vendredi 8 juillet 2016

Le sel de la terre: à propos de la guerre au Moyen-Orient


Le sel de la terre


En hommage à mon vieil ami Georges Corm qui m’a initié à la compréhension politique de ce Moyen-Orient si complexe et à la générosité de ses habitants…



S’il est un lieu dans notre présent monde où les guerres dites « de basse intensité » selon Brezinski font rage c’est bien le Moyen-Orient.[1] Il va sans dire que la formule « Basse intensité » est le terme employé par les pouvoirs impériaux occidentaux pour faire accroire leurs citoyens à quelque chose de modéré. Sur place, pour les autochtones, c’est plutôt de la très haute intensité qu’ils vivent si l’on en croit les statistiques officielles : morts, blessés, orphelins, déplacés et émigrés qui fuient vers les pays européens se comptent par dizaines de milliers. On le sait plus précisément aujourd’hui, après la démolition de la Lybie légitimée au nom de la démocratie et des droits de l’homme, et l’interminable pseudo guerre civile de Syrie, l’impérialisme occidental mené par les États-Unis et leurs sous-traitants, la Grande-Bretagne, la Turquie, la France officiellement, et Israël en sous-main, a un enjeu qui se tient bien au-delà des conflits religieux locaux qui, et quoiqu’endémiques depuis des siècles, se radicalisent dès lors qu’ils sont attisés et manipulés de l’extérieur. A la clef du grand jeu de cette géopolitique de la mort, le pétrole qui, depuis le nord de la Syrie, de la Lybie, sur le plateau continental courant le long de la côte orientale de la Méditerranée, du Nord de l’Irak jusqu’au désert du Sinaï égyptien, de la péninsule arabique et des immensités tout aussi désertiques de l’Iran, suinte presque à la surface du sol à certains endroits ou git dans des eaux peu profondes de la Méditerranée. Là, il y a non seulement beaucoup d’argent en jeu, mais beaucoup de puissance pour les pays qui possèdent les technologies capables d’utiliser à plein rendement l’énergie pour la mise en œuvre des politiques de puissance tout azimut… Il faut s’entendre, ce n’est évidemment pas l’instauration de la démocratie de type occidental, ni les secours humanitaires, ni les droits de l’homme que l’Occident ou ses hommes de main apporte à des populations prises au piège dans l’engrenage de ces guerres, mais, comme l’a dit récemment Michael Hayden, ancien directeur de la CIA, c’est une totale redéfinition des équilibres politiques dans ces zones très riches en énergies fossiles. Le grand jeu du début du XXIe siècle vise à imposer de nouvelles formes politiques, les anciennes étant jugées dorénavant trop indépendantes, ayant échappé aux pouvoirs occidentaux qui prétendaient les contrôler :

« Nous devons accepter la réalité ; l’Irak et la Syrie n’existent plus et l’expérience libanaise est aussi sur le point d’échouer (…) Des noms comme Daesh, al-Qaïda, les kurdes, les sunnites, les chiites, ont remplacé les noms de l’Irak et de la Syrie ».

En passant sous silence, et pour cause d’alliance stratégique plus cachée, Michael Hayden avait oublié en chemin Israël l’un des acteurs principaux de cette réorganisation politique : Daech, al-Qaïda, Kurdistan irakien, ISIS, etc… Cependant, et on l’avait déjà compris dès longtemps, depuis la fondation de l’État d’Israël, et quoique ce fût encore vague car il fallut attendre l’annexion des hauteurs du Golan et la guerre du Liban dite « guerre civile » de 1975 à 1990, pour saisir les enjeux que dessinaient lentement une nouvelle géopolitique sur le long terme en ce que Israël n’a jamais déclaré qu’elles étaient ses frontières ultimes. Dès lors il faut reconnaître la réalité, l’ensemble des frontières du Moyen-Orient sont de facto redessinées ; et, en dépit des efforts de l’armée arabe syrienne alliée aux milices kurdes, aux combattants du Hamas libanais aidés de conseillers militaires Iraniens, et last but not least de l’aviation russe, il faut reconnaître que la Syrie est présentement composée de plusieurs entités ethnico-religieuses alliées ou ennemies entre elles, tandis qu’en Irak l’axe Mossoul-Erbil est devenu un quasi-État Kurde, à Bassora, dans le sud et Chott al-Arab se tient le centre du pouvoir Chiite, et qu’enfin l’ancien État sunnite créé par les Anglais après la Première Guerre mondiale, n’existe plus qu’au centre du pays, dans un rayon de moins de 200 kilomètres autour de Bagdad. On est donc sinon de jure, mais bien de facto, devant la liquidation pratique des accords secrets Sykes-Picot de 1916 qui partageaient le Moyen-Orient en zones d’influences franco-anglaises en cas de défaite de l’Empire ottoman. Et c’est ce qui arriva à l’issu du premier conflit mondial, même si ces accords préalables ne furent pas appliqués au pied de la lettre. Le Moyen-Orient ottoman fut ainsi partagé en pays factices entre la France, la Grande-Bretagne et partiellement les États-Unis dans la péninsule arabique, sans omettre, et comment pourrait-on, la déclaration Balfour qui autorisait officiellement le Congrès juif mondial à installer des colons sous la forme d’un foyer national juif. Dans ce monde, le Liban, en raison du compromis religieux qui présida à son indépendance de la puissance tutélaire française, était officiellement articulé autour d’un équilibre entre les grandes religions dominantes, Maronites (avec les partis des Phalanges et plus tard des Kataeb), Sunnites (divisés entre une gauche et une droite), Druzes devenus socialiste dans les années ‘50 sous l’égide de leur leader Walid Joumblatt, Chiites qui se partageraient entre deux partis d’abord le Amal, puis le Hezbollah, véritable État dans l’État qui battit l’armée israélienne en 2007, Grec-orthodoxes qui dans le Sud, voisin et alliés du Hezbollah luttent sous le drapeau communiste, Arméniens des deux églises parfois proches du FPLP palestinien, etc… A ce puzzle il convient d’ajouter les 120.000 réfugiés Palestiniens de 1948, devenus presque 300.000 aujourd’hui et depuis plus de deux ans la masse des réfugiés de Syrie consécutive à la pseudo-guerre civile qui y faire rage.

Ce qui appert à celui qui a un peu de mémoire historique, c’est le fait que la Syrie des Assad comme l’Irak de Saddam Hussein avec tous leurs défauts et leurs qualités, étaient devenus au fil de longues années de dictatures centralisatrices des formes socio-politiques propres au nationalisme moderne postcolonial (comme l’Egypte), jalouses de leur souveraineté. Dès lors que deux branches du Bass y prirent le pouvoir avec des militaires soit venus des couches pauvres de la société (Sunnites d’Irak du nord de Bagdad) soit d’une minorité méprisée (Alaouites de Syrie), tous, selon un schéma classique dans tous les pays du tiersmonde (songez à Gaddafi en Lybie, Chavez au Venezuela, Noriega au Panama, Compraoré au Burkina Fasso, Nasser en Egypte), avaient choisi l’armée comme moyen de promotion sociale dans le cadre d’un État-nation en devenir. Ces deux régimes de type dictatorial, parfois très cruels avec les opposants (surtout avec les frères musulmans et les communistes), développaient une sorte de politique jacobino-prussienne de centralisation laïque et de Kulture Kampf face aux forces centrifuges qui délitaient sans cesse ces pays longtemps organisés sous l’empire ottoman en tribus guerrières traversées elles-mêmes de césures religieuses… Or, une telle situation était certes viable dans les empires multi-ethniques et multiconfessionnels, mais ne l’était plus quand la conception de l’État se construisait autour de l’unité politique de l’État-nation, avec une langue unitaire pour toutes les religions, l’arabe.
Le nationalisme arabe pensé et conçu le plus vigoureusement par Michel Aflack, un chrétien orthodoxe de Syrie (études d’histoire à Paris), se donna comme instrument d’action le Parti de la solidarité arabe, lequel deviendra dans les années 1950-60, le Parti de la solidarité arabe et socialiste (Bass). Au départ, ces embryons de partis modernes luttaient contre les puissances mandataires, en Syrie la France, en Irak la Grande-Bretagne. Sans revenir dans cette rapide présentation sur les linéaments complexes et parfois même incohérents pour un observateur occidental, Irak et Syrie dirigés très rapidement par des militaires bassistes et frères ennemis, mirent en œuvre des politiques classiques de développements économiques, sanitaires, culturels et d’enseignements civils et militaires modernes, copiés sur ceux qui avaient réussi en Occident ou en Union soviétique, et qui pouvaient se réaliser grâce à une partie de la rente pétrolière nationalisée et avec l’aide étasunienne (essentiellement militaire) pour autant que ces pouvoirs bloquaient par la violence toute émergence de mouvements communistes potentiellement alliés à l’URSS.[2] Par ailleurs ces pouvoirs dictatoriaux, centralisateurs, unificateurs, et last but not least fondamentalement laïques, menaient une lutte sans merci contre les mouvements politico-islamistes dont la première version fut les Frères musulmans dès le milieux des années 1920. Or, cette mouvance issue d’une petite bourgeoisie urbaine, opposée aux formes de modernisations du Bass dès lors qu’elles touchaient à la laïcité,  aux normes de comportements, d’habillements et au statut des femmes avait l’oreille non seulement des puissances mandataires faiblissantes (France et Grande-Bretagne : en 1943 la France donne son indépendant à la Syrie et au Liban ; en 1932 l’Irak devient pseudo-indépendant dans la dépendance directe de la Grande-Bretagne, mais c’est en 1958, après un coup d’État militaire que l’Irak prend sa pleine indépendance si l’on peut dire). Très vite les États-Unis se substituèrent aux Anglais et reprirent la vieille recette propre à la politique coloniale classique des Britanniques, « Divide et impera ». De plus, depuis 1948, tous ces développements s’inscrivent simultanément dans le cadre de politiques d’opposition à l’État d’Israël qui se manifestent essentiellement par le soutien (et faut-il le dire aussi par la manipulation) accordés à divers mouvements palestiniens luttant pour mettre fin à la colonisation sioniste.
Aujourd’hui, on est en droit de dire que c’est l’échec des politiques d’indépendance nationale, en partie dues aux manipulations étatsuniennes et israéliennes (comme les soutiens accordés aux rébellions des kurdes ou chiites d’Irak par exemple), en partie dues à l’aveuglement et aux erreurs politiques des gouvernements locaux (comme l’envahissement du Koweït par l’Irak, ou pendant longtemps la lutte sans merci contre les communistes tant en Syrie qu’en Irak) qui lentement délégitimèrent auprès des minorités ou des majorités ethnico-religieuses locales, les pouvoirs laïques et centralisateurs. A ce sujet il n’est pas inutile de rappeler que c’est immédiatement après la chute de Bagdad que le proconsul étatsunien mit fin au régime laïques syrien pour y introniser un pouvoir uniquement chiite, tant et si bien que la République laïque arabe d’Irak (je rappelle pour mémoire que le vice-président et ministre de affaires étrangères, Tarek Azziz, était chrétien assyrien)  fut abolie pour un État provisoire où les Kurdes au Nord veulent de fait trois États différents, les Chiites préférant un État fédéral et les Sunnites un État unique. La situation Syrienne est encore très incertaine en ce que la résistance acharnée de l’armée de la République Arabe de Syrie aux divers groupements dit « résistants » et dont le plus important, DAESH, organisé par les États-Unis avec la complicité de la Turquie, est rapidement devenu une sorte d’État transfrontalier couvrant le Nord de l’Irak et le Nord de la Syrie (ses champs de pétrole). Il semble que le laïcisme de la Syrie ait eu cependant des résultats forts qui se sont inscrits dans la mentalité populaire aussi bien chez les Sunnites (sauf les frères musulmans), que chez les Chiites (quant à eux très marqués par le culte de la Vierge et du Christ dont les icône trônent dans de nombreuses boutiques des souks chiites comme à Baalbek par exemple) et bien évidemment des Alaouites, à commencer par la famille du président Assad (une sorte de chiisme très lâche sur la pratique religieuse et totalement ouvert aux diverses religions chrétiennes qui existent en Syrie depuis l’époque du Christ)[3]. Il ne faut pas oublier que les grandes campagnes de terrorisme et de révoltes dans la Syrie moderne, celle de Hafez el Assad, puis de son fils Bachar, s’amorcent toujours dans la ville de Hama, centre du sunnisme pur et dur des frères musulmans, où celle de 1982, commencée avec une campagne d’attentats sanglants contre les représentants de l’autorité de l’État, fut réprimée avec la plus extrême violence, certains observateurs parlent de plus de 20.000 morts dans la ville.
Lorsque le Général de Gaulle parlait de « l’Orient compliqué », il ne faisait pas appel à une figure de style du bavardage politique de salon, il parlait d’une authentique réalité multiple, de nœuds de problèmes dont on se demande parfois qui pourrait les dénouer et ce d’autant plus que la plus grande puissance du Moyen-Orient, Israël, a tout intérêt à jouer en sous-main pour le maintien, voire l’intensification de la confusion, ce que le conseiller géopolitique des présidents Carter et Obama, Brezinski, appelle le chaos mené avec des guerres de basse intensité. S’il y a comme souvent des victimes innocentes dans ce genre de conflit, ce sont les civils, les gens des campagnes, ceux des villes multiconfessionnelles comme Alep ou des petites citées purement chrétiennes ou sunnites ou Yazéris qui en paient le plus lourd tribut.

Nul ne peut dire sous peine de passer soit pour un sinistre imbécile soit pour un cynique sans foi ni loi qu’au Moyen-Orient la démolition systématique de toutes les tentatives d’émancipation tentées par les Arabes adeptes de toutes les religions du livre par les mercenaires Takfiri, Daesh ou al Qaida de l’impérialisme occidental aient engendré un quelconque progrès social et éthique. Au contraire, si l’on regarde l’état de la Lybie, celui de l’Irak et de la Syrie, il n’est guère difficile de constater que l’Occident humaniste y a apporté la guerre, le chaos, la misère, la régression sociale, sanitaire, éducative. Mais n’est-ce pas là le destin même de l’Occident que de démolir tout ce qui semble entraver le devenir techno-scientifique et financier de sa puissance, en bref de sa survie ? Toutefois, sans vouloir jouer au prophète, n’oublions jamais la parole du vieux poète grec :
Zeus aveugle ceux qu’il veut perdre…

Claude Karnoouh
Bucarest 4 juillet 2016






[1] Aujourd’hui, au moment même où j’écris ces lignes, un attentat à Bagdad revendiqué par ISIS, a fait environ 120 morts dont une vingtaine d’enfants. Malheureux Irak qui ne sort pas du cercle infernal des attentats et des morts.
[2] Les militants communistes occidentaux ou d’Amérique latine ont souvent critiqué l’URSS pour avoir soutenu l’Irak, la Syrie et l’Egypte, pendant que les militants communistes locaux y étaient pourchassés, faisaant donc passer ses intérêts géostratégiques avant la solidarité révolutionnaire. Vieux dilemme qui conduisit par exemple Mao, après l’échec de la révolution ouvrière à Caton, à quasiment rompre avec la direction moscovite du PCC, à quitter les grandes villes, à entamer la Longue marche pour recommencer la lutte révolutionnaire avec la paysannerie.
[3] C’est en Syrie que l’on rencontre encore quelques villages chrétiens esséniens où la langue du culte, l’araméen, n’est autre que la langue vernaculaire que parlait Jésus.

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