vendredi 12 avril 2013

De l'origine de la guerre moderne.


                                          

De l’origine de la guerre moderne :
Notice autour d’une interprétation de la victoire française à Marignan en 1515 et de ses effets.

« Carthago delenda est »,

selon Caton l’ancien.

Dans la saga héroïque de la France et parmi ses images d’Epinal, la bataille de Marignan a été présentée comme une victoire de l’héroïsme chevaleresque en raison du courage et de la détermination auprès du Roi de Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, connu aussi sous le nom du « chevalier sans peur et sans reproche » (très courageux, il l’était en effet selon les chroniques de l’époque). Bayard et son Roi, François Ier de la branche des Valois-Angoulême de la dynastie capétienne, le « roi chevalier », le « roi guerrier », représentent tous les deux l’un des jalons de ce panthéon de héros qui, au même titre que Charlemagne, Saint Louis, Jeanne d’Arc, Bertrand Du Gesclin, Henri IV, Turenne, Hoche, Kléber et le Maréchal Ney (sans oser mentionner bien sûr le Roi Soleil et Bonaparte) adornent la longue histoire héroïque et tragique de la Royauté, de la Révolution et de l’Empire français. En effet, il s’agit bel et bien d’une grande victoire obtenue par le jeune roi François 1er, couronné et oint le 25 janvier 1515 à Reims, et qui, après de longues négociations, décida de reprendre la conquête de l’Italie du Nord (commencée par les roi Charles VIII et Louis XII) pour la possession du Milanais, et donc de déclarer la guerre à la Confédération suisse.
Les 14 et15 septembre 1515 la victoire éclatante du jeune roi après deux jours d’une bataille féroce et sanglante pendant laquelle la célèbre et invincible infanterie suisses perdit environ 14.000 hommes sur un total de 21.000 fantassins, 200 cavaliers et les 1000 arquebusiers (aidés de 8 canons), tandis que les Français perdirent environ 5000 soldats sur une armée de plus de trente mille hommes, dont 2500 cavaliers, et, last but not least car c’est là l’objet de cet essai, la plus belle artillerie de l’époque, 72 gros canons et 300 pièces de petits calibres. Le lendemain de la victoire, le jeune roi, inversant le déroulement habituel du rite où c’est le roi qui adoube de jeunes nobles pour en faire des chevaliers, se fait adouber chevalier sur le champ de bataille par Bayard, dans la plus pure des traditions médiévales : hormis le Roi, c’est toujours, et ce quel que soit le degré de noblesse de l’impétrant, le plus vaillant et le plus âgé des chevaliers qui introduit le jeune noble dans la chevalerie, la caste guerrière si caractéristique de l’Europe occidentale médiévale et de la christianité latine (jusqu’en Hongrie), laquelle se mobilisait en ost quand le roi suzerain faisait appel au ban et à l’arrière ban de sa noblesse.
Si maintenant nous abandonnons l’image d’Epinal qui n’a gardé de la bataille que le souvenir d’un rite déjà obsolète à l’époque, car déjà les grandes batailles de la guerre de Cent ans perdues par les Français (Crécy, Poitiers Azincourt[1]), avaient déjà vu le déploiement par les Anglais de nouvelles technique militaires comme le renforcement important de l’infanterie à pieds, et, plus efficace encore, la création des célèbres compagnies professionnelles d’archers (armés du fameux grand arc anglais[2]) et d’arbalétriers qui annihilaient l’arme noble et héroïque par excellente, la cavalerie lourde des chevaliers. (Certes dès Crécy, on trouvait quelques bombardes et couleuvrines ici ou là, mais c’était bien plus pour le bruit qui effrayait les chevaux que pour leur efficacité militaire sur le champ de bataille). Aussi, en raison de cette artillerie nombreuse et puissante, la réalité sur le terrain de Marignan a-t-elle été beaucoup moins raffinée tant au plan esthétique qu’en ce qui concerne l’éthique chevaleresque du combat. Voilà très grossièrement brossé le tableau de cette bataille par quelqu’un qui n’est pas un historien et qui ne peut donc pas vous entraîner dans les méandres sibyllins de la politique italienne des rois de France au début de la seconde Renaissance en Italie (de la première en France).

Quelle est donc la question que peut se poser un anthropologue nourrit de philosophie critique et de phénoménologie post-husserlienne s’intéressant essentiellement aux caractéristiques de l’essence de la modernité ? En quoi cette bataille peut-elle l’aider à déchiffrer des aspects fondamentaux propres à cette modernité ? On a compris que la réponse est déjà partiellement donnée par une simple description des diverses forces en présence sur le terrain, et plus particulièrement par les remarques avancées par les historiens professionnels. Je les résume : pour la première fois une armée européenne emploient des canons lourds montés sur affuts mobiles (et donc capables de se déplacer relativement rapidement sur le terrain de la bataille) et, qui plus est, pour l’époque, cette armée déploie tout au long du combat une quantité fort impressionnante de canons de divers calibres (72 gros canons et 300 pièces de petits calibres), auxquels d’ajoutent près de 3500 sapeur-charpentiers sous les ordres d’un grand spécialiste de l’artillerie et des poudres, Pedro Navarro, avec en complément nécessaire une organisation remarquable de l’approvisionnement de cette artillerie tant en pièces de rechange qu’en poudre et en boulets grâce à un très important train des équipages sous la direction d’un autre grand maître de l’artillerie, Galiot de Genouillac. Avec ses 8 canons d’appoint, l’infanterie helvétique, et malgré le courage quasi insensé de ses soldats, fait donc piètre figure. Car aujourd’hui, tous les spécialistes s’accordent à le reconnaître, la victoire de Marignan est due pour l’essentiel au feu roulant de l’artillerie française, dut-elle être deux fois dégagée des assauts des Suisses par la lourde chevalerie commandée par le roi lui-même chargeant en tête et qui fut blessé par deux fois. Cette artillerie accomplit, si on l’ose dire, un exploit à distance, réalisant une véritable boucherie avec ses tirs à mitraille, traçant dans les carrés de la redoutable infanterie suisse de larges sillons de morts, figeant les charges de la petite cavalerie dont elle disposait. En bref, une arme nouvelle, le canon de bronze monté sur affut mobile avait été inventé peu de temps auparavant, mettant fin à la suprématie d’une infanterie considérée jusqu’à ce jour comme invincible…Le monde de la guerre était passé en deux jours d’une conception du soldat au courage mesuré à l’aune de l’héroïsme personnel – à Poitiers (1356), le roi de France et le Dauphin vaincus sont honorés par leur vainqueur, le Prince noir –, à un monde de militaires[3] où triomphe la puissance de la technique et de la masse des soldats professionnels.[4]
Or la bataille de Marignan signe non seulement une brillante victoire française tactique, mais ouvre la conscience des hommes politiques, des Princes et des Rois et de leurs conseillers à une violence guerrière, certes déjà potentiellement présente dès la naissance des armes à feu, mais jamais réellement incarnée auparavant. L’arme à feu, et plus particulièrement l’artillerie qui précède de peu la massification de l’infanterie équipée d’arquebuses puis de mousquets, scelle la fin d’une époque, celle d’un type de conflit qui marque l’extinction du combat d’homme à homme qui était demeuré durant tout le Moyen-âge le fondement même de la geste chevaleresque et de son idéalisation tant en combats pour la justice laïque et divine qu’en amour courtois. Entre le milieu du XVe siècle et Marignan, l’arme à feu finit par remplacer ce que durant longtemps l’église condamna sans effet (l’Islam aussi), la mort administrée à distance à un noble chevalier assimilée à la plus grande lâcheté, la mort donnée par n’importe quel gueux, n’importe quel forban sans foi ni loi, la mort par traîtrise, la mort sans gloire, sans honneur, presque anonyme. Or avec l’une de ces ironies tragiques et simultanément grotesques que l’histoire nous offre fréquemment, l’on doit se souvenir qu’en 1523, au moment que les Italiens alliés de Charles Quint envahissaient le Lyonnais, Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche » commandant l’arrière-garde des troupes « françoises » fut tué d’un coup d’arquebuse, traîtreusement tiré dans le dos par un quelconque arquebusier dont le projectile traversa sa cuirasse pour lui briser la colonne vertébrale ![5] Maintenant donc le combat se jouait de plus en plus à distance et exigeait ainsi et simultanément une puissance de feu et une augmentation permanente des troupes. Or, ce n’est pas tout. Si, à l’évidence, la victoire de cette artillerie à poudre noire est celle de la modernité sur les balistres, trébuchets et autres scorpios (artillerie médiévale à traction, torsion et contrepoids), elle est, plus encore, dans un proche futur, la victoire due à une organisation rigoureusement programmée qui implique un approvisionnement en poudres de qualité, aussi stable que possible et toujours mises à l’abris de l’humidité. Puis,  en fonction des forces en présences, un calcul prévisionnel des réserves de ces mêmes poudres et une évaluation des quantités nécessaires de boulets de divers calibres et de mitraille. Une telle nouveauté fut à l’évidence le produit de causes, celles de l’experimentum et de l’ingenium propre à la pensée scientifique de la latinité médiévale[6] développée parmi des séculiers proches des franciscains comme Robert Grossetête et surtout chez ce moine franciscain, véritable génie de la science médiévale, Roger Bacon inventeur entre autre chose de la poudre à canon : « En prenant une petite quantité de cette matière [la poudre], comme une pincée, on produit un formidable bruit, une lumière éblouissante, et cela on l'obtient de bien des manières. On pourrait par là détruire des villes et des armées, à peu près à l'exemple de Gédéon, qui, en brisant des vases d'argile et des flambeaux, en fit sortir un feu qui détruisit avec fracas une armée innombrable de Madianites ; et il n'avait avec lui que trois cents hommes. »[7].
Cum grano salis on pourrait, à cet effet, rappeler ici le concept de l’anthropologue Marcel Mauss, celui de phénomène social total, et avancer que l’usage décisif de l’artillerie dans la détermination de la victoire à Marignan a engendré une série de phénomènes qui se sont étendus très au-delà de l’activité strictement militaire ou, plutôt, des phénomènes plus généraux qui furent mis au service de l’activité militaire et rejaillirent sur l’ensemble de la société. De fait la notion même de phénomène social total ne me paraît pas tout-à-fait adéquate, elle semble un peu trop restrictive, je lui trouve préférable ­– et l’on verra pourquoi – de voir les effets de l’artillerie en termes de phénomène socio-technico-économique total.
Pour saisir les résultats immédiats de cette innovation dans la capacité de donner la mort massivement et anonymement, il convient de rappeler une fois encore les effets foudroyants qu’engendra l’artillerie comme arme de destruction massive sur le champ de bataille et, à ce propos, on doit souligner une fois encore sa capacité à tailler en pièces tant les charges de la cavalerie lourde ou légère que les charges de l’infanterie, aussi courageux et déterminés qu’en fussent les soldats.  Précisément en 1515, les descriptions du carnage de la célèbre et invincible infanterie helvétique du XVe siècle dû à la mitraille, nous donne une image terrifiante de la puissance de l’artillerie qui fait pendant à ce que presque trois siècles plus tard, une artillerie de campagne très importante et qui n’aura pas beaucoup évolué (sauf la mobilité des affuts et la simplification des pièces de rechange), réalisera pendant les guerres de la révolution et de l’empire…[8]
Mais cet instrument, aussi efficace fût-il, n’eut pas d’effet que sur le seul champ de bataille il imposa une transformation totale des sociétés européennes et à terme du monde entier. En premier lieu, quand nous comptons le nombre de canons alignés par le roi de France et les Suisses, on comprend immédiatement que l’écrasante supériorité de l’artillerie royale traduit simultanément une très grande différence de richesse. En effet, la fabrication d’un canon en bronze (métal préférable au fer car il n’explose pas, mais se déforme) est très onéreuse, de plus, les moyens exigés pour le transporter (train de bœufs, qualité des affuts et des trains d’équipages exigés pour son service) sont des nécessités beaucoup plus coûteuses que celles rendus nécessaires à l’ancienne artillerie médiévale, laquelle trouvait en général sur place sa matière première, le bois, les cordes, les tendons d’animaux, les lames de métal, etc… Aussi seuls les États puissants, c’est-à-dire ceux qui possédaient une importante surface agricole, un importante population, un commerce florissant adossé à des ressources minières conséquentes, et donc ceux où le trésor public avait de forts revenus, pouvaient-ils assumer de tels investissements soit directement soit indirectement en recourant aux emprunts qu’il fallait nécessairement gager sur des revenus sûr à venir. Voilà l’aspect financier de l’affaire qui interdirait à terme aux petites principautés ou aux pays déjà sous-développés la possession de cette arme puissante et essentielle, des hommes et des ateliers pour la fabriquer et l’entretenir. Plus encore, pour organiser, diriger, commander cet instrument militaire, le canon, il ne suffisait plus seulement d’être courageux, d’être habile à manier l’épée dans les corps à corps et la lance lors des charges cavalières, encore fallait-il posséder des connaissances scientifiques, mathématiques, physiques et chimiques, un savoir quant à la gestion rationnelle et programmatique concernant aussi bien la résistance des métaux, la cartographique et la balistique, la fabrication et le maintien de la qualité des poudres pour éviter qu’elles fassent long feu. Si en 1515 on pouvait noter que le règne des banquiers avait déjà commencé depuis longtemps, surtout en Italie, la faiblesse démographiques de  nombreux petits États italiens ne leur permettait plus l’entretient d’armées nombreuses et puissamment équipées en armes à feu. En effet, dès l’antiquité romaine le besoin croissant de mercenaires avait montré que la vertu des citoyens romains était devenue très insuffisante pour assumer la défense et l’extension de l’Empire et qu’ainsi l’argent était peu à peu devenu le nerf de la guerre. Dorénavant s’éleva un autre pouvoir qui exigea de plus en plus d’argent, des compétences nouvelles, celles de l’ingenium.
Marignan marque aussi le moment où commence véritablement le règne des ingénieurs militaires, de ces hommes voués aux calculs généraux abstraits (le célèbre abaque de l’artilleur) pouvant être appliqués à divers domaines particuliers exigés sur le terrain par la tactique et la stratégie militaire. Ce n’est donc pas l’effet du hasard si à Marignan l’artillerie y était commandée en second par les maîtres-artisans, fondeurs et poudriers lyonnais, qui fondirent et testèrent les canons et les charges de poudre. L'artillerie nécessite le renseignement militaire (ce que firent Turenne et Bonaparte avant chaque bataille), la surveillance des positions de l’ennemi et leur évaluation en termes tactique, la prévision et le réglage de ses tirs non seulement sur des objectifs déjà observés en fonction de la météorologie, mais sur les possibilités offertes à l’ennemi par la nature du terrain, la gestion de la transmission des informations pour faire changer les directions des tirs, la maîtrise de l’approvisionnement en munitions et l’entretient de plus en plus complexe des armes. « Du fait de sa complexité, l’artillerie resta longtemps l'arme scientifique par excellence, attirant nombre de savants. » nous dit judicieusement un commentateur sur le site « artillerie » de Wikipedia.
A l’avènement sur le champ de bataille du règne de l’ingénieur militaire, correspond très vite et simultanément le rôle déterminant l’architecte militaire. Après les essais infructueux des boulets de pierres pour abattre les défenses médiévales composées de murs plats des hautes courtines et des arrondis des tours et des donjons, ces derniers ne résistèrent point quand ils furent soumis aux cadences de plus en plus rapides et puissantes des tirs roulants d’une artillerie usant de boulets de bronze et surtout de fonte de fer. Ainsi tout l’art de la défense médiévale s’en trouva bouleversé de fond en comble pour devenir obsolète en moins d’une décennie.[9] Puis, en presque un siècle, il va se créer une nouvelle architecture de la défense bastionné qui atteindra sa perfection avec Vauban dont les forts seront utilisés jusqu’à la guerre de 1870, avec ses tours et ses courtines basses à canons, ses murailles à angles aigus d’où les mousquetaires, puis les fusiliers pouvaient veiller sur le glacis et prévenir toute attaque frontale.
Autant d’innovations directes ou indirectes qui exigent des budgets militaires (et de défense) de plus en plus importants. C’est pourquoi, il convient à présent de considérer les effets politico-économiques de cette innovation technique. Une telle concentration de moyens techniques (canons et très vite des armes à feu individuelles de plus en plus maniables) coûte cher, voire très cher, car la fabrication de cet armement moderne exige l’abandon de l’artisanat de luxe ou celui du forgeron médiéval pour le travail préindustriel des ateliers d’armement et des poudres, déjà de véritables petites usines où la fabrication ressemblera peu à peu au travail à la chaîne, car il faut impérativement que les pièces des armes et des munitions puissent être interchangeables. Ce fût là, une fois encore, l’arsenal de Venise (première ville-État capitaliste de l’histoire du monde et encore très riche au début du XVIe siècle) qui donna le premier exemple de cette rationalité productive en organisant non seulement une sorte de travail à la chaîne dans la fabrication des bateaux, mais aussi dans celle des armes à feu. Le second aspect innovateur appartient au domaine politique, même si le mouvement de concentration de la puissance (du pouvoir politique) avait déjà commencé, surtout en France, en Angleterre et en Espagne. La fin du Moyen-Âge est là. Les Princes suzerains d’États décentralisés et anarchiques réunis par un système de droits et d’obligations dans la longue chaîne du vasselage féodal, ces Princes donc n’eurent de cesse que de centraliser leur pouvoir de décision politique, économique et judiciaire. Militairement, ils abandonnent peu à peu l’ost pour une armée professionnelle de spécialistes, l’artillerie et les fantassins dotés d’armes à feu. Ainsi, en deux siècles en France, et malgré les guerres de religions (de Louis XI à Louis XIII, 1461-1643) le Prince suzerain se transforma en un Prince souverain. La voie de la monarchie absolue se traçait et se déployait pour laisser finalement le véritable pouvoir européen aux mains de grandes royautés ou d’empires capables de mobiliser de très puissantes armées et de très puissantes flottes possédant une imposante artillerie : Angleterre, France, Espagne et Habsbourg après la division, puis l’Empire russe avec la révolution technologique induite par Pierre le Grand, l’empire Ottoman, plus modestes mais encore un temps puissants, Suède et Portugal.[10] Depuis, cette relation entre une politique de puissance ne s’est jamais démentie, et l’on peut dire, sans se tromper, que depuis cette époque, depuis la naissance d’une artillerie de campagne mobile, d’une artillerie lourde de siège et d’une marine militaire canonnière, la course aux armements les plus puissants semble un élément constitutif de la nature propre au pouvoir politique moderne. Aussi les nouvelles tables des lois de la puissance se tiendraient-elles dorénavant dans des ouvrages plus ou moins savants et subtils qui traiteraient non seulement de l’art de la guerre, mais aussi de l’art de se mobiliser, puis de mobiliser les peuples pour la guerre. La guerre devint ainsi un laboratoire d’expériences scientifiques, d’innovations technologiques et, last but not least, un instrument d’innovations politiques. Pour lors, comment ne point la comprendre comme l’une des manifestations les plus spectaculaires de la techno-science en tant que facette du Gestell (Arraisonnement) généralisé, manifestant le destin Ἀνάγκη / Anánkê, la destinée indomptable et fatale du nihiliste inhérent à la modernité, en tant que son essence, et, selon l’admirable analyse que donna Nietzsche du nihilisme européen, en tant que négation permanente de toutes les valeurs par la transformation de la morale en moralisme, gage d’un déploiement sans limite de la techno-science (sans limite transcendante) et de l’avènement du dernier homme ?
Si, comme l’écrivait naguère Heidegger, l’homme en son essence humaine est « être-pour-la-mort », en complément et tous les jours qui passent nous le confirment : mû par l’ultime époque de la métaphysique, la Technique, celle-ci se rend sensible (ou s’incarne) en tant qu’être-pour-la-guerre. Dans notre époque, celle que je définis comme le nihilisme accompli, que l’on peut aussi nommer l’époque de la globalisation généralisée ou de la mise sous tutelle de l’ensemble des sociétés humaines sous le joug de l’extorsion du profit maximum pour le Capital (par le travail, le non-travail (le chômage et par les jeux financiers), l’homme de la modernité tardive incarne plus encore cet « être-pour-la-guerre » qu’aucune transcendance ne peut plus arrêter, voire même freiner, et ce quelles que soient les justifications éthiques qu’il peut avancer pour en justifier la mise en œuvre, droits de l’homme, démocratie, libération des femmes et des échanges commerciaux, mariage pour tous, car, en dernière instance, encore et toujours seule la puissance des puissants compte : c’est elle qui donne le ton de la pratique et qui ensuite écrit l’histoire.[11]
On pourrait arrêter là la déconstruction de cette mise en forme de la guerre comme incarnation de l’Arraisonnement. J’aurais pu aussi en commenter certains développements, montrer, par exemple, comment la recherche scientifique est lentement devenue consubstantielle à la recherche des armements et des munitions de plus en plus efficaces et donc de plus en plus destructeurs (comparons un canon du présent de calibre moyen, 105mm, utilisant des obus à uranium appauvri avec un boulet de fonte de fer, voire même avec une meurtrière boîte à mitraille ou biscaïen).[12]
Toutefois, le dernier point sur lequel je souhaiterais rapidement insister ressortit à l’intime liaison qui unit le développement économique et le développement des armements. Au moment de quitter la présidence des États-Unis, le Général Eisenhower (donc un militaire de carrière) avertit son successeur de se méfier du complexe militaro-industriel en ce qu’il menaçait le fondement même de la démocratie étasunienne par la puissance de son lobby qui imposait sur tout problème politique des vues bellicistes au Congrès et à la Chambre des représentants. Certes le président Eisenhower pensait, et c’est légitime, aux intérêts de son pays. Toutefois dans une conscience encore habité d’une certaine éthique de la vie humaine – n’avait-il pas mené les Gl’s au combat en Europe contre la barbarie nazie ? –, la guerre ne lui semblait pas résoudre tous les problèmes politiques. Vision à coup sûr généreusement idéaliste que les faits démentent jours après jours. Si donc l’homme, en son seul devenir, le devenir terrestre, est bien cet « être-pour-la-mort » selon Heidegger, il est, à l’aurore de la modernité, l’être-là (Dasein) ontologiquement social (en dépit de l’hypothèse de Rousseau), ce ζῷον πολιτικὸν/zóon politikon qu’avait saisi et thématisé Aristote. Aussi, est-il, de ce fait et par excellence en tant qu’être dans et pour le monde, l’être-pour-la-πολιτεία (politeia), c’est-à-dire l’être de la puissance politique se définissant, vis à vis des autres puissances identiques ou différentes, par le rapport ami/ennemi (Carl Schmitt). C’est ainsi que l’homme, « être-pour-la-mort » en sa généralité transhistorique, nous apparaît consubstantiellement et en son essence « humaine, trop humaine », être-pour-la-guerre. Et l’invention des armes à feu dont j’ai essayé de décrire les effets comme radicalisation d’une modernité déjà potentiellement présente en ses ouvertures théoriques, n’est venue qu’en renforcer la vérité.[13] Ainsi, lorsque Marx avança la définition du capitalisme comme l’« exploitation de l’homme par l’homme », j’oserais adjoindre à ce constat que cette exploitation, passant par l’impérative et implacable nécessité d’un capitalisme articulé autour des industries militaires (à la fois exploitation du travail et expansion impérialiste), n’a fait que radicaliser un trait bien plus ancien, bien plus archaïque, peut-être originaire du propre de l’homme, et que l’on retrouve déjà chez l’homme préhistorique, à savoir le devenir comme extermination de l’homme par l’homme…[14]
Cette petite incursion dans la généalogie de la guerre moderne et dans la mise en œuvre radicale de l’artillerie comme instrument déterminant lors du déploiement des tactiques guerrières, n’a fait qu’illustrer l’une de mes hypothèses sur l’origine de la violence comme mode essentiel de la socialisation humaine.
Claude Karnoouh
Bucarest, avril 2013.




[1] Ce sont les archers gallois armés du célèbre grand arc qui décidèrent de la victoire face à la lourde chevalerie française beaucoup plus nombreuse, mais totalement embourbée dans les champs labourés et détrempés par la pluie.
[2] Le célèbre longbow, dont la flèche 53 grammes à pointe bodkin pouvait percer une cote de maille à 150 mètres et une plaque d’armure à 60 mètres avec une vitesse initiale de 300km/h.
[3] Cette opposition soldat/ militaire, ou si l’on veut héros et troufions, est largement développée dans Ernst Jünger, Stahlgewittern (Orages d’acier).
[4] Machiavel dans Dell’arte della guerra, écrit entre 1519 et 1520 et publié en 1521 reconnaît en partie la nouvelle efficacité des ces nouveautés que sont les arquebuses et l’artillerie, sans toutefois leur accorder la nature révolutionnaire pour l’art de la guerre qu’elles manifestent, et que leur reconnaissent les praticiens. C’est l’une des erreurs de jugement de Machiavel sur la situation politico-militaire de son temps, obnubilé qu’il était par les tactiques des armées antiques, et plus particulièrement par celles des armées romaines.
[5] Les chroniqueurs de l’époque soulignèrent que la bataille de Pavie fut perdue par François 1er  (il y fut même fait prisonnier) car ayant refusé les conseils de prudence son grand maître de l’artillerie Galiot de Genouillac, il déclencha la charge de la chevalerie bien avant que ses canons n’aient détruit l’infanterie et les arquebusiers adverses.
[6] Ce n’est pas le lieu hic et nunc de développer les caractéristiques philosophiques propres à la théologie latine de la temporalité eschatologique du Salut qui engendrèrent les possibilités de cette pensée scientifique. Pour une première approche, cf., Alfred W. Crosby, The Measure of Reality : Quantification and Western Society, (1250-1600), Cambridge University Press, 1997.
[7] Roger Bacon, Opus majus, chap. VI. « Nam soni velut tonitrus et coruscationes possunt fieri in aere, immo majore horrore quarn illa quae fiunt per naturam. Nam modica materia adaptata, scilicet ad quantitatem unius pollicis, sonum facit horribilem et coruscationem ostendit vehementem, et hoc fit multis modis, quibus civitas aut exercitus destruatur ad modum artificii Gedeonis, qui lagunculis fractis et lampadibus, igne exsiliente cum fragore inestimabili infinitum Madianitarum destruxit exercitum cum trecentis hominibus ».

[8] Dans de nombreuse batailles de l’époque napoléonienne, l’artillerie fut déterminante, (Bonaparte étant lui-même officier d’artillerie, il lui confia des rôles tactiques décisifs), ainsi lors des batailles d’Austerlitz, Eylau, Friedland. Lors de la bataille de la Moskova le 7 septembre 1812, la Grande armée alignait, 587 canons, et l’armée russe, 640. Les canons de l’armée française tirèrent 70.000 boulets, étrillant l’infanterie et la cavalerie russe, aussitôt réapprovisionnés en munitions grâce à l’organisation des 2400 trains d’équipages.
[9] C’était tellement évident pour les Princes de cette époque qu’ils transformèrent rapidement leurs châteaux-forteresses médiévaux en châteaux d’agrément comme nous le montre aujourd’hui les transformations réalisées au début du XVIe à Blois et à Amboise, mais surtout la construction de Chambord par François Ier.
[10] Un peu plus tard, dans le cours du XVIIe siècle la Prusse et la Russie au détriment de l’Espagne, de la Suède et du Portugal. Ainsi lorsque la Russie de Pierre le Grand, après son voyage en Occident, mit en œuvre rapidement la modernisation révolutionnaire de son empire, l’une des premières décisions du Prince fut de créer une puissante marine de guerre et une artillerie qui restera tout au long des siècles l’une des grandes spécialités des armées en Russie, d’abord servie par des officiers étrangers, puis par les cadres sortis de l’école de l’Artillerie impériale et de la Marine impériale.
[11] Comme le dit un proverbe africain : « Si les lions devaient décrire la chasse, ils ne le feraient pas à la gloire des chasseurs ».
[12] L’histoire militaire nous a appris que la majorité des victimes militaires de la Première Guerre mondiale sur le Front de l’Ouest est dû aux bombardements de l’artillerie et aux mines placées sous les tranchées ennemies, sans compter toutes les séquelles dues non seulement à de terribles blessures, mais à de profonds chocs psychologiques.
[13] Le lecteur l’a déjà deviné, je suis résolument opposé aux hypothèses, même théoriques de Rousseau sur le Bon sauvage et à leurs effets sur des pans entiers des interprétations théoriques de l’anthropologie contemporaine. Philosophiquement je suis proche de Hobbes et pratiquement de Clausewitz et de Carl Schmitt, ce qui fait que je me retrouve à la fois chez Hegel et Marx en ce qui concerne la nature intrinsèquement violente de l’histoire comme accoucheuse du devenir.
[14] Lawrence Keeley, War Before Civilization, Oxford University Press, 1996. Cet ouvrage très fascinant, nous révèle combien les guerres primitives pouvaient être d’une violence sans merci, et parfois, proportionnellement aux populations engagées dans la guerre, d’une bien plus grande violence que les guerres modernes… Pour en avoir une illustration condensée et populaire (certes avec quelques clichés et quelques anachronismes), je renvoie au film de Jean-Jacques Annaud. Par ailleurs les critiques du film étaient elles aussi dans l’illusion irénique du sauvage, et, plus précisément, articulées autour de l’hypothèse rousseauiste.