vendredi 25 mars 2011

L'Eglise orthodoxe roumaine et l'Etat: une bonne affaire

BOR. SRL

Les débats qui surviennent entre les groupes laïques (la société civile) et la politique de l’État roumain à l’égard de l’Église majoritaire, la BOR (Église orthodoxe roumaine), ressemblent à une sorte de serpent de mer qui ressurgit régulièrement dans la société et la presse. D’un côté, chez les politiciens, on perçoit les grandes manœuvres électorales (pouvoir et opposition confondus), de l’autre, on devine aisément une avidité et une cupidité insatiables. Tout cela orchestre cet éternel retour de la même problématique. Quelles sont donc les relations entre la BOR et l’État, entre l’État et la BOR ? Une fois il est question du jugement des prêtres et des princes de l’Église en tant que collaborateurs de la Securitate ; une autre fois c’est à propos de ce gouffre financier nommé « Catedrala Mântuirii Neamului »[1] qui pose une fois encore la question du politico-ethnique au XXIe siècle, à savoir : n’y a-t-il d’authentiquement roumain que dans l’appartenance à la BOR ? Nul ne peut-on être un vrai roumain si derechef il appartient à l’Église gréco-catholique ou catholique romaine, sans parler des minoritaires orthodoxes serbes, ukrainiens, sans parler des Hongrois non-orthodoxes, sauf une petite minorité dans la région de Satu-Mare, gréco-catholique ? Un troisième thème de débat a surgi récemment à propos de la subvention de 80% accordée par un projet de loi voté au Parlement (et qui attend la promulgation présidentielle) pour les activités sociales de la BOR. On passera maintenant sur les rétrocessions de terres cultivables, de forêts, d’immeubles de rapports, d’hôtels dans des stations touristiques, etc… Sans oublier que les prêtres et les princes de l’Église sont simultanément des salariés de l’État avec tous les avantages afférents (y compris la retraite) au statut de fonctionnaire.
Pour le français que je suis[2], ce débat semble sortir des oubliettes de l’histoire moderne et contemporaine, une sorte de Jurassique Park des relations entre l’Église et l’État qui me fait songer à cette phrase de Saint John Perse, « l’œil recule d’un siècle aux provinces de l’âmes », sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un siècle, mais de plusieurs siècles… d’un conflit qui en Occident remonte à Masiglio di Padova au début du XIVe siècle dans la lutte engagé par ce penseur des rapports entre le politique, la société civile et le religieux, et le pouvoir temporel de la papauté et des prêtres. Pour Masiglio di Padova l’Église et ses prêtres devaient se cantonner à l’évangélisation et à l’administration des sacrements et ne jamais se mêler de politique et de gestion économique. Si la politique vient très lointainement de Dieu disait Masiglio, elle ne peut être, dans son exercice terrestre, que la gestion de la puissance et ne se peut légitimer que par l’élection des représentants de la vox populi. Ce débat me fait bien sûr songer à notre XIXe siècle français qui s’acheva avec la loi de 1905, la loi de séparation totale de l’Église et de l’État.[3] Les bien immobiliers ecclésiastiques sont tous devenus la propriété de l’État, des régions, des départements et des communes (à eux de les entretenir, de les restaurer surtout : pensons aux coûts de la restauration d’une cathédrale comme Chartres, Reims, Bourges ou Albi). L’Église catholique n’en a que l’usufruit, elle en paie donc le fonctionnement, l’électricité, le téléphone, la taxe d’habitation. De même que c’est l’Église, sur ses propres deniers, qui verse un salaire à ses prêtres, ses évêques et ses archevêques, quant à ses moines et ses moniales ils vivent de leurs activités, de dons offerts par les croyants ou du soutien de l’Église même, voire du Vatican si l’ordre lui est directement rattaché comme l’est La compagnie de Jésus. Certes, depuis une cinquantaine d’années le Parlement français a voté une aide financière annuelle aux écoles religieuses avec lesquelles l’État passe contrat. Celles-ci doivent impérativement respecter les programmes officiels du Ministère de l’Education nationale, y compris ceux qui traitent de la défense de la laïcité. Parmi les obligations qui leur incombent, ces écoles privées religieuses doivent impérativement accueillir des enfants de toutes autres confessions qui seront dispensés de cours de religion. C’est pourquoi leur enseignement est contrôlé en permanence par des inspecteurs de l’enseignement public. Quant aux écoles religieuses (catholiques, juives ou musulmanes) qui refusent ces obligations imposées au fonctionnement des écoles religieuses privées sous contrat avec l’État, elles en appellent à des fonds recueillis tant auprès des parents d’élèves que de sponsors privés français ou étrangers… Les protestants français, depuis la Révolution française, depuis le 26 août 1789 par le vote de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui rend la liberté de culte aux protestants, ont quant à eux toujours défendu la laïcité de l’État et de l’enseignement public, d’où leur attitude positive lors de la séparation de l’Église et de l’État…
Pour un intellectuel français, catholique, protestant, agnostique, de droite ou communiste, la situation de la BOR sous le communisme relevait du surréalisme : des prêtres payés par l’État, des princes de l’Église ayant le statut de ministres avec voiture de fonction et chauffeur à leur disposition, plus et en j’en fut le témoin, des possibilités de construire des églises en partie subventionnées par l’État, de les réparer non pas pour en faire des musées, mais pour entretenir des lieux de culte. Voilà de quoi surprendre n’importe quel sympathisant de gauche venu d’Europe occidentale… Comment, ce régime « férocement athée » (sic ! les anticommunistes), entretenait une Église, des prêtres, leur versait un salaire, leur permettait l’impression de bibles ainsi que leur diffusion ? Etrange athéisme que celui-là ! Certes, si dans les villes il semblait difficile à certains (mais non à tous) qui avaient quelques fonctions officielles de se rendre à l’église pour les offices habituels, dans les bourgs et les campagnes, et surtout en Transylvanie et en Moldavie où la foi populaire est bien plus forte que dans le Regat, les dimanches et les jours des grandes fêtes, les églises étaient pleines, non seulement les églises orthodoxes, mais catholiques romaines, calvinistes, unitariennes ou luthériennes (quand il y avait encore des Saxons). Dans les villages de nombreux jours sanctifiés par le culte des Saints étaient chômés. Même dans l’industrie, par des artifices jésuitiques les directions accordaient des congés les jours des grandes fêtes religieuses…Ainsi, comme par hasard, pendant deux semaines, entre Noël et le Baptême du Christ, les grandes mines de la région de Cavnic étaient en réparation d’entretien, aucun ouvrier-paysan roumain n’y travaillait, et seuls les ingénieurs y assuraient les tâches de maintenance nécessaires à la sécurité des installations. Tout était officiellement en état de marche, mais rien ne marchait et tout le monde dans les villages et les bourgs s’adonnait aux libations, aux rituels chrétiens et non chrétiens de ce grand passage, de la naissance du Christ à son baptême, avec, au milieu, l’an nouveau. Même le 25 décembre dans les cours paroissiales les équipes de jeunes gens donnaient des Viflaim, avec Marie, le petit Jésus dans son berceau, les anges et les diables (ce qui était prohibé de montrer lors des festivals officiels des coutumes hivernales laïques (sic !) donnés dans la rue centrale de Sighet le 30 décembre dans l’après-midi, lors défilé qui ressemblait à un Carnaval).[4] Et pourquoi l’oublier, même le chef de l’État et du Parti, Nicolae Ceausescu organisa et participa aux funérailles religieuses de ses parents… Autre preuve des relations très ambiguës entre l’État communiste roumain et la BOR.
De fait, en Roumanie communiste, la situation n’avait rien de commun avec la Russie soviétique. Certes tout était loin d’être rose, mais dans les provinces et les campagnes on s’arrangeait et ce d’autant plus que la collaboration d’une partie de la prêtrise et des moines (et il y eut aussi des collaborateurs appartenant à d’autres confessions) avec la Securitate offrait à l’État communiste bien des avantages, en particulier des sources d’informations inégalées, par exemple celle des confessions, et donc un contrôle total sur le seul contrepouvoir possible hors du champ idéologique du communisme (par exemple un contrepouvoir gauchiste ou trotskiste)… Car, ne l’oublions jamais, c’est péché mortel pour un prêtre orthodoxe ou catholique que de dévoiler le secret de la confession (de cela les pasteurs protestants ont été protégés, les croyants se confessant directement à Dieu sans autre intermédiaire que la conscience de l’état ontologiquement pécheur de l’homme depuis la chute). Il va sans dire qu’une telle situation a pu pérenniser la position de la BOR, voire même la renforcer en ce que l’expérience a montré que parmi les très nombreux grec-catholiques appartenant aux classes populaires, paysans et ouvriers d’avant 1948, et proportionnellement à la croissance de la population, bien peu, après 1989, rejoignirent le giron de la religion Unie à Rome. Certes la BOR s’est comportée de manière innommable avec les prêtres grec-catholiques sortis des catacombes, il n’empêche, dans sa sagesse le peuple pensait qu’au bout du compte c’était le même Dieu et que cela ne valait pas la peine de mettre la zizanie dans les villages ; or la zizanie ce sont les popes de la BOR qui l’engendrèrent en refusant par exemple d’enterrer les défunts grec-catholiques dans le seul cimetière du village comme cela se passe, entre cent exemples, dans le village de Filea de jos, appartenant à la commune Ciurila dans le judet de Cluj (sous la juridiction de feu le Métropolite Anania). Ainsi, pour l’essentiel, le gréco-catholisme s’est donc retrouvé une religion urbaine plus ou moins d’élitiste. Dont acte, c’est de l’histoire, et au bout du compte il y a toujours des gagnants et des perdants !
Ce qui me semble fort gênant ce n’est pas le fait que la BOR n’accomplisse pas un aggiornamento ecclésial[5], c’est son droit le plus strict, c’est le fait qu’elle refuse dans les faits de reconnaître ses torts éthiques (son engagement massif dans le mouvement légionnaire puis dans la collaboration avec la Securitate)[6] et qu’en raison de cela, elle permet implicitement le retour d’un néolégionnarisme sûr de lui et, à mon avis, profondément antichrétien en ce qu’il élabore une identité entre ce qui serait un « vrai roumain ethnique » et un véritable orthodoxe roumain, comme si, au bout du compte la BOR, n’arrivant jamais à dépasser le cadre étroit d’une église nationale, perdait ainsi sa qualité de membre de l’église chrétienne universelle dans laquelle devrait pouvoir se retrouver n’importe quel homme, d’où qu’il vienne, dès lors qui en accepte les dogmes et s’y fait donner le baptême. Ce paradoxe ou cette contradiction  réactualise le conflit entre le père Staniloaie et Lucian Blaga à propos de la nature de l’orthodoxie roumaine… Lucian Blaga avait raison lorsqu’il affirmait que le christianisme dans sa version orthodoxe n’est pas événement au caractère spécifiquement roumain, car « vesnicia s-a nàscut la sat » et non sur les bords du Jourdain. L’orthodoxie est une religion née au Proche-Orient, et elle s’est répandue universellement en raison de l’argument paulinien à l’égard des Gentils et de son adoption par un empire, l’empire romain, qui se voulait et s’affirmait lui aussi universel… Avec la disparition de l’empire romain d’Orient, et hormis la Russie (« troisième Rome »), chaque élite orthodoxe a mis en œuvre dès la fin du XVIIIe siècle (en partie sous l’influence protestante et de sa version des églises nationales) la lente transformation de chaque Église locale une religion ethno-nationale. Or cette nationalisation du christianisme n’a pas grandi le message christique, au contraire, elle en a réduit la portée… Or, si l’on regarde la relation entre le légionarisme (et les théoriciens-poètes qui le précède) et la BOR que constate-t-on? La volonté de donner à cette réduction nationale du message christique une légitimité politico-métaphysique articulée sur une ontologie de l’« Être national ». D’un côté on accepte l’ontique, le transitoire, l’histoire politique et ses linéaments, le façonnement du pays comme entité politique voulue par les grandes puissances, l’État-nation roumain dans sa première version (1878), puis dans sa seconde version après la Première guerre mondiale (Trianon,1919), et, de l’autre, on construit le discours d’une éternité politique nationale vouée, grâce à l’Archange Michel, à un christianisme ethniquement et uniquement roumain, replié sur un exclusivisme absolu et légitimé avec les arguments d’un racisme féroce qui, mis en pratique lors d’un état d’exception comme la guerre, engendre des actes hautement criminogènes, des meurtres collectifs à grande échelle. Comment donc une église chrétienne a-t-elle pu accepter sans mot dire de tels crimes ? C’est là le fond du problème de la BOR et de sa relation au politique.
On l’aura sans doute remarqué, tout au long de l’histoire récente de l’État-nation roumain, la BOR a toujours su, avec beaucoup d’habileté, se soumettre au pouvoir politique dominant pourvu que d’une manière ou d’une autre son pouvoir spirituel (si l’on peut le nommer ainsi) et son pouvoir matériel soit maintenu, sinon renforcé. En dépit des prêtres et des moines emprisonnés pour des raison essentiellement politiques et non religieuses pendant la première phase du communisme[7], la BOR avec sa politique implicite de collaboration avec les communistes, d’abord contre les grec-catholiques et les catholiques, puis plus directement avec la Securitate a non seulement sauvé les meubles comme on le dit familièrement en français, mais s’est en effet renforcée. Certes, et surtout en Transylvanie, elle perdit des ouailles, car d’anciens grec-catholiques rejoignirent les néoprotestants, néanmoins, au moment de la chute du communisme, le pouvoir grec-catholique en sorti très affaibli et ne s’est toujours pas relevé de cette défaite. D’autre part, l’État, en dépit de la Constitution affirmant la laïcité, pratique un favoritisme financier qui a fait aujourd’hui de la BOR l’une des toutes premières puissances financières de la Roumanie, et ce d’autant plus que le Patriarche, s’il n’est peut-être pas un homme de grande foi (et ce n’est pas à moi d’en juger !), est à coup sûr un excellent gestionnaire de la communication et l’un des meilleurs businessmen du pays…
Pourtant, l’avenir de la BOR est très sombre, car sa pratique la menace à long terme. Elle devrait bien observer l’histoire contemporaine de l’Église catholique romaine… A force d’avoir joué trop longtemps et trop intensément dans le champ du temporel, et puis, plus récemment pour avoir tergiversé pendant la Seconde guerre mondiale avec le pouvoir nazi et ses affidés,[8] et malgré son récent Pape anti-communiste sexy (Jean-Paul II), elle se trouve bien désertée, à tout le moins en Europe, en dehors des grands spectacles qui, pendant les visites papales, rassemblent la jeunesse en masse de spectateurs identiques à ceux des concerts pop-rock. L’Espagne franquiste, haut fief d’une catholicité combattante hyperdroitière (cf. la guerre d’Espagne) est devenue depuis une vingtaine d’année un territoire d’athéisme postmoderne militant (le mariage gay par exemple vient d’y être reconnu par l’État) ; la France laïque n’est plus qu’une ruine catholique en dépit des génuflexions de Sarkozy au Vatican et à Lourdes ; l’Italie quant à elle, est de moins en moins influencée par le pouvoir de la papauté, (sauf une vieille tradition spectaculaire, et la bigoterie du Sud, San Gennaro, Padre Pio, etc.), à la suite de la tangentopoli contre la démocratie chrétienne et d’une fulgurante révolution des mœurs. Les seuls pays où l’Église catholique ait encore du pouvoir et une aura populaire demeurent ceux d’Amérique du Sud et partiellement de l’Afrique noire ex-française grâce à la théologie de la libération qui mêle l’analyse sociologique marxiste de la lutte de classe, avec le message évangélique de pauvreté, d’égalité et de rejet du business par le Christ (chasser les marchands du temple)… Bref, à terme, la BOR risque bien de se retrouver à son tour désertée, ne n’être plus réduite qu’à une entreprise de cadres… En effet, ce n’est pas, me semble-t-il, en se soumettant au pouvoir politique et en jouant le jeu économique du pire des capitalismes qu’elle sauvera sa version du message christique, car, pour la question du business, les protestants et les néoprotestants savent bien mieux faire parce qu’ils ont la légitimité de leur version de la théologie chrétienne. Son salut ne pourrait se tenir que dans un retour à la pauvreté missionnaire évangélique, comme partage de l’épreuve d’un pays qui s’enfonce de plus en plus dans une massive pauvreté structurale caractéristique des pays du tiers monde ![9] Mais n’est-il pas déjà trop tard… car la BOR dans son État-nation, comme toutes les sociétés européennes, comme le reste du monde aussi, est le jouet de ce que Nietzsche nomma naguère le nihilisme européen, aujourd’hui étendu à la planète en sa totalité. Nihilisme qui nous pense bien plus que nous ne pouvons le penser… Nihilisme qui nous aveugle, comme Zeus le faisait à ceux qu’il voulait perdre…
Mais n’étant pas homme de ressentiment ni de rancune, avec mon impiété bienveillante, j’ose dire aux princes de la BOR : vous mes frères humains arrêtez de dépenser, pensez... et priez…
Claude Karnoouh
Bucarest, ce 25 mars de l’an de grâce 2011, jour de l’Annonciation et de ma naissance.




[1] Oserais-je, sans me faire injurier, rappeler aux Princes de la BOR que « le temps des cathédrales » n’a jamais été le temps d’églises consacrées à un peuple-nation, mais à un peuple chrétien… Notre-Dame de Paris, pas plus que Notre-Dame de Chartres, Reims ou Bourges ou Amiens ou Poitiers ou Milan ou Saint-Jean de Latran à Rome ne sont les cathédrales d’un peuple-nation… Seuls les protestants ont instaurés des cathédrales nationales, comme l’est Canterburry en Angleterre…
[2] Pour un Allemand il en va à peu près de même, car depuis quelques années, il n’y a plus l’impôts religieux obligatoire, Kirchentsteuer, en République fédérale, ce qui laisse les athées et agnostiques libres des dons qu’ils peuvent offrir à des organisations caritatives reconnues par les divers Lander.
[3] Sauf en Alsace et en Lorraine germanophone récupérées après la Première guerre mondiale, où continue à fonctionner le Concordat germanique…
[4] La stupidité du comité pour l’éducation et la culture socialiste me paraissait abyssale. Il organisait et présentait « obiceiuri laice de iarnà » avec un Viflaim et seulement des diables… Quand je leur fis remarquer que mettre les diables n’est pas laïque, car les diables supposent les anges et le Christ, je n’obtins d’eux comme réponse qu’un silence gêné…
[5] Je ne me permettrais pas de parler d’un aggiornamento théologique… Cette approche n’est pas de mon ressort…
[6] L’élection du nouveau métropolite de Cluj démontre, qu’après Monseigneur Anania, vieux légionnaire, vieux sécuriste et homme remarquablement intelligent et cultivé, arrive un nouveau sécuriste…
[7] Il s’agit de l’époque de Gheorghiu Dej, avec ses leaders auréolés par des années de luttes clandestines, autant d’illégalistes courageux, souvent d’origine juive, voire d’origine juive hongroise, qui avaient de légitimes raisons d’en vouloir aux légionnaires.
[8] En effet, pourquoi Pie XII n’a pas excommunié deux grands princes de l’Église catholique ouvertement fascistes, alliées de l’Allemagne nazie, le chef de l’État fantoche Slovaque, Monseigneur Tiso, et le Primat de Croatie, Monseigneur Stepinac… Erreur cardinale dont elle subit aujourd’hui les conséquences… en dépit de la protection des juifs italiens dans tous les couvents et les églises ordonnée par le Vatican en 1944.
[9] Il y a des villes comme Galati où les pauvres ne peuvent être enterrés avec les sacrements chrétiens, les popes de la ville refusant la gratuité de l’office des morts aux plus démunis, aux personnes sans famille, abandonnées de tous, mortes dans la rue comme des chiens. Seul le fossoyeur, devant la fosse commune où est jeté le corps souvent sans linceul, récite la prière des morts…
Les dernières statistiques montrent que présentement 1% des enfants des campagnes ont la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur. Comparons, en dépit de tous ses défauts, avec la promotion sociale par le savoir organisée par le régime communiste dans les campagnes ! Depuis 1989 le temps des ténèbres étale de plus en plus son dais mortifère d’analphabétisme au-dessus des campagnes roumaines.

samedi 5 mars 2011

A propos de l'UE et de sa politique du patrimoine


Europe : patrimoine commun et/ou différences ?*

Aber die Thronen, wo ? die Tempel, und wo die Gefäße,
Wo mit Nectar gefüllt Göttern zu Lust der Gesang ?
Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffenden Sprüche ?
Delphi schlummert und wo tönet das groß Geschick ?
Hölderlin, Pain et vin, 4e strophe[1].


Remarques générales



Au cours des trente dernières années du XXe siècle, la Communauté européenne, devenue entre-temps l’Union européenne (quinze pays) représente aujourd’hui une entité économique et administrative tangible qui, à terme, vise à englober l’ensemble des pays européens moins la CEI, et d’où émerge, beaucoup plus lentement, une unité politique. Plus encore, dans la vaste sphère de la culture, le Conseil de l’Europe, c’est-à-dire les quarante et un pays européens (et quelques observateurs non-européens), proclame, assume et construit une unité culturelle passée, présente et future. Cependant, peut-on affirmer, hic et nunc, que cette même entité constitue une unité culturelle au sens fort de la formule, c’est-à-dire une communauté de culture ? La question paraît trop générale pour supporter une réponse abrupte, elle exige des nuances que peuvent fournir des considérations philosophiques, historiques et anthropologiques. Qui soulève cette question ? Quand et où fut-elle soulevée ? Y a-t-il des peuples ou des fractions de peuple qui ne la soulèvent point et pourquoi ?
Envisageons d’abord le Qui. Dans un système politique fondé sur la démocratie représentative de masse, il ne suffit pas que des élites (politiques, administratives, universitaires, techniques et financières) de l’Union européenne éprouvent le sentiment d’une appartenance commune, pour transformer ou projeter cette aperception comme la finalité reconnue et acceptée d’une majorité de gens, que l’on peut appeler, selon le cas, des sujets, des citoyens ou des peuples.
Ensuite, penchons-nous sur le Où ? Venue d’Ukraine ou de Grande-Bretagne, d’Estonie ou du Portugal, la question n’a ni la même tonalité ni, peut-être, le même sens. L’angle de vision déterminé par l’organisation d’une géographique mentale engendre la confrontation entre diverses énoncés opposés, voire conflictuels, que seule la diplomatie et des souverainetés économiques limitées cantonnent dans le débat courtois .
Enfin, observons le Quand ? À l’échelle de la temporalité qui a engendré de longue date l’Europe moderne, cette question a montré des variations qui, selon chaque pays, selon chaque devenir politique, chaque développement culturel singulier, nourrissent des discours historiques, ceux de nos histoires politiques.
De fait, les réponses aux questions du qui, du où et du quand, dépendent des lectures que l’on fait des origines de la formation de l’entité culturelle et politique, ou politique et culturelle, qui fut nommée jadis Europe.

À y regarder de plus près, la fondation de l’Europe moderne pourrait se résumer à un permanent fractionnement d’empires ou d’États composés de diverses ethnies, parlant diverses langues, et vers le XVIe siècle, à un espace où se pratiquait au moins huit versions du christianisme. Aujourd’hui, à l’Ouest de l’Europe, après les hécatombes et les destructions incommensurables de la Première Guerre mondiale, puis celles encore plus gigantesques de la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’un regroupement de pays s’est lentement imposée. En revanche, vers l’Est, il semble que nous soyons encore dans un procès de division, comme si ce cycle historique de la scissiparité politique n’y avait pas encore achevé son cours.
L’un des lieux communs de l’histoire des idées européennes, affirme que le monde européen tire son unité culturelle de ses origines grecques. Cette assertion ressortit essentiellement à certains discours de la philosophie politique ou de l’histoire théologico-politique. Cette formulation soulève nombre de nouvelles interrogations. Des auteurs aussi célèbres et importants que Simone Weil et Hannah Arendt, malgré leurs divergences, s’accordent pour contester cette thèse. Chacune, à sa guise, s’attache à montrer que le monde grec n’est plus la tradition politique, religieuse et héroïque vécue par les hommes peuplant les divers pays d’Europe.[2] Perte déjà relevée, dans son style véhément et tragique, parfois grandiloquent, par Nietzsche qui manifesta sa volonté créatrice en pensant pouvoir offrir aux hommes capables d’entendre son cri, les moyens spirituels de retrouver les valeurs héroïques de ce monde perdu et trahit par les commentaires séculaires des clercs chrétiens.[3]
Serions-nous alors, dans notre diversité européenne, les héritiers du seul monde latin, et qu’en définitive, malgré nos diversités linguistiques, religieuses et politiques, chacun de nous pourrait dire de soi-même :: Civis romanus sum ? Malgré la beauté de l’expression et son passé prestigieux, c’est, me semble-t-il, une vision un peu courte, dès lors que l’on tient compte de la division de l’empire entre Occident et Orient, de l’effondrement du premier et de la perpétuation du second jusqu’à sa substitution et au-delà par l’empire ottoman. L’héritage de la romanité latine implique, entre autres choses et simultanément, un système juridique, une même version du christianisme, le partage parmi les élites d’une même langue savante, le latin, d’une même théologie, le thomisme, et de ses débats contradictoires, préparant de longue date la Réforme : donc une semblable histoire ecclésiastique et, plus tard, universitaire et pédagogique. L’effondrement de l’empire d’Occident, la mise en place des pouvoirs “ barbares ” d’origines germaniques entraînant, à terme, une recomposition totale de son ancien espace de souveraineté, ont ouvert des possibilités inédites que l’empire d’Orient n’eut point. À l’évidence, une telle esquisse implique une lecture qui insiste sur les différences entre les pays européens héritiers de l’empire romain d’Occident et les pays issus de l’empire d’Orient, ainsi que sur les effets à long terme de ces différences.
Toutefois, cette ébauche d’interprétation (qui possède une longue tradition) ressortit à une position objectiviste, articulée autour d’une série de corrélations établies a posteriori, qui ne tient pas compte de l’aperception que les peuples ont ou plutôt auraient eu de l’unité ou des désunions, du consensus ou de la dissension. Or, le premier moment subjectif de l’aperception commune d’un sentiment d’appartenance ou d’une origine commune, exige son énonciation dans une langue commune, avec ses foncteurs logiques, ses tropes comme jeu sémantique, ses concepts singuliers, qui concourent tous à construire un même champ sémantique. À l’évidence, cette langue commune aux peuples européens n’existe point, même si une sorte d’anglais de supermarché, d’aéroport, de lexique financier et d’ordinateur permet la communication minimale exigée par la planétarisation de l’économie. Certes, la situation n’est pas partout identique. Dans les pays du Nord, en Hollande, dans les Flandres belges, au Luxembourg, en Allemagne, mais aussi en Grèce, un anglais de qualité moyenne est compris, voire parlé dans la population. En France, en Italie, en Espagne, au Portugal, la situation est bien plus contrastée entre les grandes villes touristiques et le reste du pays. Quoi qu’il en soit, il est faux de dire qu’au sein de l’Union européenne, il existerait une langue commune qui permettrait à tous les peuples d’établir une intercompréhension à la fois savante et familière, technique et poétique, commerciale et littéraire. La situation se complique plus encore, si l’on tient compte de tous les pays qui composent l’Europe en sa totalité. Si les élites des anciens pays communistes sont très souvent polyglottes quoique, par tradition, ici ou là, on perçoit une inclination plus marquée pour telle ou telle langue de grande circulation, les peuples restent profondément immergés dans une langue ; et, lorsqu’il y a authentique bilinguisme, il s’agit de langues uniquement parlées dans telle ou telle région de l’espace européen : roumain/hongrois, hongrois/ukrainien, hongrois/serbe, roumain/serbo-croate, serbo-croate/albanais, grec/albanais, bulgare/grec, roumain, polonais, estonien, lituanien, letton/russe, etc. Le chemin est long avant l’émergence d’une langue commune à l’intercommunication des peuples européens, qui dépassera la publicité, les heures de départ des trains et des avions, la lecture des notes d’hôtel et des menus des restaurants internationaux.
Donc point de langue commune. Y aurait-il en revanche l’aperception d’une origine, d’un destin commun et de valeurs historiques communes ? Certains commentateurs en avancent la possibilité dans un futur proche, d’autres affirment qu’elle appartient déjà à notre époque. On peut cependant légitimement s’interroger pour savoir s’il ne s’agit pas là de la formulation d’un souhait d’élite, voire d’un nouvel idéalisme à l’accomplissement plus qu’incertain. En effet, en dépit d’une économie touristique intensément développée et propre aux pays du Nord, il semble que la situation commune de la majorité paraisse fort éloignée de cette réalité. Or, que je sache, nos sociétés n’ont de légitimité et de souveraineté qu’en fonction des volontés des populations exprimées sous forme de votes : cela se nomme le pouvoir de la majorité.
Ne serions-nous pas encore, quoique de manière moins manifeste, soumis aux forces rémanentes de l’ipséité de l’Europe des nations du XIXe et de la première moitié du XXe siècle ? N’est-ce pas cette Weltanschauung qui forge encore, peut-être plus secrètement, l’essentiel des représentations des diverses populations européennes ? Pendant presque deux siècles l’État-nation européen, en ses multiples expressions politiques, a imposé une représentation de la communauté d’appartenance, le peuple-nation dans son État, qui s’est toujours manifestée sous la double expression d’une coupure identitaire plus ou moins schizoïde et d’un rapport à l’autre plus ou moins paranoïde. L’État-nation n’a pas seulement mis en œuvre le fractionnement politique (et économique) des empires, des royaumes ou des républiques multiethniques, mais, et simultanément, en son propre espace de souveraineté, il a travaillé à l’uniformisation, au rassemblement de communautés d’appartenances paysannes archaïques ou urbaines, isolées les unes des autres. Les moyens sont connus : enseignement généralisé et unique autour d’un récit fondateur énoncé en termes d’histoire, de folklore, d’ethnographie, d’œuvres littéraires, poétiques, théâtrales, voire de philosophie de l’“ être national ”[4] ; rassemblement homogénéisant des hommes avec la conscription ; uniformisation des mœurs et des coutumes dans le développement de l’urbanisation moderne et de l’industrialisation, ainsi que la mobilité géographique qu’elles engendrent et intensifient ; uniformisation des objets de consommation usuels, des vêtements, des habitats grâce à la rationalisation de la production et à l’extension du marché. Tous ces phénomènes modernes concourent à araser des différences archaïques et pré-modernes. Plus encore, dans le cours du vaste processus de modernisation mis en œuvre par l’Europe occidentale et répandu lors du développement de tous les États-nations, l’archaïsme commun à toutes les cultures populaires européennes a été, en quelque sorte, approprié et sur-différencié par les discours savants des institutions étatiques de chacun d’entre eux, créant ainsi des communautés imaginées par les élites et une identité unique diffusée dans la masse par toutes les institutions étatiques.[5]
Les exemples abondent. Parmi les plus importants on soulignera la lente et inexorable nationalisation du religieux depuis la Réforme par l’usage des langues vulgaires transformées en langues divines, en langue de la Bible et du culte : Le Dieu chrétien ne se donne plus au peuple chrétien en sa totalité, mais à nous :  Gott mit uns. Cette nationalisation étendit son influence tant sur le catholicisme, comme l’avait déjà remarqué Voltaire[6], que sur les Églises orthodoxes… Le processus de nationalisation ne s’est pas penché seulement sur les traditions paysannes archaïques, il a aussi travaillé à l’appropriation des origines antiques communes par l’État-nation. On peut regarder ces dynamiques politico-culturelles et socio-culturelles comme le résultat de la régionalisation des lectures historiques anachroniques telles que les présentent les grands systèmes de la philosophie de l’histoire. Ces interprétations totalisantes du devenir, regardent le présent comme l’accomplissement d’un état antique, voire protohistorique qui le préparait déjà, où l’histoire représenterait un inexorable flux (une énergèia dirait Aristote)) transformant les sociétés et réalisant un principe premier qui est aussi le télos du monde. Ainsi, l’État-nation – formation historique éminemment moderne – devient réalisation de l’Esprit absolu (Hegel) et le capitalisme qui lui est consubstantiel, s’interprétera comme le résultat d’une accumulation primitive, très lointaine et, somme toute, bien mystérieuse et énigmatique (Marx)[7] ; quant à la science moderne elle a envisagé d’abord les sociétés comme le résultat du devenir d’une raison originelle (laquelle ?) s’incarnant selon le modèle conçu par Darwin, dans la sélection du meilleur par le combat pour la vie (première thématique libérale dont le schème s’apparente au discours socio-politique de l’Angleterre victorienne au faîte de sa puissance mondiale) ; mais aujourd’hui, cette interprétation devenue politiquement incorrecte (quant à moi je dirai, plutôt, politiquement dangereuse), est remplacée par l’évolution des sociétés soumises à la lutte pour l’accès à l’information et à la mise en réseaux[8] : interprétation s’adaptant parfaitement à l’ère d’une économie mondialiste et d’une culture tendant à se planétariser,  fondées sur les nouvelles technologies, celle des ordinateurs, de l’Internet et de la téléphonie mobile. Ce n’est donc plus le « Je pense donc je suis » qui serait aujourd’hui le motto de la pensée contemporaine, mais le « Je communique donc je suis », où le communiquer n’implique jamais une autre matière à transmettre que l’agir communiquant lui-même De telles lectures, celle des systèmes totalisant de la philosophie de l’histoire ou des sciences, ne laissent aucune part à l’advenue de l’inédit, de l’imprévisible, des mutations des épistémès (Foucault)[9], des évolutions singulières et irréductibles de certaines cultures comme l’ont décrit certains anthropologues (Lévi-Strauss, Clifford Geertz, Remo Guidieri, Marshall Shalins).

Plaidoyer pour une nouvelle narration historique


Les élites de la nouvelle Europe qui se construit cherchent donc à défaire, pour les annuler, les anciens discours justifiant les appropriations nationales, afin de reconstruire et de leur substituer des interprétations où serait mis en avant ce qui est commun à toutes ces entités politico-culturelles. Cependant, on ne peut rester insensible au fait que, pendant environ deux cents ans, des universitaires et des intellectuels en renom, ont fourbi les arguments d’une identité nationale originelle, voire parfois quasi antéhistorique, des appropriations singulières du passé commun, avec la même conviction de détenir une vérité intemporelle que leurs héritiers contemporains qui en affirment une autre. D’où ce changement  vient-il ? Peut-on l’attribuer à la découverte de nouvelles archives qui bouleverseraient des interprétations naguère bien assises ? Cela paraît bien improbable, car ces nouvelles lectures ne font guère appel, dans la plupart des cas, à de nouvelles découvertes. Dans un cas comme dans l’autre, il semble que nous ayons affaire à une nouvelle manière d’accommoder les restes, ici, les mêmes restes. Une remarque de Paul Valéry nous met sur la voie :
“ L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. ”[10]
Quelque chose a donc changé entre le moment où la narration historique mettait en avant l’appropriation nationale du patrimoine (ou ce qui était défini comme tel) et celle qui, présentement, la repousse. Pourquoi ce changement ? La réponse pourrait peut-être venir de la transformation de la fonction de l’État-nation. Dans un monde de plus en plus dominé par la mondialisation de l’économie, de l’information et de la culture – en bref, par les mêmes modes du produire, du consommer et du travailler d’une part, du former (ou du déformer), de l’ortho-normer et de l’ortho-nommer, de l’éduquer, de l’autre –, les processus de différenciation externe deviennent obsolètes dès lors que les entités souveraines, après avoir politiquement et culturellement séparé, sont réunies par des relations d’interdépendance de plus en plus fortes,  car, si l’État-nation a unifié au sein de son espace de souveraineté, il a aussi séparé ce qui avant était uni afin de manifester avec force sa souveraineté jalouse. Ce nouvel d’esprit ou, si l’on préfère, cette nouvelle Weltanschauung, ne peut accepter, ni même bientôt concevoir, les anciennes différences agonistiques entre les États-nations qu’en termes de caractères tératologiques.
Aujourd’hui, beaucoup voudraient voir l’histoire, comme un devenir politique où la violence eût été un accident monstrueux. C’est là peut-être une doxa offerte à des populations amnésiques. Car personne ne peut nier, ou dénier, que le devenir européen (et non seulement européen) n’a jamais été autre chose qu’une somme de créations d’entités politiques parfois magnifiques, parfois détestables, qu’une somme d’actions violentes ou diplomatiques, portées par le fer, le sang et la parole où se sont entremêlés courage et lâcheté, gloire et déshonneur, victoires et défaites, détermination et faiblesse, loyauté et traîtrise, où, pour le dire brièvement selon Machiavel, le vainqueur avait su discerner selon la furtuna et la virtú afin d’imposer l’inédit, voire l’inouï. De fait, notre présent inspire une rétroprojection des valeurs contemporaines pour juger celles oeuvrant dans le passé, il s’agit, comme l’écrit Jean Baudrillard, de “ Refaire une histoire propre – blanchir tous les processus monstrueux : à travers la prolifération des scandales, le (res)sentiment obscur est que c’est l’histoire elle-même qui est scandale. ”[11] Ainsi conçu, le passé n’a été qu’un ratage du destin de l’homme, et la reconstruction d’une histoire irénique et aseptisée de ses vecteurs contradictoires, de ses apories, de ses solutions mortifères est devenue la forme collective d’un travail du deuil propre à l’Occident, à l’horizon duquel il n’y a plus de devenir, mais cette “ fin de l’histoire ” qu’affirme Fukuyama après la chute des régimes communistes et les promesses d’un « homme nouveau » que préparent les techno-biologies.[12]
Imaginer un monde irénique, c’est tantôt prendre pour réalité tangible ce qui chez Rousseau n’était qu’hypothèses théoriques, « la bonté naturelle » de l’homme avant la socialisation, tantôt croire, comme Kant, que le “ but idéal de l’histoire est d’atteindre à une constitution juridique, universelle et parfaite, dont l’élément moteur est l’idée de paix perpétuelle… ”[13] Reformulée aujourd’hui dans le champ d’une idée abstraite des droits de l’homme, l’histoire comme récit tenu sur le passé (cf. chap. 7) ne serait plus l’interprétation toujours délicate des phénomènes – souvent difficiles à déceler dès leur origine – qui engendrent des formes sociales et des entités politiques nouvelles, mais la narration d’un perpétuel deuil à l’égard de tous les vaincus. Dans ce cas, en effet, l’histoire – en tant que somme des événements qui ont fait que nous sommes ce que nous sommes – est un « scandale », ce que ne pouvait penser Kant qui, malgré les événements tragiques de son temps, maintenait l’optimisme d’un perpétuel progrès œuvrant sous la férule des desseins de la nature, fussent-ils inconnus des hommes-acteurs de leur propre violence. La  doxa contemporaine de nombre d’intellectuels, de journalistes, des demi-savants de l’animation et du management culturel, placent dans le deuil et dans l’émotionnel, ce qui, en termes hégéliens, reviendrait au travail du négatif de l’agir politique dans son présent ; de ce fait, la doxa du présent nie aussi le dépassement possible du présent (ou de ce qui fut un présent dans le passé) par sa propre négativité, c’est-à-dire, l’Aufhebung. Certes, il y a dépassement par le négatif chez Hegel, mais pour un horizon renouvelé de la positivité. Enfin, chez Nietzsche, la suite et la somme des événements qui font l’histoire manifestent et explicitent le devenir implacable du tragique propre au destin de l’humanité. Présentement, nous devons donc nous repentir pour ce qui a été fait, et nombreux sont ceux qui affirment qu’il s’agit là d’un « devoir de mémoire ». Mais faire travailler l’esprit dans l’émotion d’un perpétuel deuil, n’est-ce pas précisément le contraire de la mémorisation de cette violence accoucheuse de l’histoire, et, au nom de la mémoire, engendrer l’oubli ? Mieux encore, n’est-ce pas la mise en œuvre de l’oubli de ce que notre présent porte de violence, dès lors qu’il s’agit d’imposer et d’organiser un Nouvel Ordre mondial qui n’est plus à proprement parler politique, mais économique, où les différences entre la richesse, la pauvreté et la détresse, sont masqué sous un « multiculturalisme » de riches aseptisé de tous conflits. En effet, il n’y a pas de puissance politique souveraine, économique et culturelle, quelles qu’elles fussent, quelles qu’elles soient, qui n’aient été le fruit d’une violence engendrant gagnants et perdants, dominants et dominés, et, souvent, bourreaux et victimes. Tout envisager du côté des perdants et s’en repentir sans cesse, revient non seulement à rejeter la pensée de l’histoire comme pensée du devenir tragique, mais tout bonnement à l’éliminer de notre expérience contemporaine et quotidienne. Le présent ne peut plus être tragique, c’est-à-dire plongé au cœur de l’histoire, il doit être culturalo-hédoniste, c’est-à-dire immergé dans un perpétuel présent sans histoire. Conception et pratique qui s’accorde parfaitement avec la généralisation et la massification du tourisme (première industrie civile du monde), lequel regarde la planète comme un immense parc de loisirs. Dès lors, on comprend pourquoi, les guerres postcommunistes qui ont marqué la désintégration de l’ex-Yougoslavie et une partie de l’ex-URSS, ont pu si facilement être présentées comme autant d’événements monstrueux à des populations pour qui l’histoire se résumait aux dernières vacances passées sur les plages d’un quelconque pays exotique…

Au cœur de cette pensée réintroduisant le règne de la paix et de l’unité au sein de différences produites au long d’un millénaire de conflits perpétuels, surgissent des contradictions dès lors qu’il est question de patrimoine ou mieux, des patrimoines, car ces restes, nommés patrimoines, sont pour parties les traces de la violence historique et, parmi celles-ci, de la manière dont l’appropriation dynastique, étatique, monarchique et/ou républicaine, affirmaient avec force des différences de puissances, d’ordres, de classes, de religions, d’ethnies, de nations. La raison de ces contradictions, parfois de ces antinomies, gît au cœur même de la notion de patrimoine, dès lors qu’elle se fonde simultanément sur la narration historique (i.e. les discours tenus sur le passé) et une pratique politique, économique, culturelle et sociale élaborée et développée au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle. C’est précisément l’époque où l’Europe vécut l’âge d’or de l’État-nation, lorsque toutes les parties communes de ces héritages devinrent les propriétés exclusives de chacun d’entre eux. A partir de ce moment, la totalité des œuvres patrimonialisées (y compris les Antiquités gréco-latines) se lurent dans une écriture historique articulée autour de ce que Hegel définit comme la “ conscience historique ”[14], mais une « conscience historique » prise dans un vertigineux mouvement de rétrécissement : chaque État-nation s’appropriant la conscience historique générale en la régionalisant à son unique profit. Les élites nationalistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles érigèrent les patrimoines de leurs pays respectifs, en élaborant une lecture hégélienne du passé qui répondit aux aspirations de leur présent dans la conscience d’une histoire particulière,  mais en la présentant comme mouvement destinal participant à l’accomplissement de l’histoire universelle en laquelle se réalise l’Esprit absolu. Ainsi se réservait et la singularité de l’État-nation nouveau-né et son appartenance au mouvement général de la « haute civilisation » occidentale. Toutefois, pour qu’il y ait présence d’une conscience historique, il faut la conscience d’un destin, c’est-à-dire la conscience d’un agir qui, dans son propre déploiement, fabrique l’histoire. Agir qui, toujours dans les paroles de Hegel, implique l’héroïsme puisque ce destin s’accomplit dans la violence (là Hegel n’est guère éloigné de l’analyse de la fondation du nouvel État proposée par Machiavel), tout en étant gage de liberté en ce que seul l’homme libre ne craint pas la mort.[15]
Cependant, à l’évidence, tous les États-nations (y compris ceux qui naîtraient plus tard de la décolonisation) entraient donc dans le moderne avec les mêmes concepts, les mêmes instruments institutionnels et culturels, que chacun regardait comme uniques, ineffables, irréductibles, irrémissibles, alors qu’il s’agissait, à chaque fois, du phénomène politique et culturel propre à la modernité, à savoir, la multiplication du même, de l’identique. En d’autres mots, les guerres qui déchirèrent les États-nations pendant plus d’un siècle et demi, se nourrissaient du même fond métaphysique[16], et de la même passion pour les illusions de liberté quand la plupart d’entre eux, de par leur faiblesse techno-scientifique et économique, étaient enchaînés aux quelques grandes puissances dominants les jeux géopolitiques de cette époque. Cette agitation et cette frénésie glaciaire de développement, cet abus des récits historiques grandiloquents manifeste précisément ce contre quoi s’insurgeait le jeune Nietzsche : la trahison moderne de l’esprit grec, de son héroïsme et de sa grandeur tragique.
Dans cette conception du devenir-histoire, et tout en respectant les catégories établies par Aloïs Riegl[17], on constate que la “ valeur historique ” ou, plutôt, la “ valeur historico-nationale ” prend le pas sur toutes les autres : en d’autres mots, pour l’État-nation ce n’est plus tant l’ancien qui compte en tant que sommes d’antiquités universelles, mais la manière dont cet ancien vient occuper sa place dans le discours historique de la « patrimonialisation »  nationale. Aussi, pendant l’âge d’or des États-nations, cette « patrimonialisation » opère-t-elle des choix sémantiques dans la totalité d’une antiquité commune à toutes les élites européennes : désormais, cet antique doit fonder et établir définitivement un objet, le“ sens-patrimoine-national ”, pour un présent en devenir, j’y reviendrai plus avant.
C’est la manière de choisir le sens qui dorénavant change au sein des élites des pays membres de l’Union européenne et partiellement, au sein du Conseil de l’Europe. À présent, il semble que la “ valeur d’antiquité ”, désémantisée de ses origines, soit devenue la seule valeur, si bien que tout reste, toute trace, accède au statut d’objet de patrimoine. Depuis le plus imposant monument “ intentionnel ” jusqu’au moindre objet de la vie quotidienne du paysan, depuis l’œuvre d’art la plus originale jusqu’aux instruments technologiques de notre première modernité, tous les objets produits par des mains humaines deviennent la source permanente d’un patrimoine en devenir. Or, un tel déploiement de la « patrimonialisation » manifeste une mutation de la conscience historique qui se confond avec l’accumulation des œuvres du passé quelles qu’elles soient. N’est-on pas ici confronté à un sentiment de nostalgie ? A cette nostalgie des anciens états, des paradis perdus, d’un âge d’or propre à notre conception, même laïcisée, de la chute dans le temps de l’histoire (chute qui est, ne l’oublions point, la faute originaire) ; nostalgie donc où se lit le refus d’assumer le présent dans le champ d’un devenir incertain, car délié de toute vision téléologique autre que le déploiement de la technique et l’accélération économique ; nostalgie qui tend à occulter un devenir s’identifiant jours après jours à la somme algébrique des produits du marché. C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faut entendre le constat que fit Jean-François Lyotard de la “ fin des grands discours ”, des grands systèmes philosophiques et politiques mettant en place les causes premières, les principes de développement et les fins ultimes qui donnaient un sens global à l’histoire, depuis l’origine des origines jusqu’à son télos à réaliser. Mais le constat de Lyotard ne suffit pas tant s’en faut, à couper court à tous les discours de restauration, néo-kantisme, néo-fichtéisme, néo-hégélianisme, néo-marxisme, etc. Or, dans un monde dominé par l’économique, il ne peut y avoir d’autres organisations dominantes que celles qui configurent et agencent tout ce qui concoure aux fins de l’économique des sociétés, à savoir le travail, la gestion des investissements et des coûts (le capital et la plus value), la programmatique de la production et de la distribution, la gestion de la consommation, le calcul du profit. À travers tous les objets « patrimonialisés », c’est le deuil des mondes passés que portent les Européens de la modernité tardive. Aujourd’hui, le patrimoine ne vise plus des “ lendemains qui chantent ” quels qu’ils soient – l’accomplissement du peuple dans l’État, de la race dans l’État, de la classe dans l’État qui devrait disparaître et pourtant qui ne disparaît point –, mais nous conte la perte de passés multiples (et souvent contradictoires) regardés soit avec la nostalgie des époques bienheureuses, — oubliant toute la violence politique et quotidienne, l’incertitude et la fragilité des vies de ces époques — soit, ainsi que je l’ai déjà souligné, saisis par l’horreur des formes monstrueuses venues d’on ne sait où. Paradis perdus ou tératologie politique, le passé n’est plus conçu comme les moments d’une histoire vivante, mais tantôt comme paysage rêvé, tantôt comme objet de haine.
Il s’agit donc de reconstruire le discours historique de l’Europe, de dénationaliser la « patrimonialisation » pour simultanément la généraliser (chercher le plus grand nombre de dénominateurs communs) et la régionaliser (marquer les plus nombreuses différences) selon des critères qui demeurent toujours flous, car si la généralisation mène à l’abstraction la plus désincarnée, le fractionnement quant à lui, peut créer de la différence là où il n’y en avait guère.
La nouvelle mise en commun de ce qui avait été jadis approprié par les États-nations ne se fait pas sans nouveaux anachronismes, sans de nouvelles contradictions, parce que l’unité qu’il s’agit de légitimer, n’a plus rien de commun avec celle d’où proviennent les divers restes qui composent le patrimoine. Elle se doit donc d’éviter tant les pièges d’un “ idéalisme de rêve ” (l’expression est de Nietzsche) que ceux du nominalisme, d’un jeu itératif sur la permanence des formes lexicales qui viendrait à masquer les transformations, voire les révolutions sémantiques. L’Union européenne (les quinze), en tant qu’entité économique, politique et administrative, non plus que le Conseil de l’Europe (les quarante-et-un) nés pendant la dernière moitié du XXe siècle, ne sont comparables ni à l’Empire latin, ni à l’empire de Charlemagne, ni à l’Europe chrétienne antérieure à la Réforme, ni même à L’Europe des monarchies absolues. Quoiqu’elle porte le nom d’Union européenne (union d’un certain nombre d’États européens), cette entité n’a plus, ni factuellement, ni phénoménologiquement, ni existentiellement grand chose de commun avec l’entité portant le même nom voici plus d’un millénaire, ou moins. Nouvelle Europe, nouvelle histoire, nouvelles lectures de ses origines et donc de ses patrimoines. Les pouvoirs qui la dirigent, souhaitent impérativement (ici, le choix de l’adverbe n’est pas employé innocemment) de nouvelles interprétations, de nouvelles corrélations entre les objets-patrimoines. Aux précédentes corrélations établies en fonction de fragmentations instaurées par les topoi des États-nations (c’est-à-dire leurs limites territoriales, leurs frontières, et leur  temporalité historique, la saga de leurs origines), se substituent aujourd’hui des connexions unificatrices, outrepassant non seulement les frontières, mais aussi les époques.

Le souci actuel de protéger et de garantir des droits aux minorités nationales, ethniques ou religieuses opprimées, exige, à l’inverse, la mise en valeur d’objets-patrimoines qui divisent l’unité construite auparavant par les États-nations ou la réunification d’entités territoriales naguère divisées, en bref, un bouleversement, sinon une redéfinition spatio-temporels. Une telle approche a pour résultat de minorer la tâche historique de modernisation – c’est-à-dire la rationalisation bureaucratique et technique – accomplie par l’État-nation : unification des terroirs, des communautés rurales, des dialectes dans une langue nationale (parfois suppression de dialectes), des poids et mesures, des architectures, des vêtements, des savoirs, de l’éducation, etc. Si cette nouvelle lecture apparaît comme la constitution d’un nouvel objet historique, ce qui le fonde et le légitime ressortit à des valeurs juridiques et donc éthiques.
Or, en dépit des plus louables intentions de leurs promoteurs, le point de vue éthique, lorsqu’il se dissimule derrière la “ scientificité ” de la narration historique, peut se révéler extrêmement périlleux. Ainsi, on peut lire dans les publications du Conseil de l’Europe des suggestions où le patrimoine devrait laisser place aux perdants :
“ Il faut absolument tout faire pour que les traces du passé soient conservées et pas seulement en cas d’affrontement, celles qui servent les intérêts des vainqueurs ; les vaincus doivent aussi être visibles. ”[18]
Une telle formule est bien trop ambiguë, en particulier parce qu’elle désémantise le politique, et peut donc apporter, d’une part, des arguments aux nostalgiques des régimes totalitaires qui, à l’évidence, sont parmi les vaincus de ce siècle, et, de l’autre, faire oublier que des vaincus furent parfois des vainqueurs, et que des vainqueurs du présent furent autrefois des vaincus. Ce n’est donc pas avec l’axiomatique d’une éthique posée a priori qu’il faut tenter de reconstruire une nouvelle narration du patrimoine historique européen. En effet, quel homme pourrait, en conscience, approuver les méthodes politiques criminelles mise en œuvre par les régimes totalitaires, et pourtant, selon l’auteur du rapport précédemment cité, il faudrait, leur offrir une visibilité positive ? En revanche, un tel siècle, le XXe, celui de ma génération, celui qu’Eric Hobsbawm a défini comme l’“ âge des extrêmes ”[19], explicite pleinement le travail du négatif (la dialectique négative selon Adorno) ou le triomphe de l’instinct de mort (le thanatos de Freud), un tel siècle, pour être quelque peu compris doit être interprété dans ses origines, lesquelles ne jaillissent pas ex nihilo dans les mois précédant août 1914 comme le pensent certains historiens, mais se prépare de plus longue date, de très longue date, et rien de nous dit qu’en son essence il serait achevé. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier l’une des leçons de Michel Foucault, à savoir qu’il n’y a pas de narration historique (i.e. du passé) qui se puisse déprendre d’un discours politique du présent.
Si donc la nouvelle Europe unie se présente comme une tentative de contenir (par des lois), de conjurer (par l’enseignement d’une attitude tolérante et ouverte à l’histoire des autres), le travail du négatif du XXe siècle, il convient aussi de rappeler l’alchimie intellectuelle et l’agir qui engendre ce négatif sous les traits du positif : le progrès, la dignité du mieux être, le bonheur céleste ou terrestre, ce que la sagesse populaire formule d’un proverbe lumineux : “ L’enfer est pavé des meilleures intentions ”.

L’Europe occidentale contemporaine que certains nomment “ postmoderne ”, d’autres “ postindustrielle ”, dont on voudrait conserver le plus grand nombre de traces du passé, est le résultat d’un processus de formation pluriséculaire fondé certes sur quelques continuités, mais aussi sur des ruptures de ses épistémès, sur des mutations dans la conception spéculaire de l’objectivité et de la subjectivité, au point que notre aujourd’hui ne peut plus entendre des époques passées, ou même relativement récentes ; celles-ci nous sont parfois aussi étrangères que les catégories de la connaissance des Aborigènes australiens. En effet, qui, en dehors d’un infime groupe de spécialistes, peut entendre quelque chose aux débats sur l’individuation angélologique de la scolastique médiévale latine et orientale.
Nous l’avons déjà souligné, les restes du passé européen ne sont pas l’œuvre d’une dynamique pacifique. Dès l’aurore où se préfigura l’Europe moderne, les traces qui en demeurent témoignent d’états conflictuels que la muséographie et la patrimonialisation actuelles tendent à effacer : châteaux forts, villes ou églises fortifiées, arcs de triomphe, colonnes ou tableaux célébrant une victoire ou une défense héroïque, cénotaphes, monuments aux morts, musées où s’entassent des collections d’armes, etc. sont dévalorisés dans leurs fonctions originelles au profit d’un engouement pour une histoire des mentalités, des subjectivités, des activités subalternes qui tendent à occulter l’histoire politique, l’histoire des techniques ou l’histoire financière. Plus encore, la multiplication des musées d’art et traditions populaires, des écomusées ruraux, mais tout autant la transformation de sites industriels du XIXe et du XXe siècles en sites archéologiques de la premier modernité, tend à dissimuler aussi bien la violence propre à l’industrialisation des sociétés agraires que celle nécessaire lorsqu’il faut mettre à l’encan les outils de travail de vastes régions, réduisant au chômage des milliers d’ouvriers, sacrifiant sur l’autel de la rationalité technique, de la productivité et donc du profit des générations entières d’hommes et de femmes. Il suffit de jeter un regard sur des dessins, des gravures, plus tard de vieilles cartes postales, de vieilles photos pour approcher la grande misère paysanne et ouvrière de la première industrialisation. Démarche où pointe déjà une différence entre certains pays de l’Union européenne, mais, surtout, entre cette Europe de l’Ouest et les pays de l’ex-Europe communiste. Par exemple, ici ou là, en partie à l’Ouest et en totalité à l’Est, il ne s’agit pas d’y “ sauver ” les usines pour constituer les sites d’archéologie industrielle, mais de détruire des industries assurant encore la vie quotidienne de dizaine de milliers d’ouvriers, de techniciens et d’ingénieurs, et décrétées obsolètes dans le schème de la nouvelle mondialisation de la division planétaire du travail.[20]
Une situation identique s’ébauche avec l’urbanisation. Bien des villes occidentales que nous admirons aujourd’hui pour l’unité de leur style, baroque, néo-classique, voire pour leur modernisme ambitieux, et souvent démesuré, ne sont que les résultats de destructions guerrières préalables ou celles d’un urbanisme ravageur. Or, il y a précisément une relation entre la puissance de destruction et l’intensité de la reconstruction et de la modernisation, à condition que le pays concerné détiennent déjà une infrastructure industrielle et des populations formées à la technologie et à la programmatique intellectuelle et sociale qu’elle impose. N’est-ce pas le cas de l’Allemagne et celui du Japon après la Seconde guerre mondiale ?[21] Ce qui ne nous empêche pas de prôner des conservations là où certains peuples ou certaines élites politiques, veulent faire du moderne à tout prix.

Dans sa plus grande extension, l’Europe, jusqu’aux confins de la Méditerranée orientale nous a légué les traces d’histoires pluri-millénaires plusieurs fois relues (ou comme le dit l’anglais, « many times revisited »). Aujourd’hui, l’aube d’une nouvelle époque exigeant un nouveau discours, de nouvelles strates d’interprétations se forgent pour le monde qui se déploie sous nos yeux. L’esprit de notre temps l’éprouve comme une sorte de nécessité, comme si, une fois encore, du passé, nous devrions “ faire table rase ”, et reconstruire de nouveaux discours à l’usage des nouvelles générations se succédant de plus en plus rapidement. Il est clair que durant le demi-siècle qui vient de s’écouler nous avons vécu une profonde révolution à la fois technique, économique et sociologique (peut-être anthropologique) qui apparaît maintenant dans une lumière plus crue, tant et si bien que l’on n’a pas trouvé d’autre solution que d’en rassembler les effets sous l’adjectif générique “ nouveau ”. Le “ nouveau ” discours sur le patrimoine-histoire s’inscrit, lui aussi, dans le mouvement qui englobe la mutation des savoirs techno-scientifiques (informatiques et biotechniques), la transformation des rapports au travail (la domination de plus en plus marquée des activités de services, d’informations et de communications), la globalisation de la plupart des activités humaines ainsi que leur “ marchandisation ” dans une mise en réseau planétaire. En d’autres mots, le “ nouveau ”, expression anesthésiante, signifie que nous sommes les sujets et les objets d’un changement de civilisation (ou de culture) qui ébranle les valeurs, les comportements sociaux, les attitudes intersubjectives, la formation de la personnalité, les croyances, autant que les modes vestimentaires et alimentaires, l’ensemble des goûts esthétiques, etc.
Nouveau monde, dirait-on, mais un nouveau monde que nous avons “ découvert ” en nous-mêmes, sans même nous déplacer, et qui se représente, selon la normalité universelle et intemporelle accomplie de la modernité comme “ le meilleur des mondes possible ”, expression à l’origine même de la métaphysique moderne (Leibniz). Animé d’une telle conception, le passé de l’Europe (bienheureux ou monstrueux) ne peut plus servir de quelconque modèle de référence au présent, et son intelligence, envisagée du point de vue des acteurs de chaque époque, demeure confinée aux savoirs et aux controverses de quelques rares universitaires et chercheurs. Pour s’en convaincre, il suffit de constater les libelles et les pétitions angoissées lancés par les hellénistes confrontés à la mort annoncée des études classiques dans l’enseignement secondaire, que l’on remplace par l’initiation à l’informatique. Les mêmes arguments pourraient être avancés pour ce qui concerne l’histoire médiévale, l’histoire moderne, qu’elle soit latine ou orientale.
Ainsi, lors des conférences organisées par le Conseil de l’Europe autour des universités médiévales (Alcalá, 10 décembre 1999 ; Montpellier, 13-14 mars 2000), on y aborda le thème de l’unité européenne, à tout le moins au sein d’une Europe catholique, apostolique et romaine : unité des savoirs, des professeurs, des étudiants, des diplômes. Néanmoins, on y a omis de signaler qu’à propos des sujets brûlants, comme celui de l’éternité du monde et la création divine ou la double vérité, celle de la raison et de la révélation, ces universités devinrent très rapidement des lieux de conflits violents entre théologiens et philosophes, entre les tenants de la position officielle de l’Église et ceux que l’autorité ecclésiastique tenait, souvent à tort, pour “ averroïstes ”. Conflit qui se solda par la condamnation et l’interdiction proclamées par l’évêque de Paris, Etienne Tempier  en 1277, de 219 thèses considérées comme suspectes ; conflit qui se solda, entre autre chose, par l’intensification des débats sur la problématique de l’incrédulité d’une part, et, de l’autre, par le développement du mysticisme bien illustré par maître Eckart, ancien maître de l’université de Paris.[22] Or, cet élan qui représenta à la fois un puissant renouveau de la pensée théologique occidentale (elle conduit à Albert le Grand et à Saint Thomas d’Aquin) et la source d’une rupture en devenir entre théologie et philosophie est venu directement de la découverte et de la traduction des philosophes arabes, de leurs commentaires originaux de la philosophie grecque, et plus particulièrement de la redécouverte du naturalisme d’Aristote.[23]
Sur le thème de l’Université, on y a parlé certes de la dégénérescence des universités au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, mais on y a omis de signaler qu’à la même époque le grand dialogue européen entre savants et philosophes se déroulait hors du monde universitaire, au sein des sociétés savantes nouvellement créées sur le modèle proposé par Francis Bacon.[24] Il eût fallu souligner, par exemple, que la naissance de la pensée moderne, tant scientifique que philosophique s’est élaborée hors de l’Université, entre savants-philosophes qui, de fait en étaient exclus, ou s’en étaient exclus eux-mêmes pour développer leurs pensées inaugurales et hérétiques. À l’époque, les archontes des savoirs officiels regardaient la scolastique épuisée comme la norme universelle et intemporelle ! De Galilée à Descartes, de Pascal à Spinoza et Leibniz, c’est hors de l’Université que se sont construites les sciences et les philosophies modernes. Même le professeur Kant dut ferrailler contre l’autorité politico-ecclésiastique pour défendre la liberté de la philosophie.[25]
Quant à la reconstruction des universités, au début du XIXe siècle, elle s’est fondée sur le modèle que Humboldt (ainsi que Hegel) avait tracé pour Berlin (en France, le modèle est plus celui des Grandes Écoles élaboré et mis en œuvre pendant la Révolution, l’École normale supérieure, l’École polytechnique, l’École supérieure des langues orientales, aujourd’hui INaLCO) : une université chargée de la formation de la haute administration civile et militaire d’une part, des ingénieurs et des chercheurs scientifiques de l’autre, mis au service de la puissance de l’État-nation.[26] Ce modèle s’appliqua partout en Europe, et, du début du XIXe siècle au milieu du XXe, il formerait entre autres esprits, les intellectuels chargés de forger et de légitimer, philosophiquement et scientifiquement, les arguments du nationalisme ethnique, religieux, étatique, etc. Ces rapides remarques nous révèlent combien il est aisé de tomber dans le piège de l’anachronisme dès lors qu’on s’en remet aux bonnes intentions moralistes offertes au plus grand nombre. Ce n’est pas en voulant faire du passé un exemple positif ou négatif, qu’on pourra l’entendre pour ce qu’il était, car il ne fut ni moins complexe et ni moins contradictoire que le présent. Or, montrer les diverses facettes de ce passé, par exemple ce qu’y furent les idées dominantes, mais déjà conservatrices, et celles qui furent souterraines, marginales, mais annonciatrices des temps nouveaux, permettrait de représenter la complexité de tout décours d’une histoire des idées. Cette attention et ce souci devraient être sans cesse présents à notre esprit, et ce d’autant plus que l’Europe est devenue une terre d’accueil pour des dizaines de milliers d’hommes qui viennent d’autres espaces politiques et culturels modelés par de très grandes civilisations, le monde arabo-islamique, l’Inde ou la Chine.
Dès lors que ce ne sont plus uniquement les universités, les lycées et les écoles qui ont la charge de dispenser au plus grand nombre les connaissances de l’histoire du patrimoine, mais les institutions de l’action patrimoniale, celles-ci, sommées par le pouvoir politique de répondre au défi culturel de la démocratie de masse, se trouvent confrontées à esprits bien plus dominés par l’esprit de la publicité que par l’effort exigé pour acquérir ces connaissances. Certes, musées, sites archéologiques et historiques mettent les visiteurs en présence des traces d’événements complexes et souvent peu pacifiques, mais il en va de la vulgarisation historique comme de la vulgarisation scientifique, la simplification mène souvent au simplisme banalement spectaculaire. Ce n’est pas en visitant d’un pas distrait les cathédrales gothiques que l’on peut comprend ce que fut la théologie de la lumière et son rapport à la scolastique ; ce n’est pas dans l’atmosphère ludique de la Cité des sciences de la Villette que l’on entendra les bases mathématiques de la théorie de la relativité, ses possibilités et ses apories. En effet, la plupart des thèmes exposés par les traces-patrimoine impliquent des réponses fort complexes qui exigent bien plus d’efforts qu’une rapide visite commentée par un guide débitant son texte comme une prière. Aussi devrait-il être possible de redonner de la dignité autrement que par un discours lénifiant, simplificateur et coupable, à tous ceux qui, aujourd’hui, se regardent comme appartenant au camp des vaincus du monde moderne.
Comment faire pour vulgariser les factualités historiques et les modes de connaissances ? Comment réécrire une nouvelle narration sans la simplifier au point d’en dénaturer l’esprit des époques ainsi que les cheminements méthodologiques et théoriques qui les organisent en objets d’étude ? Comment les accorder à une politique du patrimoine qui vise le plus grand nombre ? Si l’on prend pour exemple l’Université médiévale, on constate qu’elle peut posséder un potentiel d’actualité, à condition de dépasser l’anachronisme du moralisme, au profit d’une remémoration qui ne cède point devant le prêt-à-penser du deuil et de la pseudo culpabilité.
Une fois constaté combien, au cours des trente dernières années du XXe siècle, l’Europe est devenue une terre d’accueil pour de très nombreux immigrés originaires de pays arabo-musulmans, il s’ouvre une nouvelle narration patrimoniale. Celle-ci doit éviter la facilité d’un moralisme de la tolérance et des racines communes, qui ne dit rien s’il n’est pas historiquement fondé. Il y a bien mieux que la mise en scène d’une admiration hystérique pour, aussi talentueux soient-ils, des sportifs à la gloire éphémère et, de plus en plus, vecteur de publicité et de modes de consommation qui n’ont pas grand-chose à voir avec le patrimoine.[27]
Certes, quel qu’en soit l’objet, une bonne vulgarisation n’est guère tâche aisée, il s’agit d’un travail de longue haleine et, à coup sûr, d’une activité qui n’apaisera point immédiatement les banlieues “ sensibles ” des mégalopoles de l’Europe occidentale. Cette vulgarisation ne créera point, non plus, la masse de consommateurs suscitée par les concerts pop-rock et les spectacles sportifs, avides des produits dérivés. Et pourtant, si nous étions capables de populariser un certain fonds de communes racines intellectuelles, nous pourrions redonner, d’une part une dignité inscrite dans la profondeur historique aux jeunes gens d’origine arabo-musulmane, et, de l’autre, rappeler aux jeunes Européens que l’Europe ne serait pas ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire l’Europe moderne, sans cette confrontation médiévale initiale. Une telle démarche aurait l’avantage d’écarter cette jeunesse des simulacres des fausses racines où marchands et politiciens retors les maintiennent au nom de prétendues valeurs morales, celles de l’“ éthique de la différence ” ou d’un « multiculturalisme » d’opérette qui sont, ensemble et dans leurs contradictions, bien plus des discours habiles et pervers, prompts à dissimuler une politique économique de chômage, une politique sociale de ghettoïsation, et une réelle pratique policière d’endigage (containment).

Nouvelle société et transformation du patrimoine

La classification élaborée par Aloïs Riegl divise les monuments à « patrimonialiser » en monuments « intentionnels » et « inintentionnels », en monuments construits afin de pérenniser un événement, un pouvoir, une croyance, avec ses temples ou ses églises dont la conscience (i.e. la subjectivité des acteurs) demeure vivante, et en monuments ayant perdu toute valeur fonctionnelle, symbolique ou allégorique et que l’esprit moderne réhabilite en tant que “ valeur d’ancienneté ”. Ainsi, on peut en conclure que la “ valeur d’ancienneté ” représente bien plutôt la valeur que le moderne attribue à l’ancienneté. En effet, une valeur d’ancienneté qui demeure vivante pour elle-même et en elle-même, n’est rien moins que la permanence du monument intentionnel. En d’autres mots, le monument intentionnel qui est toujours investi d’une valeur fonctionnelle, symbolique et/ou allégorique, manifeste une présence vivante et contemporaine. Sans aucun doute, et Riegl le souligne, la “ valeur d’ancienneté ” est consubstantielle au développement de la conscience historique et, de ce fait, se tient au cœur de la pensée moderne. À l’inverse, pour la pensée moderne, la présence fonctionnelle et symbolique de monuments intentionnels relève de l’archaïsme, en bref, d’une tradition vivante. La classification de Riegl révèle le paradoxe de la modernité, qui veut conserver, mais simultanément perçoit avec circonspection et avec défiance l’archaïque, c’est pourquoi elle détruit toute tradition vivante dont les valeurs ne peuvent s’accorder avec ses idéaux ou s’y adapter. C’est le fond même de l’aporie de la modernité à l’égard du traditionnel : je dois détruire pour être moderne, mais ma conscience historique valorise le passé, et donc je dois conserver. Un tel paradoxe est fort perceptible lorsqu’il s’agit, par exemple, de la religion orthodoxe, ou des types de socialisation locale, familiale ou parentale anciens, perdurant en Sicile, en Europe orientale ou dans les Balkans.

En Europe occidentale, les deux classes de monuments se recouvrent très largement pour n’en faire plus qu’une où la valeur d’ancienneté domine. Les monuments intentionnels construits pour célébrer tel ou tel événement, telle ou telle fonction socio-politique, ou cultuelle, à présent oubliée des contemporains, sont investis dorénavant d’une valeur d’ancienneté qui les transforme en monuments inintentionnels, passibles d’interprétations multiples selon les théories philosophiques, implicites ou explicites, qui les fondent. Cette mutation qui marque la pensée historique de la modernité tardive, engendre un phénomène d’uniformisation des références conceptuelles des monuments et entraîne l’oubli des concepts, des notions, des idées, des croyances qui ont imaginé (au sens littéral) puis réalisé ces œuvres. Il y a là l’origine de l’anachronisme propre à la pensée moderne de l’histoire objectivante, à laquelle s’oppose la lecture herméneutique telle que l’a définie et mise en œuvre Leo Strauss : “ essayer de comprendre les hommes du passé tels qu’ils se comprenaient eux-mêmes ”.[28]
Niveler les œuvres sous l’égide de la valeur d’ancienneté, voilà la pensée qui dirige la « patrimonialisation » moderne, y compris les œuvres venues d’un récent passé, selon des procédures de simultanéité et de permutation (conception structuraliste ou néo-structuraliste) qui uniformisent les significations originales et originaires par de procédures de désémantisation et de resémantisation. Parcourir en un seul jour le Mont-Saint-Michel et les plages normandes du débarquement, ou la maison carrée et les arènes de Nîmes et l’écomusée de Camargue, ou les sites d’archéologie industrielle et les sites d’archéologie antique, voir d’un seul coup d’oeil la tour Eiffel et Notre-Dame de Paris, etc., permet de mesurer combien simultanéité et permutation travaillent la valeur d’ancienneté où la modernité trouve parfaitement à s’incarner. “ Vous qui entrez en ce lieu de prière, veuillez adopter une tenue décente et garder le silence ”, cet avertissement placardé à l’entrée des églises, des basiliques et des cathédrales d’Europe occidentale, en dit long sur la transformation de toutes les valeurs intentionnelles en valeur d’ancienneté consommable par le tourisme.
A contrario, dans leur écrasante majorité, les touristes européens ne comprennent pas pourquoi il leur est interdit de visiter les lieux du culte musulman, alors que ruines antiques, souks et médinas sont accessibles à leur curiosité insatiable. Ici, les paradigmes séparant lieux sacrés et lieux profanes, monuments intentionnels et monuments inintentionnels, lieux de prière et lieux du commerce et de la vie quotidienne demeure hautement pertinents et d’une vigoureuse actualité.
Cette domination de la valeur d’ancienneté sur toute autre valeur, y compris sur la valeur de la singularité ou de l’originalité esthétique, conceptuelle et cultuelle des œuvres anciennes, soulève plus encore de problèmes lorsqu’il s’agit de conservation et donc de « patrimonialisation » non matérielle. Depuis le XIIe siècle, depuis la fondation des écoles de chapitre, puis des universités, cette visée à la fois conservatrice et innovatrice était dévolue à l’enseignement universitaire des humanités — les arts libéraux : dialectique, grammaire, rhétorique (trivium) ; arithmétique, astronomie, géométrie, musique (quadrivium) selon la terminologie médiévale — tandis que le support matériel des textes anciens et nouveaux (tablettes d’argile, papyrus, parchemins, enfin livres) de ces ouvrages, des commentaires, des débats, des inventions, enrichissait les fonds des bibliothèques[29] que seuls, aujourd’hui, quelques rares spécialistes consultent. Il faut être savant pour, lors d’un voyage en Grèce, dans le regard que l’on pose sur des ruines effacer de sa vue les gargotes et les distributeurs automatiques de boissons, et chercher à saisir le sens de ces restes. S’asseoir sur les rangées en pierre servant de siège au théâtre antique de Syracuse donne certes le sentiment que l’on a affaire à un monument très ancien, cependant l’émotion y est bien plus forte, peut-être plus violente, à coup sûr plus étrange, lorsque reviennent en mémoire quelques vers des Perses qui furent joués en ce lieu pour la première fois. L’homme moderne s’étonne souvent du gigantisme des monuments anciens eu égard à la pauvreté de leurs techniques de levage. C’est d’une part omettre la somme d’esclaves qui y travaillaient (ce qui n’est guère démocratique), mais surtout, c’est oublier la pensée de croyance qui forçait les hommes et donnait vie à ces œuvres herculéennes. Il fallait cette force spirituelle pour réussir l’élévation des gigantesques colonnes du temple de Paestum chargées d’unir et de séparer à la fois le Cosmos du Chtonien, en ce lieu intermédiaire, la surface de la Terre, où se rencontraient les dieux et les hommes.

Généralisation et accélération de la patrimonialisation

Certains penseurs caractérisent un moment historique par un type d’“ esprit ”, nommé “ esprit du temps ”, expression traduite de l’allemand, “ Zeitgeist ”, propre à la définition des cycles historiques dans la philosophie de l’histoire et de la culture de Herder.[30] Selon la terminologie de Foucault,[31] un cycle historique est dominé par une “ épistémè ”, ou, mieux à mon point de vue, selon Heidegger, par une époque de la nomination et du sens de l’Être dont tout procède ensuite.[32] Époque qui n’épouse pas le rythme des cycles des régimes politiques et économiques, mais qui les précède, les prépare, les suscite, les accomplit et les dépasse ; époque déterminée par la subjectivation d’une transcendance.
Il faut le dire sans réserve, notre époque moderne, devenue “ postindustrielle ”, est dominée par la pensée quasi transcendante de la techno-science, autre nom du progrès, comme incarnation du bien et du vrai, souvent du beau. Cette pensée meut et entraîne les hommes à vivre des changements de plus en plus rapides qui modifient sans cesse leur vie quotidienne, leurs relations professionnelles, sociales, familiales, spatiales. Aujourd’hui, une innovation technique, un incident financier positif ou négatif, des accidents naturels ou politiques, un attentat terroriste, ont des répercussions immédiates et planétaires. Un tremblement de terre à Taiwan menace l’ensemble de l’industrie des ordinateurs, parce que les usines de fabrications de processeurs ont été affectées par cette catastrophe. En bref, le monde contemporain est soumis à la dynamique de la techno-science planétarisée, contre laquelle il semble difficile d’opposer des valeurs éthiques et juridiques. Ainsi, les exigences de la recherche embryologique et le clonage humain font, année après année, sauter toutes les barrières éthiques et législatives censées en limiter les applications. La publicité des nouvelles technologies, les modes de communication (le cyberespace) ou d’achat (le cybercommerce), nous contraignent à modifier radicalement nos modes de socialisation, nos manières de travailler, de nous déplacer, d’habiter, d’échanger, d’acheter ou de vendre. La mutation de l’organisation urbaine, la transformation des villes d’Europe occidentale en une mosaïque de ghettos ethniques et sociaux, la fin de la civilisation agraire et l’urbanisation des campagnes, sont autant de manifestations de cette nouvelle époque. C’est donc au cœur de cette dynamique vertigineuse qu’il faut replacer la « patrimonialisation » si l’on souhaite en saisir le sens et l’enjeu à l’échelle de toute l’Europe. C’est dans ce mouvement que s’installe la généralisation de la « patrimonialisation » qui crée une nouvelle différence entre l’Europe occidentale et l’ex-Europe communiste. Ce qu’on envisage comme patrimoine ici doit être liquidé comme forme vivante de relations ou comme industries là-bas.
La rapidité des changements scientifiques, techniques et industriels, les transformations sociales qu’elle engendre, entraînent la sénescence accélérée des objets et des bâtiments, voire des idées, des notions et des concepts qui les avaient créés. Plus les innovations techno-scientifiques s’accélèrent, plus les boutiques de brocantes, les magasins d’antiquités, les musées s’emplissent, et plus les immeubles fonctionnels ou les espaces ruraux se métamorphosent en monuments. Le passé le plus récent devient antiquité, le monde d’hier se mue en sites archéologiques. Il y là autant d’indices d’une inflation de la “ valeur passée ” et de signes nouveaux que produit le devenir en perpétuel renouvellement, lequel nous pense, nous guide et nous meut. « Patrimonialiser » relève totalement de l’esprit le plus moderne, de cet esprit pour qui l’antiquité n’a de valeur que lorsqu’elle a perdu son ou ses sens premiers, sa ou ses valeurs d’usage, pour, devenir valeur d’échange et de communication (argent et marchandise, nouveaux symboles, signes désémantisés,  images décontextualisées, et, pour finir, spectacle d’elle-même), l’antiquité donc, dans la mise en scène de la « patrimonialisation », est sommée de répondre fantasmatiquement aux défis réels ou imaginaires, voire plutôt virtuels, que commandent les soucis ou les angoisses du présent. Aux commentaires de Riegl, il conviendrait d’ajouter que l’ancien, valorisé pour l’ancienneté en-soi, pour la pure ancienneté, emblématise a contrario la perte de son authenticité dans son devenir de pure marchandise ou, au moment qu’il entre dans le musée, de pur signe-marchandise.

Patrimoine, loisir, tourisme et économie de marché

La lecture des documents publiés par le Conseil de l’Europe fait apparaître des contradictions qu’il convient de préciser avant d’envisager des suggestions pour tenter de les résoudre. C’est le cas exemplaire de la déclaration d’Helsinki du mois de mai 1996, qui soulève nombre de questions quant à la nature des relations entre la politique patrimoniale et l’industrie du tourisme, entre les déclarations de principe et les incitations pratiques.

1. Résolution D. p. 3, version française.

“ […] respectant l’authenticité du patrimoine sans pour autant figer son évolution. ”
Si le respect de l’authenticité du patrimoine est fondé sur la synthèse entre la valeur historique et la valeur d’ancienneté, alors le patrimoine doit être conservé en l’état, ou mieux, dans la mesure des connaissances et des possibilités techniques, restauré en son état premier. Mais rechercher la présentation d’un monument, d’un espace urbain dans sa présence première, relève de l’illusion, en ce que nos villes, nos bourgs, nos villages, apparaissent comme les conséquences de transformations séculaires successives et irréversibles, à moins de les rebâtir (et encore) comme décors de studios de cinéma. Une situation analogue caractérise les paysages “ naturels ”, qu’il serait préférable de nommer, les paysages modelés par le travail humain millénaire. L’homme du vieux monde et de la vieille Europe a tant bouleversé ses paysages, que la vie sauvage n’y existe que dans des parcs construits à cette fin. Où sont-elles, par exemple, les forêts primaires d’Europe occidentale ? Les déforestations médiévales, l’industrialisation, les guerres, l’urbanisation, renvoient cet état initial à une archéologie qui ne supporte plus aucune résurrection, mais le travail de l’imagination.
Cette formulation présente une autre antinomie. Comment, en effet, “ respecter l’authenticité ”, par ailleurs impossible à retrouver, et ne pas, simultanément, la “ figer dans son évolution ”. Ne pas figer le patrimoine dans son évolution, c’est poser les questions suivantes : qu’est-ce qui évolue dans l’objet « patrimonial » ? Est-ce son inscription dans un espace en mutation ? Est-ce sa fonction ? Est-ce le fait que son sens n’est plus qu’une somme de restes, traces mnémoniques mêlées et en parties confuses du passé, d’époques révolues, devenues maintenant les objets de savantes recherches ? Est-ce, enfin, une synergie entre tous ces facteurs qui engendre une sorte de fétichisme du passé affublé d’une valeur d’échange – donc représentant l’une des variantes du fétichisme de la marchandise –, idolâtré comme un trésor reposant dans des cavernes merveilleuses, les musées, les antiquaires, les brocantes ?
Quoi qu’il en soit, les transformations qui entraînent des mutations à la fois fonctionnelles et sémantiques, manifestent précisément la suite des ruptures successives qui nous éloignent de l’authenticité primordiale, si l’on entend par authenticité primordiale ce que représenta l’œuvre dans l’espace qui l’accueillit pour les hommes qui la créèrent. Celui qui voudrait saisir l’enjeu symbolique et sémantique d’une cathédrale gothique devrait tout d’abord comprendre qu’au XIIIe siècle, une telle église représentait une œuvre “ moderne ”, que ses vitraux donnaient une vision tout à fait différente des récits bibliques orientés par l’arrivée d’un nouveau naturalisme. Les personnages y sont représentés par des images d’hommes vêtus et armés comme on l’était au XIIe siècle. Moderne, car nouveau et inédit de par les arguments théologiques qui justifiaient, confirmaient et validaient cette architecture ; moderne par l’image actualisée du passé dans le présent le plus quotidien, l’œuvre assumait ainsi sa pérennité dans le télos de l’éternité et de la révélation ultime : l’apocalypse. Or, il appert que ce sont, une fois encore, les transformations des conceptions théologico-politiques, le passage de la scolastique à la théologie de la contre-Réforme (certains parlent de Réforme catholique), qui, en bouleversant aussi l’architecture religieuse devenue le baroque, ont fait perdre à l’art dit “ gothique ”, sa qualité première de nouveauté.

b) II-D

“ La conservation du patrimoine contribue à mieux définir des modes de production et de consommation durables, en faisant appel à une gestion pondérée de l’espace et des ressources, à une économie de l’énergie, au recyclage des matériaux et des déchets. ”
Quoi de plus rationnel que de souhaiter une gestion raisonnable de l’énergie, des matériaux et des déchets, comme l’a proposé la délégation norvégienne (Helsinki, 30-31 mai 1996). Cependant, ce texte présente les ensembles patrimoniaux (les bâtiments, les espaces urbains et ruraux) tantôt comme une sorte de matière première, tantôt comme un instrument de production, tantôt comme une marchandise dont la vente créerait des emplois et des bénéfices indirects (cf. IVe Conférence européenne des ministres responsables du patrimoine culturel, Helsinki, 30-31 mai 1996, Déclaration finale,§. C).
Le patrimoine et l’ensemble des nouveaux objets patrimoniaux perdent donc leurs “ valeurs intentionnelles ”, c’est-à-dire leurs valeurs fonctionnelles (cultuelles et/ou politiques), symboliques ou allégoriques premières, au profit d’une conception financière, d’un fonds qu’il convient de faire fructifier. Aussi, le responsable du patrimoine, quel qu’il soit, ne vise-t-il plus le visiteur curieux, attentif et soucieux, en quête de l’intelligence d’une autre époque[33], mais un client qui “ en veut pour son argent ” et, à juste titre, exige des prestations et des services qui n’ont rien en commun avec la valeur “ historique-intentionnelle ” du monument, de l’espace urbain, voire du musée. La multiplication des commerces touristiques au cœur toutes les zones historique, précisément dans les villes où s’est déployée la plus haute spiritualité européenne, en a totalement transformé l’espace matériel et social. Partout des boutiques de “ fringues ”, de colifichets, de gadgets et de souvenirs divers, partout des restaurants offrant toutes sortes de cuisines, partout des gargotes et des buvettes, etc., occupent le dédale des villes historiques, tandis que les échoppes des artisans et des commerçants traditionnels ont disparu de longue date. Une visite à Assise ou au Puy-en-Velay illustre parfaitement ce spectacle, qui n’est autre que celui de la marchandisation du monde. Si tel est le cas, s’il nous faut voir dans le patrimoine le moyen le plus efficace pour accroître les produits commerciaux dérivés du tourisme, alors, il convient impérativement de délaisser le discours de l’authenticité.

c) H-I

À coup sûr, ce paragraphe énonce une grande confusion.
La première partie décrit les activités savantes des départements d’histoire, de littérature, de philosophie des universités, des instituts de recherche et des écoles d’archivistes et de conservateurs. Aujourd’hui comme naguère leurs prédécesseurs, les chercheurs et les universitaires contemporains considèrent leur labeur non seulement comme un devoir de conservation, mais encore comme un travail d’interprétation.
Quant à la seconde partie du même paragraphe, elle se révèle encore plus amphibologique :
“ La pédagogie du patrimoine devrait souligner les valeurs historiques, artistiques et morales qu’exprime le patrimoine culturel pour la communauté, enseignant le respect des identités multiples, le développement de la tolérance et la lutte contre les inégalités et l’exclusion. ”
Il y a là, proposée dans cette ineffable « langue de bois » postmoderne, un bel anachronisme, en ce que les valeurs avancées sont les nouveaux idéaux de la modernité tardive démocratique, qui n’ont absolument rien à voir avec tous les restes de notre patrimoine historique. La formulation prêterait à rire si les politiciens, aidés de leurs bureaucrates, qui l’ont formulée ne se prenaient au sérieux.
Dès lors, que faut-il faire ? Faut-il être fidèle à la valeur “ historique-intentionnelle ”, ou aux valeurs de notre présent ? Jusque très récemment les œuvres qui constituent notre patrimoine ne représentaient en rien le “ respect des identités multiples ”, la “ tolérance ”, la “ lutte contre les inégalités et l’exclusion ”. Au contraire, l’histoire des peuples européens expose des conflits engagés au nom d’une identité exclusive (politique, religieuse, linguistique, ethnique, etc.). Quant au concept de tolérance, et plus particulièrement au couple tolérance/individu, il constitue l’une des notions-clefs de la pensée politique moderne qui émergea lentement au cours du XVIIe siècle, à une époque bien récente si on la mesure à l’aune de l’échelle historique de notre patrimoine européen. Faut-il encore le rappeler, ce concept n’appartenait point aux conceptions fondatrices de la politique intérieure et extérieure dans la pensée et l’agir grec[34], ni dans celle de saint Augustin ou de saint Thomas d’Aquin, ni encore dans celle de l'époque baroque, dans le ejus regio cujus religio.
Relever ces intentions de sens éminemment contemporaines dans les œuvres antérieures au XIXe siècle, c’est, à l’évidence, faire preuve d’un anachronisme qui trahit leur authenticité fonctionnelle et intentionnelle (i.e. leur “ valeur historique ”).
Quant à la lutte contre les “ inégalités et l’exclusion ”, ces valeurs socio-politiques apparaissent encore plus tardivement, comme valeurs collectives. Elles se mettent en œuvre après la Première Guerre mondiale, lorsque tous les pays d’Europe continentale et balkanique adoptèrent le suffrage universel selon le modèle des pays d’Europe occidentale, et instaurèrent, tant bien que mal, et en général plutôt mal que bien, des politiques de sécurité sociale et de redistribution des richesses. Jusque-là, pour les monarchies ou les républiques censitaires, l’inégalité et l’exclusion étaient la règle commune des organisations socio-politiques du monde européen. C’est, faut-il le redire, le mouvement socialiste qui, dès le premier tiers du XIXe siècle, menait la lutte socio-politique afin de promouvoir ces valeurs. Or, celles-ci, ne sont pas imposées de manière pacifique, mais, bien au contraire, à l’issue de luttes (luttes de classes, osons le mot !), souvent sanglantes, qu’il convient de remémorer, (et pourquoi pas de célébrer) si précisément on souhaite montrer aux jeunes générations combien la démocratie politique et sociale n’est pas un état qui nous a été donné ex nihilo, par je ne sais quelle grâce transcendante, inamissible et irénique. Conserver la véritable (l’authentique) origine de la lutte contre les inégalités et contre l’exclusion donnerait aux nouvelles générations les armes intellectuelles exigées pour actualiser une vigilance de tous les instants à l’encontre des dangers et des pièges qui menacent sans cesse la démocratie sociale et politique moderne. C’est pourquoi il convient de prendre et de garder le souci d’une distance à l’égard de l’esprit de notre époque, distance qui seule permet de conserver vivante la mémoire de ces traces de combats pour la démocratie. Car l’Europe du Conseil européen (les quarante-et-un), et plus particulièrement celle de l’Union européenne (les quatorze) telle que nous la vivons aujourd’hui, est, entre autres choses, le résultat partiel de ces luttes. Or, les formulations proposées dans les résolutions du Conseil de l’Europe visent le contraire, à savoir, faire oublier que la lutte contre les inégalités, n’est pas une lutte de mots, de résolutions, voire de lois, pour obliger des contrevenants à se soumettre à une doxa, mais une lutte de l’agir entre les dominants et les dominés, une lutte qui n’est pas fondamentalement culturelle, même si parfois elle peut en prendre l’aspect, mais politique au sens le plus noble de ce très ancien vocable.

Conclusion sans conclusion

Travail de Sisyphe, ma réflexion ne souhaite pas formuler des recommandations impératives qui figeraient ad vitam aeternam une politique du patrimoine devenue fort complexe en raison de la diversité des domaines où elle intervient et, surtout, des intérêts contradictoires qu’elle soulève.
Cependant, il faut souligner l’aspect positif des contradictions rencontrées dans les diverses publications du Conseil de l’Europe. Elles permettent de mieux cerner certains problèmes et, peut-être, au bout du compte, de mieux utiliser les fonds publics ou privés affectés aux actions patrimoniales. Ces contradictions explicitent un enchevêtrement d’intérêts qui, bien loin de s’accorder, s’opposent, et, de ce fait, rendent ambiguës la plupart des interventions proposées ou réalisées par le Conseil. En simplifiant quelque peu, on peut réduire ces antinomies, leurs interférences et leurs inférences à une double dichotomie : économie politique/valeurs historiques et d’ancienneté, pédagogie des valeurs historiques / valeurs socio-politiques du présent.

1) Économie politique/valeurs historiques et d’ancienneté

Je crois avoir montré la transformation des valeurs historiques (celle des œuvres intentionnelles) en valeur d’ancienneté comme manifestation, dans le domaine du patrimoine, de la transformation de tout objet de connaissance ou de curiosité en marchandise. Le passé devient, outre une valeur en soi, mais aussi la mesure d’une valeur monétaire.[35] Dès lors que l’on saisit l’enjeu de cette transformation, on peut ensuite formuler une différence, de mon point de vue, essentielle, entre l’économie du patrimoine et l’exploitation économique du patrimoine.
L’économie du patrimoine recouvre les diverses contraintes requises par la conservation, la restauration, les recherches scientifiques interdisciplinaires, l’organisation de la protection des sites et leurs visites. Ces coûts et leur rationalisation exigent une saine gestion des fonds publics ou de ceux qui sont rassemblés par des associations sans buts lucratifs. Ce domaine ressortit au service public, du fait que nos patrimoines sont à la fois le bien de tous et celui de chacun. Ce ne peut donc être une “ matière première ” comme l’affirment les Norvégiens ; c’est un “ trésor ” – certes en partie construit et reconstruit –, mais à ce titre une authentique richesse spirituelle qui ne peut supporter aucun équivalent monétaire. C’est donc aux diverses collectivités publiques, ou à des associations privées ou semi-privées équivalentes, aux fédérations d’États, aux États, aux régions, aux municipalités (aux associations de municipalité), à des ONG nationales ou transnationales, de prendre en charge cet héritage, de le réhabiliter, de l’entretenir, de le mettre à la disposition d’un public ; et c’est à chaque bureaucratie, chaque organisation, d’en assumer les coûts en rapport avec ses ressources budgétaires ou ses sources de financement. Par l’essence de sa vocation publique, l’économie des patrimoines ne peut être qu’une activité déficitaire.

Quand il s’agit d’exploitation économique du patrimoine, on parlera soit d’une adaptation réfléchie et rationnelle aux contraintes économiques globales et extérieures, soit, par le biais du tourisme, à l’un des vecteurs de ces mêmes contraintes. À l’égard du patrimoine, elles recouvrent une contrainte identique. En effet, dès lors que l’on avance la notion d’exploitation économique du patrimoine, on se place dans le champs d’autres finalités. Pour en mesurer l’enjeu, il convient de rappeler, une fois encore, qu’en cette fin du XXe siècle et début du XXIe, le tourisme est devenu la plus importante des industries civiles du monde, lorsqu’on tient compte de la totalité de la chaîne productive qu’il met en œuvre : soit tout ce qui a rapport aux transports aériens, maritimes, ferroviaires et routiers ; aux services hôteliers, au logement en général et à la restauration ; à cela il faut adjoindre la gigantesque somme des activités dérivées (bibelots divers, appareils photographiques et industrie de la pellicule, voire, aujourd’hui, des systèmes numériques, caméras vidéo et l’industrie des cassettes) ; on n’oubliera pas non plus l’industrie de la confection, des vêtements plus spécialisés, des instruments et des accessoires techniques liés à tous les sports nautiques, aux ports de plaisance, aux services adjacents et aux produits dérivés, etc.).
“ […] daß mit dem rücksichtslosen Ansturm des Tourismus eine fremde Macht ihre Bestellbarkeiten und Einrichtungen über das alte Griechenland lege, daß es aber auch ein Ausweichen wäre vor dem, was ist, wollte man den wahllosen Reisebetrieb außer Acht lassen, statt die Kluft zwischen dem Einst und Jetzt zu bedenken und das darin waltende Geschick anzuerkennen.
“ Die moderne Technik und mit ihr die wissenschaftliche Industrialisierung der Welt schicken sich an durch ihr Unaufhaltsames, jede Möglichkeit von Aufenhalten auszulöschen. ”[36]

Il y a donc là un destin auquel nous ne pouvons point échapper, et qui touche, au-delà du patrimoine, tous les produits culturels comme le montre Jeremy Rifkin dans son ouvrage, The Age of Access : The New Culture of Hypercapitalism Where All of Life Is Paid-For Experience.[37] La « patrimonialisation » généralisée en constitue la preuve en créant une ancienneté de plus en plus proche du présent, qui permet de renouveler sans cesse la fabrication de marchandise dans la sphère de l’ancienneté. N’est-ce pas, en quelque sorte, la négation de l’histoire, et donc l’accord profond avec le mouvement de la vie sociale, politique et économique des hommes modernes, ce qu’ils nomment le progrès, et qui se tient dans un nihilisme essentiel ?

2) Pédagogie et valeurs du présent

Je l’ai déjà souligné, si l’on applique les valeurs éthiques (qui sont aussi des valeurs politiques) dominant le présent, on passe à côté de ce qui a permis à l’Europe de les forger pour ensuite les édifier, et l’on se prive ainsi de l’intelligence des processus très complexes qui ont engendré l’Europe d’aujourd’hui. En effet, démocratie politique, lutte contre les inégalités, contre la xénophobie et pour la tolérance, ne sont pas, tant s’en faut les seules valeurs qui commandent la réalité présente, entendue comme l’expérience existentielle des hommes. Nul ne peut démentir, sans forger de piteuses dénégations, l’écrasante domination de l’économie et de la techno-science sur toutes les activités humaines. Ensemble, elles engendrent un agir qui produit des références devenues à la fois les idéaux, les normes de l’organisation et des pratiques sociales des sociétés de la modernité tardive, au point qu’aucune valeur éthique ne peut plus s’ériger comme limite infranchissable à leur déploiement.[38]

La domination de la sphère économique est loin d’imposer des relations pacifiques entre les hommes : compétition individuelle exacerbée, “ guerre économique ” radicalisée entre des entreprises et des holdings financiers soutenus par leur État, ou par des groupes d’États, conquête permanente de nouveaux marchés, OPA “ inamicales ”, coup fourrés de toutes sortes, escroquerie à l’échelle planétaire, voire opérations de pur gangstérisme économique[39], etc., ce vocabulaire met en lumière une situation agonistique créatrice d’inégalités et d’exclusions sans précédent, et donc d’une situation de guerre larvée permanente, devenant parfois chaude lorsque de petits peuples, ou des États sans pouvoir rechignent à se soumettre à cet ordre .
La domination de la techno-science est particulièrement visible dans le domaine de la génétique avec la synergie entre la neurophysiologie, l’informatique et la biochimie. Cette dynamique est parfaitement exposée dans l’inexorable marche en avant de l’ingénierie génétique, qui fait reculer toutes les barrières éthiques mises aux expériences effectuées sur les embryons humains et le clonage où se prépare un nouvel eugénisme, avancé au nom de la perfection médicale. C’est pourquoi des analystes n’hésitent plus à parler d’une très prochaine mutation anthropologique de l’homme, certains en termes négatifs[40], d’autres en termes positifs.[41] Mutation qui n’est pas due à la seule démiurgie scientifique, mais aussi à la promesse de gigantesques profits pour les industries qui s’approprient peu à peu les génomes de tous les êtres vivants, dont celui de l’homme. Avec encore quelques innovations techniques supplémentaire, nous ne sommes pas éloignés de voir s’accomplir le dessein imaginé, dans les années 1930, par Aldous Huxley dans son roman prémonitoire, Brave New World.[42]
Toutes ces valeurs techno-scientifiques et économiques s’opposent à celles que proclame, sans effet, l’éthique politique contemporaine : démocratie, lutte contre l’inégalité et la xénophobie. Il suffit d’écouter ce que proclament les dirigeants des grandes entreprises pharmaceutiques et d’ingénierie génétique pour s’en convaincre : les applications de ces machineries techno-financières ne seront pas offertes pour tout le monde. L’inégalité ne sera plus sociale, comme elle le fut depuis la naissance des civilisations étatiques, mais instrumentée génétiquement. Tant et si bien que les discours tenus sur la tolérance des différences culturelles seront minés par avance par un agir, l’accès aux modifications génétiques, l’accès à la perfection biologique corporelle et mentale, qui jouera pour accentuer avec une fermeté inédite la différenciation entre les pôles de la richesse et ceux de la pauvreté.

Avec des moyens parfois pacifiques, parfois violents, avec des arguments parfois naïfs (la “ mal-bouffe ”), parfois sérieux (la surproduction agricole et l’épuisement des sols, les dangers des OGM pour la survivance de la diversité des plantes sauvages), les opposants à l’OMC, ne dénoncent pas autre chose, même si, au bout du compte, il y a peu d’espoir de voir aboutir leur combat. Cependant, ce qu’ils expriment relève d’un désarroi bien plus profond, bien plus abyssal.
Le XXe siècle a vécu la fin de la civilisation agraire, le néolithique, né il y a plus de 8000 ans avec la domestication du blé sauvage et des animaux (chèvres, moutons, bovins) dans quelques basses vallées des montagnes situées dans une zone qui s’étend de l’Est de l’Anatolie jusqu’au Nord de l’Irak. On pourrait résumer la situation présente comme le passage du néolithique au “ postlithique ”[43], comme l’accomplissement de la plus totale transformation de l’agriculture qui dorénavant n’est plus qu’un appendice des programmatiques industrielles, lesquelles ont logiquement entraîné la disparition de la paysannerie comme mode-à-être dans le monde (Lebensstand) avec toutes ses formes singulières, que les anthropologues ont appelé des cultures. Aujourd’hui, dans les écomusées, les mondes des paysans qu’on nous présente ressemble, mutatis mutandis (disons plus démocratiquement) aux fermettes “ folkloriques ” que Marie-Antoinette avait installées au Petit Trianon pour se distraire avec sa cour. Et les spectacles folkloriques et ethnographiques (les expositions et les conférences assurément savantes) qui y sont offerts au public marque cet écart de plus en plus abyssal qui nous sépare du passé.
Si donc nul n’échappe à ce destin, peut-on, à tout le moins, en tempérer les effets dans la sphère de la culture. On peut en douter, dès lors que l’on observe la nouvelle division du monde entre les hommes vivants dans le “ cyberespace ” et ceux vivants en dehors. Il y a plus de vingt ans, le sociologue américain Daniel Bell, prévoyait que le contrôle des communications représenterait le contrôle effectif du pouvoir. Dès lors le combat, sans cesse recommencé, pour la liberté, la démocratie, la non-exclusion et la tolérance s’articulera, non plus autour du droit de vote comme il le fut pendant tout le XIXe siècle – lequel n’a plus beaucoup de signification dès lors que les méga-entreprises qui mènent le monde ne supportent pas le contrôle démocratique des peuples, en ce qu’elles appartiennent au domaine privé –, mais dans la lutte pour l’accès à l’information. Les grands pouvoirs économiques et politiques ne s’y sont pas trompés, en investissant massivement dans tous les systèmes de communication, depuis les journaux quotidiens, les maisons d’édition jusqu’aux télévisions par câble, depuis les satellites jusqu’au téléphones portables, ils sont à même d’imposer de nouvelles marchandises tout en contrôlant simultanément les flux d’informations qui y transitent. En Occident, ce que l’on appelle la liberté de l’information est un admirable maquillage comme on sait si bien le faire sous ces climats. En effet, une fois connus et reconnus les propriétaires des moyens d’information et de communication, on perçoit sans difficulté que cette information « libre » n’est qu’une nourriture prédigérées quand elles n’est pas totalement préfabriquées dans le simulacre de la vraisemblance par quelques monstres, par AOL-Time-Warner, Vivendi International, Murdock Incorporated, Berstelman… en accord avec les grands pouvoirs politiques.[44]

Le patrimoine appartenant à la sphère de la culture et du tourisme, ceci l’inclut directement dans la sphère de la marchandise. Comment donc en modérer l’effet si ce n’est en reconstruisant un discours faisant fi de l’intérêt touristique ? Seuls des lieux physiques et spirituels particuliers, des lieux séparés des intérêts immédiats du commerce et de la rentabilité, permettraient de préparer les esprits à accueillir ces mondes que nous avons perdus, pour enseigner ce qu’ils furent en écartant, autant que faire se peut, les parasites anachroniques du présent. Ces lieux existent ou, du moins ont existé, ce sont les écoles, les lycées, les universités. Certes, sur ce thème aussi il faut faire montre d’un optimisme modéré, car les lieux d’enseignement ne sont aujourd’hui guère plus à l’abri de la sphère de la marchandise que les institutions gérant le patrimoine. L’expansion des disciplines “ communicatives ”, “ informatives ”, de management, de gestion, d’animation culturels[45], et la régression implacable des enseignements classiques : réduction du latin, du grec, de l’archéologie antique et de la philosophie antique et médiévale, parfois la suppression de la philologie historique des langues vivantes, telle est la situation présente – en effet, à quoi bon le vieil haut anglais pour gérer des portefeuilles d’actions ou vendre des ordinateurs. Or, nolens volens, les enseignements classiques, à l’échelle de l’Europe le grec, le latin, l’arabe, l’hébreu, le slavon, et la philologie des langues vivantes, demeurent les seuls savoirs (y compris l’origine de la pensée scientifique) qui portent témoignage de nos plus anciens héritages, et leur abandon nous fait courir le risque majeur de voir l’anachronisme patrimonial du présent devenir l’instrument même de l’oubli, de l’amnésie. Dès lors on ne saura pas qui nous sommes (le sait-on encore ?) parce que nous avons oublié qui nous fûmes.

Le monde de demain sera celui des jeunes clercs de l’informatique, des branchés du virtuel dans le réel, et du réel dans le virtuel, des « fans » des clips, des héros de The Matrix. Le monde des nouveaux barbares est là, non pas à nos portes, mais en nous-même ; ils occupent la place parce que nous les avons fabriqués et se présentent déjà comme des anges bifrons, simultanément annonciateurs et exterminateurs, dans une version, non plus académique, non plus totalitaire, mais inédite parce que « soft » et hédoniste de l’“ l’illégitimité de l’intelligible[46] ”. Il n’y a là que la confirmation du fondement nihiliste et de son effet majeur, la transmutation des valeurs propres à la modernité que, voici plus d’un siècle, Nietzsche avait relevée. Au cœur d’une telle Weltanschauung, il n’est guère de place pour la remémoration de nos provenances, de leurs continuités, de leurs ruptures, et des significations qu’elles portaient pour les hommes qui en étaient les acteurs.

Est et Ouest confondus, l’observation des situations culturelles présentes, des attitudes et des comportements des nouvelles générations des sociétés européennes « modernes(post) », des configurations psychiques des sujets et des horizons de sens qu’elles dessinent, tout cela me porte à un certain pessimisme, même s’il convient aussi de nous souvenir d’une vérité, souvent oubliée des intellectuels, à savoir qu’il ne faut jamais s’identifier à la figure du prophète, parce que le futur, serait-il constitué de possibilités décelables, n’a jamais de visage, et que c’est précisément cette absence d’image qui traduit l’essence même de la liberté humaine.
C’est animé de cette disposition d’esprit qu’il convient d’aborder, à l’usage de la culture européenne en générale, les questions ouvertes par la révolution électronique et informatique, et par ses effets sur notre expérience existentielle en sa totalité. Nul ne peut donc prétendre dessiner avec précision la ou les formes ainsi que les sens des incarnations prises par les recompositions sociales, micro- et macro-économiques, professionnelles, voire spirituelles, de notre futur.
Si les mutations économiques du présent manifestent une concentration inouïe des pouvoirs économiques, politiques et médiatiques en quelques mains[47], en revanche, l’explosion des communications dans le cyberespace, la diversité des informations qu’il propose (le meilleur et le pire, puisqu’il s’agit comme je l’ai écrit précédemment d’une poubelle, de la poubelle de la planète), engendre des phénomènes nouveaux, totalement inédits, même si les États-Unis tentent par tous les moyens (et quels moyens !) d’en contrôler et les flux et les contenus. Ainsi naissent de nouvelles activités professionnelles, de nouveaux échanges à la fois plus proches et plus lointains, qui laissent largement ouverte la possibilité à divers modes de remémoration. En ce cas, il n’est donc pas tout à fait illusoire d’imaginer des sensibilités patrimoniales mouvantes, plurielles et incertaines, porteuses de nouvelles synergies mnémoniques, tantôt concordantes, tantôt discordantes, tantôt contradictoires, tantôt inconciliables. Source de conflits à coup sûr, et, sait-on jamais, parfois, sources d’harmonie. Il y a là, à coup sûr, par-delà la pensée et l’agir du patrimoine, la tâche, voire le défi, auquel se trouvent dorénavant confrontés ceux qui refusent encore de se soumettre aux diktats cognitifs de CBS, Deutsche Welle, France 2, Rai uno, Bouygues, Berlusconi, ou CNN.
Trieste sept 2003


* Il s’agit de la version largement remaniée en 2003 d’un rapport rédigé en 2000 à la demande de la direction de la culture du Conseil de l’Europe à Strasbourg. Bien évidemment, les hypothèses, les analyses, les suggestions et les conclusions avancées ici, n’engagent que la seule responsabilité de l’auteur.
[1] “ Mais les trônes, où ? les temples, et où les récipients,
Où de nectar remplis, au plaisir des dieux le chant ?
Où, où parlent-ils donc par éclairs d’aphorismes à lointaine portée ?
Delphes sommeille et où bruit le grand destin ? ” cité dans Martin Heidegger, Aufenhalte, op.cit.
[2]Simone Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960, “ Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme ”, pp. 36-37.
 Hannah Arendt, The Human Condition, cité dans l'édition française, Condition de l'homme moderne, Gallimard, chap. VI, “ La vita activa et l'âge moderne ”, p. 370.
[3] F. Nietzsche, “ La philosophie à l’époque tragique des Grecs ”, in Écrits posthumes (1870-1873), (Nachgelassene Schriften 1870-1873), Gallimard, œuvres philosophiques complètes, Paris, 1975, dans la traduction de Michel Haar et Marc B. De Launay.
[4] Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie2e édit., Paris, l'Harmattan, 2008.
[5] Benedict Anderson, Imagined communities, Verso et NLB, Londres, 1983.
[6] Voltaire, article “ Guerre ” dans le Dictionnaire philosophique, nombreuses éditions.
[7] Luciano Pellicani, Saggio sulla Genesis del Capitalismo : alle Origini della Modernità, édit. SugarCo, Milan, 1986.
[8] Philippe Forget, Le Réseau et l’infini, Economica, Paris, 1998.
[9] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1972.
[10] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Gallimard, Paris, 1945, p. 35.
[11] Jean Baudrillard, L’Illusion de la fin ou la grève des événements, Edit. Galilée, Paris 1992, p. 25.
[12] Jeremy Rifkin, The Biotech Century : Harnessing the Gene and Remaking the World, op. cit..
[13] Cf. Rudolf Eisler, Kant-Lexicon, article “ Geschichte ” (Histoire), E.S. Mitler & Sohn, Berlin, 1929, dans la traduction d’Anne-Dominique Balmès et Pierre Osmo, Gallimard, Paris, 1994.
[14] J’ai placé « conscience historique » entre guillemets, pour bien montrer au lecteur que ce vocabulaire et la réalité qu’il supporte ne sont pas miens. Cependant, lorsqu’il s’agit du rapport de l’État-nation à son patrimoine, on ne peut éviter ce débat.
[15] Cf. à ce sujet le commentaire de Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Édit. du Seuil, Paris, 1983.
[16] C’est peut-être le film de Théo Angélopoulos, Le Regard d’Ulysse qui fait met en lumière avec le plus force et de subtilité l’unité des fondements métaphysiques qui alimentent et justifient aux yeux des acteurs les conflits sanglants entre États-nations des Balkans et de l’Europe orientale.
[17] Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse (Der modern Denkmalkultus), traduit par Daniel Wieczorek, Édit. du Seuil, Paris, 1984. Tous les mots mis entre guillemets dans le cours du texte appartiennent à la traduction française des termes employés par Riegl.
[18] Cf. Conseil de la Coopération culturelle, sixième réunion du Groupe de projet : Apprendre et enseigner l’histoire de l’Europe du 20e siècle, 6-7 mars 2000, Strasbourg, Rapport final par Laurent Wirth.
[19] Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century (1914-1989), Vintage, 1994.
[20] Bien évidemment, lorsqu’il s’agit d’une obsolescence des États-Unis, et que cette obsolescence pèse encore d’un poids électoral important, il n’est pas question d’y toucher. Les complexes sidérurgiques américains travaillent à perte comme les monstres de type soviétiques, mais tous les présidents américains qui se sont succédés depuis 1975, n’ont jamais eu la volonté d’y toucher. Le dernier, le président Bush, vient même de surtaxer (mars 2002) les importations d’acier afin de les protéger, et surtout de garantir les retraites des employés et des cadres qui sans cela verraient fondre leur pension si d’aventure ces entreprises devaient entrer normalement en faillite… Dans ce cas, les États-Unis font payer la facture de leur obsolescence au reste du monde. Voilà qui nous donne un excellent exemple de la manière dont les États-Unis conçoivent le libéralisme économique et respectent les accords sur le libre échange du commerce mondial qu’ils ont cependant signés.
[21] Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, op. cit, chap. “ La vita activa et l’âge moderne ”.
[22] Depuis la naissance de l’intellectuel critique — dont la figure emblématique s’incarne en Abélard — le pouvoir, qui se veut toujours le maître d’un savoir officiel et canonique, a toujours exercé sa censure. En son temps, Abélard capitulera devant le pouvoir mystico-théologique de Bernard de Clairvaux.
[23] Cf. le brillant exposé de ces questions par Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, édit. du Seuil, 2001.
[24] Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), dans la traduction de Michèle Le Doeuff, Gallimard, Paris, 1991.
[25] Le 17 mars 1642, l’université de Leyde condamne Descartes comme propagateur de l’athéisme. C’est à la même accusation énoncée par le roi de Prusse que cent cinquante ans plus tard Kant répondra, en 1798, dans Le Conflit des facultés. Cf. Emmanuel Kant, Le Conflit des facultés (Der Streit der Fakultäten, 1798), trad. de J. Gibelin, Vrin, Paris, 1935.
[26] Cf. Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université (textes de Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt, Hegel), Payot, Paris, 1979 ; F. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (“Die Zukunft unserer Bildungsanstalten”), Gallimard, collection Idées, Paris, 1980 ; Hannah Arendt, “ La crise de la culture ”, in La Crise de la culture, Gallimard, Idées, Paris, 1972, chap. VI ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1982 ; Gérard Granel, “ Appel à ceux qui ont affaire avec l’Université en vue d’en préparer une autre ”, in De l’Université, T.E.R., Mauvezin, 1982 ; Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger, Mille et une nuits, Paris, 2000, trad. Olivier Mannoni (publication originale : Regeln für den Menchenspark. Ein Antwortschreiben zu Heideggers Brief über Humanismus, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1999).
[27] Un très jeune footballeur du PSG gagne 153.000 euros par mois, auxquels s’ajoutent les royalties des publicités.
[28] Leo Strauss, De la Tyrannie : Une interprétation du Hiéron de Xénophon, dans la traduction d’Hélène Kern, Gallimard, Paris, 1954.
[29] Depuis la Renaissance, tous les érudits ont souligné combien l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie constitue l’une des plus grandes pertes de l’humanité.
[30] J. G. Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Beitrag zu vielen Beiträgen des Jahrhunderts. 1774, in edit. Suphan, 33 volumes, Berlin, 1877-1909, vol. V. En français, Une autre philosophie de l’histoire, coll. Bilingue, Aubier, Paris, 1964, trad. Max Rouché.
J. G Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1784, in edit. Suphan, 33 volumes, Berlin, 1877-1909, vol. XIII. En français, Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, coll. bilingue, Aubier, Paris, 1962, trad. Max Rouché.
[31] Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966.
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.
[32] Martin Heidegger, “ Die Zeit des Weltbildes ”, in Holzwege, Vittorio Klostermann, Francfort s/Main, 1946. En français, “ L’époque des conceptions du monde ”, in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 1962.
[33] On pourrait faire la même remarque à propos du tourisme extra-européen, lequel considère le monde comme un parc de loisir à l’échelle de la planète.
[34] Cf. Aristote, La Constitution d’Athène ; Pierre Ducrey, Guerre et Guerriers dans la Grèce antique, coll. Pluriel, Hachette, Paris, 1999.
[35] La valeur financière de l’ancienneté en Europe a son pendant dans la valeur d’exotisme hors d’Europe. Je rappellerai simplement que pour les habitants de Thaïlande ou des îles Marquises, leur habitat, leurs mœurs, leurs coutumes ne sont pas exotiques !
[36] Martin Heidegger, Aufenhalte (Séjours), op.cit., “ …l’idée se dégagea que, avec l’assaut éhonté du tourisme, une puissance étrangère étend son réseau de commandes et d’organisation sur la Grèce antique mais que ce serait encore se voiler la face devant ce qui est que de vouloir faire abstraction de cette frénésie de voyage qui ne nous laisse pas de choix, au lieu de prendre en considération le gouffre qui s’étend entre le passé et le présent afin de reconnaître le destin qui y fait loi.
“ La technique moderne et l’industrialisation scientifique du monde dont elle s’accompagne s’apprêtent, avec ce qu’elles ont d’irrésistible, à effacer toutes possibilité de séjours. ”
[37] Jeremy Rifkin, The Age of Access : The New Culture of Hypercapitalism Where All of Life Is Paid-For Experience, New York, 2000. Voir aussi du même, “ The New Capitalism Is About Turning Culture into Commerce ”, in International Herald Tribune, 17 janvier 2000.
[38] Anne Maclean, The Elimination of Morality. Reflections on Utilitarianism and Bioethics. Routledge, Londres, 1993, cf. en particulier le deuxième chapitre : “ ‘Person’ : The futility of bioethics ”, pp. 17-36.
[39] A cet égard la faillite aux États-Unis, à la fin de l’année 2001, d’Eron (entreprise de courtage en matière énergétique), constitue un exemple parmi tant d’autres.
[40] Jeremy Rifkin, op.cit.
[41] Francis Fukuyama, in National Interest, été 1999 : “ La véritable puissance de la recherche actuelle réside dans sa capacité à modifier la nature humaine elle-même. À l’avenir […] la biotechnologie sera capable d’accomplir ce que des anciennes idéologies ont maladroitement tenté de réaliser : enfanter un nouveau genre humain. […] D’ici deux ou trois générations, nous disposerons des connaissances et des technologies nécessaires pour réussir là où les ingénieurs du social ont échoué. À ce stade, nous aurons définitivement mis un terme à l’histoire humaine car nous aurons aboli l’être humain en tant que tel. Alors une nouvelle histoire post-humaine pourra commencer. ”
Voir aussi, Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, Viking, New York, 1999.
[42] Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (traduction de Jules Castier), Paris, Plon, 1933.
[43] Le mots est de Remo Guidieri.
[44] Cf. à ce sujet l’ouvrage inégalé à ce jour de Noam Chomsky, Manufacturing Consent, Pluto Press, Cambridge (Mass), 1996. Et celui de Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Libre, Paris, 1998.
[45] On trouve aujourd’hui dans les universités européennes des maîtrises, des DEA, des doctorats de “ management ” culturel (sic !).
[46] Remarquable formule de Georges Steiner, Présences réelles, op.cit., p. 145.
[47] Frédéric F. Clairmont “  Ces deux cents sociétés qui contrôlent le monde ”, in Le Monde diplomatique, n° 517, avril 1997.