dimanche 15 janvier 2012

Art et politique en Europe postcommuniste : l’exemple du musée de l’art socialiste de Budapest



Continuité et occultation
Art et politique en Europe postcommuniste : l’exemple du musée de l’art socialiste de Budapest*

Prologue


Entre 1989 et 1997, les effets de la chute des régimes communistes de l’Est européen ont inspiré quelques films d’une rare perspicacité. Semblables aux grands romans naturalistes du XIXe siècle, chacun, conçu comme un fresque, nous offre une métaphore de ce moment inouï de notre histoire[1], et, parmi ceux-ci, par son ambition, Le Voyage d’Ulysse se présente à coup sûr comme l’un des plus somptueux. Une scène servira à illustrer mon propos, celle où le héros, un grec américain originaire de Constanta en Roumanie, part en quête d’un passé balkanique dès longtemps déchiré de violents conflits entre des peuples récemment libérés de la domination ottomane, au moment où brusquement ils accèdent au statut d’États-nations modernes. De retour dans la ville de son enfance, il entreprend de remonter le Danube depuis son embouchure jusqu’à Belgrade. La grande barge qui l’y conduit est lourdement chargée d’une gigantesque statue de Lénine destinée à grossir les collections d’un musée allemand. Tout au long de son chemin, le héros défile lentement non loin des berges limoneuses du grand fleuve ; là, il rencontre des pêcheurs, vieux-croyants russes venus d’un autre âge, s’étonne des théories de cargos rouillant au mouillage, embrasse du regard de colossales ruines industrielles et des villages miséreux, entrevoit, au sommet des rives, des gens hagards, fixant, comme hypnotisés, cet étrange colosse de pierre blonde au flanc duquel un homme contemple un spectacle qui l’étonne bien plus que la découverte, aujourd’hui banale, d’une quelconque île exotique.
La dissonance entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest demeure. Entre un monde épuisé par un frénétique développement industriel et urbain et un monde qui a déjà accompli la troisième révolution moderne — celle de l’électronique et de l’informatique ; entre un monde où toutes les choses du passé communiste — comme le réalisme socialiste — sont honnies et moquées, et celui où tout devient marchandise et objet de musée, le contraste perdure.[2] Un Lénine figé dans sa pierre monumentale entre dans un musée occidental, tandis qu’en Europe de l’Est tous cherchent à l’oublier… En dépit d’une mutation économique radicale, une nouvelle incarnation du contraste Est/Ouest se manifeste dans ce rapport au passé.

Construction et destruction


La mise en scène esthétique du pouvoir politique par lui-même n’est pas un phénomène propre aux régimes dictatoriaux du XXe siècle. Depuis la naissance de la civilisation urbaine, dans la cité où se tient le centre du pouvoir, des monuments, des statues, des bas-reliefs, des peintures murales, ont représenté, symbolisé, mis en formes allégoriques et symboliques le pouvoir du moment, que des pouvoirs postérieurs ont détruit.[3] Dès lors qu’il y a Cité-État, ville royale, capitale d’un État, quelle que soit la forme du pouvoir politique, il y a mise en scène esthétique du politique.
Plus tard, le déploiement de la modernité mit en scène les représentations d’entités politiques et sociales abstraites : la République, la liberté, l’égalité, l’Etre suprême en France, la Germanie en Allemagne wilhelmienne, la Constitution, la Paix entre les peuples, telle ou telle doctrine, etc. On y vit encore la mise en œuvre de cultes de la personnalité que l’on avait crû dépassés par l’avènement de l’empire de la Raison raisonnante et raisonnable. Ainsi, allégories et symboles coexistèrent avec des représentations plus personnalisées du pouvoir. Aucun système politique n’y échappa, pas même les Etats-Unis avec les sculptures des premiers présidents de l’Union taillées au flanc du mont Skidmore.
En Union soviétique, après l’explosion des multiples avant-gardes, leur mise au pas, commencée à la fin des année 1930, puis à la fin des années 1940 par les États communistes d’Europe centrale et orientale, apporte de puissantes contributions à l’expansion de cette production esthético-politique.[4] Parmi elles, plus que la peinture de chevalet, le graphisme (avec des affiches où subsistent encore des procédés avant-gardistes acceptés dans les années 1940) et la statuaire, parce qu’ils sont exposés directement à la vue quotidienne des passants, parce qu’ils occupent des lieux dans la ville où le pouvoir réalise son auto-affirmation par des cérémonies qu’il organise, et explicitent ainsi plus clairement les enjeux politiques de l’esthétique. Après 1948, la statutaire des lieux publics des pays d’Europe centrale et orientale, devenus le glacis soviétique, subit une profonde transformation, et nombre d’œuvres installées sous les anciens régimes y furent détruites ou soustraites au regard pour être remplacées par de nouvelles, produites selon les canons du réalisme socialiste tel que Jdanov les fixa en 1947, après les hésitations et les conflits des années 1930 en Union soviétique.[5]
En 1989, la chute du communisme entraîne une nouvelle transformation, dont les significations politiques, sociales et esthétiques révèlent les nouveaux référents symboliques grâce auxquels ces sociétés en « transition » s’identifient au nouveau cours « démocratique et libéral » du politique, du social, de l’économique.
Ce qui change aujourd’hui n’est pas la statuaire réaliste socialiste de l’époque stalinienne. Après le XXe Congrès du PCUS, et surtout à la suite de ses effets en Europe centrale et orientale — les révoltes et les révolutions qui ébranlèrent la Pologne, la R.D.A. et surtout la Hongrie — la situation se compliqua. Staline ne fit plus l’objet du culte quasi mystique qui lui était rendu sous la forme de portraits et de statues gigantesques . On revint à Lénine et à une sélection de figures de l’histoire nationale acceptables par les dogmes marxiste-léninistes — par ailleurs fluctuants — appliqués à l’histoire politique et sociale, tout en continuant à favoriser les représentations des acteurs collectifs privilégiés de la société communiste en construction : les divers types de « travailleurs », l’ouvrier industriel et agricole, le soldat de l’armée populaire, le savant et l’intellectuel reconnu, le sportif, le cosmonaute. Certes, nombre de sujets demeurent d’emblée exclus : bien sûr les collaborateurs des régimes fascistes ou nationalistes, mais encore les exclus de gauche ou de droite du mouvement communiste international ; il n’empêche, une continuité se fait jour qui, de facto, rompt avec la tabula rasa du passé pour donner à voir des héros historiques « bourgeois »[6]. Une lente réhabilitation de l’histoire nationale s’élabore selon diverses modalités, au fur et à mesure que chaque pays communiste déploie ses propres inclinations dans la manière de renouer avec son passé.[7] Mais, quoi qu’il en fût, il s’agissait toujours de lire l’histoire nationale dans la perspective de la fabrication de l’« homme nouveau ».
Cette deuxième phase du communisme en Europe centrale et orientale est marquée par un développement sans précédent de l’urbanisme ; quand ils ne sont pas défigurés, voire détruits, de gigantesques banlieues viennent enserrer les centres historiques des villes. Dans ce mouvement, qui n’est, au bout du compte, que l’une des formes du déploiement de la modernité, des espaces publics sont occupés par la statuaire propre à cette deuxième période. C’est cette statuaire qui, après la chute des pouvoirs communistes, subit une importante transformation.
Ce n’est guère là un phénomène original. Destructions et reconstructions de statues et de monuments occupent une place de choix dans l’histoire européenne médiévale, moderne et contemporaine. Si certains sont surpris de ces transformations, cela tient à une double vision du monde qui domine aujourd’hui les esprits. D’une part, on s’étonne qu’en un siècle où la Raison aurait dû triompher, des destructions incommensurables, qu’elles soient le fait de la guerre totale ou de l’urbanisme moderne, ont bouleversé de fond en comble des paysages urbains qui, longtemps, s’étaient développés en cercles concentriques autour des premiers centres historiques[8]. D’autre part, notre temps est travaillé par l’obsession de la conservation, qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a transformé la plupart des villes d’Europe occidentale en musées. De ce point de vue, l’Europe orientale manifeste un décalage certain avec l’état d’esprit occidental ; ici, la muséographie des villes, hormis Prague, Ljubljana ou Budapest, n’est pas encore entrée dans les mœurs communes. Aussi le passé récent, surtout s’il devient un passé honni, a-t-il perdu toute valeur représentative. A cette différence il convient d’ajouter l’ambiguïté des critères esthétiques du réalisme socialiste. En effet, si le dogme réaliste socialiste apparaît essentiellement comme une réaction aux avant-gardes cubistes, formalistes, constructivistes ou suprématistes, celui-là n’a jamais, comme ceux-ci, repoussé les œuvres classiques de l’histoire de l’art européen, mais, selon une orientation dictée par Lénine, le cours nouveau de l’histoire devait faire apparaître un autre sens, peut-être plus caché, et cependant plus en conformité avec le matérialisme historique, afin d’œuvrer à l’éducation politique du peuple.
« Le marxisme […] loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l’époque bourgeoise, […] a — bien au contraire — assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d’une culture vraiment socialiste. »[9]
En bref, pour le pouvoir bolchevique, dès les années 1920 la création socialiste n’est rien de moins que l’héritage de toute la culture européenne, soumise à l’éclairage critique du matérialisme historique et dialectique : ce n’est donc pas la forme esthétique qui prime, mais bien une lecture de l’origine et du développement pour une Bildung tendue vers un nouveau destinataire, le « prolétaire-idée » selon l’interprétation qu’en donne Berdiaev.[10] Le sens de l’histoire de l’art s’élaborera désormais comme un pan d’une histoire générale regardée à l’aune du développement des forces productives.
Une fois liquidé ou remplacé le culte stalinien de la personnalité — et tout en demeurant partiellement fidèle au réalisme socialiste —, la voie était ouverte à la récupération contrôlée de certains aspects de l’histoire nationale de chaque pays communiste (ceux qui pouvaient supporter une évidente et claire réinterprétation marxiste-léniniste), si bien qu’après les années 1960, la représentation statuaire publique manifestait un syncrétisme thématique et formel, certes fortement marqué par le réalisme naturaliste propre à l’art académique du XIXe siècle, mais ouverte à des courants un peu plus modernes, naguère condamnés par le dogme jdanovien. Dans certains pays, comme la Hongrie et la Pologne on vit même réapparaître des formes statuaires proches du groupe français de l’Entre-deux-guerres, les Forces nouvelles dont Gromaire ou Lhote étaient les chefs de file. Après 1989, c’est l’ensemble hétéroclite de ces œuvres qui sera retiré des lieux publics ou tourné en dérision par des tags ou des enveloppements empruntés respectivement à Basquiat et à Christo.

Conservation, élimination, occultation


Selon la politique culturelle de chaque pays de l’Est, le traitement de la statuaire publique révèle les relations que les nouvelles-anciennes élites entretiennent tant avec l’époque communiste qu’avec les époques précédentes. En effet, les statues occupant l’espace urbain sont autant de signes qui soutiennent une interprétation historique et soulignent une mise en exergue de situations et d’événements, ainsi que les personnages en renom qui y participèrent ; en bref, la statuaire manifeste le choix d’une scénographie historico-politique, au détriment d’autres possibles.
Le musée en plein air de l’art socialiste de Budapest en offre un exemple pertinent, où complexité et ambiguïté font apparaître les enjeux politiques de la statuaire publique dans le cours de la « transition ». Il suffit de lire avec attention le catalogue qui en présente les intentions pour saisir les contradictions qui habitent les résultats obtenus[11].
Situé dans une lointaine banlieue quasi rurale, rejeté aux marges occidentales de la ville sur l’ancienne route qui mène au lac Balaton, le musée s’y est installé dans une position excentrée. Après une heure de voyage en autobus, depuis le centre de la ville on y accède difficilement ; aussi, la distance et la difficulté dissuadent-elles nombre de touristes étrangers de s’y rendre. Si la plupart des élites hongroises s’accordent présentement à vanter les mérites de l’économie capitaliste, il appert qu’une telle situation ne facilite guère l’affluence des visiteurs, et donc affecte la rentabilité du musée. Cette contradiction montre, mieux que bien des discours, l’amphibologie des relations que ces élites entretiennent avec le passé communiste.
De fait, il s’agit bien d’une mise à l’écart puisque les œuvres, sorties du contexte urbain où le pouvoir les avait placées, n’ont pas même été réinstallées dans des salles consacrées à cet effet qui auraient pu être ouvertes, par exemple, au sein du musée national d’art (Nepszépmüvézet Galeria) situé dans le bâtiment central et les deux ailes du château royal, sis sur l’une des collines de Budapest qui domine le Danube au centre de la ville. C’est bien là le « cimetière des statues » comme l’indique le titre de l’article du catalogue qui présente le musée aux visiteurs.[12] Certes, le passé n’a pas été enfoui dans quelques réserves inaccessibles de lointains musées de province, il n’empêche, l’idée de créer un « cimetière » manifeste une volonté d’expulsion hors la ville de toutes ces figures qui marquaient auparavant non seulement l’histoire politique du pouvoir communiste depuis 1948, mais aussi celle d’événements qui jouèrent un rôle important dans l’histoire politique et sociale de la Hongrie depuis la Première Guerre mondiale : les luttes de la Commune de Budapest en 1919, la répression de la « terreur blanche », l’installation de la dictature horthyste, les conflits sociaux qui suivirent, la montée du fascisme au cours des années 1930, la libération de Budapest par les troupes soviétiques.
Si l’on reprend le texte du même auteur, on y trouve le dessein de l’architecte, Akos Eleöd, concepteur du musée et réalisateur de la mise en scène des statues qui y sont exposées. On y entre par une porte monumentale de briques rouges flanquée de deux grands arcs où se tiennent les gigantesques statues des figures tutélaires du communisme : à droite, le couple fondateur, Marx et Engels, à gauche le prophète, Lénine. Cette entrée « triomphale » vise, selon son auteur, à créer chez le visiteur un « sentiment d’oppression ». Toutefois, si tel était le but, on ne comprend pas pourquoi ne s’y dresserait point une statue de Staline. En effet, pour créer un authentique « sentiment d’oppression », une majestueuse statue de Staline eût été plus efficace encore en rappelant celui qui déploya totalement la terreur rouge comme moyen de gouvernement. Ni statue de Staline, ni statues de ses émules hongrois, Rákosi et Gérö, renversés et mis à l’écart à la veille de la révolution de 1956 ; elles auraient eu pourtant légitimement leur place dans ce « cimetière » des statues, qui n’est rien moins que le cimetière de l’histoire. Malgré son excentricité topographique, le musée se veut une « présentation pertinente des statues, une représentation qui échappe à toute dérision pour formuler une critique de l’idéologie qui fut la sage-femme de ces œuvres. […] une présentation guidée par la modération d’une froide objectivité »[13]. Pourquoi, dès lors, éliminer les statues des figures éponymes du stalinisme ? De même que sont éliminées les statues représentants les diverses figures du peuple emblématisées pendant les années 1950, comme s’il était honteux de présenter sous les traits d’un naturalisme idéalisé les gens ordinaires dans leurs activités quotidiennes ou leurs loisirs. Par exemple, pourquoi ne pas avoir présenté les groupes sculptés par Lajos Ungvári, Les Lycéens (1954), Dezsö Györi, Les Gymnastes (1958), Sándor Mikus, Les Joueurs de football (1958) et Dezsö Erdei, Les coureurs de relais (1958), naguère installés dans le parc du « Stade du peuple ».
Si, comme l’affirme son créateur, l’objectif de ce musée avait été la mise en scène d’une « froide objectivité », il eut fallu une autre présentation. En effet, si Marx et Engels n’ont eu aucun rapport chronologique avec le monde des avant-gardes (quoiqu’ils aient dû connaître les premiers Impressionnistes), il en va autrement de Lénine. Même si ses goûts et son interprétation du rôle dévolu à l’art dans la nouvelle société qu’il se proposait de bâtir n’avaient rien qui puisse s’accorder avec les avant-gardes, il n’empêche, c’est sous son pouvoir que ces mêmes avant-gardes purent exprimer pleinement leur pouvoir créatif, leurs conflits et les significations politiques qu’elles leur attribuaient, au point que des trains de propagande envoyés sur les territoires reconquis par l’armée Rouge étaient décorés par les plus radicaux des futuristes, des constructivistes et des suprématistes[14]. N’est-ce pas à Tatline, artiste d’avant-garde par excellence, que fut commandé en 1919 le monument commémoratif de la IIIe Internationale et dont le deuxième modèle fut exposé à Paris en 1925, après la mort de Lénine, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et de l’industrie ?[15]. Ainsi, le réalisme socialiste ne fut seul à entretenir des relations étroites avec l’idéologie marxiste-léniniste : les avant-gardes en firent autant, comme le prouve l’étonnant article de Malévitch qui, à la mort de Lénine, fit du Carré noir son icône suprématiste, son expression de l’essence contre toute représentation, figurative qualifiée par l’artiste de réactionnaire.[16]
Si, aux œuvres d’avant-gardes directement liées à l’idéologie marxiste-léniniste l’on avait adjoint la statuaire proprement stalinienne, commune à tous les pays de l’Est dont les nombreuses réalisations furent détruites ou sont dissimulées dans les réserves des musées[17], le spectacle ainsi offert n’aurait point manqué de montrer combien au XXe siècle les rapports de la politique à l’art relèvent de soubassements beaucoup plus complexes.[18] On rencontre dans cet oubli une ambiguïté qui touche aux origines mêmes du mouvement bolchevique, à la Commune de Budapest mais aussi à la libération de Budapest par l’Armée rouge au début de l’hiver 1944-1945.
Nombre d’œuvres exposées traduisent par leur forme cette ambiguïté en ce qu’elles sont des produits tardifs du communisme hongrois et portent déjà les éléments d’une modernité qui eût été refusée naguère par les censeurs du réalisme socialiste. Ainsi le mémorial dédié à Béla Kun, Jénö Landler et Tibor Szamuely ne traduit aucunement une quelconque « froide objectivité ». Il s’agit de personnages de la gauche communiste hongroise qui jouèrent un rôle important pendant l’Entre-deux-guerres. Béla Kun, chef de la Commune de 1919 fut liquidé en Union soviétique lors de la dernière grande purge en 1939 ; Jénö Landler mourut exilé en France en 1928 et Tibor Szamuely est soupçonné d’avoir été assassiné ou de s’être suicidé en Autriche, après avoir passé clandestinement la frontière en août 1919. Mettre dans le « cimetière » du réalisme socialiste ces monuments réalisés tardivement, pendant le « communisme goulasch » du kadarisme, et consacrés à ces personnages engagés dans l’époque révolutionnaire et contre-révolutionnaire qui suit immédiatement la tragédie des grandes danses macabres de la Première Guerre mondiale, c’est faire preuve d’anachronisme, car nul ne peut ignorer que parmi les premiers militants du parti communiste hongrois se trouvaient des artistes d’avant-garde qui furent appelés, comme dans la Russie bolchevique, à réaliser des œuvres (en particulier des affiches) illustrant le mouvement révolutionnaire.[19] De même, le groupe de civils et de soldats, présenté comme un théâtre d’ombres découpé dans de la tôle et dominé par un Béla Kun de bronze stylisé, aranguant cette foule sous un réverbère, rappelle la Commune et le réel soutien populaire dont elle fit l’objet lors de ses premiers mois. Du point de vue stylistique, il paraît impossible de saisir en quoi ce groupe ressort aux canons formels du réalisme socialiste. Réalisée en 1986, cette œuvre annonce déjà une facture plutôt postmoderne par la simultanéité des styles et des matériaux composites employés, et s’écarte ainsi de tous les dogmes esthétiques imposés en 1947 par Jdanov[20]. De fait, l’œuvre que l’on juge ici en l’exilant au « cimetière » n’est autre que l’histoire. Manière propre à la « transition » de jeter aux « poubelles de l’histoire » les événements du passé qui ne conviennent plus aux visions du présent. Ici la “froide objectivité » s’apparente à la chaude subjectivité de l’anachronisme.
Une même intention confuse anime la présence en ce musée du monument dédié en 1968 aux combattants hongrois des brigades internationales, dont les figures symboliques lèvent le poing, s’inspire explicitement du style de Gromaire, dont les choix formels ne devaient rien au réalisme socialiste. Ce n’est donc point la forme et son origine idéologique telle que l’a définie le créateur du musée qui est ici condamnée, mais bien le référent historique. C’est pourquoi, aucune statue avant-gardiste représentant ou symbolisant des événements engendrés par la révolution bolchevique, en Russie ou en Europe de l’Est, n’y sont présents.
Enfin les statues des deux officiers de l’Armée rouge tués en avril 1944, au moment où ils étaient envoyés exiger la reddition des troupes germano-hongroises assiégées, lèvent bien le voile sur les enjeux idéologiques du musée. Erigées en 1951, leur facture représente une fidèle incarnation des normes du réalisme socialiste. Ce référent formel légitimerait donc leur place dans ce « cimetière »  . Toutefois, les expulser de la ville revient à attribuer une signification négative à l’événement de cette libération, et, quelle que soient les critiques qu’un point de vue éthique (et non esthétique) conduit à porter sur l’Union soviétique de 1944, cette expulsion voue à l’oubli l’enjeu tragique de cette guerre, les combats sans merci menés par les deux totalitarismes, où la Hongrie eut sa part de responsabilité du côté de l’Axe, et les communistes de l’autre. C’est occulter le rôle décisif joué par l’Armée rouge dans l’épuisement de l’Allemagne nazi et sa défaite finale, et ce quel que soit notre jugement sur les erreurs stratégiques et tactiques de ses chefs et les carnages qu’elles entraînèrent.[21]
D’autres statues maintenues par le régime communiste, ou construites sous son égide, n’ont pas été mises au rebut quoiqu’elles présentent un style naturaliste-réaliste idéalisé, ou un kitsch historiciste qui n’a rien à envier au réalisme socialiste. Ainsi apparaît à un véritable regard froid la statue de Kossuth érigée sur la place du Parlement.[22] Mais ici, il s’agit d’exalter une histoire nationale tout autant mythifiée que celle du communisme. On le constate, l’enjeu de ce musée n’est pas essentiellement la question des styles et de leurs origines idéologiques, mais bien celle des titres des œuvres quel qu’en soit le style. C’est pourquoi les choix ressortissent à une question de sens. Or, de par leur position topographique, les œuvres fonctionnent dans la ville (ou plutôt à l’extérieur de la ville) comme celles produites naguère selon les canons du réalisme socialiste ou plus tard selon des critères formels plus composites permise par le kadarisme : éviction ou maintien, ensemble elles scandent une nouvelle lecture de l’histoire.
La mise à l’écart de cette statuaire composite ne vise à rien d’autre qu’à mettre entre parenthèses, par-delà l’expérience du régime communiste, un aspect essentiel de l’Entre-deux-guerres : le mouvement social, révolutionnaire, le mouvement syndical et, par-delà, pour ce qui tient de l’histoire l’art, la complexité des rapports entre les avant-gardes artistiques, les arrière-gardes académiques et les avant-gardes politiques[23]. Certes, si comme l’affirme l’auteur, ce musée ne s’apparente en rien « à une plaisanterie », en revanche, il traduit une intention critique fondée sur une décontextualisation des événements qui, au bout du compte, se présente comme la mise en scène d’un moment de notre histoire contemporaine envisagée uniquement sous un angle moraliste (et non éthique) néo-post c’est-à-dire regardée comme malfaisant et néfaste. Jamais l’histoire des hommes n’a été morale, et y faire face, « la regarder dans le blanc des yeux » comme le suggère Heiner Müller dans ses mémoires, n’est rien que la prise en compte d’une présence qui demeure toujours à être pensée. En mesurant ce moment d’histoire à l’aune du moralisme banal de notre modernité tardive, on fait montre d’une paresse d’esprit qui écarte toute possibilité d’aboutir à une herméneutique contextuelle.
Il est significatif que la plupart des visiteurs du musée soient les touristes occidentaux en visite à Budapest, mais sa place excentrée ne leur permet point de saisir combien le kitsch réaliste fin-de-siècle qu’ils admirent dans la ville (par exemple, le groupe du Millenium (1880) qui représente des chefs des tribus magyares dominés par Árpád) s’apparente au kitsch socialiste exposé dans ce musée. Peu de visiteurs hongrois s’y rendent pour le montrer à leurs enfants ; une telle réserve, s’apparente à ce que la psychanalyse nomme la dénégation : « Je sais bien mais quand même… ». Voilà  un état propice à engendrer des attitudes schizoïdes chez les sujets de la « transition » qui se trouvent ainsi plongés dans l’incapacité d’assumer clairement leur propre passé en l’absence des symboles du passé collectif.
Il en va de même avec les suppressions d’aujourd’hui. C’est pourquoi il convient d’interroger le sens de cette démarche qui prétend, au travers des œuvres esthétiques, repousser la totalité de l’expérience du régime communiste. Le pouvoir communiste aussi a démoli des statues, lui aussi en a caché dans les réserves de musée afin de les soustraire à la vue de la population, comme si cela eût suffi à faire oublier ce que les sujets et les acteurs de l’histoire vécurent ou subirent auparavant.[24] Cela se sait, la mémoire des événements de la période antérieure au régime communiste politiques — aurait-elle été vécue positivement ou négativement — ne disparut point de la conscience de la population hongroise, comme le prouvèrent les destructions populaires et spontanées accomplies pendant la révolution de 1956. Pourquoi celle de la dernière époque communiste disparaîtrait-elle aussi rapidement ?
Certes, les choix n’étaient guère aisés : toute soustraction, toute addition d’œuvres pose en effet le problème d’une relecture de l’histoire, tant de l’histoire de l’art que de l’histoire politique et sociale. Néanmoins, celui qui prétend travailler dans l’esprit d’une « froide objectivité » aurait dû avertir le visiteur que toute exposition, relève toujours de l’ambiguïté et de l’équivoque, puisque l’on décontextualise. Ainsi exposer des statues en un lieu qui n’est plus celui de leur première monstration, n’est rien moins qu’un acte de muséographie, impliquant le constat que tel ou tel art est devenu une chose morte, une chose qui vient enrichir la frénésie nécrologique des cryptes muséales qui dorénavant envahissent le monde. La « froide objectivité » eût été, me semble-t-il, de laisser les statues dans leur contexte urbain, voire de leur adjoindre certaines autres, déboulonnées en 1956. Pour lors le visiteur, le passant, eût été conduit à saisir avec une plus grande lisibilité le décor statuaire de la ville dans son contexte historique, à le naturaliser, à le normaliser en quelque sorte, et donc à accepter l’histoire telle qu’elle fut.[25]
L’attitude adoptée par le concepteur du musée ne diffère guère de celle des communistes : comme eux, il travaille à une inversion de sens. On change d’Église, mais point de style. Quoiqu’il se montre sous un jour beaucoup moins agressif, ce musée « cimetière » rappelle encore quelque chose de plus inquiétant, à savoir l’exposition de l’art dégénéré organisée par les nazis en 1937 à Munich. Cependant, à la différence des tenants de l’art teutonique, martial et académique, ici, il est bien moins question de formes que de sens ou de possibilité de sens de l’histoire. Aussi, le choix des œuvres exposées, ainsi que leur mise en scène, traduisent-ils parfaitement l’idéologie dominante de notre époque postcommuniste, celle qui regarde le tragique de l’expérience communiste comme une sorte de tératologie de la politique, comme une maladie honteuse qu’il conviendrait de guérir à tout jamais. Tout fonctionne comme si l’extrémisme politique de masse ressortissait à une pathologie sociale[26], comme si le communisme de type soviétique et ses avatars européens n’étaient pas définitivement morts et déjà entrés dans les arcanes et les controverses des interprétations historiques, comme si enfin l’avènement planétaire de l’économie de marché ne signait pas la fin de l’histoire dans un devenir réglé par la production et la gestion des échanges de marchandises et des flux financiers. Ce faisant, sans qu’il le sache le créateur de ce musée a placé sa scénographie au cœur la modernité tardive (ou de la postmodernité), au cœur de cette transhistoricité faite de simultanéités et de juxtapositions synchroniques et diachroniques qui abolit toute référence contextuelle, et qui, de ce fait, rend impossible de penser les conditions de possibilité (au sens kantien) de cette époque singulièrement tragique et meurtrière.[27] Car, en ultime instance, ce sont toujours des hommes bien vivants, et non des lémures, qui commettent les crimes collectifs. Voilà qui demeure encore la grande énigme…


* Une première version de ce texte est parue dans Lieux de mémoire en Europe médiane. Représentations identitaires, sous la direction d’Antoine Marés, Publications de l’INALCO, Paris, 1999. Dans cet essai il n’est pas question de traiter des artistes plus ou moins marginaux qui, après la fin du stalinisme, cherchèrent à se synchroniser avec les mouvements esthétiques occidentaux. Il s’agit de l’art officiel financé par les institutions culturelles de l’État.
[1] Sur le thème du postcommunisme, je rappellerai le film du Roumain Pintilie, Trop tard, celui du Macédonien Milcho Manchevski, Before the Rain, Lamerica de l’Italien Gianni Amelio sur l’Albanie, le plus somptueusement flamboyant, celui de Kusturica, Underground, sur la dislocation de la Yougoslavie, et l’exceptionnel Voyage d’Ulysse  de Théo Angelopoulos dont il sera ici question.
[2] Cette affirmation doit être quelque peu nuancée. Ainsi, le ministère du tourisme roumain a récemment décidé d’organiser pour de riches touristes occidentaux un circuit des anciennes résidences officielles occupées dans le pays par le dernier secrétaire général du Parti communiste, Nicolae Ceausescu.
[3] A cet égard, il convient de souligner une différence entre l’iconoclasme populaire spontané et l’iconoclasme organisé par le pouvoir central, État-cité, État monarchique, Empire, République oligarchique, Église, etc.
[4] Cette personnalisation de la représentation des figures emblématiques d’un pouvoir politique dans le monde moderne appartient non seulement à tous les régimes communistes d’outremer, mais aussi à tous les mouvements de libération et aux régimes de droite ou de gauche qui leur ont succédé après la prise du pouvoir, y compris dans les pays de tradition musulmane. Ce phénomène mériterait une étude particulière, car il s’agit d’un mode de représentation venu de la tradition tridimensionnelle occidentale dans des cultures qui n’avaient jamais connu ni l’idéa platonicienne, ni la mimétiké néo-aristotélicienne et thomiste. En cela, il convient de regarder ce phénomène comme l’une des intrusions de la modernité, fût-elle exprimée sous des formes naïves et populaires.
[5] Cf. le chapitre précédent.
[6] Ce recours aux héros historiques avait déjà un précédent en U.R.S.S. qui en fit un large usage pendant la Seconde Guerre mondiale et lors de la remobilisation de l’Après-guerre pour la reconstruction du pays. Cf. les films Alexandre Nevski, Pierre Le Grand, etc.
[7] Ainsi, au milieu des années 1980, même la R.D.A. de Honneker renoua avec Frédéric le Grand, figure emblématique du prussianisme longtemps dénoncé par les communistes comme la source du militarisme germanique conquérant.
[8] Certaines villes italiennes, dont Naples représente un parfait exemple, ont conservé cette organisation où, du centre à la périphérie, on parcourt insensiblement une architecture qui va l’antiquité grecque et latine aux immeubles imposants du XIXe siècle et aux affreux H.L.M. de la spéculation foncière.
[9] Lénine, Écrits sur l’art et la littérature, op. cit.
[10] Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe, op. cit.
[11] Szoborp RK Muzeum, Budapest, Publications of the Statue Park, sd. Budapest.
[12] Op. cit., Tibor Wehner, « Public Statue Cemetery from the Recent Past ».
[13] C’est moi qui souligne.
[14] Cf. le catalogue de l’exposition Paris-Moscou au Centre Georges Pompidou, Paris, 1979, illustration page 326, « Wagon de train d’agitprop d’octobre 1919 ».
[15] Tatline, sous la direction de Larissa Jadova, Corvina, Budapest et Philippe Sers, Paris. Cf. illustration 186 et son commentaire. Dans le catalogue de l’exposition n° V/4b.
[16] Kasimir Malevitch, op.cit.
[17] Une information qui m’a été rapportée par Sorin Antohi (ex-professeur d’histoire des idées à l’Université de Bucarest) ne manque pas de surprendre et de compliquer l’interprétation du destin des statues. En Roumanie un certains nombres de statues de Staline, dont beaucoup de bustes, ont été recyclées pour représenter l’écrivain transylvain Ion Slavici, l’un des fondateurs du nationalisme roumain au XIXe siècle. Il est parfois des ressemblances surprenantes !
[18] Cf. les textes réunis par Péter György et Hedvig Turai sous le titre, Art and Society in the Age of Staline, Corvina, Budapest, 1992.
[19] C’est dans l’appartement occupé par le peintre et poète futuriste Lajos Kassák situé au 15 Viségradi Utca que fut fondé le parti communiste hongrois, dont la plaque commémorative a été ôtée en 1990, comme si l’événement n’avait pas eu lieu.
[20]  Cf. Elisabeth Valkenier, Russian Realist Art, The State and Society : The Peredvziniki (Les Ambulants) and Their Tradition, op. cit., p. 183.
[21] Philippe Masson, Histoire de l’armée allemande, 1939-1945, Librairie académique Perrin, 1994, p. 480.
[22]  Ce musée oublie significativement que même pendant la période stalinienne, les artistes firent appel à la plus classique des versions de l’histoire nationale. Ainsi le cadeau offert en 1952 par Mátyás Rákosi (alors premier ministre) à son collègue est-allemand, Wilhem Pieck, n’est autre qu’une tapisserie de laine représentant Pétöfi avec en haut, à gauche et à droite, deux figures tutélaires de petites tailles ; l’une représente un soldat hongrois portant le drapeau national, l’autre Staline portant le drapeau rouge. Ce n’est là que la réinterprétation d’un thème classique. Cf. Andreas Michaelis, DDR souvenirs, … et c’est un fond bien spécial, Benedikt Taschen, Cologne, 1994 ; et Miklós Péternák, « Nationalized Vision and the Allegorical Documentary », in Art and Society, op. cit., pp. 87-98.
[23]  Kristina Passuth, Les Avant-gardes de l’Europe centrale, Flammarion, Paris, 1988, Cf. p. 41 le paragraphe « Révolution morale et artistique : La revue MA », on peut y lire en particulier le passage suivant : “Au début, MA est une revue presque exclusivement révolutionnaire. Son but principal consiste en la libération matérielle et spirituelle de l’homme. L’homme, c’est bien sûr le pauvre, l’opprimé, le prolétaire. Kassák veut libérer l’homme misérable de ses chaînes visibles et il veut aussi le sauver de lui-même, de ses conceptions dépassée, des entraves antérieures. Pour Kassák […], le mouvement lutte en même temps pour l’avènement d’une société nouvelle et de l’individu collectif qui pourrait s’y développer. […] la forme active nécessaire à la transformation des masses et à la révolution morale réside dans l’avant-garde artistique. » Voir aussi au précédent chapitre le paragraphe : La dictature des avant-gardes.
[24] Cf. « Political Rituals : The Raising and Demolition of Monuments », in , Art and Society in the Age of Stalin, op. cit., pp. 73-86.
[25] Je tiens à remercier Anca Oroveanu, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Bucarest et directrice scientifique du New Europe College (Bucarest) qui, après la lecture de mon manuscrit, m’a suggéré cette interprétation fort judicieuse.
[26] Pour une critique de la conception médicale de la vie politique, cf. Sorin Antohi, « Les Roumains pendant les années 1990. Géographie symbolique et identité sociale », in Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne. Le Stigmate et l’utopie, L’Harmattan, Paris 1999. En particulier le dernier paragraphe, « Le discours de pathologie sociale collective ».
[27] Voir à cet effet l’ouvrage remarquable de Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century, Abacus, 1995, et plus particulièrement la première partie : « The Age of Catastrophe », pp. 21-224. Cf. encore John Reed, The War in Eastern Europe, Charles Scribner’s sons, New York, 1916 ; Ernst Jünger, In Stahlgewittern, à compte d’auteur, Hanovre, 1920, et Des Wäldchen 125, Ein Chronik aus den Grabenkämpfen 1918, E.S. Mittler & Sohn, Berlin, 1925 ; Cf. Philippe Masson, op. cit.