lundi 15 septembre 2014

De la crise politique ou de la légitimité du pouvoir : France automne 2014

De la crise politique ou de la légitimité du pouvoir : France automne 2014
En hommage à Salvador Allende contraint au suicide par le fascisme US à visage démocratique le 11 septembre 1973.


Un événement surprenant à plus d’un titre est apparu dans la presse française au début du mois de septembre 2014. Repris ensuite par divers universitaires politologues, il rappelle sans détour à la classe politique le réel au-delà du spectacle politicien de la crise politique française. En raison d’une chute drastique de la popularité du président de la République dans les sondages d’opinion (officiellement il obtiendrait 15% d’opinions favorables, mais en coulisses il se chuchote moins de 10%), un important organe de la presse quotidienne vespérale a donc soulevé, situation ahurissante dans l’histoire de la Ve République, une question portant sur l’illégitimité du pouvoir du président François Hollande. Quoique profondément irrespectueuse à l’égard de la fonction présidentielle, la question soulevée par ce quotidien est essentielle à plus d’un titre puisqu’elle réédite la question inaugurale de la pensée politique, celle d’un très antique problème qui marque effectivement les commencements de l’autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère religieuse. Question inaugurale et magistralement mise en scène par Sophocle dans son Antigone : l’opposition entre légitimité et légalité, entre loi morale et loi politique.
Certes il ne peut être question de disputer de la légalité de l’élection du président Hollande, celle-ci fut parfaite, sans truquages ni fraudes. Mais ce qui est en grande partie à l’origine de la crise politique présente n’est pas dû une quelconque fraude électorale ou à la manipulation des statistiques démographiques des listes électorales, mais bien à la désaffection du peuple pour le vote dans le cadre de la démocratie de masse représentative. Reprenons les chiffres, au printemps 2012, Monsieur Hollande avait été élu par 51,6% des votants, mais il s’agissait, de fait, de 38% du corps électoral, beaucoup moins que la moitié des inscrits sur les listes électorales. Ainsi, très mal élu, le Président commençait son quinquennat sous de mauvais augures, puis en raison de ses décisions immédiates, la légère côte d’amour des premières semaines s’estompa  très rapidement. Déployant immédiatement une politique étrangère plus soumise à l’allié étasunien que celle de son prédécesseur (Monsieur Sarkozy), intensifiant une politique économique de récession en augmentant la pression fiscale sur les classes moyennes alors qu’il avait promis l’inverse pendant sa campagne électorale, se soumettant aux diktats de Madame Merkel quand il avait dit et répété qu’il mettrait la chancelière au pas, occupant le vide de l’action politique par une politique sociétale qui ne satisfaisait qu’une infime minorité de Français tout en heurtant de manière frontale non seulement l’opposition de droite, mais encore une partie importante de ses partisans : mariage pour tous, théorie du genre dans les écoles y compris l’école primaire, laxisme judiciaire de Madame Taubira, réduction des bourses pour les étudiants défavorisés, réductions des couvertures médicales, mais dépensant des sommes ahurissantes pour des opérations militaires contradictoires dont le peuple ne voit pas les finalités car elles ne sont jamais expliquées à la nation ! Tout cela, plus des scandales financiers à répétition qui éclaboussent des membres du gouvernement les contraignant à démissionner, et, last but not least, une vie privée-publique marquée par un manque évident de style, par une goujaterie indigne d’un garçon boucher, tout cela fait que le Président semble ne plus représenter qu’une petite coterie politique, les affidés les plus soumis du PS, sans même les Verts et encore moins le parti de gauche, depuis que Mélenchon a dénoncé le Président de la République comme un « vulgaire menteur » qui « trompe le peuple ».
Qu’un homme politique ne suive pas à la lettre le programme pour lequel il a été élu, il n’y a pas à s’en étonner, car la dynamique politique subit des aléas inhérent à son action, laquelle engendre des situations mouvantes auxquelles il convient de répondre. Mais dans le cas de Monsieur Hollande candidat et de Monsieur Hollande Président, il n’est pas question d’adaptions nécessaires aux changements, mais de l’inverse de tout ce qu’avait promis le candidat hormis le sociétal (car cela ne coûte rien !). Quelque part il y a eu véritablement tromperie sur la marchandise comme l’aurait fait un commerçant indélicat. Or dans le cas présent, comme il est question de la mise en œuvre d’une politique qui détermine l’avenir de la Nation, cela se nomme une forfaiture. C’est donc dans le champ de cette tromperie que le problème de l’illégitimité du président de la République se pose ce que mesure immédiatement l’effondrement inédit des opinions favorables à son encontre.
Il faut cependant préciser. Il y a deux types d’illégitimité politique, chacun fondé sur une faute éthique. L’un, c’est le respect de la légalité dans le cadre d’une loi inique, cela est illustré par Hannah Arendt dans son œuvre magistrale Eichmann à Jérusalem ; l’autre, c’est celui de la forfaiture entendue comme le manquement grave à une parole donnée, à son devoir. L’action du Président Hollande illustre ce dernier cas. Mais pourquoi oser une si grave accusation à l’encontre du chef de l’État, lui qui s’est toujours présenté comme un brave homme, tout en rondeurs, un homme familier et facilement abordable et non comme un politicien hautain et arrogant ? La raison en est simple. Nombre de politiciens font des promesses qu’ils ne tiennent pas selon l’adage que « les promesses électorales ne valent que pour ceux qui les écoutent ». Cependant il y a plusieurs manières de ne pas tenir une promesse, la plus discrète et la plus banale consiste à ne pas mettre en œuvre une politique, à continuer comme auparavant selon une force déjà au travail, à ne pas s’opposer frontalement à des us et coutumes ou à des avantages gagnés par de longues luttes sociales. En bref on aménage ici et là, voilà ce que firent les présidents Mitterrand et Chirac pendant deux septennats chacun, et sur le plan externe on doit garder à l’esprit la préservation de l’aura internationale d’une grande puissance devenue aujourd’hui une puissance moyenne.
Or, si j’en crois les critiques venant du sein même du précédant gouvernement – celle des ministres démissionnaires Montebourg, Hamon, Filippetti, et de plus d’une trentaine de députés –,  chez Monsieur Hollande il ne s’agirait plus d’omissions, de temporisation, de louvoiements, mais bel et bien d’un renversement à 180° de la politique promise aux électeurs au printemps 2012. C’est pourquoi le terme de forfaiture paraît le plus adapté à la situation de la France en ce mois de septembre 2014.
On pourrait donc s’attendre à voir le Président Hollande non pas démissionner (ce n’est pas dans le style de ce personnage falot, manquant à l’évidence de courage et donc d’audace), mais dissoudre l’Assemblée nationale et tenter de jouer un gouvernement de cohabitation ? Mais c’est là hic et nunc un choix impossible qui révèle précisément la très profonde crise politique française. En effet, en cas d’élection législative le premier parti serait le FN qui aurait face à lui un PS affaibli, et l’UMP tout aussi faible car elle s’est discréditée par son incapacité à se comporter comme une véritable parti opposition et par les soupçons de corruption qui courent sur certains de ses anciens chefs. Donc le Président se verrait contraint de cohabiter avec le FN. Voilà qui serait une révolution dans la sphère politique française : l’arrivée comme parti de gouvernement d’un parti diabolisé depuis quarante ans, quoique l’arrivée de Marine Le Pen à sa direction semblerait avoir quelque peu modifié la radicalité de son discours. A priori une telle combinaison est impossible, sauf si, sur le fond d’une intensification de l’opposition populaire à l’UE et aux États-Unis s’élevait une synergie entre le Parti de Gauche, celui de Dupont-Aignan et le FN capable de faire descendre dans les rues de la capitale plus d’un million de manifestants. Dans ce cas les maîtres réels du pouvoir (les financiers et les banquiers de la mondialisation, les chefs étasuniens de l’OTAN) laisseraient faire. Alors le mot d’ordre de l’ancien Cartel des forges (le syndicat patronal français d’avant 1940), proclamant « qu’il vaut mieux Hitler que le Front populaire » !, serait réactualisé et réaménagé à l’image des marionnettes politique du temps, et nous serions la proie d’un nouveau totalitarisme, cette fois-ci cool en apparence, sans uniforme, sans cérémonies pharaoniques au stade de Nürnberg, avec des gestapistes habillés en hippy, des idéologues hip-hop, devant nos télévisions et notre internet totalement canalisés et contrôlés, le totalitarisme déjà prophétisé par Huxley dans son Brave New World et Orwell dans son 1984.
Brecht écrivait au début des années 1950 que la Sociale démocratie, en raison de ses compromis permanent avec le Capital, est toujours grosse du fascisme ; Adorno ne le disait pas autrement dans Minima Moralia quand il remarquait que le fascisme n’est pas parmi de jeunes voyous excités qui brandissent des regalia et les saluts nazis, mais bien dans les jeux de simulacres démagogiques de la démocratie de masse face au Capital.
A présent je suis un vieil homme, mais je plains nos enfants et surtout nos petits-enfants, car cette fois il n’y aura pas d’alternatives ne serait-elles que symboliques. Les révoltes à venir ne se donneront plus avec l’alibi des « lendemains qui chantent », mais seront le produit du chaos d’une terreur contrôlée dont le Moyen-Orient et l’Ukraine sont les prémisses. Nous sommes bien entrés dans les temps d’indigences (Dürftiger Zeit) prophétisés voilà deux cents ans par le plus grand poète allemand, Hölderlin.
Claude Karnoouh
Paris le 14 septembre 2014