lundi 19 août 2013

Du Western au Thriller. Une brève histoire culturelle étasunienne


Du Western au Thriller. Une brève histoire culturelle étasunienne
« Que penses-tu grand-père des noirs ?
Réponse du vieux chef indien :
« Ils sont comme les blancs sauf qu’ils ont la peau brûlée…
Ils nous font la même guerre. »
Dialogue entre le jeune héros blanc, Jack Crabb et le grand chef indien, Peau de la Vieille Hutte dans le film d’Arthur Penn (Little Big Man).
« Dans l'Ouest, quand la légende devient réalité, imprimez la légende ! », in The Man who Shot Liberty Valance (John Ford).


Il ne s’agit aucunement d’une étude systématique du western, d’autres s’y sont essayés et avec beaucoup de talent. Ce qui m’attire et qui a motivé mon envie d’écrire c’est un type de westerns particuliers que j’appelle terminal et non décadent ou crépusculaire comme certains auteurs l’ont parfois caractérisé, car comment se pourrait-il être crépusculaire quand ses thématiques se complexifient de plus en plus, s’accomplissent dans une autre vérité qui, pour échapper à la légende manichéenne du combat titanesque entre le Bien et le Mal ou à la tragédie classique et cathartique, s’est transformée en une grande narration réaliste nous contant de la fondation d’une nation. Ce western traite de la fin du monde du western, de la fin de la conquête de l’Ouest, de la fin totale de la civilisation indienne, de l’entrée du Wild West dans la modernité technique et urbaine. Je ne m’avance pas non plus sur un débat quant à la fin du genre cinématographique quoiqu’il se raréfie depuis une trentaine d’années, sans qu’il puisse se comparer, comme les gens de ma génération le vécurent, à la fin de l’art représentatif ou la fin de la musique harmonique, remplacés par quelque chose qui certes en porte encore le nom, mais qui, en leur essence, ne sont plus ce qu’ils furent pendant vingt-cinq siècles, certes avec quelques variations, la représentation du Beau, du mélodico-harmonieux comme incarnation du Bon, et donc du Vrai, voire du Divin comme les anges musiciens du triptyque de van Eck à la cathédrale Saint Bavon de Gand en composent l’une des plus admirables représentations. Nous incliner devant le nominalisme postmoderne nous ferait rater l’approche de l’essence de la modernité tardive dans le décours purement expérimental des installations visuelles et des nouvelles musiques. Mais c’est là un autre débat englobant l’héritage de Duchamp, du dodécaphonisme, du sériel, de la musique électronique et concrète.
On a nommé et donc définit le cinéma comme le septième art, mais il s’agit là d’un raccourci quelque peu facile, d’une paresse d’esprit qui néglige quelques unes de ses caractéristiques éminentes. En effet, en raison des divers instruments techniques requis pour réaliser un film – autant d’instruments qui vont de la mécanique de précision à l’optique, de la chimie à l’électricité, des studios à l’architecture et aux costumes –, en raison des investissements qu’il exige et des bénéfices qu’en escomptent les producteurs par la quantité de spectateurs potentiels, le cinéma se tient simultanément dans le domaine du travail industriel, productif, financier et dans la création artistique. Le cinéma est donc conçu comme une machine à réaliser des profits productifs et, simultanément, comme une machinerie à fabriquer des simulacres, des illusions, des rêves animés. En effet,  l’image animée n’étant jamais véritablement ce qu’elle montre, mais quelque chose à la fois d’identique et de différent du réel qu’elle reconstitue. Comme le dit le populo quand quelque chose n’est pas vrai : « c’est du cinoche », oui, en effet, c’est du cinoche, « That’s entertainement ». Illusion certes, ceci n’est pas le réel, et cependant le cinéma possède aussi un rapport intime à la réalité, il parle souvent à notre expérience existentielle de la vie et de la mort ou la croise intimement en ce qu’après la fin de l’innovation romanesque, après Dostoïevski, Proust, Joyce, Céline, Faulkner ou Salinger  (en effet quel roman peut-on écrire après Les Frères Karamazov, Finnegans Wake, A la recherche du temps perdu, Le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, Light in August ou Catcher in the rye ? Des redites, certes parfois très talentueuses, ou offrir habilement le comble du vide romanesque, le nouveau roman), avec l’image et le son (dialogues, bruitages et musiques) le cinéma s’est imposé, dès les années 1930, comme la principale forme de narrativité moderne, comme discours simultanément imaginaire et réaliste, élitiste et populaire y compris dans les linéaments de la même œuvre (Les Enfants du Paradis de Marcel Carné, M. de Fritz Lang, La Strada de Fellini, ou There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson). Le cinéma est l’art de masse propre à la modernité tardive (avec tous ses dérivés techniques, depuis la télévision jusqu’aux vidéo-clips) en ce que ses techniques permettent des approches inédites grâce à ses possibilités d’ubiquité, à l’artifice de simultanéités multiples à la fois spatiales et temporelles qui défient les catégories fondamentales de la perception mis à jour par Kant où le temps et l’espace orthonormés était conçues comme les fondements de la perception d’un entendement rationnel, et donc moderne. Or le cinéma décuple, voire centuple l’ubiquité comme jamais la littérature ne le peut : par exemple, la présence de combats de chevaliers médiévaux à la sentimentalité romantique placés dans le monde technique de la guerre de étoile, ou bien la matérialisation dans la réalité du présent de plusieurs réalités simultanées du passé et du futur, voilà deux exemples de fiction devenus des réalités cinématographiques banales.
Grâce à l’image animée qui restitue souvent en studio des pans d’une réalité parfois plus crue que la réalité elle-même (voir par exemple le personnage du magna de la presse dans Citizen Kane d’Orson Wells, ou les relations syndicat et mafia dans On the Waterfront d’Elia Kazan, ou l’assourdissante séquence du débarquement de Normandie dans Save Private Ryan de Stephen Spielberg), le cinéma est devenu la forme de la narrativité universelle corrigée ici et là de touches culturelles plus ou moins accentuées. Le style (personnages, trame dramatique et décors) du cinéma indien n’est pas celui du cinéma japonais, mais, même les moins « occidentalisants » parmi les films indiens ou japonais nous sont accessibles grâce au sous-titrage ou au doublage, même si écouter Toshiro Mifume parler en français, italien, roumain ou hongrois me paraît bien ridicule. Les films russes possèdent une inspiration originale non seulement thématique, mais aussi formelle, cependant, indiens, japonais ou russes, ces films renvoient plus ou moins à des formes déjà rencontrées ailleurs. Voilà, parmi tant d’autres, l’un des exemples de la mondialisation culturelle propre au moderne qui commence, de fait, dès la colonisation du nouveau monde, avec déjà l’influence des peintures et de la musique occidentales sur les représentations picturales et musicales des indigènes qui, au fil du temps, engendrèrent de nouvelles synthèses devenues aujourd’hui des « must » appréciés partout de part le monde : musiques sud-américaines, salsa, cha-cha-cha, cucaracha, bossanova, musique arabe d’Afrique du Nord revue par le folk le rai, et last but not least, gospel et jazz, les deux plus célèbres exemples de syncrétisme culturel. Il y a donc des thèmes qui apparaissent ici ou là, certes marqués des traits d’une culture, de sa singularité, laquelle peut être imitée, pastichée, parodiée parfois jusqu’à la caricature justement parce qu’elle détient des caractères narratifs et formels universels. Et pourtant, rarissimes exceptions, il arrive que ces transpositions donnent des oeuvres très originales. Je songe ici aux westerns spaghettis ; en général ils sont ridicules, sauf l’exceptionnel Sergio Leone dans une œuvre comme Once Upon a Time in The West, et dans une moindre mesure The Great Silent de Sergio Corbucci ; il conviendrait d’ajouter à ce résumé l’admirable travail de Kurosawa dans Le Château de l’araignée, version japonaise du Richard III qui reprend le thème de la lutte pour pouvoir politique et la replace dans le contexte des combats entre le shogun et les samouraïs, ou L’Ange ivre, sa version des Bas-fonds de Gorki (comme il y a eu aussi une excellente version française fortement marquée d’expressionnisme). Remake inverse, The Magnificent Seven de John Sturges, est une transposition très réussie en western des Sept Samouraïs du même Kurosawa parce qu’elle recrée une originalité narrative en reconstruisant le scénario dans l’un des contextes classiques du western : l’aide accordée, offerte ou vendue de divers types de westerners (cow-boys au chômage, chasseurs de prime, hors-la-loi poursuivis par des shérifs vengeurs, tueurs à la retraite, joueurs de poker en rupture de banc, anciens officiers limogés et ruinés de l’armée confédérée, jeune homme en quête d’aventures nouvelles ou petits escrocs à la gâchette facile) à des paysans mexicains en proie aux raids meurtriers de pistoleros ou de seigneurs de la guerre Federales. Ainsi, en dépit de différences certes évidentes, il existe une réelle unité mondiale de la forme et de la thématique dramatique cinématographiques, mais, ici ou là, la technicité propre au cinématographe, celle de ses outils de travail, entraîne logiquement des formes de langage similaires.
Poursuivons avec l’exemple de films traitant du populaire. En raison de la ruine de certains pays ayant perdus la Première Guerre mondiale, puis, dix ans plus tard, de la crise économique qui secoua l’ensemble du monde capitaliste, l’approche non mélodramatique, mais tragique de la misère humaine fut en premier lieu une spécialité allemande et autrichienne créatrice de la forme dite expressionniste : je songe ici à Die Freudlose Gasse de Pabst, à M. de Fritz Lang, mais aussi au Der Blaue Engel de Josef von Stenberg. Cette approche gagna ensuite la France sous le nom de réalisme poétique s’étendant depuis l’Entre-deux-guerres, surtout depuis le Front populaire, jusqu’à l’immédiat après-guerre et dont les représentants les plus remarquables ont été Marcel Carné avec Hôtel du Nord, Le Jour se lève, Les Portes de la nuit, et Jean Renoir avec Le Crime de Monsieur Lange et La Règle du jeu, pour, à partir de 1945, s’épanouir en une série inégalées de chefs d’œuvre avec le néoréalisme italien, à commencer par le premier film de Luchino Visconti, La Terra trema et Roma cittá aperta de Rossellini. Le peuple des pauvres et des prolétaires a aussi inspiré dans le style expressionniste et de manière parfois plus crue, parfois plus idéaliste un certain cinéma étasunien qui donna quelques chefs-d’œuvre sombres, emblématiques de la crise socio-politique qui rongeait le pays, Grappes of Wrath de John Ford, de la violence de la lutte syndicale, Le Sel de la Terre d’Herbert J. Biberman, de la corruption syndicale On the Waterfront d’Elia Kazan. On peut aussi ajouter à ce thème de la crise américaine un film à la narrativité puissamment onirico-poétique, Les Moissons du ciel de Terence Malik, et encore en relation avec la crise sociale des années 1930 le terrifiant et simultanément idéaliste film de Charles Laughton, The Night of the Hunter.
Pourtant, il y a des thèmes cinématographiques, souvent venus de romans, mais aussi de scénarios originaux qui expriment plus précisément les traits des spécificités culturelles d’une société, et qui, transposés hors de leur milieux originel, ne donnent le plus souvent que de tristes parodies, hormis quelques rares exceptions dues à la qualité de la narrativité et à la maîtrise du scénario. Si, exceptés quelques super productions étasuniennes, le péplum a été massivement produit par l’Italie de la Cinecita, la tragédie du pouvoir absolu, la guerre de classe, la misère rurale, l’exaltation mystique et l’hybris de la violence du politique ont constitué quelques unes des caractéristiques fortes du cinéma soviétique (Le Cuirassé Potemkine, La Grève, La Terre, Tchapaïevsk, Alexandre Nievsky, Ivan le Terrible, Quand passent les cigognes, La Ballade du Soldat, Andrei Rubliov, ou une exceptionnelle version du Roi Lear de Kuznetsov), en revanche, le film noir (dit aussi film policier) demeure emblématique du cinéma étasunien que l’on pourrait, par exemple, résumer avec cinq titres qui sont, à mon goût, emblématiques d’une sociographie de la société étasunienne et de son underground dans les années 1940 : The Maltese Falcon et The Asphalt Jungle de John Huston, The Big Sleep et Key Largo de Howard Hawks, et No Orchids for Miss Blandish de Robert Aldrich. Ces films-là n’ont à l’évidence aucun équivalent dans les autres pays européens ou asiatiques. Or, si le « polar » étasunien se tient dans une stase irréductible de la culture d’Outre atlantique, il y a simultanément, et j’en viens à mon sujet principal, une autre narration  filmique étasunienne, tout aussi emblématiquement en ses diverses énonciations, ses diverses options formelles, et ce depuis le tout début du cinéma hollywoodien : cette narration a pour nom générique, le western.
Qui entend le mot western reconnaît immédiatement que, de près ou de loin, il s’agit d’un temps ayant une relation à ce moment fondateur des États-Unis qui, après la Guerre d’Indépendance a eu pour nom la Conquête de l’Ouest, de ce Wild West peuplé de « méchants indiens », parcouru de Hors-la-Loi terrorisant les « braves gens » qui le colonisent et en expulsent les indigènes (Bend of the River d’Anthony Mann). Il est encore question de cet Ouest qui a été développé par des entrepreneurs « honnêtes » ou corrompus, des d’éleveurs aux intérêts divergents, louant parfois les services de tueurs pour imposer leur loi privée (The Sheepman de George Mashall, Open Range de Kevin Kostner, Heaven’s Gate de Michaël Cimino) ; de cet Ouest qui attise la convoitise des tycoons de l’économie et de leurs hommes de main ou celle d’aventuriers obsédés par la soif de l’or (The Far Country d’Anthony Mann, Ride the High Country de Sam Peckimpah, Pale Rider de Clint Eastwood) ; de cet Ouest qui, à son tour, a fini par devenir moderne (Western Pacific) et succomber à une irrésistible urbanisation avec les changements de mœurs qu’elle entraîne (The Man who Shot Liberty Valance de John Ford). C’est cet Ouest, à la fois mirage de fortunes à faire en quelques années et mirage d’une totale liberté, espoir de l’arrivée dans la Terre promise libérée des injustices où, selon la doxa puritaine, le travail honnête récompense les hommes obéissant à la « Loi du Seigneur » ; c’est cet Ouest qui attire nombre de miséreux venus d’Europe, ou ceux qui préfèrent les dangers inconnus de la piste vers l’Ouest à la lumpénisation dans les grandes villes de l’Est ou qui fuient (y compris les noirs marrons) les violences de classe du Sud non pas vers le Nord, mais dans les vastes plaines bien au-delà des Appalaches ; c’est cet Eldorado qui engendra l’irrésistible poussée qui mena tant d’émigrants sur la piste, « on the trail », lesquels, partant de l’Est, se sont dirigés vers le Kentucky, l’Oklahoma, le Wyoming, le Nevada, l’Arizona, le Nouveau Mexique, l’Oregon, le Dakota, la Californie, le Texas et plus tardivement l’Alaska : ce fut la ruée vers l’Ouest et souvent aussi vers l’or, (Cimarron d’Anthony Mann). Le western c’est encore la marque de ce siècle au cours duquel ce sont formés les traits politiques, économiques et sociaux ainsi que les mentalités des émigrés qui peu à peu formèrent le peuple étasunien tel que nous le connaissons aujourd’hui et qu’il illustre de mille façons. En bref, le western c’est un pan essentiel de l’histoire du cinéma étasunien et donc de l’imaginaire hollywoodien depuis ses débuts Tom Mix et William S. Hart (1910) et simultanément, l’histoire de la fondation des États-Unis, une histoire qui, de fait, commence au début du XVIIe siècle et s’achève en apothéose le 29 décembre 1890 par le massacre de Wounded Knee, 250 civils, femme, enfants, vieillard exécutés comme des chiens errants parmi lesquels gisait le très grand chef, Big foot… A ce temps, il convient d’ajouter les deux décennies suivantes et les participations des westerners aux guerres révolutionnaires mexicaines où l’on note dans la réalité et l’imagination cinématographique, la transformation du western en film de guerre. Autant de tranches de vie illustrées, selon les époques et les variations idéologiques prévalant chez les producteurs hollywoodiens. Cela va de l’intensification de la colonisation à la guerre d’indépendance, aux guerres entre Français et Anglais auxquelles participèrent les Indiens (The Last Mohican, plusieurs versions), pour se continuer avec la conquête allant des Appalaches aux Grandes plaines, à celle de la Floride (Distant Drums de Raoul Walsh), puis après le passage des Rocheuses, à celle de la Californie avec toujours l’inexorable spoliation des Indiens de toutes leurs terres ancestrales. Ensuite vient le volet de la Guerre de Sécession y compris dans ses rapports au grand Ouest et aux soldats noirs comme l’illustre le remarquable Sergent Rutledge (John Ford). Enfin on arrive aux ultimes guerres de la frontière, les derniers grands combats où périrent Sitting Bull et les chefs Cheyennes, quelques temps après leur dernière grande victoire à Little Big Horn (Little Big Man, Arthur Penn) jusqu’à la reddition de Géronimo et ses effets sur les Apaches qui la refusèrent (plusieurs versions, mais Broncho Apache de Robert Aldrich me paraît la meilleure). Tout y est, les longues files de chariots s’étirant le long de la piste qui mène aux pieds des Rocheuses, les colons souvent massacrés par des Indiens révoltés ou des bandits de grand chemin, les enfants enlevés par les Indiens (The Seachers de John Ford, peut-être son meilleur film, le plus complexe, le plus multiple), les « glorieuses » charges de l’US Cavalery (She wore a  Yellow Ribbon de John Ford, A Distant Trumpet de Raoul Walsh)... Il y a encore le volet des règlements de compte entre représentants de la Loi et bandits dont le plus célèbre à OK Corral (My Darling Clementine de John Ford et Gunfiht at the OK Corral de John Sturges, ce dernier articulé dans une temporalité propre à la tragédie classique), les longues randonnées des chasseurs de primes (True Grit d’Henry Hathaway, puis la version de Joel et Ethan Coen), la rouerie des trafiquants d’armes avec les Indiens (le remarquable The Man from Laramie, Anthony Mann), les conflits entre éleveurs de moutons et de bétail, entre grands éleveurs et petits fermiers émigrants (Heaven’s know de Michael Cimino. A coup sûr le plus important des westerns traitant à la fois ce thème et de celui plus général de l’émigration en termes de lutte de classe). Il y a aussi la lutte sans pitié entre compagnies capitalistes et chercheurs d’or individuels (Pale Rider de Clint Eastwood) ; on trouve encore la quête quasi mystique des trappeurs perdus dans l’immensité des Rocheuses, où l’on découvre que la vie parmi les Indiens et dans les montagnes n’est pas une promenade de santé écologico-hippy, mais bien une lourde épreuve, fort dangereuse et d’une très grande violence physique : car la nature et les sauvages étaient cruels (Jeremai Johnson, Sydney Pollack ; Black Robe, Bruce Beresford du Canada ; A Man Called Horse Elliot Silverstein et The Return of a Man Called Horse, Irvin Kershner). Le western s’avance aussi vers le temps où s’installe les premiers éléments d’une justice locale avec ses multiples problèmes de violence, ses abus, l’arbitraire de la force et de l’argent, ses shérifs courageux et solitaires (Tin Star d’Anthony Mann), vindicatif, corrompus et crapuleux (des dizaines de films dont l’exceptionnel Unforgiven de Clint Eastwood), ou encore le thème de la justice fédérale mal acceptée par les colons, ou le thème des bandits qui entament le long, difficile et souvent cruel chemin de la Rédemption (Pat Garett and Billy the Kid de Sam Peckimpah). Le western a traité tous les aspects de cette conquête qui passe aussi par la Guerre civile avec ses interminables massacres et ses carpetbaggers rapaces et cruels (Gone with the Wind de Victor Fleming et le plus complexe de tous sur ce thème, car il en aborde tous les aspects y compris l’échappée vers l’Ouest, The Outlaw Josey Wales de Clint Eastwood). Il y a les moments de la repentance à l’égard des Indiens : soit on y loue leur courage et leur humanité (The Big Sky d’Howard Hawks, A Man called Horse d’Elliot Silverstein), soit on y dépeint l’horreur des massacres commis par l’US Cavalery (Soldier Bleu de Ralph Nelson, Little Big Man d’Arthur Penn), soit on y brosse les relations complexes et ambiguës d’attraction/répulsion à l’égard des « sauvages » (Broken Arrow Delmer Dave, et surtout l’un des chefs d’œuvre de John Ford, une fois encore son film le plus achevé dans le genre, The Searchers), soit enfin on y narre les longues épreuves des déportations indiennes réalisées dans des conditions atroces (Cheyenne Automn de John Ford). Il y a encore l’aube de la fin quand, après la Guerre civile, des confédérés vaincus souvent des officiers, se mêlant à des Outlaws iront louer leurs services aux forces françaises, ou aux fédéraux mexicains, ou aux combattants révolutionnaires en guerre contre les Français (Vera Cruz de Robert Aldrich), contre les fédéraux (The Wild Bunch de Sam Peckimpah), contre des pistoleros (The Magnificent Seven de John Sturges). Enfin et, last but not least, il y a les westerns dont le thème principal aborde la fin de la conquête, l’arrivée au lieu où la frontière se termine : la fin d’un espace et d’une société qui réservaient à ceux qui s’y lançaient des aventures aux périls inédits (Indiens, froid, faim, pilleurs de caravanes), aux dangers inconnus dans une nature inhospitalière, dans l’immensité sans fin des plaines (The Big Country de William Wyler), des forêts, des déserts, des rivières (The Big Sky d’Howard Hawks) et des montagnes (The Naked Spur, d’Anthony Mann) ; les temps de rudes épreuves initiatiques pendant les longues transhumances (Red River Banks d’Howard Hawks), ceux de la barbarie, de la misère physique et morale dominant la vie dans les nouvelles villes de chercheurs d’or (McCabe and Mrs Miller de Robert Altman). Voilà l’histoire d’autant de défis qui pouvaient apporter gloire et richesse, mais qui, revers de la médaille, conduisaient plus souvent à la misère, à la déchéance des alcooliques, à une mort sans gloire dans le coin d’un quelconque désert, au détour d’un rocher, dans une sombre venelle d’une ville éphémère, ou simplement descendu d’un coup de révolver dans le dos à la sortie du saloon. Or, même si le mythe demeure (cf., la reprise par le président Kennedy du thème de la dernière frontière, The Last Frontiere, comme renouveau symbolique afin de nourrir la lutte pour le progrès social contre la pauvreté), nul n’échappa à l’arrivée rapide et hyper-violente de la modernité : la construction des chemins de fer transcontinentaux, l’exploitation des zones pétrolifères, l’arrivée en masse d’émigrants miséreux venus de tous les pays d’Europe, de Chine et du Japon, la disparition de villes de pionniers et de chercheurs d’or (Man of West d’Anthony Mann) et, simultanément, l’industrialisation et l’urbanisation (Life and Times of Juge Roy Bean de John Huston), le nouvel esclavage des enfants dans les usines de textile et les mines de charbon, la naissance toute aussi violente des premiers syndicats ouvriers (1er mai 1886), etc. Dès lors les diligences furent remisées dans de vieilles granges, le transport à cheval du courrier par la Poney express disparut, le train et le télégraphe informaient déjà sur ce qui était lointain. Nous étions au début du XXe siècle et les premières automobiles commençaient à faire leur apparition : l’une d’elle sera précisément le symbole de cette fin d’époque en écrasant le dernier représentant d’une Loi sauvage et arbitraire auto-proclamée (The ballade of Cable Hogue de Sam Peckimpah)… C’est à ce moment de l’histoire que se situe en quelque sorte le western que je nomme terminal et qui a donné, me semble-t-il, les œuvres les plus complexes du genre western. En effet, le western classique de haute qualité et souvent d’une grande beauté hiératique se moule dans la structure dramatique du théâtre classique français selon la définition qu’en donna Boileau : « En un lieu, en un temps, une action accomplie doit tenir deux heures le théâtre rempli. ». Songeons par exemple à des chef-d’œuvres comme River of No Return (Otto Preminger), High Noon (Fred Zinnemann), Rio Bravo (Howard Hawks), Rancho Notorius (Fritz Lang), Johnny Guitare (Nicolas Ray).
Le western terminal (peut-on parler d’agonie du genre ? Peut-être en pensant à cette monstruosité, à cette parodie de parodie, à ce le comble du kitsch et de la vacuité sémantique réalisée par Quentin Tarantino, Django Unchained ?) échappe à la trame du classicisme dramatique (dût-il s’achever trop souvent en une happy end conforme au vœux des censeurs hollywoodiens !) pour entrer dans l’épique et le tragique (Cheyenne Automn de John Ford, Major Dundee et The Wild Bunch de Sam Peckimpah, Heaven’s Gate de Cimino), ou le picaresque (Butch Cassidy and the Sundance Kid de George Roy Hill, The Good, the Bad and the Ugly de Sergio Leone sur fond de Guerre de Sécession et de massacres de masse). Certes des œuvres avaient déjà tracé cette voie, un film comme The Searchers de John Ford en exprimait toutes les prémisses et les ingrédients ; mais c’est encore l’époque où le même auteur produisait du drame classique (Stagecoach ou Sergeant Rutledge), celui-là même qui conte une seule histoire dans le but d’administrer au spectateur une sorte de leçon de morale cathartique.
La visée du western terminal est tout à fait différente, il se veut bien plus inscrit dans le modèle du vaste roman réaliste ou naturaliste que dans celui du théâtre unitaire et édificateur. Le western terminal tente la reconstruction synthétique d’un moment complexe de la réalité de cette conquête en en recherchant la quintessence. Ce type de western ne quête pas une vérité éthique fondée sur une idéologie manichéenne et/ou irénique, mais une vérité historique, politique, sociale, interculturelle plus labile, plus contradictoire débouchant parfois sur une aporie car il arrive que les bons ne soient pas si bons que ça et les mauvais pas autant qu’ils ne le paraissent : une vérité labile que ces auteurs tentent de cerner en multipliant les thèmes et souvent en surchargeant les décors de menus détails significatifs de ces ambiguïtés (sur ce thème le film de Clint Eastwood The Outlaw Josey Wales et celui de Sam Peckimpah The Wild Buch me paraissent les modèles du genre). Dès lors ce n’est plus la réalité qui dépasserait la fiction, mais, comme dans le grand roman réaliste cher à Lukács, c’est la fiction qui surpasse la réalité. C’est pourquoi les films les plus importants du western terminal nous raconte justement la fin du Wild West. On pourrait dire qu’il nous compte les débuts de la normalisation d’une nation hypermoderne en formation. L’aventure est achevée, les grands espaces ne sont plus une terre à conquérir et à s’approprier, mais bien une surface et un sous-sol à développer, que dis-je à rentabiliser quitte à éliminer tous ceux qui s’y opposent (There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson). Dorénavant The Wild West s’est déplacé, il s’est installé dans la jungle des villes. C’est ainsi que l’imagination narrative hollywoodienne passa des diverses figures des westerners à celles des gangsters, des trafiquants de toutes sortes, des policiers honnêtes ou pourris, des privés traîne-savates, des indics crasseux, des enfants de millionnaires fricotant avec la pègre, des jeunes femmes très ambitieuses, aux attraits appétissants, rencontrées dans un bar de nuit ou des night-club appartenant à des chefs mafieux. Certes, avant les réseau complexes de Cosa Nostra il y a eu un temps intermédiaire de pilleurs de banques, mais il s’agissait d’esprits retardataires qui croyaient que pour gagner et survivre maintenant il fallait simplement changer de monture et d’armement, acheter de puissantes automobiles, de nouveaux fusils à pompe, de surpuissants révolvers et les premières mitraillettes. C’était là les aventures, somme toutes dérisoires et médiocres, (dût-on en faire de très bons films !), des Dillinger, des Bonny and Clyde, des Baby Face Nelson. Ceux-ci n’étaient que des bandits de pacotille, des amateurs certes dangereux, parfois même très dangereux, certes de vrais criminels, souvent des psychopathes, mais néanmoins des amateurs. Dans la version hollywoodienne, le monde des aventuriers de la conquête du Wild West était passé de l’archaïsme au moderne. A présent, la vraie modernité aventureuse de la société américaine, avec ses diverses figures positives et négatives, était désormais incarnée par les relations entre les polices et les maffias de toutes les minorités ethniques, avec leurs réseaux multiples pour le contrôle de tous les trafics que peut inventer, face aux lois, la société urbaine, celle des concentrations humaines gigantesques, celles de villes comme New-York, Chicago ou San Francisco. Cinématographiquement on passait de Scarface (Howard Hawk) sorte de tragédie classique au picaresque Bonny and Clyde (Arthur Penn, réalisateur aussi d’un western terminal fort complexe, Left Handed Gun), à l’épopée de la mafia avec les trois tomes du Goodfather de Francis Ford Coppola, du King of New-York de d’Abel Ferrara à Year of the Dragon de Michaël Cimino, aux Intouchables de Brian de Palma, autant de grandes sagas urbaines, semblables aux westerns avec des thématiques complexes et des personnages au caractère souvent ambigu. En effet, et c’est là la singularité culturelle, peut-être la plus authentique car apanage du seul cinéma étasunien (beaucoup plus que la comédie musicale qui eut aussi son heure de gloire en Grande-Bretagne), celle qui se manifeste dans ce rapport culturel intime où se télescope deux temporalités unissant dans un même destin à la fois réel, narratif et fictif, le western et le thriller.
Claude Karnoouh,
L’Espi, Cévennes, août 2013