallia comata » n’était plus en France qu’un très ancien souvenir rapporté par le De bello gallico. Et il fallut des politiques étatiques drastiques pour régulariser le défrisage des forêts, en particulier pour éviter qu’elles ne soient totalement détruites comme le fut la forêt de Valachie par les Ottomans. Aussi la construction des bateaux, des maisons et la fabrication du charbon de bois pour la fonte du minerai de fer étaient-elles sévèrement réglementées. Ainsi sont nées en France et en Angleterre les célèbres forêts domaniales gérées par une administration centrale et des antennes régionales tatillonnes. Il en allait ainsi en Roumanie sous le régime communiste qui malgré un certain coulage bien balkanique avait su conserver des forêts exploitables grâce à une politique de restauration et simultanément à garder des forêts primaires intouchées depuis des temps immémoriaux. Cette gestion était organisée par des agronomes et des ingénieurs des eaux et forêts ayant autorité de police, avec un système d’amendes, voire plus, de condamnation à des peines de prison selon l’importance du vol.[2]

 

La situation catastrophique dans laquelle se trouve actuellement les forêts roumaines tient à la synergie de deux dynamiques. La première concerne la perte totale d’autorité de l’agence des eaux et forêts (Romsilva) minée par la corruption galopante de sa direction nationale et régionale[3], et celle des ministres successifs de l’environnement ; la seconde doit être cherchée dans la privatisation et les énormes rétrocessions de propriétés aussi inconséquentes que profondément démagogiques des espaces forestiers au profit d’anciens et nouveaux propriétaires, sans qu’aucune limite législative ne leur soit imposée. En bref, la mise à l’encan par le libéralisme sauvage dans un contexte néocolonial de ces joyaux de la nature (écosystème) dont les propriétaires, même petits tirent sans aucun contrôle des revenus substantiels. En l’état actuel de la situation le problème semble insoluble à moins d’y appliquer les méthodes drastiques que pratiquent les Rangers contre le braconnage dans les parcs nationaux d’Afrique australe – une balle dans la tête à toute personne surprise braconnant. Ainsi, chaque jour apporte son lot d’informations désolantes sur les défrichages massifs commis dans toutes les parties de la Transylvanie, voire encore dans des forêts proches de Bucarest comme celle de Baneasà. Négociants en bois autrichiens ou fabricants de meubles bon marché tel IKEA s’en donnent à cœur joie et réalisent des profits sans précédent.

Cet évément qui dure depuis plus de dix ans possède au moins une vertu, celle de nous montrer quelques traits constitutifs de la Roumanie postmoderne, en l’espèce celle du post communisme. Le premier trait qui me paraît évident c’est la totale absence de société civile lorsqu’il s’agit d’un authentique bien commun concernant tous les citoyens et le devenir de la nation. Les nouveaux petits-bourgeois urbains qui veulent jouer aux occidentaux se mobilisent pour des friandises gadgétiques parfois sinistres, LGBTQ, woke et cancel culture, écriture inclusive, mais jamais pour des actes qui aideraient au bien général, la common decensy ; la couche petite-bourgeoise issue directement des cadres intellectuels ou technique du PCR, mobilise les masses rurales et semi-rurales avec la BOR pour mettre en scène un nationalisme désuet sans jamais remettre en cause le fait que c’est le capitalisme néolibéral sans frein qui démolit systématiquement l’État-nation et sa culture, on a donc affaire à des clowns qui brandissent un simulacre comme effet de réel ; enfin et selon les moments telle ou telle minorité revendique des avantages qui pourraient être tout aussi valables pour une autre minorité. On a donc un pays éclaté qui semble tenir en place grâce à sa police et ses services d’information et, last but not least, grâce à une grande apathie, à une grande lassitude du peuple et… ce n’est guère nouveau, grâce à sa grande lâcheté collective.

Le second trait c’est la quasi inexistance de l’État en tant que sphère politique ayant une certaine autonomie selon le schéma hégélien. L’État roumain est même la caricature de l’État de classe, il est en-deçà. L’État roumain se réduit à un instrument politico-administratif permettant à des groupes politiques se succédant à divers postes ministériels de trouver des sources de revenus conséquents en siphonnant par diverses combines l’argent publique. En d’autres mots, l’État est copartagé par des groupes mafieux qui alternativement permettent aux dirigeants des partis politiques et à leurs commensaux de faire fortune sous le regard complice de l’Occident qui ferme les yeux pourvu qu’on laisse à ses entreprises toutes les possibilités de commerce et d’appropriations des biens locaux. Ces richesses s’obtiennent par la vente frauduleuse du bien communs, par la corruption massive lors de l’attribution des marchés publics, par le détournement à des fins privées des subventions européennes, par les faveurs hors-la-loi accordées à des entreprises privées ad hoc qui, et c’est le moins que l’on puisse dire, ne travaillent pas du tout au bien commun.

Après plus de trente ans de postcommunisme, tout cet ensemble de dynamiques a conduit le pays à se trouver dans la situation d’une colonie postmoderne de l’Occident et des États-Unis, semblable à la plupart des pays africains ou à certains États d’Amérique latine. Les grandes entreprises stratégiques, la distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité, la fabrication des armes, les industries mécaniques, les banques, et last but not least, les vastes forêts sont désormais aux mains du capital privé étranger.[4] La grande politique est ainsi déterminée par les parrains US et UE, aussi les directives économiques, industrielles, scolaires ou les lois sociales du travail sont-elles dictées par Bruxelles et Washington.

Dans ce contexte institutionnel avec l’apathie générale qui domine la société on ne voit pas comment cet auto-pillage forestier pourrait s’arrêter. En effet il s’agit d’une catastrophe car la déforestation n’a pas pour seul effet de laver les sols lors de grandes pluies ies et donc d’engendrer des inondations, mais elle a un effet destructeur sur la faune. Aujourd’hui l’habitat des ours est tellement réduit qu’ils descendent dans les villes pour vider les poubelles ou se tiennent au bord des routes pour mendier quelques nourritures aux touristes, ce qui les condamne à mort dès lors qu’ils montrent quelque agressivité, en particulier lorsque les mères sont accompagnées de leurs oursons. Il en va de même pour les grands prédateurs comme les loups et les lynx qui n’ont plus de retraite secrète dans une forêts qui ressemble à une peau de chagrin. Or cela ne semble pas affecté les populations rurales ou semi-rurale, encore plongées dans des mentalités du Moyen-Âge et renforcées dans leur vision stupide du bénéfice immédiat par des politiciens démagogues et surtout intéressés par les prébendes, et une administration qui touche encore des dividendes illégaux sur toutes ces opérations.

Ici il ne s’agit pas de spéculer dans le champ de la haute philosophie, de faire une gymnastique complexe de déconstruction afin de saisir l’espace-temps où se tient l’être de l’étant « Seinde » de la déforestation. Il est éclatant de visibilité, il est là, devant nous, dans la Lichtung défrichée du capitalisme sauvage où les bénéfices immédiats sont énormes au détriment d’un bénéfice humain et animal à plus long terme. Un sociologue étasunien que j’apprécie hautement, Mike Davis, avait écrit il n’y a guère un excellent petit livre roboratif intitulé, Le stade Dubai du capitalisme, aujourd’hui si la gauche roumaine avait un peu plus de courage que de s’occuper de gadgets intellectuels, elle devrait écrire un ouvrage intitulé : Le State forestier du capitalisme roumain.
Claude Karnoouh,

Moresco (Le Marche) le 23 août 2021

 



[1] Le Roumain est le frère de la forêt.

[2] Il arrivait que les paysans pris sur le fait soient battus au poste de la Milice.

[3] Voir la lutte qu’essaie de mener Agent green pour sauver le parc national de Retezat à l’Ouest de la Transylvanie.

[4] Récemment on avait appris que l’Université de Harvard, haut lieu des voix écologiques aux USA, était propriétaire d’un vaste domaine forestier en Transylvanie qu’elle mettait en coupe réglée !!!!

lundi 7 juin 2021

UE, une impasse politique et sociale

UE, une impasse politique et sociale

 

Telle qu’elle fut conçue par ses pères fondateurs, et en particulier par celui qui en posa les prémisses et en fut le premier dirigeant, Robert Schuman, l’UE devait servir d’instrument essentiellement économique afin de permettre une coopération harmonieuse entre des nations naguère concurrentes tant dans l’espace européen proprement dit que dans les espaces coloniaux qu’elles dominaient. Robert Schuman, de fait un agent étasunien dès avant la Seconde Guerre mondiale (cf., les mémoires du Général de Gaulle), visait simultanément à ne pas faire de l’UE une menace économique réelle pour les États-Unis. Il fallait à tout prix désamorcer tout danger potentiel de conflits, c’est-à-dire trouver les instruments juridiques qui, votées par chacun des parlements nationaux, limiteraient leur propre souveraineté et par là-même la souveraineté des nations. Le but implicite et non-dit visait à éliminer l’État-nation européen, cette création du XIXème siècle d’après le modèle issu de la Révolution française, de manière à confier le pouvoir à une instance de type fédérale dont le modèle était représenté par les États-Unis d’Amérique. Ainsi, commission européenne et députés européens auraient des prérogatives législatives et exécutives supérieures à tous les États membres. C’est pourquoi on constate, depuis quarante ans et peu à peu et inexorablement, que les États perdent de leur souveraineté régalienne en matière de finance, d’enseignement, voire de diplomatie, certains pays d’Europe de l’est ayant atteint le statut de semi-colonie ce qui n’était arrivé que sous la férule du régime communiste pendant la seule période stalinienne.

Lorsque bon an mal an l’économie allait bon train, il semblait plausible aux citoyens de l’UE que l’institution apportait le bien-être à une majorité de citoyens, même si son fonctionnement réel avait déjà tendance à accentuer les écarts de revenus et à augmenter le chômage. Mais dès la crise des subprimes de 2008 suivit par celle de 2017 intensifiée par la pandémie du Covid 19, alors non seulement les écarts économiques se sont creusés, mais la pauvreté augmenter de manière drastique. La prétendue solidarité entre les États membres a volé en éclats. Il faut dire que pendant la crise des surprimes, l’Allemagne grand trésorier de l’UE et attachée à une rigueur monétaire quasi dictatoriale, n’avait pas manifesté beaucoup d’inclination pour aider le peuple grec à sortir de l’impasse où se trouvait son économie trahie par les banques étasuniennes, sauf à continuer à la piller. Dans le discours teuton tous les clichés allemands sur les gens du Sud refaisaient surface : des fainéants qui ne pensent qu’à se dorer au soleil et à siroter du café[1]. Avec le Covid c’était limpide : chacun pour soi… et Dieu pour tous !

Un autre aspect rend le projet de l’UE bien improbable, c’est la disparité des développements en ce que cette institution politico-économique a montré bien des fois qu’elle avait été conçue pour les classes dominantes et leurs laquais, et non pour le mieux-être réel des peuples. Entre les pays de l’Ouest l’Allemagne en tête, puis la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, la Finlande, etc., et les pays de l’Est dont la Roumanie, la Bulgarie, les pays Baltes, la Pologne, etc… là où les thérapies de choc post-1989 doublées du coût bon-marché du travail et des avantages fiscaux éhontés accordés aux investisseurs occidentaux, se sont soldées par une désindustrialisation massive réduisant l’activité industrielle à la sous-traitance pour les usines de l’Ouest, faisant voler en éclats les lois du travail et mettant ainsi les employés à la merci des patrons qui menacent sans cesse de délocaliser l’outil de travail lorsqu’ils leur semblent que d’autres pays du tiers-monde offrent des possibilités de plus-values plus avantageuses (Nokkia qui voilà une dizaine d’années avait employé jusqu’à trois cents ouvriers, a, du jour au lendemain, quitté Cluj sans coup férir, sans amende, pour le Vietnam !). Par ailleurs il ne faut pas se bercer d’un angélisme naïf. Les sommes énormes déversées en Europe de l’Est pour refaire les infrastructures ferroviaires, routières, touristiques, sont en partie déroutées vers les poches de politiciens et de patrons locaux, et pour l’autre part majoritairement retournées vers l’Occident au travers des contrats qui obligent les État à acheter sans licitation des matériaux en Europe occidentale ou à employer des firmes occidentales qui viennent faire le travail à l’Est en le sous-traitant à vils prix à des firmes locales. Bref, la bonne corruption qui fixe les intérêts des élites politiques et techniques dans la bonne direction, opposée à la mauvaise corruption dénoncée  par Bruxelles, celle qui favorise le capital local.

Ainsi dans les quelques années qui précédèrent l’adhésion de l’Est à l’UE (il y avait aussi l’OTAN dans le package deal !), après les chants des sirènes distillés aux peuples occidentaux, on entendit ad infinitum politiciens, experts et intellectuels nous vanter les avantages qui nous guettaient d’une réussite économique assurée : le bonheur consumériste était à portée de main, nous allions tous devenir riches, ne gaspillant plus nos ressources à nous faire des guerre épuisantes. Le bonheur étant dans l’urne, il suffisait de voter oui à l’adhésion. Certes il fallait bien aménager cet horizon irénique et hédoniste, organiser une propagande drastique qui vilipendait les trouble-fêtes, ceux ayant la sensibilité souverainiste et fier de l’être avaient voté contre l’adhésion.

Dans un esprit « hautement démocratique » l’Occident au premier rang duquel les Germains, puis les États-Unis brisèrent la Yougoslavie en avivant les ressentiments et les haines entre les divers peuples que les communistes avaient cru avoir cassés.[2] Toujours dans un souci démocratique, l’OTAN, légitimé par l’UE, bombarda un pays européen comme cela n’avait plus été le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il fallait que les gens de peu (au Moyen-âge on eût dit les gueux) se soumettent au nouvel ordre europeo-mondial, renoncent à leur souveraineté nationale et continuent à fournir à l’Europe de l’Ouest un marché sans concurrence et des travailleurs à bas-prix. Ce flux s’étendit ensuite toute l’Europe de l’Est et l’on constata que des professeurs de lycée travaillaient comme maçons ou femmes de ménages, que des infirmières hautement qualifiées se faisaient gardes-malade à domicile ou dans des hospices passant leur temps à torcher le cul des vieillards, que des ingénieurs s’employaient comme simples ouvriers sur les chantiers de construction, et que des employés ou des paysans ne manquant pas de compétence étaient employés comme des esclaves modernes dans le maraîchage industriel de France, d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne. « Le bonheur est donc dans le pré » comme le proclame une célèbre émission populaire de la télévision française pour faire oublier aux téléspectateurs combien la politique rurale de l’UE a ruiné la petite paysannerie et a promu une agriculture industrielle qui détruit en Europe (et ailleurs) tous les écosystèmes, la qualité des eaux et de l’air. En bref, ayant inventé une monnaie unique et en y adjoignant le prétexte de l’humanisme libéral de la libre circulation des peuples, le capitalisme européen et mondial s’attachait essentiellement à fluidifier simultanément la circulations des marchandises et celle des travailleurs (ceux-ci par leur travail ne sont qu’un équivalent monnaie de la marchandise). Le capital avait ainsi trouvé un nouveau remède à la baisse tendancielle du taux de profit. De plus, dans le même processus, en organisant la compétition du travail entre les travailleurs de l’Ouest mieux rémunérés et ceux de l’Est sous-payés le capital brisait la solidarité syndicale, fer de lance au siècle précédent de toutes les conquêtes sociales ayant amélioré la santé et le confort des ouvriers et des salariés en général. Cette dynamique de la libre circulation des hommes et des marchandises n’avait largement profité qu’aux grandes entreprises européennes, mais aussi étatsuniennes, indiennes et chinoises à travers leurs filiales installées en Europe. Enfin de compte, un peu plus tard, en ouvrant toutes grandes les portes des émigrations extra-européennes dues aux diverses guerres néocoloniales menées au Moyen-Orient au nom de la démocratie, le capital, sur le sol européen, avait déclenché la guerre de tous contre tous. Par exemple, dès que des ouvriers venus du Maghreb refusaient de travailler pour des salaires scandaleusement bas dans l’agriculture andalouse, immédiatement se présentaient des Roumains, des Pakistanais, des Sri-Lankais, des Vietnamiens, des Philippins, des Indiens, etc… Bingo ! Sous prétexte d’un grand humanisme du déplacement, relayé par des ONG-s émanant des pouvoirs économiques dominants, les multinationales ont finalement gagné la guerre de classe comme l’a proclamé naguère et sans vergogne le milliardaire étasunien Warren Buffet.

 

Le discours idéologique

 

Mais les lois économiques européennes ne suffisent pas à l’ensemble du dispositif. Pour imposer une telle construction politique nouvelle, il faut, comme toujours, un discours proposant une idéologie, laquelle offre des référents et présuppose créer les sentiment d’appartenances. Ici, le discours consiste à affirmer tout de go qu’il existe un peuple européen. Voilà qui me semble mériter un commentaire. Même une observation rapide de l’espace européen de l’UE montre qu’une telle affirmation tient du wishful thinking propre aux bureaucrates politiques, aux journalistes et aux universitaires de la même eau. Certes, la notion de peuple européen peut être valable pour quelques millionnaires hors-sol, pour quelques milliers de footballeurs et de sportifs professionnels, de mannequins, d’artistes du rien postmoderne qui sont vendus comme une simple marchandise ; cela peut aussi renvoyer à ces nombreux journalistes stipendiés, à ces universitaires et chercheurs spécialistes des salles d’attente d’aéroport et de colloques où se récitent (sous la couverture de « spécialistes scientifiques ») les mantras produits par Bruxelles. Mais quand j’observe ici et là dans les pays dont je connais les populations dans leurs diversités sociales, l’espace européen de l’UE cela se résume à l’Euro et à la présence de nombreux touristes étrangers pendant quelques semaines de l’année puis, les vacances finies, on se retrouve entre soi. Voilà la réalité, banale, quotidienne vécue par des dizaines de millions de personnes. Il suffit de se promener en Italie, en France, en Roumanie, en Bulgarie, en Grèce pour voir et entendre que l’incarnation d’un peuple européen est une pure fiction, un monstre chimérique né des têtes idéologisées des bureaucrates travaillant à organiser la propagande de l’UE.

La présence attestée d’un peuple se signale par quelques caractères irréductibles que l’on ne peut occulter à moins de vivre dans un ailleurs dématérialisé, par exemple celui de l’argent qui n’a ni patrie ni langage sauf celui des chiffres. La présence d’un peuple présuppose une langue quotidienne commune même si des langues secondaires sont officiellement reconnues par l’État comme en Italie ou en Roumanie, et dans la plupart des pays d’Europe centre-orientale. Sauf la Suisse avec la Belgique où il y a respectivement quatre et trois langues officielles, la reconnaissance de langues minoritaires par l’État laisse inchangé la langue officielle, celle des documents, des principaux médias main stream et de l’enseignement[3]. Situation qu’il ne faut pas confondre avec les anciennes colonies européennes où la langue des coloniaux, anglais, français, espagnol, portugais, un temps néerlandais et, jadis allemand sont demeurées les langues de communication surtout dans des pays où des mosaïques de peuples parlaient sur de petits territoires des dizaines de langues différentes parfois aussi éloignées l’une de l’autre que le roumain l’est du finnois : les cas les plus spectaculaires se rencontrent dans les diverses sociétés mélanésiennes, papoues et fidjiennes, parmi le monde amérindien et en Afrique noire.

Ce qui caractérise les langues des peuples européens (comme les langues de tous les peuples de culture écrite) c’est le fait que dans chacune d’elles il existe une littérature, une prose, et surtout, une poésie, cette manière inégalée de faire chanter (« de coudre » disaient les Grecs anciens) la langue comme l’écrivait Homère au premier vers de l’Odyssée, matrice littéraire de toutes les cultures européennes, à laquelle il conviendrait d’attacher l’Énéide de Virgile : 

Μῆνιν ἄειδε, θεά, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος,
οὐλομένην, ἣ μυρί’ Ἀχαιοῖς ἄλγε’ ἔθηκε,

Chante, ô Muse, la colère d’Achille, fils de Pelée, colère funeste…. 

    Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris 

Italiam, fato profugus, Lauiniaque uenit…


Je chante les combats du héros prédestiné qui, le premier,  

Fuyant les rivages de Troie, aborda en Italie, près de Lavinium ; 

Or il semble que pour la bureaucratie bruxelloise et tous ses commensaux qui parlent le « globish », une sorte d’anglais minimal propre aux annonces d’aéroport (sauf pour les Anglais et les Irlandais), la langue et donc la culture littéraire sont affaires secondaires par rapport aux vraies affaires où la langue ne sert qu’à la communication des ordres et des chiffres : de quoi faire se retourner dans leur tombe Yeats et T.S. Elliot, Hölderlin, Heine et René Char, Lucian Blaga, Teodor Arghezi, Ady Endre et Joszef Attila… C’est pourquoi je mets au défi les petits marquis et petites marquises, courtisans et courtisanes de l’UE, de me définir un vrai peuple européen, hormis parmi certaines élites de très haut niveau culturel ou social, lesquelles, historiquement, n’ont pas attendu les bureaucraties bruxelloises pour se penser européen, à commencer par tout professeur de philosophie qui enseigne les bases de la pensée moderne depuis Descartes. 

Pour faire un peuple il faut aussi partager des éléments d’une saga nationale, ce que certains appellent une histoire commune, si l’on entend histoire par une narration qui n’est jamais objective selon des critères scientifiques, mais qui doit seulement énoncer un en-commun aux habitants qui le copartagent y compris en le critiquant. Car critiquer un discours, des références et des pratiques ne veut pas nécessairement dire les jeter aux oubliettes, aux poubelles de l’histoire, bref les éraser. Pas de Cancel culture ! Les divers peuples de l’UE se sont longtemps affrontés comme des ennemis inexpugnables. Il a fallu cinq siècles pour faire des Anglais et des Français des alliés et pas toujours fidèles. Longtemps les principautés germaniques ne furent pas ennemies de la France, l’ennemi c’était essentiellement l’Autriche qui, malgré le mariage de Marie-Antoinette avec le Dauphin de France, et plus tard celui de Napoléon avec Marie-Louise d’Autriche, le demeurerait jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la Prusse devenu le centre de l’Empire allemand. On pourrait multiplier les exemples de ces oscillations dans le rapport ami/ennemi de la France et de la Grande-Bretagne où apparaissent comme alliées de l’une ou de l’autre toutes les grandes cours d’Europe depuis la chute de l’Empire romain d’Occident. Si les conflits, même les plus sanglants, n’ont pas manqué en Europe, y compris parmi les membres de l’UE, ces relations de paix et de guerres n’ont pas créé pour autant un peuple unique dans une langue unique, bien au contraire, chacun est resté campé sur sa tradition. Que peut-il y avoir d’en-commun entre un Finlandais et un Italien, entre un Danois et un Maltais, entre un Grec et un Suédois, entre un Roumain et un Belge ? Hormis lors d’émigrations forcées pour la quête d’un travail, rien de commun n’est visible à l’œil nu. Il est vrai qu’il y a parfois plus d’affinités entre citoyens de tel ou tel pays installés à l’étranger, mais à moins que celui venant s’installer ne s’intègre au sein de sa nouvelle communauté de destin, rien ne transforme ces affinités en une appartenance historique dussent-elles se manifester par une bonne maîtrise de la langue. Rien en effet ne nous indique qu’au sein de l’UE le partenariat entre les États ne se transformera pas un jour en un conflit ouvrant la voie à un Neue Burgerkrieg. Car il ne faut pas s’y tromper, et sous prétexte de cette union, substituer une vision irénique au réalisme des relations internationales. Qui eût pu penser que le déchirement post-communiste de l’ex-Yougoslavie eût entraîné une guerre d’une extrême violence entre les républiques associées, dissimulant simultanément la déjà vieille rivalité entre la France et l’Allemagne dans les Balkans ? Et si le divorce entre la Tchéquie et la Slovaquie s’est passée sans effusion de sang, cela n’a pas interdit les divers massacres de la guerre de Yougoslavie. Sachons nous en souvenir pour ne pas bâtir des châteaux en Espagne comme le dit si joliment le proverbe français. Le plus bel exemple de cette illusion de l’UE revient à la Belgique, malgré tous les compromis, il y a, et il demeure deux peuples en Belgique qui parlent deux langues différentes, une germanique et une latine, et qui, surtout les Flamands, souhaitent prendre leur indépendance. L’UE vogue donc dans la plus totale contradiction, d’une part elle soutient le séparatisme monténégrin ou kosovar, et, de l’autre, le refuse à la Catalogne ou à la Corse ! Comme si les États les plus puissants imposaient aux plus faibles des politiques de fragmentation qu’ils récusent chez eux !

L’UE repose fondamentalement sur des accords qui visent donc à fluidifier les échanges économiques afin qu’ils échappent à toutes les contraintes que pourraient imposer des lois protectionnistes propres au pouvoir régalien des États souverains. Au fur et à mesure que l’institution prenait de l’ampleur les États adjoignirent à l’économie la recherche et l’enseignement (avec la catastrophe de Bologne par exemple), et enfin pour faire bonne mesure et donner l’illusion d’un nouvel humanisme les députés et la commission ajoutèrent la culture, le livre, le cinéma, les beaux-arts. Or cette omnipotence des intérêts culturels n’a guère produit des œuvres exceptionnelles, bien au contraire, avec la mondialisation il y a à la fois un nivellement formel et un étalement du conformisme qui nous offre des œuvres culturelles d’une éclatante médiocrité, sauf dans la poésie en ce que les énoncés sont intimement liés au génie propre à chaque langue, et donc difficilement transposable en « globish » uniforme. Le seul point positif de cette union se montre dans les législations promues pour la préservation des écosystèmes avec cependant des limites vite perceptibles, en ce qu’aucune instance judiciaire ou policière ne peut contraindre un pays à respecter les recommandations européennes sur la chasse et la préservation des espèces végétales, animales et des milieux naturel. Je n’ose pas même aborder ici les problèmes de la justice et de la tolérance tant chaque État fait à peu près ce qu’il veut.

Derrière les paroles lénifiantes des politiciens et des journalistes nous savons que la guerre fait rage au sein de l’UE. Une guerre essentiellement économique entre les pays de l’Ouest riches et les pays de l’ex-glacis soviétique pour certains beaucoup plus pauvres ou, après les thérapies de choc néolibérales, ayant retrouvé leur misère de l’Entre-deux-guerres. Mais non seulement ! Lors de la crise grecque personne n’a pu imposer aux Allemand une solidarité financière minimale, laissant la Grèce étouffer sous le poids de sa dette vis-à-vis de l’Allemagne et la France. Alors que l’UE offrent des prêts énormes sans intérêts aux ex-pays de l’Est, ceux-ci, au lieu d’acheter par exemple des armes ou des centrales atomiques européennes achètent des armes et des centrales étasuniennes (sauf la Hongrie). Les exemples de ce types abondent. La guerre dans le cadre du droit d’ingérence européen au nom de l’État de droit conçu par l’Europe occidentale n’est guère unanime, la législation de l’émigration et les quotas imposés par Bruxelles engendrent l’ire des pays qui n’ont strictement aucun passé colonial, et donc ne se sentent pas responsables de la réparation de cette catastrophe. Que ce soit sur l’uniformisation du droit du travail et des rémunérations, sur les rapports entre l’Église et l’État, une guerre sourde fait rage sans que les citoyens puissent intervenir réellement puisque le Parlement élu n’a quasiment point de pouvoir, celui-ci étant concentré au sein de la commission non-élue et dans les réunions des chefs d’Etat. Enfin de compte, ce qui semble assuré c’est le but initial et ultime de l’UE une zone fédérale de libre échange soumise aux pouvoir bancaires internationaux dans un esprit néo-libéral dont la finalité se manifeste clairement : maintenir en l’état les pôles de la richesse et ceux de la pauvreté.

L’Europe promettait le plein emploi, mais le chômage n’y fait qu’augmenter dût-il être dissimulé comme en Allemagne et en France par l’explosion du travail précaire. L’Europe avait promis la stabilité financière quand la monnaie unique a engendré une énorme croissance des prix des objets et nourritures de consommation courantes. Bref, l’Europe c’était enfin le bonheur après la guerre froide. Mais, on le constate, c’est toujours la même exploitation des salariés qui demeure encore et encore. Certes il existe un courant qui pense pouvoir réformer l’Europe de l’intérieur en modifiant ses règles de fonctionnement. Mais a-t-on vu jamais une gigantesque machine bureaucratique fournissant d’excellents salaires, des avantages fiscaux et des retraites sans équivalent vouloir se réformer ? Changer l’UE c’est d’abord la défaire pour en reconstruire une autre sur de toutes autres bases sociales et économiques, et donc politiques. Voilà le vœux pieux des hérauts du discours d’une « Europe sociale », mais dans le cadre de l’UE définie par les Traités tels qu’ils sont agencés présentement, il n’est là qu’un grand bluff.

Dans l’un des aphorismes de son ouvrage Le voyageur et son ombre, Nietzsche écrivait : « Peut-être que l’Europe ne vit que dans trente très vieux livres qui n’ont jamais vieilli ». A l’heure de la Cancel culture généralisée, j’ai très peur que ces très vieux livres nous échappent déjà.

 

Claude Karnoouh, Bucarest le 31 mai 2021

 



[1] Les Teutons auraient pu ajouter parlant des hommes du Sud, « juste bons à sauter les femmes du Nord qui y vont passer leurs vacances à cet effet ».

[2] Voir le remarquable film de Kusturista, Underground.

[3] A ce sujet rappelons-nous la révolte de nombreux Catalans qui réclamaient l’enseignement en castillan et non dans une langue qui n’est parlée quotidiennement et massivement que dans les campagnes et les petites villes. C’est aussi le cas du gaëlique d’Irlande qui doit être enseigné à tous les habitants qui ne viennent pas des deux comtés du Nord-Ouest où le gaëlique est la langue parlée en famille, au travail, dans les relations sociales.

vendredi 30 avril 2021

La « Cancel Culture » et quelques brèves remarques sur la pensée de l’histoire, de la politique et de la culture « Toute opposition qui prend la forme d’un anti, pense dans le même sens que ce contre quoi elle est » Martin Heidegger, Parmenide, [Geasamtausgabe, band 8, S. 43, Frankfurt am Main 1992 (seconde édit)] Un phénomène culturel semble embraser tant le monde intellectuel que médiatique. Dans le nouvel idiome « globish », cela se nomme « Cancel Culture ». En deux mots, il s’agit d’éliminer des programmes d’enseignement, du monde de l’édition comme de l’industrie du spectacle un ensemble d’œuvres jugées incompatibles avec de prétendues valeurs sociales célébrées aujourd’hui : antiracisme, hyper-féminisme, pro-LGBTQ, droit-de-l’homme, etc. Valeurs qui se donnent comme le bon, le vrai et le beau dans la conscience occidentale. Valeurs qui font l’objet de débats sans fin sur les campus universitaires, dans les séminaires, dans les médias main stream. Mouvement dont on devine le ressort en son fond : l’anachronisme, véritable débâcle de la pensée sociologique, philosophique et historique contemporaines sur lequel il nous faut nous pencher. À l’évidence, l’anachronisme est l’une des tares analytiques et interprétatives qui, depuis longtemps déjà, corrode les descriptions et les interprétations de nombreuses humanités. On rencontre cette tare aussi bien en histoire qu’en sociologie, en anthropologie qu’en philosophie. Je pense que cette manière d’aborder le réel dans ses diverses incarnations théoriques ou pratiques ‒ histoire de la pensée, sociologie et philosophie de l’agir politique et social ‒, trouve ses plus profondes racines dès la naissance des États détenteurs du monopole de la parole politique, c’est à dire dans la construction d’une argumentation de la parole étatique comme unique vérité transcendante, comme énonciation du beau, du bon et du vrai. Or, les États tiennent des discours historiques anachroniques parce qu’il leur faut impérativement constituer un sens historique au sein d’une série d’événements qui magnifient l’État présent. En d’autres mots ‒ dans un esprit plus hégélien ‒, une sélection d’événements dialectico-logiques doit confirmer l’accomplissement d’un aujourd’hui de l’État. Or, si d’un point de vue poétique et mythique cet anachronisme peut donner des œuvres exceptionnelles (par exemple, le théâtre classique français ou romantique allemand) et construire ainsi un véritable patrimoine culturel d’une ou plusieurs cultures (par exemple, l’Enéide et son pendant baroque, Didon and Æneas), dès qu’il s’agit directement de politique, l’anachronisme des valeurs éthiques, sociales ou culturelles du présent rétro-projetées sur le passé, y compris parfois vers un passé fort reculé, n’engendre au bout du compte qu’une seule chose : le simplisme et la paresse d’esprit, comme les journalistes nous en donnent quotidiennement des exemples presque parfaits, et de manière plus générale et plus radicale, le nihilisme moderne. Dans sa célèbre introduction à la Tyrannie de Xénophon, Leo Strauss avançait cette proposition de méthode, à savoir que pour commenter et donc comprendre les Grecs, il faut tenter de les penser comme ils se pensaient eux-mêmes. Les gens dont on questionne les pensées et les comportements ne sont pas des objets inertes, mais des sujets autant que celui ou celle qui questionne. Ensemble, ils interagissent. C’est pourquoi il convient d’insister sur le fait que l’interprétation n’est pas explication. Il s’agit plutôt de commenter le déploiement d’une pensée ou, oserais-je avancer, tenter de penser comme l’autre se pense lui-même. Vaste programme ! En effet, quel intérêt y aurait-il à penser la société médiévale européenne dans le cadre conceptuel d’aujourd’hui quand la majorité des gens ont perdu tout rapport authentique à la foi chrétienne ? Si l’on s’aventure sur le terrain des pratiques politiques, morales, sociales, religieuses et si, comme beaucoup se le permettent, on pense ces domaines chez les Grecs, les Romains, les Arabo-musulmans de l’âge d’or de la civilisation à l’aune du XXIe siècle occidental, on avance sur un terrain tout bonnement grotesque, vicieux, malhonnête et l’on sombre dans la moraline à deux sous. Ainsi, lors de cours universitaires, j’ai entendu des étudiantes dénoncer le machisme de Platon, l’esclavagisme d’Aristote, l’obscurantisme des scoliastes médiévaux, la misogynie de Napoléon, l’absence de démocratie de l’orthodoxie russe ou la barbarie des pratiques rituelles de certains peuples primitifs. Si nous prenons le thème du droit des animaux, très à la mode aujourd’hui, il nous faudrait condamner irrémédiablement Descartes, parce qu’il a proposé une conception totalement mécanique des animaux. Dans ces têtes de linottes, le bien, le beau et le bon se tiennent toujours dans leur réalité la plus immédiate, auquel tout le passé et toutes les cultures autres qu’occidentales doivent être rapportées, sinon à passer pour irrémédiablement antihumanistes, islamistes, fascistes, nazies, etc…. Cette apophase de certaines valeurs culturelles ‒ dont certaines proviennent de l’humanisme classique ‒ offre l’une des nombreuses illustrations modernes et surtout postmodernes du nihilisme ou, si l’on préfère ‒ dans l’optique d’un néokantisme de caniveau ‒, l’une des nombreuses illustrations du « progrès ». En dépit de permanences culturelles repérables, le changement à une vaste échelle historique semble le trait structurel caractéristique de l’Occident, à tout le moins depuis le monde gréco-latin christianisé, quand s’installe la pensée du calcul mathématique de la fin des temps comme signe de l’advenue du Salut et de la Parousie lors de l’Apocalypse. Cet état est propre aux désordres du monde divin et aux changements qui concernait la société composée de polis indépendantes et que les grecs anciens abordaient par la tragédie avec le concept de krisis (du verbe krinein). Krisis signifiant un choix, un jugement et une décision qui ne requière pas de preuves. Ce moment-là est donc intimement lié au kairos, le moment opportun qui appelle une décision, un choix. Cet état de krisis comprend le passé, le présent et l’avenir présupposé permettant de choisir l’action positive envisageable… On pourrait aussi avancer, dans le cadre de la dichotomie lévistraussienne, peuple sans histoire/peuple avec histoire, qu’il est là le sceau même de l’histoire. L’histoire non pas en tant que discours sans corrélation sur une suite de divers événements réels ou non, mais bien comme conscientisation du devenir dans la provenance du passé et du futur, et de l’intelligence du passé dans le déploiement du futur. Il s’agit donc de l’histoire même en tant que narrativité d’un changement objectif et subjectif, opposé en cela au mythe, qui est la narration même de l’immobilité de la communauté dans l’« éternel retour du même », une pensée inscrite dans le futur antérieur. L’effort de dépaysement exigé pour toute recherche sur le passé ou sur la différence culturelle exige également un véritable effort d’érudition. Cette recherche exige conjointement un effort de prudence, de retenue, d’humilité. Sans cette modestie, l’expérience existentielle dans les idiomes disparus n’est plus directement perceptible autrement qu’au travers du filtre de l’écriture. Concrètement, dans son rapport à l’altérité, l’anthropologue ne passe pas le temps suffisant sur le terrain pour percevoir dans l’énonciation spontanée des indigènes tous les arcanes et tous les dédales d’une sémantique multiforme de la langue. Celle-ci est parfois totalement éloignée de nos systèmes de sens, sans tradition glossématique et d’exégèse pour nous éclairer. Voilà pour une rapide mise-au-point sur nos coutumes d’actualisation. La frénésie de la « Cancel culture » À l’évidence, un esprit quelque peu lucide et détaché des frénésies de la mode ne peut que constater combien le monde intellectuel et universitaire occidental est plongé aujourd’hui dans une très profonde crise. Une crise de sa civilisation, de son passé, de ses valeurs, incluant ses crimes que ce monde intellectuel refuse effectivement de penser, sauf dans une suite infinie de repentirs, or ces repentirs jouent comme autant de simulacres de compassion politique permettant d’oublier que l’essence propre du politique demeure la violence. En effet, il n’est pas d’histoire d’un peuple, d’une nation qui ne soit jalonnée de crimes plus ou moins massifs . C’est même l’expression la plus courante de la nature de l’homme-homme que d’être un être pour la violence, pour la guerre (Sein zum Krieg) , dont l’histoire pourrait se résumer à « l’extermination de l’homme par l’homme », comme le soulignait Heidegger dans son commentaire de Marx sur la lutte de classe . Sous prétexte de lutter contre les injustices de l’histoire ou de la politique – et elles sont innombrables –, diverses communautés vivant en Occident, et plus massivement les Noirs étasuniens ‒ mais aussi des Blancs, car le mouvement vient des États-Unis ‒, se sont érigés en censeurs culturels. Ils affirment donc que seuls les œuvres des ex-colonisés ou des ex-esclaves peuvent dorénavant avoir pignon sur rue . À y regarder de près, ce mouvement appartient, quoiqu’il fasse l’objet d’une totale dénégation, entièrement à la culture occidentale. En effet, les idées d’antiracisme sont nées au cœur même de l’Occident dominateur dans une dialectique de l’action/réaction. C’est le général Giap qui, dans l’année qui suivit Dien-Bien-Phu, interviewé sur la force de sa détermination combattante anticolonialiste, répondit au journaliste français : « J’ai tout appris dans les écoles françaises, Liberté, Égalité, Fraternité » ! Aussi est-il une arrogance ethnocentrique qui se dissimule sous le souci de rendre justice aux peuples colonisés par les divers pouvoirs d’Europe occidentale. Cette arrogance perverse s’auto-désigne par « Cancel culture » ou « culture de la révocation ». Comme une traînée de poudre s’embrasant de toutes parts, sur les campus américains, anglais et français, s’élèvent des demandes de censures de la part d’étudiants, généralement soutenus par des enseignants. Ces exigences de censures portent sur des œuvres littéraires, cinématographiques ou musicales. Elles appellent à des exclusions d’auteurs, voire des démolitions de statues, à des destructions de peintures jugées soit politiquement incorrectes, soit inconvenantes. Ces œuvres porteraient atteinte à la dignité des personnes, propageraient le racisme, le machisme, l’homophobie, la pédophilie, etc. Ces appels à la censure tiennent pour acquis que ces œuvres ne correspondent plus aux codes de valeurs de notre temps, temps postmodernes, plutôt posthumanistes et posthistoriques. Fait tout aussi notable, ces appels iconoclastes sont relayés à longueur de journée par les médias main stream, d’habitude très critiques lorsque de tels appels émanent du monde musulman en guerre, comme la démolition des Bouddhas d’Afghanistan par les Talibans, ou celles des ruines gréco-romaines de Nimroud et Hatra par les combattants de Daesh. Serions-nous face à un nouvel épisode d’iconoclasme ? Certes, le mouvement d’élimination de la culture européenne avait commencé plus de trois décennies auparavant avec le mouvement philosophique « Black Athena » qui affirmait que toute la philosophie grecque avait pour origine des Noirs du Sud de l’Égypte . Cette assertion avait été dénoncée comme une imposture par l’une des meilleures hellénistes étasuniennes, Mary Lefkowitz, qui y voyait la mise en place d’une mythologie en lieu et place de l’histoire . À cette époque, le mouvement n’était pas directement parti des États-Unis, mais de la France, né de la polémique sur les travaux de Cheikh Anta Diop . Ce n’est pas ici le lieu de développer le vaste champ historique ouvert par ces assertions controversées, qui sont suggérées par des références à l’Égypte rapportées dans l’œuvre de Platon, qui y aurait fait un voyage (Gorgias, 511d ; Phèdre 275b ; Lois VII, 799 a-b) . Pour l’ancienneté de ces assertions, il ne faudrait point oublier les imprécations de William Blake contre ces « voleurs d’Homère, Platon et Cicéron » ! Pour notre propos, on se doit de rappeler ceci : si cette dispute cherchait, parfois maladroitement, à rendre à la négritude une dignité que la dure loi coloniale et jacobine française avait imposé à ses territoires africains, il n’empêche qu’à l’époque aucun de ces auteurs, Diop ou Bernal, ne songeait à exclure, voir à censurer les œuvres de Platon ou de Cicéron. Tout a brusquement changé au cours de la dernière décennie. Dorénavant, le déploiement de la pensée indigéniste et racialiste, liée intimement au néo-féminisme radical, au mouvement politique LGBTQ, au écoles décoloniales, implique leur rejet pur et simple au nom de la lutte contre le racisme, le machisme, le colonialisme. À la trappe donc Shakespeare à cause du méchant Iago quelque peu foncé; à la trappe Beethoven parce que « la cinquième symphonie manifesterait la suffisance raciste et arrogante du blanc patriarcal » (sic !). Bien sûr, Gone with the wind, mais encore Faulkner, le génial écrivain du Sud parce qu’il est raciste. Et puis les néo-féministes radicales ont voulu faire ôter des cimaises du MMA un tableau de Balthus, Thérèse rêvant, jugé trop inspiré sur des fantasmes sexuels masculins !! Mieux encore, sous la pression des étudiants, l’administration de l’Université UCLA a débaptisé le bâtiment des sciences humaines, y arrachant du fronton le nom du très grand anthropologue que fut Kroeber. C’est pourtant lui qui fit sortir de captivité et qui hébergea Ishi, le dernier indien d’une tribu californienne, les Yahi. Il le soigna, s’entretint longuement avec lui pour tenter de comprendre sa culture, sa langue, ses croyances. Ces nouveaux barbares de la « Woke culture » (je n’ai pas d’autres mots pour les décrire) ont pris pour prétexte qu’en l’absence de Kroeber, Ishi avait été transporté à l’hôpital pour soigner une tuberculose sans son consentement ‒ or Ishi parlait très peu l’anglais. Censure scandaleuse et qui l’est d’autant plus que Kroeber, de par ses travaux de démographie historique sur les populations amérindiennes, avait démontré l’ampleur des génocides dont toutes les tribus d’Amérique du Nord et toutes les confédérations de peuples amérindiens avaient été les victimes au cours des quatre cents ans de la conquête blanche . Au mois de Septembre 2020, entraîné par le mouvement anglo-saxon, des activistes du mouvement décolonialiste français réclamèrent à corps et à cris le déboulonnement des statues de Colbert et de Voltaire, parce qu’ils soutenaient l’esclavage des Noirs. Puis celle de Napoléon, parce qu’il réinstaura l’esclavage dans les Antilles françaises en 1803 et qu’il fit emprisonner au fort de Besançon le libérateur de Saint Domingue, le général noir Toussaint-Louverture. Le Président Macron, dans un surprenant sursaut de jacobinisme, déclara qu’une réévaluation de l’histoire est l’activité normale, salutaire et légitime du chercheur. Ce n’est toutefois pas en effaçant les traces matérielles que l’on peut la réévaluer car, pour l’essentiel, il ne faut pas confondre le point de vue moral et l’interprétation du point de vue de la politique ! J’ajouterais, de manière plus réaliste, que ce n’est pas les principes moraux qu’il faut d’abord réévaluer car, malheureusement, ils ne font pas revivre les morts. Si réévaluation il y a, celle-ci doit porter sur l’interprétation des principes œuvrant dans le mouvement même de l’histoire de la politique du passé. Ce n’est donc pas en substituant une statue, un tableau, une œuvre musicale, un livre de philosophie à d’autres produits artistiques et intellectuels nouveaux que nous comprendrons mieux le cours tragique de l’histoire. C’est au contraire en les additionnant, en saisissant les contradictions ou les impasses que le devenir peut être rendu plus intelligible. S’il est vrai que les hommes font l’histoire, ils la font sur le moment sans en savoir les implications les plus profondes. On ne peut donc déployer une pensée analytique et critique sans calme intérieur ; pour réévaluer le cours d’une histoire, toujours tragique, il faut impérativement l’entreprendre « sine ira et studio ». Ainsi en ce premier quart du XXIe siècle, partie du centre de l’impérialisme économique, politique, militaire et culturel ‒ les États-Unis ‒, on perçoit une volonté non seulement de relire et réécrire l’histoire à l’échelle de la modernité tardive, mais, plus encore, on pressent la tentation de l’abolir. Certes, le phénomène en son essence n’est guère une nouveauté. On le perçoit de manière explicite, au moins depuis la Révolution française de 1789-1803, et les États-Unis n’ont jamais rien fait d’autre que d’amplifier au centuple l’histoire européenne. Toutefois, des spécificités s’y sont développées en raison de l’idéologie qui a sublimé et légitimé la colonisation. Une lecture particulière du discours biblique est nécessaire. Face à une Europe déchirée par d’incessantes guerres de religions, la conquête américaine du Nord du continent, un pays quasiment vide d’habitants pouvait s’apparenter à la conquête de la terre promise, d’une nouvelle Jérusalem, à la fois terrestre et céleste. Ce territoire semblait vierge de véritables êtres humains, les Amérindiens n’y étant que des sauvages « maudits » par Dieu, puisqu’ils refusaient de travailler comme esclaves. Il a donc fallu importer des Noirs d’Afrique : esclavage justifié jusqu’à la guerre civile, y compris par les libéraux, comme l’avait noté finement Tocqueville. C’est cette histoire que nous renvoie les États-Unis, alors que dès le début du XIXe siècle les Anglais interdisaient le commerce des esclaves et que jamais sur leur sol comme sur celui de la France l’esclavage ne s’y pratiqua depuis la fin du Haut-Moyen-Âge. Une anecdote illustrera bien mieux mon propos. En 1917, les soldats noirs de l’armée étasunienne venue en France combattre les Teutons obtinrent d’être commandés par des officiers français et de combattre aux côtés des troupes indigènes, les tirailleurs sénégalais. La République avait certes de nombreux défauts, mais pas celui de l’apartheid sur son sol : on ne séparait point les gens selon la couleur de leur peau dans les transports en commun, ni dans les cinémas, les cafés ou les restaurants, ni encore aux toilettes ou chez les coiffeurs. Sur le sol français, mais aussi italien et allemand, cette histoire ne nous concerne pas. Cependant, en dépit de cet aspect de l’histoire coloniale de laquelle nous sommes absents, convient-il d’examiner d’autres mouvements de destructions d’œuvres d’art, de littératures, de philosophies du passé dont l’origine se trouveraient au Moyen-Orient et en Europe ? Il semble que oui, et depuis longtemps ! Le monde méditerranéen, puis européen et enfin étasunien en sont les témoins privilégiés. Pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour les peuples dont des œuvres majeures furent détruites par les pouvoirs coloniaux sous prétexte qu’elles ne s’accordaient pas avec les croyances des vainqueurs. Comme le disent aujourd’hui les activistes de Cancel culture, il s’agissait de détruire les œuvres qui ne s’harmonisent pas avec la morale de leur temps ! Premier cas célébrissime, l’incendie de l’immense bibliothèque d’Alexandrie par des chrétiens radicaux. Deuxième cas tout aussi célèbre, la crise iconoclaste où, hormis dans le monastère de Sainte Catherine du Sinaï, il n’est plus d’icônes antérieures à 843 ! Pertes irréparables pour l’histoire du premier christianisme… Destruction des temples païens ou hérétiques, de leurs peintures, mosaïques et statues, sauf à Ravenne. Plus tard, destruction de la statuaire chrétienne médiévale par les Bogomiles et les Protestants. Destructions massives de nombreuses représentations religieuses, y compris les tombeaux des rois dans la basilique de Saint Denis pendant la Révolution française. Destructions dues à toutes les guerres jusqu’à 1945. Destructions de la statuaire et des codex aztèques et mayas, et de très nombreuses poteries sacrées incas par les conquistadors chrétiens. Et last but not least, destructions ou vols de statues et d’objets rituels en Afrique noire et en Océanie. Voilà qui fait une masse gigantesque de chef-d’œuvres. L’Europe n’a pas été avare de Cancel culture. Et même sans guerre de classes ni racialisme, la destruction semblait normale. Aussi, pour prendre un dernier exemple célébrissime, je me permets de rappeler que le Pape Jules II voulant refaire les chambres qui jouxtaient la Sixtine confiée à Michel Ange, demanda à Raphaël de les décorer à nouveau en y détruisant les fresques précédentes, œuvres de Fra Angelico ! Détruire pour refaire ou rééditer, c’est cela l’histoire de l’Occident avant la frénésie de la conservation de tout et n’importe quoi, de la moindre cuiller de bois d’un village perdu dans la montagne, aux jouets et aux motos à la mode la veille dans les familles bourgeoises. Démolir pour reconstruire est le lot de l’Occident, ces actions se tiennent même à la source de cette frénésie de changement qui caractérise l’Europe occidentale depuis au moins la chute de l’Empire romain. Ainsi, l’histoire nous montre comment des œuvres musicales et littéraires de grande valeur tombèrent en désuétude, oubliées pendant des siècles pour parfois resurgir longtemps après leur disparition du répertoire. Lorsque le christianisme devint religion de l’Empire romain, on peut affirmer qu’avant la lettre l’Europe était devenu le champ de ruine de la grande culture classique païenne, une proto-version de la Cancel culture ! Il en a été de même lorsque la philosophie fut interdite en Grèce et l’Académie fermée par décret impérial. Donc, le phénomène en soi n’est guère nouveau, comme le pense naïvement les activistes de la Cancel culture. Sauf que celle-ci ne s’applique pas aux païens, aux protestants opposés aux catholiques ni à ce que les nazis définissaient comme la culture juive ‒ allant jusqu’à bannir l’un de leurs plus importants poètes du romantisme allemand, Heine ! Aujourd’hui, le bannissement concerne tout ce que l’homme blanc, en général hétérosexuel, a produit. À l’échelle d’une histoire humaine de l’écriture qui commence pour l’Occident à Ur aux environs de la fin du IIIe millénaire avant notre ère , la quantité d’œuvres est gigantesque. Les censeurs (et les « censeuses » ! concession à la féminisation de la grammaire) vont avoir fort-à-faire, car il s’agit bien de tout notre héritage culturel jusqu’en Inde. Même les bolcheviques, accusés de tous les crimes culturels parce qu’ils voulaient faire du « passé table rase » ‒ et qui ont parfois démoli des œuvres patrimoniales, églises et icones ‒, ont malgré tout toujours défendu la valeur de tout l’héritage antique, classique, romantique et prémoderne ‒ dussent-ils, il est vrai, manifester après les années trente une aversion certaine pour le moderne postimpressionniste et les arts abstraits . Ce mouvement de cancel culture a démarré aux États-Unis à partir d’un féminisme exacerbé et dans une société depuis longtemps racialisée à l’extrême. Société où l’on manipule à contresens le concept de patriarcat quand on sait, comme nous l’avait enseigné Marx, que le capitalisme et son salariat généralisé avait tué précisément le système patriarcal issu du monde ruralo-médiéval. Cela n’a guère d’importance pour ces Savonarole de cours universitaires, pour ces pétroleuses de salons et de campus universitaires. L’essentiel, et cela se devine aisément, étant de prendre le pouvoir pour se substituer aux hommes blancs, hétérosexuels. Il s’agit bien de refaire la même société avec un autre sexe et/ou une autre couleur, puisque ce ne sont pas les infrastructures économiques qui sont dénoncées comme les possibles cibles de l’action, mais les superstructures culturelles : voilà un champ de manœuvres que le Capital est tout-à-fait prêt à leur concéder, n’en déplaise à Gramsci. Avec cela, ils ne risquent rien. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à la révolte du ressentiment tant vilipendée par Nietzsche et Max Scheler . Cela ressemble à un coup d’État où tout devrait changer afin que l’essentiel demeure. En effet, pour le capitalisme postmoderne, hommes ou femmes, Blancs ou Noirs n’a plus aucune importance. Au contraire, cela permet d’augmenter le nombre des consommateurs et, en dernière instance, ce qui importe c’est que demeure le fondement systémique inaltéré de la machine à fabriquer de la plus-value le plus rapidement possible. Comme le disait Marx : le système doit continuer « à faire danser l’argent » (in Le Fétichisme de la marchandise). La société racialisée : Progressistes et conservateurs même combat En dépit de la très cruelle, féroce et sanguinaire guerre de Sécession, en dépit de la victoire de l’Union devant signer la fin théorique de l’apartheid aux États-Unis, le racisme y a prospéré, non pas seulement dans le Sud, comme le croient les ignorants, mais aussi dans le Nord. On n’y trouvait certes plus d’esclaves nominaux, mais un énorme prolétariat noir exploité tant et plus, vivant dans des conditions aussi misérables que celles des esclaves du Sud dans leurs cabanes, tout en étant également soumis aux exactions « privilégiées » des polices. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’une des luttes essentielles de la gauche progressiste, mais plus précisément des communistes sur tous les continents, a été d’affirmer l’égalité entre les hommes. Depuis 1945, la lutte consiste à rejeter toutes différences raciales au profit d’une humanité universelle égalitaire, quelle que soit la couleur de sa peau. Mais parmi certains anthropologues européens, puis avec l’arrivée d’intellectuels venus d’Outre-mer sur le sol de France, du Canada, de Grande-Bretagne ou des États-Unis, ceux-ci accusèrent cet universalisme de trop de formalisme, en ce qu’il ne tenait aucun compte des différences culturelles qui ne pouvaient être éliminées d’un revers de main, ni passées sous silence, sauf à nier qu’il demeurait encore des diversités pertinentes et non-équivalentes donnant à chaque culture une spécificité irréductible .Cependant, qui parle de différences à l’échelle du monde ne dit pas, n’en déplaisent aux indigénistes, qu’en dépit d’une émigration vers l’Occident de plus en plus forte, celles-ci devraient être le fondement interne d’une société, d’une Nation, d’un État. En général, l’émigré devait s’acculturer aux mœurs du pays qui l’accueillait, y compris lorsqu’une élite nouvelle remplaçait une ancienne élite comme ce fut le cas avec les Manchous et l’Empire chinois des Hans. Mais présentement une telle disposition politico-culturelle ne semble plus de mise. Les élites politiques, économiques et largement culturelles demandent comme gage de démocratie aux habitants des pays européens, voire aux États-Unis et au Canada, de respecter les mœurs des émigrés, fréquemment les plus contraires à leurs traditions. Certes, dans la concurrence humaniste des différences, certaines de ces mœurs, qui semblent par trop insupportables à l’opinion « éclairée » des pays occidentaux, sont combattues : excisions des femmes et subincisions péniennes des hommes, scarifications diverses, tortures et rites avec exécutions d’animaux, etc. Preuve s’il en fallait que l’Occident, inventeur des grands génocides modernes, ne supporte pas la différence radicale dont la plus spectaculaire demeurait, il n’y a guère, le cannibalisme. Une fois ces réserves avancées, revenons à nouveau aux discours de notre présent sur les différences raciales. Ainsi, en Occident, après presque plus d’un siècle de luttes contre la racialisation des différences et contre le racisme en général, après avoir répété à satiété dans toutes les recherches académiques multidisciplinaires que les races humaines n’existent pas, que seules existent les cultures (cf., Claude Lévi-Strauss : Races et histoire), voilà qu’au début du XXIe siècle on voit ressurgir un discours racialiste inverse, mais en son fond métaphysique identique où ce n’est plus le Noir et la Noire qui sont vilipendés, injuriés et calomniés, mais l’inverse, le Blanc et la Blanche. Comme le soulignait la célébrissime militante noire féministe et communiste étasunienne Angela Davis c’est le même syndrome que celui de l’esclave noir des champs de coton qui est réutilisé, mais inversé. De fait, cette approche racialiste qu’on nous sert présentement comme le brouet de la lutte antiraciste, anti-macho, pro-féministe, pro-LGBTQ, a une fonctionnalité bien précise dans le calendrier de la mondialisation économique, esthétique, culturelle et sociétale : elle endosse le rôle du masque comme dans le théâtre antique, du masque qui dissimule la réalité immédiate de l’acteur ‒ et en présente le subterfuge. Le masque, c’est par excellence le jeu du discours apophatique, de la dénégation : le « je sais bien mais quand même », dirait le psychanalyste. Tous les économistes sérieux, y compris certains libéraux, soulignent les très graves problèmes économiques et sociaux qui rongent les États-Unis depuis la fin des années fastes du keynésianisme, depuis la fin de l’équivalent dollar/or au début des années 1970. En un demi-siècle, l’écart s’est creusé entre les riches et les pauvres, entre la classe des hyper-riches et leurs serviteurs (journalistes, un certain nombre d’universitaires, la haute fonction publique, les brokers, les dirigeants d’entreprises cotées en bourse, etc.) et les petites classes moyennes, les petits commerçants, les artisans, les employés des services, les ouvriers, les travailleurs intermittents, les enseignants du primaire et du secondaire, voire les petites entreprises, etc., un écart élargi aujourd’hui à des dimensions abyssales. En promouvant le racialisme dans une société déjà profondément racisée dès sa naissance comme le furent et le sont toujours les États-Unis ou la Grande-Bretagne, ou comme le sont devenues la France et l’Italie, les classes dirigeantes, toujours en très large majorité blanches, tentent une double opération : d’une part elles donnent satisfaction à peu de frais (car gesticuler devant des caméras médiatiques ou sur les campus, cela ne coûte pas cher ni ne demande beaucoup d’efforts !) aux bobos noirs et à leurs alliés, les upper-middle class blanches jouant de la culpabilisation. D’autre part, elle permet de détourner les Noirs et les Chicanos exploités comme des esclaves d’une authentique révolte, comme l’avait souligné Angela Davis. Car on l’oublie aisément, les ONG droit-de-l’hommiste sont conçues aussi pour cet effet d’annonce sans effets pratiques réels: l’indignation à bas prix. En effet, il y a une véritable bourgeoisie noire, une véritable élite noire du business, du showbiz et de l’université qui ne veut surtout pas que l’on attente à ses privilèges qui sont, en leur fond, identiques à ceux de la même bourgeoisie blanche. Il y a dans cette volonté de destruction de toute la culture occidentale depuis qu’elle a vu le jour, grossièrement depuis les Grecs (parce qu’elle est blanche, « patriarcale », « machiste », violente avec les Noirs pendant et après la colonisation et l’esclavage), un piège tendu par la raison humaniste aux hommes aliénés de la société de production et de consommation infinies. Car des mouvements comme le Black Lives Matter, les ONG pro-émigration et no-border se gardent bien de mettre en question les fondements de cette société de production-consommation en tant qu’elle est dans son étant (Seiende). En d’autres mots, ces organisations évitent de se demander comment la marchandisation généralisée, y compris celle de l’homme concret et non celui immatériel d’un néokantisme universitaire, fait monde en déterminant totalement aussi bien le système des échanges que celui des relations humaines, de l’art et de la culture en général. Société engendrant un énorme gâchis qu’une simple promenade dans les centres commerciaux donne à voir immédiatement. Gâchis qui fait le monde, non seulement comme la somme des marchandises produites (Marx), mais qui constitue la masse de toutes les ordures engendrées par les marchandises obsolètes qui submergent les mers et les océans . Le second piège, plus tragique me semble-t-il, c’est l’oubli de l’origine de la possibilité des mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Or à l’origine de toute pensée critique dans le champ de la culture occidentale, se tient l’Occident lui-même. Cette critique se tient dans le déploiement de ses diverses interprétations du monde et des pratiques qu’il a construites et agies sans bien savoir ce qui se déployait, ne s’en apercevant qu’a posteriori, quand la chouette prenant son envol s’élève dans l’ombre du crépuscule. Cet esprit critique procède de tout ce que l’Occident a construit de singulier, ses institutions politiques, et ce que cela implique comme théorie morale et théorie du droit . Plus encore, je dirai que cette pensée critique ressortit à l’energeia propre à la modernité. Dans cette modernité, la Technique occupant le lieu central de la nouvelle métaphysique, elle engendre la dynamique du nihilisme qui lui est intrinsèque. En effet, les résultats des changements permanents propres à la pensée et à la pratique de la technoscience ‒ et il vaudrait mieux dire à la pensée et la pratique de la techno-science-capital ‒, modèlent depuis longtemps notre vie quotidienne dans toutes ses hypostases. Ce nihilisme pourrait aussi se nommer le culte du nouveau, quel qu’il soit et quel qu’en soit le prix à payer. Coût matériel et humain, qui est perçu dans sa seule superficialité par une sociologie de caniveau qui se prétend progressiste. Or ce culte du nouveau (et simultanément de la jeunesse) s’accompagne d’une négation des réalisations du passé. C’est ce que la science fait depuis qu’elle s’est installée comme science expérimentale et qui lui permet « d’avancer » ‒ comme le dit le commun. C’est cette inexorable marche en avant ‒ sans se retourner jamais ‒ qu’elle a transmis comme devenir aux sciences humaines (cf., Auguste Comte et Durkheim), puis aux humanités en général. Tant et si bien qu’aujourd’hui le dernier ouvrage sur un sujet quelconque est toujours meilleur qu’un travail plus classique, que l’état présent est toujours meilleur qu’un moment du passé . Ceux qui, soit ingénument soit sournoisement, acceptent les diktats du changement permanent quels qu’ils soient, sont considérés comme des progressistes ; ceux qui, à l’inverse, les refusent ou plus généralement les critiquent, sont dénoncés comme autant de réactionnaires, de conservateurs ou de traditionnalistes. Le vieux clivage politique droite/gauche s’inscrit dorénavant dans la seule dichotomie progressistes/conservateurs. Or, par rapport aux classes productrices de la plus-value par le travail, ces deux groupes composant les classes dominantes ne s’opposent pas vraiment. Chacun en sa guise participe à l’exploitation du travail productif. Par rapport à la modernité, il s’agit bien plus d’une différence quantitative que d’une différence qualitative ou d’essence. Toutes deux sont en fait modernes, et seul l’usage des résultats de la modernité et de son rythme de développement les différencient quelque peu. En définitive, dans la modernité et plus encore dans la modernité tardive, aucun courant politique, aucun courant de pensée culturelle ne se tient hors de la modernité, laquelle s’est produite en Occident, rappelons-le pour ceux qui, pris dans les brouillards idéologiques des vaines agitations contemporaines, l’auraient oublié. La modernité est née en Occident de la synergie entre la philosophie grecque (le problème métaphysique de la vérité), le christianisme (le problème d’une temporalité de l’Apocalypse et donc de l’histoire), et, pour finir, de l’objectivation mathématique du monde (présentée, interprétée et inaugurée philosophiquement par Descartes). Ce fut donc d’abord la marche en avant des sciences qui fit la modernité. Suivirent leurs nombreuses applications techniques, notamment dans le domaine militaire, de la médecine, puis le développement massif des infrastructures, des biens de consommation jusqu’à la gadgétisation totale de la société postmoderne. Jamais comme aujourd’hui la parole de Marx n’a rencontré sa pure vérité incarnée : « Le monde est la somme des marchandises produites dans le monde ». Et c’est précisément cela le nihilisme moderne entrevu par Nietzsche et Max Scheller, cerné plus tard par Adorno et Heidegger. Ce n’est pas le nihil du vide, ou l’élimination de l’ennemi dans la tradition russe du style de Tchaadaïev. Le nihilisme qui nous occupe, c’est celui du trop-plein de l’hyperproduction, de l’hyperconsommation, de l’hypergadgétisation, de l’hyperdécharge d’ordures. En termes philosophiques propres à la modernité tardive, post-husserlienne, c’est l’aboutissement et l’accomplissement de l’objectivation infinie faisant monde . En effet, Nietzsche a pointé cette abondance quasi infinie des choses dans le déclin de l’interprétation monde du monde, d’un monde déserté de tout grand récit, d’un monde sans plus de sanction morale énoncée en référence à une valeur supérieure désormais niée ou oubliée. Les dieux et Dieu nous ont abandonné, lisait-on sous la plume de Nietzsche, mais nous les avons abandonnés aussi, même la Divine Providence de Kant avait disparu dans les tourmentes et les brumes hyperboréennes, car et les uns et l’autre ne nous étaient plus utiles pour assumer l’immanence de l’infinité objectivable. Comme de vieilles prostituées nous nous sommes offerts corps et âme à la volonté de puissance que nous avions créée, dès lors « nous avons fui dans l’au-delà, en terminant dans le nihilisme » . Victoire totale de l’immanence sur tous les systèmes chrétiens, y compris le socialisme ajoute Nietzsche, pour conduire au rejet actuel de toutes les formes de culture qui ne répondent pas à la doxa de notre présent perverti dans un total anachronisme qui est oubli des origines. On vit dans un trop plein de choses culturelles devenues de simples marchandises jetées littéralement à la poubelle tous les jours. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre d’ouvrages de grande valeur intellectuelle que l’on trouve dans les poubelles de Paris, de Rouen, de Turin ou de Milan par exemple. Les nouveaux héritiers des bibliothèques de leurs défunts parents, les véritables barbares du postmoderne, ne connaissant que les ordinateurs et les informations flash de Facebook ou d’Instagram. Ils jettent ces paquets encombrants et sans valeur bibliographique dont aucun brocanteur ne veut. Il semblerait que l’origine de cette possibilité de nihilisme doive être recherchée dans les méandres de l’art moderne et contemporain, là, parmi certaines œuvres majeures, on peut ressaisir l’origine de la dynamique du nihilisme culturel qui émerge aujourd’hui dans toute sa violence. A partir de Duchamp, des dadaïstes, des surréalistes, des minimalistes, de l’abstrait, du trash-art, de l’écriture automatique, du lettrisme, du vide narratif du nouveau roman, avec la généralisation des installations interprétées et légitimées avec des discours de la déconstruction plus abscons les uns que les autres, mais encore avec des musiques qui se confondent avec des expérimentations acoustiques, nous sommes en face d’un langage codé que parle une élite du business de l’art, de la bureaucratie des ministères de la culture, des chaires d’histoire de l’art et des galeries… Cet état des savoirs avait été magnifiquement illustré par le couple Christo avec ses enveloppements éphémères qui nous disaient en substance : cachons toute ces œuvres, leur valeur est épuisée comme nos regards ; il n’y a plus rien à voir qu’un gigantesque paquet ficelé, jetable à la poubelle . C’est ainsi que le nihilisme, pressenti par Nietzsche et Max Scheler, s’est déployé pour en arriver aujourd’hui, au travers du mouvement racialiste et Cancel Culture, à vouloir « jeter aux poubelles de l’histoire » toutes les formes d’art produites par des hommes blancs au cours de tous les siècles passés. Ainsi l’affirme la faculté de musique de Cambridge où dorénavant Mozart et Beethoven sont pensés comme les représentants emblématiques de la puissance aliénante de l’homme blanc colonialiste. Que ce soit Die Zauberflöte, Fidelio ou la Neuvième symphonie, que j’ai vus et écoutés des dizaines de fois, jamais ne m’était venu à l’esprit la perversion raciale de Mozart ou de Beethoven ! À y regarder d’un peu plus près, à l’épreuve des faits, le nihilisme moderne ne participe pas de la pensée et de l’agir dialectiques où le négatif du positif donnerait du positif par synthèse de la thèse et de l’antithèse. Le nihilisme moderne agit sur le mode du négatif du négatif qui ne donne que du négatif. Le monde du nihilisme fonctionne comme le trop plein mené par une croissance géométrique de l’obsolescence, finissant dans le nihil. Après avoir voulu tout démembrer et démolir, l’art et l’architecture, mais aussi la musique et l’écriture (Lacan ne dit-il pas que la parole ne sert pas à communiquer !?) s’ouvrent d’elles-mêmes sur l’anéantissement. Après avoir brisé tous les tabous culturels, la production infinie, toujours en devenir, réinvente la censure comme négation du passé au profit de groupes culturels qui sont eux-mêmes les produits de cette négation construisant et reconstruisant ainsi ce nihilisme généralisé qui pourrait porter encore un autre nom : décadence. Oui, ne soyons pas surpris, les années trente sont bien devant nous. Claude Karnoouh, Bucarest, le 4 avril 2021

La « Cancel Culture » et quelques brèves remarques sur la pensée de l’histoire, de la politique et de la culture[1]

 

 

 

« Toute opposition qui prend la forme d’un anti, pense dans le même sens que ce contre quoi elle est »

Martin Heidegger, Parmenide, [Geasamtausgabe, band 8, S. 43, Frankfurt am Main 1992 (seconde édit)]

   

 

 

Un phénomène culturel semble embraser tant le monde intellectuel que médiatique.  Dans le nouvel idiome « globish », cela se nomme « Cancel Culture ». En deux mots, il s’agit d’éliminer des programmes d’enseignement, du monde de l’édition comme de l’industrie du spectacle un ensemble d’œuvres jugées incompatibles avec de prétendues valeurs sociales célébrées aujourd’hui : antiracisme, hyper-féminisme, pro-LGBTQ, droit-de-l’homme, etc.  Valeurs qui se donnent comme le bon, le vrai et le beau dans  la conscience occidentale.  Valeurs qui font l’objet de débats sans fin sur les campus universitaires, dans les séminaires, dans les médias main stream. Mouvement dont on devine le ressort en son fond : l’anachronisme, véritable débâcle de la pensée sociologique, philosophique et historique contemporaines sur lequel il nous faut nous pencher.

À l’évidence, l’anachronisme est l’une des tares analytiques et interprétatives qui, depuis longtemps déjà, corrode les descriptions et les interprétations de nombreuses humanités. On rencontre cette tare aussi bien en histoire qu’en sociologie, en anthropologie qu’en philosophie. Je pense que cette manière d’aborder le réel dans ses diverses incarnations théoriques ou pratiques ‒ histoire de la pensée, sociologie et philosophie de l’agir politique et social ‒, trouve ses plus profondes racines dès la naissance des États détenteurs du monopole de la parole politique, c’est à dire dans la construction d’une argumentation de la parole étatique comme unique vérité transcendante, comme énonciation du beau, du bon et du vrai. Or, les États tiennent des discours historiques anachroniques parce qu’il leur faut impérativement constituer un sens historique au sein d’une série d’événements qui magnifient l’État présent. En d’autres mots ‒ dans un esprit plus hégélien ‒, une sélection d’événements dialectico-logiques doit confirmer l’accomplissement d’un aujourd’hui de l’État. Or, si d’un point de vue poétique et mythique cet anachronisme peut donner des œuvres exceptionnelles (par exemple, le théâtre classique français ou romantique allemand) et construire ainsi un véritable patrimoine culturel d’une ou plusieurs cultures (par exemple, l’Enéide et son pendant baroque, Didon and Æneas), dès qu’il s’agit directement de politique, l’anachronisme des valeurs éthiques, sociales ou culturelles du présent rétro-projetées sur le passé, y compris parfois vers un passé fort reculé, n’engendre au bout du compte qu’une seule chose : le simplisme et la paresse d’esprit, comme les journalistes nous en donnent quotidiennement des exemples presque parfaits, et de manière plus générale et plus radicale, le nihilisme moderne. 

Dans sa célèbre introduction à la Tyrannie de Xénophon, Leo Strauss avançait cette proposition de méthode, à savoir que pour commenter et donc comprendre les Grecs, il faut tenter de les penser comme ils se pensaient eux-mêmes. Les gens dont on questionne les pensées et les comportements ne sont pas des objets inertes, mais des sujets autant que celui ou celle qui questionne. Ensemble, ils interagissent. C’est pourquoi il convient d’insister sur le fait que l’interprétation n’est pas explication. Il s’agit plutôt de commenter le déploiement d’une pensée ou, oserais-je avancer, tenter de penser comme l’autre se pense lui-même. Vaste programme ! En effet, quel intérêt y aurait-il à penser la société médiévale européenne dans le cadre conceptuel d’aujourd’hui quand la majorité des gens ont perdu tout rapport authentique à la foi chrétienne ? Si l’on s’aventure sur le terrain des pratiques politiques, morales, sociales, religieuses et si, comme beaucoup se le permettent, on pense ces domaines chez les Grecs, les Romains, les Arabo-musulmans de l’âge d’or de la civilisation à l’aune du XXIsiècle occidental, on avance sur un terrain tout bonnement grotesque, vicieux, malhonnête et l’on sombre dans la moraline à deux sous. Ainsi, lors de cours universitaires, j’ai entendu des étudiantes dénoncer le machisme de Platon, l’esclavagisme d’Aristote, l’obscurantisme des scoliastes médiévaux, la misogynie de Napoléon, l’absence de démocratie de l’orthodoxie russe ou la barbarie des pratiques rituelles de certains peuples primitifs. Si nous prenons le thème du droit des animaux, très à la mode aujourd’hui, il nous faudrait condamner irrémédiablement Descartes, parce qu’il a proposé une conception totalement mécanique des animaux. Dans ces têtes de linottes, le bien, le beau et le bon se tiennent toujours dans leur réalité la plus immédiate, auquel tout le passé et toutes les cultures autres qu’occidentales doivent être rapportées, sinon à passer pour irrémédiablement antihumanistes, islamistes, fascistes, nazies, etc…. Cette apophase de certaines valeurs culturelles ‒ dont certaines proviennent de l’humanisme classique ‒ offre l’une des nombreuses illustrations modernes et surtout postmodernes du nihilisme ou, si l’on préfère ‒ dans l’optique d’un néokantisme de caniveau ‒, l’une des nombreuses illustrations du « progrès ».

En dépit de permanences culturelles repérables, le changement à une vaste échelle historique semble le trait structurel caractéristique de l’Occident, à tout le moins depuis le monde gréco-latin christianisé, quand s’installe la pensée du calcul mathématique de la fin des temps comme signe de l’advenue du Salut et de la Parousie lors de l’Apocalypse. Cet état est propre aux désordres du monde divin et aux changements qui concernait la société composée de polis indépendantes et que les grecs anciens abordaient par la tragédie avec le concept de krisis (du verbe krinein).  Krisis signifiant un choix, un jugement et une décision qui ne requière pas de preuves. Ce moment-là est donc intimement lié au kairos, le moment opportun qui appelle une décision, un choix. Cet état de krisis comprend le passé, le présent et l’avenir présupposé permettant de choisir l’action positive envisageable… On pourrait aussi avancer, dans le cadre de la dichotomie lévistraussienne, peuple sans histoire/peuple avec histoire, qu’il est là le sceau même de l’histoire. L’histoire non pas en tant que discours sans corrélation sur une suite de divers événements réels ou non, mais bien comme conscientisation du devenir dans la provenance du passé et du futur, et de l’intelligence du passé dans le déploiement du futur. Il s’agit donc de l’histoire même en tant que narrativité d’un changement objectif et subjectif, opposé en cela au mythe, qui est la narration même de l’immobilité de la communauté dans l’« éternel retour du même », une pensée inscrite dans le futur antérieur.

L’effort de dépaysement exigé pour toute recherche sur le passé ou sur la différence culturelle exige également un véritable effort d’érudition. Cette recherche exige conjointement un effort de prudence, de retenue, d’humilité. Sans cette modestie, l’expérience existentielle dans les idiomes disparus n’est plus directement perceptible autrement qu’au travers du filtre de l’écriture.  Concrètement, dans son rapport à l’altérité, l’anthropologue ne passe pas le temps suffisant sur le terrain pour percevoir dans l’énonciation spontanée des indigènes tous les arcanes et tous les dédales d’une sémantique multiforme de la langue. Celle-ci est parfois totalement éloignée de nos systèmes de sens, sans tradition glossématique et d’exégèse pour nous éclairer. Voilà pour une rapide mise-au-point sur nos coutumes d’actualisation.

 

La frénésie de la « Cancel culture »

 

À l’évidence, un esprit quelque peu lucide et détaché des frénésies de la mode ne peut que constater combien le monde intellectuel et universitaire occidental est plongé aujourd’hui dans une très profonde crise. Une crise de sa civilisation, de son passé, de ses valeurs, incluant ses crimes que ce monde intellectuel refuse effectivement de penser, sauf dans une suite infinie de repentirs, or ces repentirs jouent comme autant de simulacres de compassion politique permettant d’oublier que l’essence propre du politique demeure la violence. En effet, il n’est pas d’histoire d’un peuple, d’une nation qui ne soit jalonnée de crimes plus ou moins massifs[2]. C’est même l’expression la plus courante de la nature de l’homme-homme que d’être un être pour la violence, pour la guerre (Sein zum Krieg)[3], dont l’histoire pourrait se résumer à « l’extermination de l’homme par l’homme », comme le soulignait Heidegger dans son commentaire de Marx sur la lutte de classe[4]. Sous prétexte de lutter contre les injustices de l’histoire ou de la politique – et elles sont innombrables –, diverses communautés vivant en Occident, et plus massivement les Noirs étasuniens ‒ mais aussi des Blancs, car le mouvement vient des États-Unis ‒, se sont érigés en censeurs culturels. Ils affirment donc que seuls les œuvres des ex-colonisés ou des ex-esclaves peuvent dorénavant avoir pignon sur rue[5]. À y regarder de près, ce mouvement appartient, quoiqu’il fasse l’objet d’une totale dénégation, entièrement à la culture occidentale. En effet, les idées d’antiracisme sont nées au cœur même de l’Occident dominateur dans une dialectique de l’action/réaction. C’est le général Giap qui, dans l’année qui suivit Dien-Bien-Phu, interviewé sur la force de sa détermination combattante anticolonialiste, répondit au journaliste français : « J’ai tout appris dans les écoles françaises, Liberté, Égalité, Fraternité » ! Aussi est-il une arrogance ethnocentrique qui se dissimule sous le souci de rendre justice aux peuples colonisés par les divers pouvoirs d’Europe occidentale. Cette arrogance perverse s’auto-désigne par « Cancel culture » ou « culture de la révocation ».

Comme une traînée de poudre s’embrasant de toutes parts, sur les campus américains, anglais et français, s’élèvent des demandes de censures de la part d’étudiants, généralement soutenus par des enseignants. Ces exigences de censures portent sur des œuvres littéraires, cinématographiques ou musicales. Elles appellent à des exclusions d’auteurs, voire des démolitions de statues, à des destructions de peintures jugées soit politiquement incorrectes, soit inconvenantes. Ces œuvres porteraient atteinte à la dignité des personnes, propageraient le racisme, le machisme, l’homophobie, la pédophilie, etc. Ces appels à la censure tiennent pour acquis que ces œuvres ne correspondent plus aux codes de valeurs de notre temps, temps postmodernes, plutôt posthumanistes et posthistoriques. Fait tout aussi notable, ces appels iconoclastes sont relayés à longueur de journée par les médias main stream, d’habitude très critiques lorsque de tels appels émanent du monde musulman en guerre, comme la démolition des Bouddhas d’Afghanistan par les Talibans, ou celles des ruines gréco-romaines de Nimroud et Hatra par les combattants de Daesh. Serions-nous face à un nouvel épisode d’iconoclasme ?

Certes, le mouvement d’élimination de la culture européenne avait commencé plus de trois décennies auparavant avec le mouvement philosophique « Black Athena » qui affirmait que toute la philosophie grecque avait pour origine des Noirs du Sud de l’Égypte[6]. Cette assertion avait été dénoncée comme une imposture par l’une des meilleures hellénistes étasuniennes, Mary Lefkowitz, qui y voyait  la mise en place d’une mythologie en lieu et place de l’histoire[7]. À cette époque, le mouvement n’était pas directement parti des États-Unis, mais de la France, né de la polémique sur les travaux de Cheikh Anta Diop[8]. Ce n’est pas ici le lieu de développer le vaste champ historique ouvert par ces assertions controversées, qui sont suggérées par des références à l’Égypte rapportées dans l’œuvre de Platon, qui y aurait fait un voyage (Gorgias, 511d ; Phèdre 275b ; Lois VII, 799 a-b)[9]. Pour l’ancienneté de ces assertions, il ne faudrait point oublier les imprécations de William Blake contre ces « voleurs d’Homère, Platon et Cicéron » ! Pour notre propos, on se doit de rappeler ceci : si cette dispute cherchait, parfois maladroitement, à rendre à la négritude une dignité que la dure loi coloniale et jacobine française avait imposé à ses territoires africains, il n’empêche qu’à l’époque aucun de ces auteurs, Diop ou Bernal, ne songeait à exclure, voir à censurer les œuvres de Platon ou de Cicéron. Tout a brusquement changé au cours de la dernière décennie. Dorénavant, le déploiement de la pensée indigéniste et racialiste, liée intimement au néo-féminisme radical, au mouvement politique LGBTQ, au écoles décoloniales, implique leur rejet pur et simple au nom de la lutte contre le racisme, le machisme, le colonialisme. À la trappe donc Shakespeare à cause du méchant Iago quelque peu foncé; à la trappe Beethoven parce que « la cinquième symphonie manifesterait la suffisance raciste et arrogante du blanc patriarcal » (sic !). Bien sûr, Gone with the wind, mais encore Faulkner, le génial écrivain du Sud parce qu’il est raciste. Et puis les néo-féministes radicales ont voulu faire ôter des cimaises du MMA un tableau de Balthus, Thérèse rêvant, jugé trop inspiré sur des fantasmes sexuels masculins [10]!! Mieux encore, sous la pression des étudiants, l’administration de l’Université UCLA a débaptisé le bâtiment des sciences humaines, y arrachant du fronton le nom du très grand anthropologue que fut Kroeber. C’est pourtant lui qui fit sortir de captivité et qui hébergea Ishi, le dernier indien d’une tribu californienne, les Yahi. Il le soigna, s’entretint longuement avec lui pour tenter de comprendre sa culture, sa langue, ses croyances. Ces nouveaux barbares de la « Woke culture » (je n’ai pas d’autres mots pour les décrire) ont pris pour prétexte qu’en l’absence de Kroeber, Ishi avait été transporté à l’hôpital pour soigner une tuberculose sans son consentement ‒ or Ishi parlait très peu l’anglais. Censure scandaleuse et qui l’est d’autant plus que Kroeber, de par ses travaux de démographie historique sur les populations amérindiennes, avait démontré l’ampleur des génocides dont toutes les tribus d’Amérique du Nord et toutes les confédérations de peuples amérindiens avaient été les victimes au cours des quatre cents ans de la conquête blanche[11]. Au mois de Septembre 2020, entraîné par le mouvement anglo-saxon, des activistes du mouvement décolonialiste français réclamèrent à corps et à cris le déboulonnement des statues de Colbert et de Voltaire, parce qu’ils soutenaient l’esclavage des Noirs. Puis celle de Napoléon, parce qu’il réinstaura l’esclavage dans les Antilles françaises en 1803 et qu’il fit emprisonner au fort de Besançon le libérateur de Saint Domingue, le général noir Toussaint-Louverture. Le Président Macron, dans un surprenant sursaut de jacobinisme, déclara qu’une réévaluation de l’histoire est l’activité normale, salutaire et légitime du chercheur.  Ce n’est toutefois pas en effaçant les traces matérielles que l’on peut la réévaluer car, pour l’essentiel, il ne faut pas confondre le point de vue moral et l’interprétation du point de vue de la politique ! J’ajouterais, de manière plus réaliste, que ce n’est pas les principes moraux qu’il faut d’abord réévaluer car, malheureusement, ils ne font pas revivre les morts. Si réévaluation il y a, celle-ci doit porter sur l’interprétation des principes œuvrant dans le mouvement même de l’histoire de la politique du passé. Ce n’est donc pas en substituant une statue, un tableau, une œuvre musicale, un livre de philosophie à d’autres produits artistiques et intellectuels nouveaux que nous comprendrons mieux le cours tragique de l’histoire. C’est au contraire en les additionnant, en saisissant les contradictions ou les impasses que le devenir peut être rendu plus intelligible.  S’il est vrai que les hommes font l’histoire, ils la font sur le moment sans en savoir les implications les plus profondes. On ne peut donc déployer une pensée analytique et critique sans calme intérieur ; pour réévaluer le cours d’une histoire, toujours tragique, il faut impérativement l’entreprendre « sine ira et studio ».

Ainsi en ce premier quart du XXIe siècle, partie du centre de l’impérialisme économique, politique, militaire et culturel ‒ les États-Unis ‒, on perçoit une volonté non seulement de relire et réécrire l’histoire à l’échelle de la modernité tardive, mais, plus encore, on pressent la tentation de l’abolir. Certes, le phénomène en son essence n’est guère une nouveauté. On le perçoit de manière explicite, au moins depuis la Révolution française de 1789-1803, et les États-Unis n’ont jamais rien fait d’autre que d’amplifier au centuple l’histoire européenne. Toutefois, des spécificités s’y sont développées en raison de l’idéologie qui a sublimé et légitimé la colonisation. Une lecture particulière du discours biblique est nécessaire. Face à une Europe déchirée par d’incessantes guerres de religions, la conquête américaine du Nord du continent, un pays quasiment vide d’habitants pouvait s’apparenter à la conquête de la terre promise, d’une nouvelle Jérusalem, à la fois terrestre et céleste. Ce territoire semblait vierge de véritables êtres humains, les Amérindiens n’y étant que des sauvages « maudits » par Dieu, puisqu’ils refusaient de travailler comme esclaves. Il a donc fallu importer des Noirs d’Afrique : esclavage justifié jusqu’à la guerre civile, y compris par les libéraux, comme l’avait noté finement Tocqueville. C’est cette histoire que nous renvoie les États-Unis, alors que dès le début du XIXe siècle les Anglais interdisaient le commerce des esclaves et que jamais sur leur sol comme sur celui de la France l’esclavage ne s’y pratiqua depuis la fin du Haut-Moyen-Âge. Une anecdote illustrera bien mieux mon propos. En 1917, les soldats noirs de l’armée étasunienne venue en France combattre les Teutons obtinrent d’être commandés par des officiers français et de combattre aux côtés des troupes indigènes, les tirailleurs sénégalais. La République avait certes de nombreux défauts, mais pas celui de l’apartheid sur son sol : on ne séparait point les gens selon la couleur de leur peau dans les transports en commun, ni dans les cinémas, les cafés ou les restaurants, ni encore aux toilettes ou chez les coiffeurs. Sur le sol français, mais aussi italien et allemand, cette histoire ne nous concerne pas.

Cependant, en dépit de cet aspect de l’histoire coloniale de laquelle nous sommes absents, convient-il d’examiner d’autres mouvements de destructions d’œuvres d’art, de littératures, de philosophies du passé dont l’origine se trouveraient au Moyen-Orient et en Europe ? Il semble que oui, et depuis longtemps ! Le monde méditerranéen, puis européen et enfin étasunien en sont les témoins privilégiés. Pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour les peuples dont des œuvres majeures furent détruites par les pouvoirs coloniaux sous prétexte qu’elles ne s’accordaient pas avec les croyances des vainqueurs. Comme le disent aujourd’hui les activistes de Cancel culture, il s’agissait de détruire les œuvres qui ne s’harmonisent pas avec la morale de leur temps ! Premier cas célébrissime, l’incendie de l’immense bibliothèque d’Alexandrie par des chrétiens radicaux. Deuxième cas tout aussi célèbre, la crise iconoclaste où, hormis dans le monastère de Sainte Catherine du Sinaï, il n’est plus d’icônes antérieures à 843 ! Pertes irréparables pour l’histoire du premier christianisme… Destruction des temples païens ou hérétiques, de leurs peintures, mosaïques et statues, sauf à Ravenne. Plus tard, destruction de la statuaire chrétienne médiévale par les Bogomiles et les Protestants. Destructions massives de nombreuses représentations religieuses, y compris les tombeaux des rois dans la basilique de Saint Denis pendant la Révolution française. Destructions dues à toutes les guerres jusqu’à 1945. Destructions de la statuaire et des codex aztèques et mayas, et de très nombreuses poteries sacrées incas par les conquistadors chrétiens. Et last but not least, destructions ou vols de statues et d’objets rituels en Afrique noire et en Océanie. Voilà qui fait une masse gigantesque de chef-d’œuvres. L’Europe n’a pas été avare de Cancel culture. Et même sans guerre de classes ni racialisme, la destruction semblait normale. Aussi, pour prendre un dernier exemple célébrissime, je me permets de rappeler que le Pape Jules II voulant refaire les chambres qui jouxtaient la Sixtine confiée à Michel Ange, demanda à Raphaël de les décorer à nouveau en y détruisant les fresques précédentes, œuvres de Fra Angelico !

Détruire pour refaire ou rééditer, c’est cela l’histoire de l’Occident avant la frénésie de la conservation de tout et n’importe quoi, de la moindre cuiller de bois d’un village perdu dans la montagne, aux jouets et aux motos à la mode la veille dans les familles bourgeoises. Démolir pour reconstruire est le lot de l’Occident, ces actions se tiennent même à la source de cette frénésie de changement qui caractérise l’Europe occidentale depuis au moins la chute de l’Empire romain. Ainsi, l’histoire nous montre comment des œuvres musicales et littéraires de grande valeur tombèrent en désuétude, oubliées pendant des siècles pour parfois resurgir longtemps après leur disparition du répertoire. Lorsque le christianisme devint religion de l’Empire romain, on peut affirmer qu’avant la lettre l’Europe était devenu le champ de ruine de la grande culture classique païenne, une proto-version de la Cancel culture ! Il en a été de même lorsque la philosophie fut interdite en Grèce et l’Académie fermée par décret impérial. Donc, le phénomène en soi n’est guère nouveau, comme le pense naïvement les activistes de la Cancel culture. Sauf que celle-ci ne s’applique pas aux païens, aux protestants opposés aux catholiques ni à ce que les nazis définissaient comme la culture juive ‒ allant jusqu’à bannir l’un de leurs plus importants poètes du romantisme allemand, Heine ! Aujourd’hui, le bannissement concerne tout ce que l’homme blanc, en général hétérosexuel, a produit. À l’échelle d’une histoire humaine de l’écriture qui commence pour l’Occident à Ur aux environs de la fin du IIImillénaire avant notre ère[12], la quantité d’œuvres est gigantesque. Les censeurs (et les « censeuses » ! concession à la féminisation de la grammaire) vont avoir fort-à-faire, car il s’agit bien de tout notre héritage culturel jusqu’en Inde. Même les bolcheviques, accusés de tous les crimes culturels parce qu’ils voulaient faire du « passé table rase » ‒ et qui ont parfois démoli des œuvres patrimoniales, églises et icones ‒, ont malgré tout toujours défendu la valeur de tout l’héritage antique, classique, romantique et prémoderne ‒ dussent-ils, il est vrai, manifester après les années trente une aversion certaine pour le moderne postimpressionniste et les arts abstraits[13].

Ce mouvement de cancel culture a démarré aux États-Unis à partir d’un féminisme exacerbé et dans une société depuis longtemps racialisée à l’extrême. Société où l’on manipule à contresens le concept de patriarcat quand on sait, comme nous l’avait enseigné Marx, que le capitalisme et son salariat généralisé avait tué précisément le système patriarcal issu du monde ruralo-médiéval. Cela n’a guère d’importance pour ces Savonarole de cours universitaires, pour ces pétroleuses de salons et de campus universitaires. L’essentiel, et cela se devine aisément, étant de prendre le pouvoir pour se substituer aux hommes blancs, hétérosexuels. Il s’agit bien de refaire la même société avec un autre sexe et/ou une autre couleur, puisque ce ne sont pas les infrastructures économiques qui sont dénoncées comme les possibles cibles de l’action, mais les superstructures culturelles : voilà un champ de manœuvres que le Capital est tout-à-fait prêt à leur concéder, n’en déplaise à Gramsci. Avec cela, ils ne risquent rien. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à la révolte du ressentiment tant vilipendée par Nietzsche et Max Scheler[14]. Cela ressemble à un coup d’État où tout devrait changer afin que l’essentiel demeure. En effet, pour le capitalisme postmoderne, hommes ou femmes, Blancs ou Noirs n’a plus aucune importance. Au contraire, cela permet d’augmenter le nombre des consommateurs et, en dernière instance, ce qui importe c’est que demeure le fondement systémique inaltéré de la machine à fabriquer de la plus-value le plus rapidement possible. Comme le disait Marx : le système doit continuer « à faire danser l’argent » (in Le Fétichisme de la marchandise).

 

La société racialisée Progressistes et conservateurs même combat

En dépit de la très cruelle, féroce et sanguinaire guerre de Sécession, en dépit de la victoire de l’Union devant signer la fin théorique de l’apartheid aux États-Unis, le racisme y a prospéré, non pas seulement dans le Sud, comme le croient les ignorants, mais aussi dans le Nord. On n’y trouvait certes plus d’esclaves nominaux, mais un énorme prolétariat noir exploité tant et plus, vivant dans des conditions aussi misérables que celles des esclaves du Sud dans leurs cabanes, tout en étant également soumis aux exactions « privilégiées » des polices.

Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’une des luttes essentielles de la gauche progressiste, mais plus précisément des communistes sur tous les continents, a été d’affirmer l’égalité entre les hommes. Depuis 1945, la lutte consiste à rejeter toutes différences raciales au profit d’une humanité universelle égalitaire, quelle que soit la couleur de sa peau. Mais parmi certains anthropologues européens,  puis avec l’arrivée d’intellectuels venus d’Outre-mer sur le sol de France, du Canada, de Grande-Bretagne ou des États-Unis, ceux-ci accusèrent cet universalisme de trop de formalisme, en ce qu’il ne tenait aucun compte des différences culturelles qui ne pouvaient être éliminées d’un revers de main, ni passées sous silence, sauf à nier qu’il demeurait encore des diversités pertinentes et non-équivalentes donnant à chaque culture une spécificité irréductible[15].Cependant, qui parle de différences à l’échelle du monde ne dit pas, n’en déplaisent aux indigénistes, qu’en dépit d’une émigration vers l’Occident de plus en plus forte, celles-ci devraient être le fondement interne d’une société, d’une Nation, d’un État. En général, l’émigré devait s’acculturer aux mœurs du pays qui l’accueillait, y compris lorsqu’une élite nouvelle remplaçait une ancienne élite comme ce fut le cas avec les Manchous et l’Empire chinois des Hans. Mais présentement une telle disposition politico-culturelle ne semble plus de mise. Les élites politiques, économiques et largement culturelles demandent comme gage de démocratie aux habitants des pays européens, voire aux États-Unis et au Canada, de respecter les mœurs des émigrés, fréquemment les plus contraires à leurs traditions. Certes, dans la concurrence humaniste des différences, certaines de ces mœurs, qui semblent par trop insupportables à l’opinion « éclairée » des pays occidentaux, sont combattues : excisions des femmes et subincisions péniennes des hommes, scarifications diverses, tortures et rites avec exécutions d’animaux, etc. Preuve s’il en fallait que l’Occident, inventeur des grands génocides modernes, ne supporte pas la différence radicale dont la plus spectaculaire demeurait, il n’y a guère, le cannibalisme. 

Une fois ces réserves avancées, revenons à nouveau aux discours de notre présent sur les différences raciales. Ainsi, en Occident, après presque plus d’un siècle de luttes contre la racialisation des différences et contre le racisme en général, après avoir répété à satiété dans toutes les recherches académiques multidisciplinaires que les races humaines n’existent pas, que seules existent les cultures (cf., Claude Lévi-Strauss : Races et histoire), voilà qu’au début du XXIsiècle on voit ressurgir un discours racialiste inverse, mais en son fond métaphysique identique où ce n’est plus le Noir et la Noire qui sont vilipendés, injuriés et calomniés, mais l’inverse, le Blanc et la Blanche. Comme le soulignait la célébrissime militante noire féministe et communiste étasunienne Angela Davis c’est le même syndrome que celui de l’esclave noir des champs de coton qui est réutilisé, mais inversé. De fait, cette approche racialiste qu’on nous sert présentement comme le brouet de la lutte antiraciste, anti-macho, pro-féministe, pro-LGBTQ, a une fonctionnalité bien précise dans le calendrier de la mondialisation économique, esthétique, culturelle et sociétale : elle endosse le rôle du masque comme dans le théâtre antique, du masque qui dissimule la réalité immédiate de l’acteur ‒ et en présente le subterfuge. Le masque, c’est par excellence le jeu du discours apophatique, de la dénégation : le « je sais bien mais quand même », dirait le psychanalyste.

Tous les économistes sérieux, y compris certains libéraux, soulignent les très graves problèmes économiques et sociaux qui rongent les États-Unis depuis la fin des années fastes du keynésianisme, depuis la fin de l’équivalent dollar/or au début des années 1970. En un demi-siècle, l’écart s’est creusé  entre les riches et les pauvres, entre la classe des hyper-riches et leurs serviteurs (journalistes, un certain nombre d’universitaires, la haute fonction publique, les brokers, les dirigeants d’entreprises cotées en bourse, etc.) et les petites classes moyennes, les petits commerçants, les artisans, les employés des services, les ouvriers, les travailleurs intermittents, les enseignants du primaire et du secondaire, voire les petites entreprises, etc., un écart élargi aujourd’hui à des dimensions abyssales. En promouvant le racialisme dans une société déjà profondément racisée dès sa naissance[16] comme le furent et le sont toujours les États-Unis ou la Grande-Bretagne, ou comme le sont devenues la France et l’Italie, les classes dirigeantes, toujours en très large majorité blanches, tentent une double opération : d’une part elles donnent satisfaction à peu de frais (car gesticuler devant des caméras médiatiques ou sur les campus, cela ne coûte pas cher ni ne demande beaucoup d’efforts !) aux bobos noirs et à leurs alliés, les upper-middle class blanches jouant de la culpabilisation. D’autre part, elle permet de détourner les Noirs et les Chicanos exploités comme des esclaves d’une authentique révolte, comme l’avait souligné Angela Davis. Car on l’oublie aisément, les ONG droit-de-l’hommiste sont conçues aussi pour cet effet d’annonce sans effets pratiques réels: l’indignation à bas prix. En effet, il y a une véritable bourgeoisie noire, une véritable élite noire du business, du showbiz et de l’université qui ne veut surtout pas que l’on attente à ses privilèges qui sont, en leur fond, identiques à ceux de la même bourgeoisie blanche.

Il y a dans cette volonté de destruction de toute la culture occidentale depuis qu’elle a vu le jour, grossièrement depuis les Grecs (parce qu’elle est blanche, « patriarcale », « machiste », violente avec les Noirs pendant et après la colonisation et l’esclavage), un piège tendu par la raison humaniste aux hommes aliénés de la société de production et de consommation infinies. Car des mouvements comme le Black Lives Matter, les ONG pro-émigration et no-border se gardent bien de mettre en question les fondements de cette société de production-consommation en tant qu’elle est dans son étant (Seiende). En d’autres mots, ces organisations évitent de se demander comment la marchandisation généralisée, y compris celle de l’homme concret et non celui immatériel d’un néokantisme universitaire, fait monde en déterminant totalement aussi bien le système des échanges que celui des relations humaines, de l’art et de la culture en général. Société engendrant un énorme gâchis qu’une simple promenade dans les centres commerciaux donne à voir immédiatement. Gâchis qui fait le monde, non seulement comme la somme des marchandises produites (Marx), mais qui constitue la masse de toutes les ordures engendrées par les marchandises obsolètes qui submergent les mers et les océans[17]. Le second piège, plus tragique me semble-t-il, c’est l’oubli de l’origine de la possibilité des mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Or à l’origine de toute pensée critique dans le champ de la culture occidentale, se tient l’Occident lui-même.  Cette critique se tient dans le déploiement de ses diverses interprétations du monde et des pratiques qu’il a construites et agies sans bien savoir ce qui se déployait, ne s’en apercevant qu’a posteriori, quand la chouette prenant son envol s’élève dans l’ombre du crépuscule. Cet esprit critique procède de tout ce que l’Occident a construit de singulier, ses institutions politiques, et ce que cela implique comme théorie morale et théorie du droit[18]. Plus encore, je dirai que cette pensée critique ressortit à l’energeia propre à la modernité. Dans cette modernité, la Technique occupant le lieu central de la nouvelle métaphysique, elle engendre la dynamique du nihilisme qui lui est intrinsèque. En effet, les résultats des changements permanents propres à la pensée et à la pratique de la technoscience ‒ et il vaudrait mieux dire à la pensée et la pratique de la techno-science-capital ‒, modèlent depuis longtemps notre vie quotidienne dans toutes ses hypostases. Ce nihilisme pourrait aussi se nommer le culte du nouveau, quel qu’il soit et quel qu’en soit le prix à payer. Coût matériel et humain, qui est perçu dans sa seule superficialité par une sociologie de caniveau qui se prétend progressiste. Or ce culte du nouveau (et simultanément de la jeunesse) s’accompagne d’une négation des réalisations du passé. C’est ce que la science fait depuis qu’elle s’est installée comme science expérimentale et qui lui permet « d’avancer » ‒ comme le dit le commun. C’est cette inexorable marche en avant ‒ sans se retourner jamais ‒ qu’elle a transmis comme devenir aux sciences humaines (cf., Auguste Comte et Durkheim), puis aux humanités en général. Tant et si bien qu’aujourd’hui le dernier ouvrage sur un sujet quelconque est toujours meilleur qu’un travail plus classique, que l’état présent est toujours meilleur qu’un moment du passé[19]. Ceux qui, soit ingénument soit sournoisement, acceptent les diktats du changement permanent quels qu’ils soient, sont considérés comme des progressistes ; ceux qui, à l’inverse, les refusent ou plus généralement les critiquent, sont dénoncés comme autant de réactionnaires, de conservateurs ou de traditionnalistes. Le vieux clivage politique droite/gauche s’inscrit dorénavant dans la seule dichotomie progressistes/conservateurs. Or, par rapport aux classes productrices de la plus-value par le travail, ces deux groupes composant les classes dominantes ne s’opposent pas vraiment. Chacun en sa guise participe à l’exploitation du travail productif. Par rapport à la modernité, il s’agit bien plus d’une différence quantitative que d’une différence qualitative ou d’essence. Toutes deux sont en fait modernes, et seul l’usage des résultats de la modernité et de son rythme de développement les différencient quelque peu. En définitive, dans la modernité et plus encore dans la modernité tardive, aucun courant politique, aucun courant de pensée culturelle ne se tient hors de la modernité, laquelle s’est produite en Occident, rappelons-le pour ceux qui, pris dans les brouillards idéologiques des vaines agitations contemporaines, l’auraient oublié. La modernité est née en Occident de la synergie entre la philosophie grecque (le problème métaphysique de la vérité), le christianisme (le problème d’une temporalité de l’Apocalypse et donc de l’histoire), et, pour finir, de l’objectivation mathématique du monde (présentée, interprétée et inaugurée philosophiquement par Descartes). Ce fut donc d’abord la marche en avant des sciences qui fit la modernité. Suivirent leurs nombreuses applications techniques, notamment dans le domaine militaire, de la médecine, puis le développement massif des infrastructures, des biens de consommation jusqu’à la gadgétisation totale de la société postmoderne. Jamais comme aujourd’hui la parole de Marx n’a rencontré sa pure vérité incarnée : « Le monde est la somme des marchandises produites dans le monde ». Et c’est précisément cela le nihilisme moderne entrevu par Nietzsche et Max Scheller, cerné plus tard par Adorno et Heidegger. Ce n’est pas le nihil du vide, ou l’élimination de l’ennemi dans la tradition russe du style de Tchaadaïev. Le nihilisme qui nous occupe, c’est celui du trop-plein de l’hyperproduction, de l’hyperconsommation, de l’hypergadgétisation, de l’hyperdécharge d’ordures. En termes philosophiques propres à la modernité tardive, post-husserlienne, c’est l’aboutissement et l’accomplissement de l’objectivation infinie faisant monde[20].

En effet, Nietzsche a pointé cette abondance quasi infinie des choses dans le déclin de l’interprétation monde du monde, d’un monde déserté de tout grand récit, d’un monde sans plus de sanction morale énoncée en référence à une valeur supérieure désormais niée ou oubliée. Les dieux et Dieu nous ont abandonné, lisait-on sous la plume de Nietzsche, mais nous les avons abandonnés aussi, même la Divine Providence de Kant avait disparu dans les tourmentes et les brumes hyperboréennes, car et les uns et l’autre ne nous étaient plus utiles pour assumer l’immanence de l’infinité objectivable. Comme de vieilles prostituées nous nous sommes offerts corps et âme à la volonté de puissance que nous avions créée, dès lors « nous avons fui dans l’au-delà, en terminant dans le nihilisme »[21] . Victoire totale de l’immanence sur tous les systèmes chrétiens, y compris le socialisme ajoute Nietzsche, pour conduire au rejet actuel de toutes les formes de culture qui ne répondent pas à la doxa de notre présent perverti dans un total anachronisme qui est oubli des origines. On vit dans un trop plein de choses culturelles devenues de simples marchandises jetées littéralement à la poubelle tous les jours. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre d’ouvrages de grande valeur intellectuelle que l’on trouve dans les poubelles de Paris, de Rouen, de Turin ou de Milan par exemple. Les nouveaux héritiers des bibliothèques de leurs défunts parents, les véritables barbares du postmoderne, ne connaissant que les ordinateurs et les informations flash de Facebook ou d’Instagram. Ils jettent ces paquets encombrants et sans valeur bibliographique dont aucun brocanteur ne veut.

Il semblerait que l’origine de cette possibilité de nihilisme doive être recherchée dans les méandres de l’art moderne et contemporain, là, parmi certaines œuvres majeures, on peut ressaisir l’origine de la dynamique du nihilisme culturel qui émerge aujourd’hui dans toute sa violence. A partir de Duchamp, des dadaïstes, des surréalistes, des minimalistes, de l’abstrait, du trash-art, de l’écriture automatique, du lettrisme, du vide narratif du nouveau roman, avec la généralisation des installations interprétées et légitimées avec des discours de la déconstruction plus abscons les uns que les autres, mais encore avec des musiques qui se confondent avec des expérimentations acoustiques, nous sommes en face d’un langage codé que parle une élite du business de l’art, de la bureaucratie des ministères de la culture, des chaires d’histoire de l’art et des galeries… Cet état des savoirs avait été magnifiquement illustré par le couple Christo avec ses enveloppements éphémères qui nous disaient en substance : cachons toute ces œuvres, leur valeur est épuisée comme nos regards ; il n’y a plus rien à voir qu’un gigantesque paquet ficelé, jetable à la poubelle[22]. C’est ainsi que le nihilisme, pressenti par Nietzsche et Max Scheler, s’est déployé pour en arriver aujourd’hui, au travers du mouvement racialiste et Cancel Culture, à vouloir « jeter aux poubelles de l’histoire » toutes les formes d’art produites par des hommes blancs au cours de tous les siècles passés. Ainsi l’affirme la faculté de musique de Cambridge où dorénavant Mozart et Beethoven sont pensés comme les représentants emblématiques de la puissance aliénante de l’homme blanc colonialiste. Que ce soit Die ZauberflöteFidelio ou la Neuvième symphonie, que j’ai vus et écoutés des dizaines de fois, jamais ne m’était venu à l’esprit la perversion raciale de Mozart ou de Beethoven !

À y regarder d’un peu plus près, à l’épreuve des faits, le nihilisme moderne ne participe pas de la pensée et de l’agir dialectiques où le négatif du positif donnerait du positif par synthèse de la thèse et de l’antithèse. Le nihilisme moderne agit sur le mode du négatif du négatif qui ne donne que du négatif. Le monde du nihilisme fonctionne comme le trop plein mené par une croissance géométrique de l’obsolescence, finissant dans le nihil. Après avoir voulu tout démembrer et démolir, l’art et l’architecture, mais aussi la musique et l’écriture (Lacan ne dit-il pas que la parole ne sert pas à communiquer !?) s’ouvrent d’elles-mêmes sur l’anéantissement. Après avoir brisé tous les tabous culturels, la production infinie, toujours en devenir, réinvente la censure comme négation du passé au profit de groupes culturels qui sont eux-mêmes les produits de cette négation construisant et reconstruisant ainsi ce nihilisme généralisé qui pourrait porter encore un autre nom : décadence. Oui, ne soyons pas surpris, les années trente sont bien devant nous.

Claude Karnoouh, Bucarest, le 4 avril 2021

 

 



[1] Cet essai fait référence à de très nombreuses lectures historiques et philosophiques que d’aucuns, quelque peu érudits, remarqueront à coup sûr tant elles sont volontairement explicites sans qu’il ne s’agisse jamais de plagiat. Toutefois, je n’ai pas souhaité surcharger le texte de trop de notes de bas de page en ce qu’il est ici plus question d’un texte d’humeur que d’un exercice académique où il aurait fallu faire montre de toute ma culture. J’ai passé l’âge de telles démonstrations. Ce texte répond à un agacement certain, à un état de civilisation dérangeant, comme un jus de citron pur peut agacer les dents lorsqu’on le boit.

 

[2] Sauf quelques rarissimes sociétés primitives comme, par exemple, celle de l’Île de Pâques ou de certaines tribus australiennes.

 [3] Claude Karnoouh, « Une pensée philosophique de la guerre », ou l’homme en tant qu’être pour la guerre (Sein zum Krieg) in Lapenseelibre.org. Traduit dans la revue Timpul, XVIII, n°240-241-242, 2019, Iasi.

[4] Martin Heidegger, Parmenide, G.A band 8, Seit 43.

[5] On notera que sur le territoire étasunien les plus exploités, que dis-je, les plus massacrés, furent les Amérindiens, réduits à présent à trois millions d’individus vivant pour l’essentiel dans des réserves gérées par le bureau des affaires indiennes dépendant du secrétariat d’État à l’Intérieur.

[6] Martin Bernal, Black Athena: The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, 1987.

[7] Mary Lefkowitz, Not Out of Africa: How Afrocentrism Became an Excuse to Teach Myth as History. New York, 1996.

[8] Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Tome I, 1954.

[9] Luciano Canfora, Storia della letteratura greca, 1986. 

[10] Dans la foulée du mouvement #Metoo une pétition qui a recueilli plus de 10 000 signatures afin de faire enlever des cimaises du MMA le tableau de Balthus Thérèse rêvant, sous prétexte de suggestions sexuelles dangereuses, ce que le musée a refusé fermement.

[11] Theodora Kroeber, Ishi in Two Worlds, 50th Anniversary Edition : A Biography of the Last Wild Indian in North America, 2011.

 

[12] Je délaisse ce thème car le sujet de cet essai n’est point le problème très complexe des proto-écritures que certains archéo-anthropologues font remonter à 15.000 voire 20.000 ans comme certains pictogrammes trouvés dans des grottes de Dordogne ou de 8000 ans sur des os en Chine.

[13] Voir le chapitre « Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie » în Claude Karnoouh, in Pentru o genalogie a globalizarii, Alexandria publishing house, Suceava, 2016

       [14] Max Scheller, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, 1913.

[15] C’est la controverse en Lévi-Strauss et Needham sur l’universalité ou non de la prohibition de l’inceste et de la consanguinité. Cf., Rodney Needham, Belief, Language and Experience, Oxford, 1972. 

[16] Voir le premier chapitre de l’ouvrage magistral d’Howard Zinn, A People History of America, 1980.

[17] La majorité des partis communistes a abandonné cette critique socio-économique de fond au profit du sociétal, d’où, par réaction des masses populaires les succès des partis populistes de droite. La gauche bobo hurle contre cette droite populiste, souverainiste, des terroirs, des très grandes banlieues, mettant comme d’habitude en avant le sexe débridé, les arts contemporains les plus abscons, voire les plus stupides, de belles paroles sans effet et les concerts pop-rocks bien-pensants. Ils veulent tous être dans le camp du bien, avoir les mains blanches, mais, aveuglés par leur moraline à trois sous, ils ne voient point qu’ils n’ont pas de mains et regardent béats comme des benêts le capital en ses multiples hypostases pseudo-humanistes tout emporter dans son maelstrom.

[18] Voire le bel exemple du régicide dans la théologie politique de Saint Thomas d’Aquin, De Regno..

[19] Mao ne s’était pas trompé en parlant de « Grand bond en avant » lorsque son pays était l’un des plus pauvres du monde !

[20] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », in , Études, Éditions Galilée, 1995, p. 71-74

[21] Frederik Nietzsche, Œuvres posthumes, 1883-1888, p. 168, Gesamtausgäbe, Band 3.Cf., voir encore ce passage de Heidegger qui résume mieux encore ce que je tente d’expliciter : « Car il appartient à la volonté de puissance de ne pas laisser le réel (Wirklich) sur lequel s’établit sa puissance apparaître dans cette réalité qu’elle est elle-même essentiellement » Zur Seinfrage, p. 205.

[22] Christo, nom d’artiste du couple formé par Christo Javacheff d’origine bulgare et de Jeanne-Claude Donat de Guillebon qui dans les années 1970 et 1995 emballe des monuments ou des espaces naturels dans de grandes feuilles de plastique de diverses couleurs.