A propos
de Sub Pàmânt (Under ground)
Bucarestn, stradà
Dianei, 4 - dimanche 7 octobre 2012
Parmi la
jeunesse non-conformiste bucarestoise et roumaine en général, il est fort rare
de voir et d’entendre des propos lucides, sérieux et néanmoins humoristiques
sur le présent état social du pays. Beaucoup de jeunes artistes emploient plus
l’essentiel de leur temps à parodier, à paraphraser du déjà-vu-montré-pensé en
Occident qu’à rechercher des formes singulières d’expression qui seraient en
accord avec la réalité socio-économique de ce pays en voie de tiersmondisation
accélérée, c’est-à-dire en voie de lumpénisation généralisée et d’une marginalisation
radicale des plus démunis, une véritable société de SDF ou de quasi troglodytes
incapables de payer l’entretient minimal d’un petit appartement, vivant au jour
le jour d’expédients divers, y compris comme je le vois journellement dans ma
rue du centre de Bucarest, de la mendicité la plus digne afin de payer gaz et
électricité.
Je sais
que certains me diront que l’art n’a que faire de l’économie ni de la
politique. A ceux-là je répondrai que l’art (le sujet et le destinataire de
l’œuvre et non la forme), depuis que l’art est art, c’est-à-dire depuis qu’il
est une activité spécifique, a affaire tant avec la politique qu’avec l’économie
politique. Et si nous parlons du théâtre, puisque c’est d’une pièce de théâtre
dont il s’agit ici, il faut convenir que depuis que le théâtre est sorti du
rite (qui dans ses formes tient certes de la théâtralité, mais dans son esprit
d’un tout autre enjeu spirituel ou métaphysique), celui-ci se tient dans un
rapport plus ou moins direct avec le politique, chez les Grecs on eût dit avec
la justice et l’éthique : qu’est-ce l’Antigone de Sophocle sinon une
méditation sur la politique et l’éthique ? Ces représentations, dussent-elles
se mêler à la fin du XIXe siècle d’intériorisation psychologique, elles n’en
demeurèrent pas moins liées au politique, à la justice, à l’éthique sociale et
individuelle ? Et tout au long d’une chaîne d’auteurs parmi lesquels nous rappellerons certains des
plus exceptionnels, lesquels se nomment Shakespeare et Corneille, Molière et
Schiller, Beaumarchais et von Kleist, Victor Hugo, Musset et
Caragiale, Tchéhov, Georg Büchner, Kraus et Brecht, le politique est toujours au centre de la
thématique tragique, dramatique ou comique.
Par
ailleurs depuis le XIXe siècle il existe tant en Europe occidentale qu’aux
États-Unis un théâtre social populaire (sans parler de la farce populaire médiévale),
au départ mélodrames quelque peu sirupeux, œuvre d’auteurs mineurs mais qui savaient
faire place aux soucis quotidien du petit peuple. Puis, vers la fin du siècle, sous
l’influence de l’inspiration socialiste, puis marxiste ce théâtre se transforma
de théâtre populaire en véritable théâtre prolétarien dont les deux
représentants majeurs furent Erwin Piscator issu du dadaïsme et Brecht venu
d’une tradition plus romantique. Eux deux promurent une nouvelle version de la
catharsis que le second nomma « distanciation » (distanzierung). Certes, il y a chez Brecht un énorme travaille de
création poético-littéraire qui est caractéristique de tous les grands auteurs
où le sublime côtoie sans cesse le kitsch sans jamais franchir la ligne
infra-mince qui les sépare. Cependant, et il n’empêche, certes à leur niveau, beaucoup
plus modeste, mais sans manquer de l’enthousiasme généreux nécessaire pour
mener à bien ce genre d’entreprise, les auteurs de Sub Pàmânt, se tiennent dans
le droit fil de ce théâtre prolétarien.
Dans un
décors réduit au minimum, une ardoise suspendue avec le nom de l’informateur et
son métier, deux types d’habits – l’uniforme bleu des ouvriers, et les
jeans et blousons de la vie « civiles » —, accompagnés par
moments d’un refrain à l’accordéon et de rythmes obtenus en tapant sur une
caisse de bois et une cloche, avec pour colorer l’ensemble, de temps à autre,
une guirlande de Noël clignotante accrochée à une barre transversale, quatre
acteurs nous racontent huit vies qui se sont déroulées et qui encore se déplient
dans la Vallée du Jiu dont les mines de charbon depuis le milieu des années
1990 sont condamnées à disparaître sous l’ordre du FMI et de l’Union
européenne. En un lieu où voici 22 ans travaillaient 45.000 mineurs, où, qui
plus est, prospérait une infrastructure de commerces, d’institutions d’État, de
recherche, de sécurité du travail, de production, de produits dérivés, qui venait
compléter le monde ouvrier pour en faire un des haut-lieux de l’industrie des charbonnages
de Roumanie, il ne reste plus aujourd’hui que cinq mille mineurs qui sont
condamnés à disparaître en 2018. Destin d’une mort annoncée du bassin minier,
d’un assassinat social et économique programmé d’une région (comme la
sidérurgie d’Huneduara), avec comme conséquence, la fin de l’autonomie du pays quant
à sa production de charbon et d’acier… exit la Roumanie industrielle, bonjour
une nouvelle colonie de l’Occident. Donc huit vies qui se racontent sur scène,
huit vies différentes et identique à la fois qui décrivent une époque qui part
de l’avant guerre pour les plus âgés qui virent y travailler à l’aurore du
second conflit mondial et atteint la fin des années ’80 du siècle dernier, voir
les années 2000 pour celui-là, dernier venu, gardien d’une mine en semi-activité
qui passe l’essentiel de son temps à négocier les sacs de charbon
« volés » par les plus pauvres, une femme sans emploi, par exemple,
dont le mari est au chômage et dont le seul souhait dans la vie est de
travailler, oui travailler : « trouvez-moi un emploi
clame-t-elle ! »… Et puis il y a celle du mineur de fond, vie pleine
de violence, violence des conditions de travail, du danger fort peu différent
de celui qu’affrontaient des esclaves médiévaux. Il a le retraité qui
entretient toute une famille, car les plus jeunes sont sans travail. Et puis,
il y a les enfants qui espèrent des temps meilleurs, des temps où ils accompliront
leurs rêves de travail, voire d’autorité, mais en attendant, beaucoup sont
séparés de leurs parents, élevés par des grands-parents ou des tantes et des
oncles trop âgés pour entreprendre le voyage vers le nouvel esclavage rural ou
urbain qui les attend à l’Ouest, en Espagne, en Italie, en France en
Grande-Bretagne ?
Ces
hommes et ces femmes ont raconté leur vie, leurs regrets, leurs espoirs, leurs
joies et leurs tristesses à cette équipe composée d’un jeune metteur en scène,
d’un non moins jeune vidéaste, d’une directrice de production, de jeunes acteurs.
Tous les sujets se sont vus sur scène, et bien sûr ont pu entendre leurs propres
paroles énoncées publiquement. Aussi ont-ils pu constater que c’était bien là
leur vie qui étaient offerte aux spectateurs de la Vallée du Jiu, mais
qu’au-delà de leur vie rassemblées en un seul discours, c’était de fait une
tranche de l’héroïque histoire ouvrière de ce pays qui y était ébauchée. Et
même si le nombre des spectateurs fut modeste, car aucun théâtre local, en
particulier celui de Petrosani, ne leur fut proposé par les autorités locales
afin d’offrir à un large public ce spectacle, cette parole qui s’éleva dans la
Vallée n’était pas celle d’un simulacre de compassion, mais l’offertoire d’un Requiem
à la gloire de ce lieu et du travail titanesque qui s’y réalisa afin que
personne n’oublie, afin que les plus jeunes générations sachent que des hommes,
leurs grands-pères, leurs pères, leurs oncles y sacrifièrent leur vie pour la
puissance industrielle du pays, tandis que des femmes et des mères angoissées,
redoutant les explosions du grisou, attendaient chaque jour que leurs hommes remontassent
à la surface… Grandeur, gloire et misère des gueules noires, selon l’expression
française.
Mais ici,
à Bucarest où j’ai vu ce spectacle avec une cinquantaine de personnes au plus, en
majorité de jeunes étudiants et étudiantes, tous entassés dans la salle modeste
d’un bar de la rue Dianei 4, que ressort-il hic
et nunc de cette représentation ? Nul doute, la plupart de ces jeunes
adultes, jeunes apprentis intellectuels, appartiennent pour l’essentiel à des
couches privilégiées de la population. Comment ont-ils vécu cette mise à
distance et en abîme narratif de la vie de prolétaires et d’un lumpen réels. D’après
les questions il semblerait que non seulement les jeunes acteurs en aient tiré
une expérience de vie unique, mais que ces jeunes spectateurs en soient sortis
assez bouleversés, comme s’ils avaient découvert une violente et vibrante
réalité humaine, si proche d’eux et que pourtant ils ne voyaient pas, aveuglés
qu’ils sont par les clichés que leur livre la presse dominante roumaine, une
presse de droite, soumise au pouvoir de l’argent et donc à l’alliance des businessmen
pour l’essentiel mafieux avec une classe politique particulièrement servile à
l’égard des grandes banques et des institutions économiques internationales. La
lecture quotidienne des journaux nous entretient de scandales successifs au gré
des règlements de compte politiques, et non d’une politique anti-corruption
déterminée en fonction d’une éthique sociale et économique cherchant la mise en
place d’une véritable déontologie sociale où serait visé le bon gouvernement
selon la vieille formule de la philosophie politique du droit naturel. Il
semblerait donc que la narration de ces tranches de vie ait déclenché, même
modérément, la prise de conscience de ce que j’ai défini comme un assassinat[1] social et économique. Je me rappelle une jeune fille qui
expliqua l’émotion intense qu’elle avait ressentie pendant le spectacle, comme
si le voile des illusions masquant la réalité (une version beaucoup moins
idéaliste de la caverne de Platon) s’était soudain déchiré devant elle avec les
paroles d’une expérience existentielle de misère, de peur et d’humiliation,
faisant fonction d’aléthéia quand l’homme est plongé dans le sommeil dogmatique
des idées toutes faites. De ce point de vue, les auteurs comme les acteurs
n’ont pas raté leur but : faire prendre conscience, comme le disait
Brecht, du malheur des hommes pour tenter ensuite d’y remédier.
De fait
et pour conclure, dans un pays où la classe intellectuelle la plus en vue a su
profiter cyniquement des prébendes que les forces économiques lui jetaient en
pâture afin qu’elle vante et soutienne la mise à l’encan des richesses du pays,
afin qu’elle proclame les bienfaits de la privatisation généralisée, celle de
toute l’industrie, celle de la santé publique, de l’enseignement et de la
protection sociale, cette classe donc qui par ailleurs se repaît de gros salaires
versés par le budget de l’État, manifeste une arrogance obscène à l’égard de ce
monde de miséreux, victimes désignées des thérapies de choc imposées par les maîtres
de l’économie mondiale. Or c’est là que ce travail à la fois d’enquête, de reconstruction
littéraire de simples vies de labeur et de représentations publiques engendre
un effet cathartique qui redonne leur dignité humaine à ces hommes dont la
« seule faute » avait été de naître au cœur de la misère rurale et de
n’avoir eu comme horizon de salut que de descendre vers le centre de la terre
pour, comme les damnés, arracher à son ventre l’énergie capable de faire
fonctionner la machinerie industrielle de la puissance moderne. J’avoue avoir
aussi été ému.
Claude
Karnoouh
Bucarest
le 9 octobre 2012
[1] Je dis bien assassinat au
sens juridique et non meurtre, c’est-à-dire le crime avec préméditation.
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