Chapitre deuxième de mon livre Postcommunisme fin de siècle... L'Harmattan, Paris 2000
Le réalisme socialiste ou la victoire de
la bourgeoisie
« La nouvelle peinture révolutionnaire,
elle, se réduit à des métaphores impuissantes à devenir symboles. »
Joseph Roth[1]
« L’art, pour le philistin, est la parure
du labeur quotidien. Il court après les ornements comme le chien après les
saucisses. »
Karl Kraus[2]
Je commencerai par une
anecdote. En 1987, à l'occasion d'une vaste rétrospective de la peinture
hongroise (1919-1987) tenue à Miskólcz, grande ville industrielle située au
nord-est de la Hongrie, une équipe de sociologues enquêtait sur les goûts
esthétiques du public. Entre autres curiosités « exotiques », cette
exposition offrait aux visiteurs des œuvres que l'on ne voyait plus depuis la
fin des années 1960, les peintures réalisées à l’époque du « réalisme
socialiste » triomphant qui, en Hongrie, couvre une courte période, de
1948 à 1956, et correspond à l'apogée de ce « style » en U.R.S.S. A
leur grande surprise, les sociologues constatèrent que la majorité des
visiteurs apportaient leurs suffrages aux œuvres créées sous l’égide du
réalisme socialiste[3].
Ainsi, le peuple, pour une fois questionné et sommé de sortir de son anonymat
silencieux au nom de la science, manifestait des goûts opposés à ceux des
dissidents ou des semi-dissidents de l'époque, nombreux chez les sociologues.
Car, en dépit de rappels à l’ordre,[4] le
« communisme goulasch » de l'ère Kádár des années 1970-1980 laissait
la voie libre à toutes les expériences formelles du postmoderne. Aussi, les
milieux de l'opposition n'en firent-ils point publicité, eux qui se
partageaient entre une gauche pour laquelle la mise au pas des avant-gardes
avait signé la fin de l'innocence démocratique des premiers moments de la Révolution
d'Octobre, et une droite néo-conservatrice nourrissant sa nostalgie d'un monde
déserté par Dieu avec les souvenirs de l'art religieux ou néoclassique
antérieur aux bouleversements esthétiques du début de ce siècle. De fait, ce
contraste ne soulève aucune surprise, il signale que les mêmes interprétations
opposées qui divisent la soviétologie depuis les années 1930 n’ont pas épargné
le domaine des arts : le grand malheur commence avec la
« Révolution trahie » (titre emprunté à Trotski) ; non,
leur rétorquent les conservateurs, la grande catastrophe est consubstantielle à
la Révolution elle-même, ainsi que ne cesse de le proclamer Soljenitsyne.
Jusqu’à l’implosion de l’U.R.S.S, la plupart les exégèses dominantes ne
sortiront jamais de ce dilemme… L’ouverture des archives soviétiques
(aujourd’hui russes) offrirent enfin l’occasion de réponses plus nuancées.[5]
Aussi modestes et
limités soient-ils, les résultats de cette enquête méritent qu'on s'y arrête,
parce que la conclusion laisse sans commentaire le goût avéré du peuple pour le
réalisme socialiste ; il se reconnaît dans cet art que l'on a regardé
comme l’un des phénomènes propres au système totalitaire à son
apogée : la prescription par le Parti, moins d’une esthétique
figurative dogmatique, que d’une origine et d’un destinataire unique, le
prolétariat. Faut-il en conclure que le peuple a tort ? Faudra-t-il,
une fois encore, changer le peuple ? Cette fois, non plus au nom
« des lendemains qui chantent », mais afin de le préparer à célébrer
la gloire de la démocratie libérale !
Cependant, au moment
que j’écris le mot peuple, j'hésite. De quel peuple s'agit-il ? Serait-ce
le peuple populaire, en ses voies et manières diverses et
« sauvages » qui étonna les savants, ou les « classes
dangereuses » qui effrayèrent les bourgeois ? Ce peuple du
populaire fut mis au pas par la technique et objectivé dans la logicité de
catégories de la connaissance qui ont pour nom folklore, ethnographie,
ethnologie, anthropologie, sociologie, psychologie sociale, démographie, lesquelles
lui attribuèrent son topos d'objet
dans le monde créé par les possibilités objectales infinies. Ce peuple du
populaire perdit ainsi les incarnations multiples de son ipséité dans le vaste
mouvement unificateur des comparaisons et des calculs « scientifiques ».
Ce peuple-là n'est assurément point celui qui reconnaît une parenté de regards
dans les images du réalisme socialiste. Ce peuple-là du populaire n'est plus,
et s’il n'est plus, c’est précisément parce qu'il partage avec le réalisme socialiste
les mêmes significations. Le peuple qui répond à la sommation du réalisme
socialiste est une masse, le sujet/objet de la culture de masse : le
peuple acculturé à sa propre massification. J'y reviendrai. Poursuivons
l'anecdote.
Nous étions donc en
1987… Deux ans plus tard, en 1989, le pouvoir communiste implose et le
peuple-masse succombe aux mirages des images des fausses révolutions que les
pouvoirs, Est et Ouest de connivence, lui offrent tel un plat
prédigéré : ici de « velours », là dissimulant un coup
d'État militaro-policier, ailleurs sous les traits d’une révolte de palais.
Tout d’un coup, toutes ces œuvres passent « aux poubelles de
l’histoire », le peuple n'aura plus le droit de les voir — comme
après le XXème congrès du P.C.U.S., lorsque le pouvoir communiste remisa dans
les caves des musées les tableaux-icônes du culte de la personnalité.
Toutefois, peut-on à présent parler de censure ? Je ne le pense guère, il
s’agit plutôt d'oubli et de refoulement de la part des élites qui, peu ou prou,
quelques années auparavant, participaient encore au culte de l'iconographie
triomphante du Parti-État et à l'exposition des vertus affichées d'un peuple
réuni indistinctement en une masse sous le nom de prolétariat — nom
générique invoqué qui, de fait, recouvrait l’amalgame de toutes les classes
moyennes engendrées par les régimes communistes.[6]
Selon les apôtres du
nouveau libéralisme, 1989 devait ramener la démocratie dans l'exercice des
arts, retour que les dissidents auraient déjà préparé. Or, qu'avaient-ils préparé ? Bien
peu, sinon le remâchage d'un déjà accompli par les avant-gardes des années
1920 ; remâchage qu'ils regardaient — à total contresens — comme
l’arme d’un combat démocratique contre les dogmes officiels qui, depuis belle
lurette, avaient pris du plomb dans l'aile : attitude rétroactive
d’une lutte vaine, et habitée de ressentiments contre un pouvoir épuisé. En
revanche, les œuvres créées par les artistes du soc-art[7],
celles d'un Bulatov ou du couple Komar et Mélanide, par exemple, assumant
pleinement l'héritage des formes et des thèmes propres au réalisme socialiste,
reconstruisaient des jeux de signifiants où la formation et les représentations
des figures emblématiques du peuple soviétique étaient acheminées, sans oubli,
vers l’épuisement grotesque et ridicule[8] (ou
mélancolique[9])
de leurs significations. Ces artistes accomplissaient ou réalisaient le travail
authentique de l'œuvre d'art, celui qui nous ouvre à un monde, en l'espèce à
celui d’un système politique et social agonisant, moribond, prêt à ingurgiter
les solutions les plus vulgaires du postmoderne. Ce sont les artistes du soc-art et non les dissidents errants
dans la nostalgie stérile d’un avant-gardisme dès longtemps pacifié en Occident
qui ont su accomplir le geste créateur, c’est-à-dire signaler, avertir,
annoncer, l'extinction du système dès avant que les conditions politiques et
économiques ne le condamnent irrémédiablement. Une fois encore, la voix
prémonitoire et prophétique de l'authentique artiste présageait le futur en
s'arc-boutant sur le non-oubli du passé dévoilé. Au sens littéral, les
dissidents faisaient œuvre réactionnaire en assignant à la formation de
l'U.R.S.S. et des pays communistes le sens d'une histoire figée, d'un
non-accomplissement (selon l’expression stupide « le frigidaire de
l'histoire »). Victimes d’une illusion, celle de la prétendue démocratie
des avant-gardes, ils se croyaient originaux quand ils se conformaient à la
vulgate propagandiste du camp opposé pour, au bout du compte, apparaître comme
les hérauts du conformisme de l’opinion dominante.
Du simple, voire
simpliste point de vue de la socio-démographie, l’assignation de
non-accomplissement relève de la plus évidente mauvaise foi : après
1917 en Russie, après 1945 dans l'ensemble des pays d'Europe de l'Est, jamais
le destin de la modernité n'y avait travaillé aussi violemment. 1917 :
l'histoire — ou l'advenue de l’un des possibles de l'historial du
moderne — s'incarne à l'Est et devient une forge infernale dont les
bolcheviques furent les premiers maîtres. En 1926, l'U.R.S.S. était peuplée de
137 millions de paysans et de 27 millions d'urbains, soit environ 18% de
l'ensemble de la population[10],
approximativement un rapport de 1 à 5 dont Joseph Roth avait saisi
l’originalité qui donne valeur inestimable à ses reportages :
« On sait que
dans aucun pays au monde la différence entre ville et campagne n'a été aussi
grande que dans la Russie tsariste. Le paysan y était plus éloigné de la ville
que des étoiles. »[11]
En 1939, il y a déjà
33% de la population dans les villes, soit une augmentation de 113% en 13 ans[12] ; en
1959, 48% (dont 58% de Russes), en 1979 62% (dont 74% de Russes), en 1989, 66%
(dont 78% de Russes). En cinquante ans le rapport s'est inversé. En France, il
avait fallu presque 150 ans pour arriver au même résultat ! On
m'objectera, et l'art, où est l'art ? Vous appelez au secours la
sociologie, la démographie, l'histoire sociale et politique. Prenons patience,
le moment viendra, quoiqu’il ne s’agisse point de disserter ici sur l'histoire
de l'art, d'autres s’y exercent bien mieux que je ne saurais le faire.
Et l'art, et le
réalisme socialiste dans lequel le peuple-masse se mirait encore il n’y a
guère ? Comment raccorder ces pauvres chiffres à un horizon de sens
historial, eux qui ne disent rien de plus que ce qu'ils prétendent
mesurer ? Ils n’offrent que les variations d'occupation d'un espace
différencié selon la dichotomie ville/campagne, aussi vieille ou presque que
l'émergence des grandes civilisations qui ont arraché l'homme aux aléas de la
chasse et de la cueillette pour de nouvelles contraintes, celles de
l'agriculture et de son administration centralisée, comptable tatillon des
surfaces, des poids et mesures, des échanges et des impôts, plus tard
organisatrice des recensements et d’un peuple réduit au concept de population[13].
Le peuple-masse s'est
donc reconnu dans le réalisme socialiste. Peut-on s'arrêter à ce constat,
surprenant pour les uns, plutôt banal pour les autres ? Doit-on
simplement en prendre acte ? Quelles étaient donc les qualités proclamées
de ce style ? Et, faut-il parler d'un style à son propos ?
lutte de classes ou lutte de styles ?
Les livres qui
traitent du réalisme socialiste abondent. Cependant, rares sont les auteurs qui
dépassent la description d'une mise en images de l'idéologie utopique d'un
Parti-État visant à la création de « l’homme nouveau ». Dans le cadre
tracé par cette grille interprétative, le réalisme socialiste n’eût représenté
que le moyen de liquider un art « démocratique », celui des avant-gardes
des années 1920.
Seul l'ouvrage de
Boris Groys fait contraste, parce qu’il provoque et suggère une autre lecture
et des débats sérieux.[14] Sa thèse se
résume ainsi : entre les avant-gardes des années 1920 et le réalisme
socialiste qui domine à partir des années 1930, il n'y a pas de différence
d’intentionnalité politique, sociale et culturelle, seulement des conflits
entre des esthétiques. En deux décennies, on assiste à l'inexorable mainmise du
Parti et de ses dogmes (souvent chronologiquement contradictoires) sur la société
et, par voie de conséquence, à la mise au pas des artistes. Mais peut-on pour
autant parler d'une défaite de la démocratie ? Non, répond Groys, on
assiste à la poursuite d'une même téléologie, dont l'une des versions, soutenue
d'abord par une fraction du Parti, sera ensuite imposée comme dogme unique. En
d'autres mots, ne faudrait-il pas décrire et interpréter une défaite, celle de
la gauche révolutionnaire au profit d'une sorte de « centre
révolutionnaire » plus soucieux de promotion sociale dans une société en
gestation (la société soviétique) que de révolution permanente ? Mutation
que l’on saisit déjà dans les chroniques de voyages de Joseph Roth ou dans le Journal de Moscou de Walter Benjamin.
Rédigées au milieu des années 1920, ces deux chroniques discernent les
prémisses sociales et politiques du stalinisme avant même l’inexorable
ascension de Staline. C'est pourquoi le moment est venu de rappeler fermement
que le tyran d'une démocratie de masse, fût-elle nommée « populaire »
par ses élites, n'est jamais le chef d'une petite clique de satrapes imposant
par la violence son pouvoir au bon peuple, mais essentiellement le produit du
peuple-masse (ou de fractions importantes de ce peuple) qui l'accepte,
s'offrant à « la servitude volontaire » afin de gagner quelque chose,
ou nourrissant l’espoir de l'acquérir un jour prochain. Dès lors, s’il y eut
trahison, il faut convenir que ce n’est pas celle des chefs (lesquels sont
toujours ce qu’ils sont, avides de pouvoir), mais celle du peuple qui s’est
lui-même trahi.
« […] mais avant
tout il (le gouvernement) cherche à l'intérieur à suspendre le communisme
militant, il s'efforce d'instituer pour un temps une paix de classe, de
dépolitiser la vie civique dans la mesure du possible. […] ce qui veut dire que
ce qui est révolutionnaire leur parvient (aux komsomols) non pas en tant
qu'expérience, mais en tant que mot d'ordre. On tente d'arrêter la dynamique du
processus révolutionnaire dans la vie de l'État — on est, qu'on le veuille ou non, entrés dans la restauration*, mais
en dépit de cela, on veut stocker de l'énergie révolutionnaire dans la
jeunesse, comme du courant électrique dans une batterie. »[15]
Ce texte fut écrit le
30 décembre 1926, quand le réalisme socialiste n'était ni la norme officielle
ni même une expression énoncée comme telle, quoique les débats sur les styles
picturaux les mieux adaptés au nouveau cours des choses aient agité les milieux
artistiques depuis 1918. A cette remarque de Benjamin, tenté à l'époque
d’adhérer au Parti communiste allemand, répondent les notes de Roth à
l'inclination monarchiste, ou plutôt K.u.K.
Lors d'une conférence donnée à Francfort au mois de janvier 1927, Roth expose à
ses auditeurs que la révolution bolchevique « n'a pas su venir à bout de
la bourgeoisie » et que, quoique « la plus cruelle de toutes, elle a
créé la sienne propre. »[16]
« C'est en vain,
ajoute-t-il, que, sans nuire à la construction de l'État, il essaie (le
gouvernement bolchevique) de sauver la réputation révolutionnaire du pays. A la
terreur rouge, extatique, sanglante de la révolution violente a succédé une
terreur morne, silencieuse, noire — la terreur bureaucratique. […] alors
on est en droit de s'étonner de la place qu'a prise, dans la Russie
d'aujourd'hui, la bourgeoisie bureaucratique. C'est elle qui règle la vie
publique, la politique intérieure, la politique culturelle, la presse, l'art,
la littérature et une grande partie de la science.
[…] La révolution
russe n'est pas, comme le pensent ses représentants, une révolution
prolétarienne. C'est une révolution bourgeoise. La Russie est un pays féodal.
Elle commence seulement à s'urbaniser, à se doter d'une culture urbaine, à
s'embourgeoiser. »[17]
On rapprochera ces
phrases de Roth d'un reportage précédent intitulé, « La ville se rend au
village »:
« Elle (la ville)
l'industrialise. Elle lui apporte la culture, la propagande, la civilisation,
la Révolution. Elle (la ville) abaisse son propre niveau (ce qui est sensible
dans tous les domaines de l'esprit), afin de se faire mieux comprendre […] La révolution doit, en quelque sorte,
répandre la culture capitaliste au nom du socialisme*. En dix ans, il lui
faut porter les masses rurales au niveau où des siècles de capitalisme les ont
portées en Occident.
[…] Le villageois, en
homme simple, confond momentanément civilisation et communisme. Momentanément,
le paysan russe croit que l'électricité et la démocratie, la radio, l'hygiène,
l'alphabet et le tracteur, la justice ordinaire, le journal et le cinéma sont
des créations de la Révolution. Or la civilisation contribue à détacher le
paysan de la glèbe. »[18]
Jamais ces témoignages
des années 1920 ne sont cités ni utilisés par les spécialistes de l'histoire
culturelle de l'U.R.S.S. Or, venus d’observateurs aux regards singulièrement
aiguisés parce qu'ils tentent de comprendre le pays sans promouvoir une
contre-propagande ; parce qu’ils ne se limitent pas — essentiellement
Roth — à l'horizon de petits cercles intellectuels et artistiques, ces
textes décrivent non pas une trahison, mais la constitution de la base sociale
qui fournit au Parti-État sa légitimité. En 1977, l’historien Moshe Lewin
proposera une lecture semblable en montrant, sur la base des archives de
Smolensk, comment, entre les années 1920 et les années 1930 la base sociale du
Parti se transforme, malgré la répression dont des groupes très minoritaires
d’ouvriers furent la cible.[19]
C'est grâce à de
telles approches et non à la reconstruction théorique d'une démocratie
révolutionnaire imaginaire et trahie, qu’il devient possible d’aborder l'enjeu
du réalisme socialiste. Cela conduit à l’envisager comme l’une des réponses du
Parti-État à l'acculturation des campagnes par les nouvelles modalités de la
culture urbaine. Cette hypothèse suggère qu’une fois installés au pouvoir les
premiers bolcheviques se sont trouvés confrontés à des conflits entre la
modernité, qui fondait leur téléologie historique, et les traditions des
populations rurales auxquelles ils avaient, dans un premier temps, offert, avec
la terre, la dignité politique d’un sujet dominant son propre devenir. Au vu
des chiffres de la démographie, la révolution russe, celle de 1917, peut être
envisagée comme une révolution paysanne et chrétienne. « Il ne faut pas
oublier, écrivait Pierre Pascal, que la révolution de 1917 a été de la part des
soldats et des paysans qui l’ont faite, un mouvement d’indignation chrétienne
contre l’État. »[20] Ce sont ces
hommes qu’il fallut transformer en ouvriers, en fonctionnaires, en responsables
syndicaux et politiques d’où sont sorties les nouvelles élites. Or, la plupart
des interprétations de l'histoire de l'Union soviétique se tiennent, in abstracto, dans l'horizon référentiel
des textes marxistes, revus ou non par Lénine et les chefs bolcheviques, et
rares sont les spécialistes qui se soucient des effets sociaux engendrés par
l'exercice du pouvoir réel et quotidien à l’échelle de la société concrète d’un
empire multi-ethnique. Dans la longue introduction au livre étonnant d'un
ethnologue soviétique de l’Entre-deux-guerres, Nikolaï Volkov, La secte russe des castrats,[21] l’historien
Claudio Ingerflom souligne que si les chefs bolcheviques de la première heure
étaient nourris d’une religiosité en partie présente chez Marx et les
sociaux-démocrates russes tel Plekhanov, celle-ci s'inscrivait dans le destin
messianique attribué au prolétariat comme classe rédemptrice et relevait de
l'héritage des Lumières. En ce cas, l’idéalisme fondant une connaissance pure
et le rôle émancipateur de la seule pédagogie sont remplacés par l’action des
forces productives pour la conscientisation de l’aliénation engendrée par le
travail salarié. Cependant, quelque chose vint en modifier radicalement le
cours dès lors que le Parti accédait au pouvoir :
« Le délai fut
court, conclut-il : une vingtaine d'années plus tard, les dirigeants
du parti se retrouvent au pouvoir. Mais entre-temps, rien ou presque du premier noyau marxiste n'avait survécu à l'intérieur
du parti* : pour affermir celui-ci et faire partager ses idées,
pour s'assurer les relais sociaux, enfin pour assumer la gestion du pays après
1917, il fallut s'ouvrir à une base sociologiquement très vaste. L'ascension
des éléments de cette base vers les leviers de commande, ainsi que leur
position de sujets du discours autorisé et autorisant, fit le reste et le
marxisme se retrouva pris dans le discours traditionnel autochtone. La
religiosité qu'on observe dans le discours communiste russe n'est pas celle que
les Lumières avaient léguée à Marx. »[22] Avec un
matériau inexploité jusqu’à aujourd’hui, l’auteur confirme des analyses déjà
livrées par Moshe Lewin.[23]
Toutefois, il convient
de souligner que l’acuité du problème soulevé par l'acculturation des masses
paysannes russes apparaît avant même la prise du pouvoir par les bolcheviques.
Cette question engendre bien des doutes chez Lénine lorsqu’il adresse le 8
avril 1917 sa lettre d’adieu aux ouvriers suisses, quand il se prépare à
quitter la Confédération helvétique pour la Russie :
« […] Mais l'idée
de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat révolutionnaire élu,
parmi les ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère.
[…] La Russie est un
pays paysan, l'un des pays les plus arriérés de l'Europe. Le socialisme ne peut
y vaincre directement, tout de suite.
Mais le caractère paysan du pays peut faire de notre révolution le prologue de
la révolution socialiste, un petit pas
vers celle-ci.
[…] Le prolétariat
russe ne peut pas achever victorieusement,
avec ses seules forces, la révolution socialiste. »[24]
Ces remarques sur la
situation socioculturelle de la Russie jointes au rappel de la définition
programmatique de la culture prolétarienne avancée par Lénine en 1920 résonnent
tout autrement que les prétentions radicales des avant-gardes :
« Le marxisme […]
loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, […] a — bien
au contraire — assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans
la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail
effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de la dictature
du prolétariat, […], peut être considéré comme le développement d'une culture
vraiment socialiste. »[25] En bref, pour
le pouvoir bolchevique la création socialiste n’est rien moins que l’héritage
de toute la culture européenne soumise à l’éclairage critique du
marxisme : ce n’est pas la forme qui prime, mais bien l’origine et le
destinataire.
Cette analyse s’appuie
sur la théorie du rattrapage développée au début du siècle par Lénine et
Trotski à propos de l’industrie et des sciences. Néanmoins, il convient de
remarquer la convergence de ces analyses avec celles consignées par des
observateurs lucides, et ce, quelle que soit leur sympathie ou leur antipathie
à l'égard du régime soviétique. Dans le contexte des arts, la révolution russe,
sous la rhétorique de l’interprétation marxiste, dissimule une révolution aux
aspirations bourgeoises modelées par les conditions spécifiques de
l’organisation sociale et de la culture russes d’une part, et, de l’autre, par
les violents bouleversements engendrés par la guerre civile.
L’état culturel des moujiks et le rattrapage
nécessaire n'avaient pas échappé aux dirigeants qui, suivant leur programme
pédagogique hérité des Lumières, et dussent-ils en renverser les priorités
théoriques en y privilégiant le rôle historique attribué à un prolétariat
idéal, souhaitaient offrir au peuple-masse en formation les bienfaits des legs
de la haute culture européenne. Le but ultime n'en était pas moins d'acculturer
ce peuple aux types de représentations qui avaient marqué la modernité
européenne depuis la Renaissance. En 1920, le commissaire du peuple à
l'instruction publique, Anatolii Lounatcharski, s’adressant au Comité central
de l'union des travailleurs artistiques, confirme ce programme avec ses
« thèses concernant les bases de la politique dans le domaine des arts ».
Il y avance les recommandations suivantes :
« Nous
reconnaissons le droit absolu du prolétariat de s'engager dans la réexamination
attentive de tous les éléments du monde de l'art dont il a hérité, tout en
réaffirmant ce truisme que le nouvel art prolétarien et socialiste peu être
construit seulement sur les fondations de tous les acquis que nous a légué le
passé. Simultanément, nous reconnaissons que la conservation et l'utilisation
des valeurs artistiques authentiques que nous avons hérité des anciennes cultures
représentent une tâche indispensable pour le gouvernement des Soviets. C'est
pourquoi, il faut éliminer du legs de ce passé toutes les excroissances des
dégénérations et des corruptions bourgeoises : la bassesse pornographique,
la vulgarité des philistins, l'ennui intellectuel, les préjugés
antirévolutionnaires et religieux. […] et si ces éléments douteux se présentent
dans le cas de réalisations artistiques authentiques, il faut impérativement
s'assurer que la nouvelle jeunesse, la masse du public prolétarien évalue de
manière critique les divers facteurs spirituels qui nourrissent ces œuvres. En
général, le prolétariat doit assimiler le legs de l'ancienne culture non pas
comme un enfant, mais comme un critique puissant, conscient et pénétrant. »
[26]
Certes, Lounatcharski
s'était montré démocrate dans la mesure où il permettait à toutes les écoles
modernistes de s'exprimer, et ce d'autant plus que les avant-gardes les plus
radicales participaient activement aux activités culturelles révolutionnaires, par
exemple, à la décoration des trains de propagande sillonnant le pays pendant la
guerre civile. A ce moment, les avant-gardes entretenaient des rapports plutôt
harmonieux avec le programme politique du premier gouvernement bolchevique,
quoique déjà des dissensions s’élevassent. Ainsi, dans une lettre datée du 6
mai 1921 et adressée au Comité central, Lénine fustige Lounatcharski pour avoir
autorisé l'impression d'un trop grand nombre d'exemplaires de l’œuvre de
Maïakovski, Les 150.000.000 :
« Quant à Lounatcharski, conclut-il, il mérite une correction pour son
futurisme. »[27] S'agissait-il là d'un
malentendu ? Je pense qu'il n'en fut rien. Il faut plutôt entendre
cette remarque comme l'un des premiers symptômes d'une incompréhension
essentielle entre le dessein des artistes d'avant-garde et les gestionnaires de
la révolution.
Projetons-nous un peu
plus tard, et relisons les textes publiés en 1932 quand, pour la première fois,
lors d’un discours du critique Gronski, apparaît l'expression « réalisme
socialiste » comme dogme officiel du Parti-État :
« Si nous
prenons, s’exclame-t-il, une approche simple, on peut dire que le réalisme
socialiste c'est Rembrandt, Rubens et Répine mis au service de la classe ouvrière.* Vous savez sans doute que
Marx préférait Rembrandt à Raphaël, que Lénine regardait Rembrandt, Rubens et
Répine comme des artistes auprès desquels nos peintres doivent apprendre, des
artistes qui seront leur point de départ. »[28]
En 1932, l’expression
« au service de la classe ouvrière » fait problème. Pour en saisir
l’enjeu social, il faut la détacher de la rhétorique marxiste-léniniste pour
ensuite la recontextualiser dans la dynamique sociale de l'industrialisation et
de la collectivisation qui travaillent comme une gigantesque pompe aspirante,
simultanément déportant en masse au Goulag et fabriquant des masses de plus en
plus nombreuses de nouveaux ouvriers et de nouvelles élites à peine sortis de
leurs campagnes archaïques :
« Les échelons
inférieurs de ces administrations en pleine croissance, dans les domaines
économiques, politiques et autres, furent submergés par de nouvelles recrues
issues des classes populaires, mal préparées à leurs nouveaux postes et en
vérité, pour la plupart, peu instruites, sinon analphabètes. »[29]
Voilà qui nous permet
de mieux nous orienter. Selon cette première version officielle, celle de
Gronski, le réalisme socialiste se présente comme un retour aux sources, non
seulement à certaines sources garanties de la peinture occidentale, mais encore
à ce qui s'était imposé à la fin du XIXe siècle et au début du XXe comme le
parfait modèle du naturalisme social russe en la personne de Répine
(1844-1930). En 1932, qualifier les chantres du réalisme socialiste de
staliniens relève soit de l'ignorance, soit de la bêtise, car leurs propos ne
manifestent que leur fidélité aux vues de Lénine : un conservatisme
critique de l'héritage de l'ancienne peinture « bourgeoise », mis au
service d’un nouveau destinataire appelé prolétariat, mais, de fait, destinée à
une nouvelle petite bourgeoisie bureaucratique non détachée de la tradition
russe. Comment ces peintres, devenus les dirigeants des institutions, académies
et écoles des Beaux-arts, de plus en plus soumises au contrôle du Parti-État,
eussent-ils pu éprouver le sentiment d’une trahison ? Au contraire, leurs
œuvres et les arguments qui en justifiaient les formes et les contenus
s’inscrivaient dans la continuité théorique des rapports entre l’art et le
marxisme tels qu’ils avaient été formulés, avant Lénine, à la fin du XIXe
siècle par Plekhanov : le marxisme, affirmait-il, devait servir à créer un
art « clair, réaliste, didactique ». A l’encontre d’une certaine
vulgate anticommuniste, il faut convenir que le réalisme socialiste, armé de sa
rhétorique, ne jaillit point ex nihilo
de la tête de Staline et de ses émules. Il s’inscrivait dans une double
tradition, celle d’une partie des élites
artistiques héritières du réalisme naturaliste russe, et celle du
marxisme-léninisme le plus fidèle à son père fondateur russe.
Lorsqu'en 1948 Jdanov
impose l'autorité absolue du réalisme socialiste, il n'innove guère, il en
durcit la formulation, n’apportant rien d'essentiellement nouveau :
« En peinture,
vous le savez, il fut un temps où les influences bourgeoises étaient énormes et
se réclamaient de l’aile la plus “gauchiste”, se baptisant des noms de
futurisme, cubisme, modernisme ; elles renversèrent l'‘académisme
gangrené’ et proclamèrent l’esprit novateur. Cet esprit novateur s'exprimait
par un remue-ménage fou lorsque, par exemple, une jeune fille était représentée
avec une tête reposant sur quarante jambes, avec un œil qui joue au billard et
l’autre qui compte les points.
Comment tout cela
s’est-il terminé ? Par la défaite totale de la ‘nouvelle tendance’. Le
Parti a clairement affirmé la signification de l'héritage classique des Répine,
Brioullov, Vereshtchagin, Vasnetzov et Sourikov[30]. Avons-nous
bien fait de conserver les trésors de la peinture classique et d’en écraser les
liquidateurs ?
La persistance de
telles ‘écoles’ n'aurait-elle pas signifié la destruction de la peinture ?
Défendant l’héritage classique en peinture, le Comité central a-t-il fait
preuve de ‘conservatisme’ ? A-t-il subi l'influence du ‘traditionalisme’,
de l'‘épigonisme’ ? Quelles blagues que tout cela !
[…] Nous autres
bolcheviques nous ne rejetons pas l'héritage culturel. Bien au contraire, nous
assimilons l'héritage culturel de tous les peuples, de toutes les époques pour
en extraire tout ce qui peut inspirer aux travailleurs de la société soviétique
de hauts faits dans la production, la science et la culture. »[31]
Il suffit de compléter
les affirmations de Jdanov par celles d'Alexander Guerasimov, grand maître du
réalisme socialiste, pour souligner combien, à cette époque, y est renforcée
l’inclination nationale :
« […] il faut construire
un pont entre le grand art progressiste russe de la seconde moitié du XIXe
siècle et du début du XXe siècle et notre art soviétique contemporain, par-delà
le trou noir de l'influence de l'art décadent occidental où se sont engloutis
tant de nos artistes talentueux mais instables. »[32] A ce moment,
l’Union soviétique, version moderne de l’empire russe, sortait victorieuse de
la Seconde Guerre mondiale (la « Grande guerre patriotique »), qui la
hissait au rang de deuxième puissance mondiale, et croyait encore servir de
modèle alternatif au monde.
Or, ni le texte de
Jdanov ni celui de Guerasimov, au naturalisme social russe plus appuyé,
n’apporte rien de nouveau, rien qui ne soit déjà présent dans le programme de
Lénine. Désormais, le peuple-masse (appelé prolétariat) détiendra son
iconographie exemplaire et héroïque qui, sur le mode de la mimésis, ex-pose
l’idéal social énoncé par le Parti. Discours passablement amphibologiques et
contradictoires, où s’entremêlent harmonieusement la fin de l’histoire, celle
de la nécessité, l’affirmation de la puissance nationale au travers de son
Parti-État et le pouvoir impérial de l’Union. Discours qui occulte les
conditions de son accomplissement et dissimule la vérité de sa réalisation, à
savoir que l'industrialisation et la domination de la technique n'ouvrent pas
le monde à la fin de la nécessité, mais, bien au contraire, déploient les
contraintes d’un contrôle toujours plus accusé, en renforcent les moyens par
une mobilisation toujours plus intensifiée qui crée et recrée de nouveaux
besoins, doublés du ressentiment de les voir bien peu comblés. N’est-ce pas,
dans le contexte propre à l’histoire russe, l’émergence d'une sorte de société
petite-bourgeoise dont l'horizon téléologique s'est embourbé dans les exigences
programmatiques de la technique et les mesquineries d'une nouvelle élite
bureaucratique défendant bec et ongles ses privilèges.[33]
Peut-on dès lors
affirmer, comme le propose Elizabeth Valkenier, que le triomphe du dogme
réaliste socialiste « est le résultat déterminant du facteur
politique »?[34] Ne serait-il
pas plus juste de voir dans le « facteur politique » l’effet d'une
mutation sociale d'une rapidité inouïe de plus en plus difficile à maîtriser.
Pourquoi les avant-gardes n'eussent-elles pas été en accord avec le
volontarisme révolutionnaire ? Cette volonté, elles l’on fréquemment
exprimée.[35]
Or les critiques que Jdanov adresse aux avant-gardes, ressemblent, à s'y
méprendre, aux critiques que les bourgeois et les publicistes bien-pensants
assénaient jusque vers les années 1960 aux avant-gardes occidentales, avant
qu’elles ne soient récupérées par le grand marché de la culture. Il y a là une
convergence d'opinions qui n'a jamais été soulignée, parce qu’elle suppose des
affinités inavouables tant pour les communistes que pour les anticommunistes.
Tous deux associaient (souvent à juste titre) avant-garde et radicalisme de
gauche, preuve supplémentaire de la nature bourgeoise de la révolution russe et
de sa production d'idéologies petite-bourgeoises. L’on ne saurait trouver dans
le nationalisme grand-russien un argument contradictoire, car il ne résiste pas
à une comparaison avec l’Europe occidentale où, pendant l'Entre-deux-guerres,
la petite bourgeoisie manifestait le plus intense nationalisme. On ne peut donc
juger les avant-gardes à l'aune de leurs succès récents et de leur
mercantilisation généralisée.[36] Au cours des
années 1920 et 1930, nos musées n'achetaient pas d'œuvres d’avant-gardes. Ici,
en Occident, le système politico-social ignorait les avant-gardes, ou les
tolérait dans la marginalité, pourvu qu'elles n'empiétassent point sur la
sphère politique.
En revanche,
l'accusation de « gauchisme » portée par les tenants du réalisme
naturaliste ou héroïque à l’encontre des avant-gardes des années 1920, révèle
la vraie nature de l’idéologie offerte au peuple-masse, qui y reconnaît ses
espoirs et ses rêves. C’est pourquoi il convient de réexaminer les
affrontements qui, dès les premiers moments de la révolution, marquèrent les
diverses écoles picturales russes, lorsque l'État révolutionnaire naissant se
flattait de voir rallier à sa cause un grand nombre d'artistes d’avant-garde.
la dictature des avant-gardes
En Russie, l'événement
qui a lieu en 1917 a pour nom révolution parce qu'en moins d'un an il fit
disparaître l'autocratie tsariste et les fondements institutionnels d'une
société encore féodale. Sur le devant de la scène, les révolutionnaires
proclamaient une utopie, la fin de la nécessité et l’avènement d'un autre monde
qui devait en finir, une fois pour toutes, avec les normes, les règles, les
institutions, les conventions d'une bourgeoisie étouffant la liberté créatrice
de l'homme (en Russie, c’est bien plutôt d’une bureaucratie d’État dont il
faudrait parler). Confrontés aux contraintes de la gestion de cette même utopie
techno-progressiste, les politiques devaient très rapidement modifier leurs
actions. Les artistes d’avant-garde, quant à eux, avaient posé dès avant 1917
les bases d’une révolution totale, où les formes portaient les promesses d’un
bouleversement général du monde, c’est-à-dire des relations de l’homme à la
Nature, à l’art, à la science, à son travail productif, à ses semblables, à
lui-même. A qui s’adressaient-ils ? Ne conversaient-ils pas qu'avec
eux-mêmes ou avec des cercles étroits d’initiés réunis dans les quelques
grandes villes russes et ukrainiennes ? Ou pis, ne parlaient-ils point en
direction d’une représentation du prolétariat qui, en fin de compte, n’aura été
qu’une idée bien éloignée de la réalité ? Il semble bien qu’après 1917 ces
trois destinataires soient devenus l’objet-sujet visé par les artistes
d’avant-garde, tant et si bien qu’une confusion s’installe progressivement
entre l’analyse qu’ils font de la situation et le fonds social réel de la
révolution.
Certes, en ralliant
immédiatement le mouvement révolutionnaire, les artistes d’avant-garde
s’étaient enfin trouvés un destinataire collectif qui les sortait du soliloque
de leur ghetto. Partant, il ne s’agissait plus de prêcher dans une société
bureaucratique, aristocratique et bourgeoise sourde à leurs exhortations, ou
pour un prolétariat politiquement muet et subjugué, socialement confiné dans la
dévotion d’une orthodoxie imperméable à toute modification la représentation de
la transcendance sacrée. A partir de 1917 tout change, le peuple sous la figure
du soldat prend la parole en refusant de combattre. Alors, les artistes croient
qu’il devient possible d’exhorter un peuple vivant, que leurs sermons
trouveront une oreille amie et leurs œuvres un destinataire attentif ; ils
croient parler à un peuple d’ouvriers et de paysans assimilé au sujet collectif
conscient de sa propre histoire (au prolétariat théorique de Marx), avec, sinon
la protection du Parti-État, à tout le moins sa bienveillance. Pour les
avant-gardes une chance unique et inespérée s’élève ; enfin le moment se
présente où elles peuvent songer à imposer leurs Gesamtkunstwerke comme horizon du devenir général. Cette conception
révolutionnaire et militante de l’artiste est parfaitement explicitée par El
Lissitsky à propos de l’enjeu du suprématisme. Il voit le Carré noir de Malévitch comme le « phare » du futur dont
l’« image n'est plus une anecdote » mais l’énoncé du manifeste de la
révolution : « la reconstruction de la vie jette de côté les vieux
concepts ».[37]
Or, parmi les vieux concepts il y a ceux du Parti. En effet, la révolution
politique ne représente qu’un moment, celui qui permet de voir enfin ce que
portait en son essence le Carré noir.
En bref, du chaos bourgeois naquit le Carré
noir qui préparait un nouvel ordre où l'action du Parti n'aurait qu'un rôle
subalterne, celui de catalyseur mettant à feu une dynamique dont le
suprématisme est le véritable Messie. Le Parti ne serait plus le démiurge du
nouveau monde, cette vocation et cette mission (Beruf) appartiennent à l'artiste suprématiste. Arguments étonnants
si l'on s'en tient à la surface des événements historiques, à leurs
manifestations les plus spectaculaires. Cependant, notre compréhension
s’éclaire si l’on s’attache au questionnement qu’El Lissitsky adresse à la
modernité, lorsqu’il interprète l'avènement de la technique, ou plutôt celui de
la technicité, comme l’accomplissement de la simplicité la plus épurée. Or, qui
est le maître de l’épuration la plus parfaite si ce n'est l'artiste
suprématiste ? Celui-ci, dans le moment même de l’acte créateur, se révèle
le seul capable de réaliser « une rationalité pacifique de la
technique ». Pour comprendre cette destinalité, il faut savoir que pour El
Lissitsky, technique et guerre sont, en leur essence, déconnectées l'une de
l'autre : la guerre n’est qu’un accident qui détourne la technique de
sa vraie rationalité, essentiellement irénique.
Le monde créé par le
suprématisme impliquerait donc un humanisme rationnel parachevant celui produit
par l'organisation technique et le travail, artistique ou non, qui représente
« l'une des fonctions essentielles de l'organisme humain, au même titre
que les battements du cœur. »[38] Dès lors, une
contradiction insoluble s’élève entre l'artiste identifié au grand démiurge et
le refus d'envisager l'œuvre d'art comme le produit d'un acte créateur
singulier, séparé de la productivité industrielle. Inscrite d’emblée dans le socius en général, la théorie de la
pratique suprématiste induit une rude concurrence avec le Parti, en ce que
l’artiste s’avance devant le peuple-ouvrier comme « un maître
constructeur, un professeur enseignant le nouvel alphabet, le promoteur d'un
monde nouveau qui vraiment existe déjà en l'homme, mais que l'homme n'a pas été
capable de percevoir. »[39] L'acte
créateur de l’artiste, accoucheur du Dasein
historial, se confond ainsi avec le programme d'une technique pacifiée dont le
Parti s’est toujours affirmé le théoricien et le maître d’œuvre. Ainsi,
l’artiste suprématiste ne peut établir aucun compromis avec le passé ; démiurge
du nouveau monde, pour lui, il n’est pas d’autre solution que de faire
« table rase » de ce passé ; pour lui, ce slogan n’est pas une
belle phrase aux connotations métaphoriques, c’est, au sens littéral, le rejet
total et la destruction de l'art ancien, d’un art trompeur qu’il faut abattre
en raison de son idéal travaillé par une mimésis
étrangère au travail humain.
Entre le communisme et
le suprématisme le rapport est de cause à effet : le premier ouvre une
brèche politique qui permet au second de dévoiler au peuple-ouvrier (au
prolétariat rêvé) une révolution, plus radicale encore, celle du Carré noir, nouveau « fanion »
de la créativité en général et de tout le travail productif sans distinction
aucune : en conséquence, le drapeau rouge ne représentera plus qu’un
vulgaire chiffon. En 1917-1918 communisme et suprématisme sont censés aller
l'amble avec les autres courants d’avant-garde : « ensemble ils vont
de l'avant, mais dans les étapes ultérieures du développement, ce sera le
communisme qui demeurera en arrière, parce que le suprématisme — qui
embrasse l'ensemble de la vie — attirera tout le monde loin de la
domination du travail et des sens intoxiqués […]. Il (le suprématisme)
transformera le monde en un vrai modèle de perfection. »[40]
Ce qui était possible
lorsque la révolution était faible, menacée, aux abois, voire au bord de la
défaite, devient inacceptable dès lors que la révolution s’est réduite à son
incarnation dans le seul Parti communiste, qui s’est transformé en parti de
masse gestionnaire du pouvoir politique, économique et culturel.[41] Pour les
nouvelles élites communistes — politiques, syndicales, administratives et
militaires — les termes « phare » et « fanion »
confisqués par le suprématisme sentent la poudre, et l'expression, « un
nouvel alphabet », constitue une menace dangereuse pour leur monopole dans
une société où il fallait en premier lieu alphabétiser les paysans, les
ouvriers et les cadres subalternes avec l'abécédaire slave. Plus périlleux
encore pour ces élites, la phrase, « transformer le monde en un vrai
modèle de perfection ». Ici, la concurrence avec le Parti est explicite et
ne présage qu'un conflit, puisque le marxisme revu par Lénine, et devenu le
dogme d'une nouvelle religion de la science de la totalité des rapports humains,
assurait détenir seul la légitimité du savoir permettant au pouvoir de mener la
nouvelle société vers sa perfection. Voilà le message iconographique que
s'efforcera de délivrer le réalisme socialiste qui, avant d'être ainsi nommé,
se définissait comme « réalisme héroïque » à une époque où, pour le
plus grand nombre, la révolution tenait encore d’une expérience vécue et non de
phrases apprises par cœur dans les manuels de propagande.
Revenons aux chiffres
rappelés ci-dessus. Dans les années 1918-1930, la Russie est toujours un pays
de paysans — souvent plus misérables que les paysans français du XVIIIe
siècle — pris dans la tourmente de la guerre civile et d'un développement
industriel d'une violence inédite. L'élite des artistes d’avant-garde y représentait
une mince pellicule coupée de la population. Pour le peuple-masse en formation,
seul le Parti avec son progressisme naïf et la promotion sociale des damnés de
la terre offrait des bienfaits immédiats — fussent-ils à notre goût
dérisoires — qui forgeaient la légitimité de sa modernité et celle du
changement qu’il imposait avec brutalité. Relisons Joseph Roth :
« Les villages de
la Volga — à l'exception des villages allemands — fournissent
d'ailleurs au Parti ses plus fidèles adeptes parmi la jeunesse. Dans la région
de la Volga en effet, l'enthousiasme pour la politique se trouve plus souvent à
la campagne que dans le prolétariat des villes. […] pour l'homme naturel
— et naïf — d'un village sur la Volga, le communisme, c'est la
civilisation. […] une caserne de l'Armée rouge, en ville, est un palais
— et, qui plus est, un palais qui lui est ouvert, la septième merveille du
monde. Électricité, journal, radio, livre, encre, machine à écrire, cinéma,
théâtre — tout ce dont nous sommes tellement fatigués — ont le
pouvoir de redonner courage et confiance dans la vie de l'homme simple. Tout cela est l'œuvre du Parti.* »[42]
Voilà la véritable
société à laquelle se confrontait le Parti et d'où il tirait sa légitimité.
Comment eût-il pu accepter le programme, non seulement des suprématistes, mais
encore des constructivistes, quand, grâce à sa pédagogie de masse, il
s'attachait les nouvelles générations engagées dans un gigantesque processus
d'acculturation ? En quelques années, il arrachait des centaines de milliers
d’hommes à la représentation théologique des icônes et aux formes décoratives
populaires, pour leur offrir les images d'une révolution qui se transformait en
un pouvoir gestionnaire de leur promotion sociale et protecteur de leurs
privilèges. C’est à cette nouvelle société que le pouvoir soviétique offrait
des icônes séculières.
Après avoir parcouru
l'histoire de la représentation classique, les avant-gardes proposaient un
nouveau langage afin de créer un nouveau monde, quand les hommes du Parti
cherchaient à instruire le nouveau peuple-masse dans un classicisme dont, enfin
de compte, ils tiraient les instruments de leur critique. On avait détruit les
icônes du Christ, de la Vierge, des Saints : il n'empêche, auprès de la
jeunesse le nouveau pouvoir offrait les siennes, dispensatrices de la
modernité : Marx, Engels, Lénine, puis Staline. Malgré des débats
contradictoires au sein du Bureau politique, c’est l’opinion d’embaumer, de
placer et d’exposer le corps de Lénine dans un mausolée qui l’emporta, afin
qu’il y soit adoré comme les reliques d'un saint. Toutefois, attribuer cette
décision, comme le suggèrent certains historiens, au seul machiavélisme des
hauts dirigeants du Parti soucieux de renforcer la légitimité de la révolution
auprès des masses, ne rend pas compte d’un état d’esprit plus mystérieux.
L’idée du mausolée et du culte des reliques traversait plusieurs esprits.
Ainsi, à la mort de Lénine, Malevitch, dans un article étonnant, réinterprète
son Carré noir comme la seule icône
possible d’un Lénine transfiguré en figure christique moderne, perçu comme la
réincarnation du Rédempteur préparant l’accomplissement des temps
nouveaux : « Son cadavre (celui de Lénine) a été ramené de Gorki,
nouveau Golgotha, et ses disciples l’ont déposé dans la crypte au son des
sirènes d’usine. La matière a retenti. La matière du Nouveau Testament a
retenti. Les cloches des églises se sont tues — l’Ancien Testament. On a
vraiment plus besoin d’elles, une nouvelle cérémonie est née, le nouvel orgue
funéraire des fabriques et des forges. La cérémonie religieuse a été prise en
charge par l’usine. » [43]
Cependant, la société
n’était pas figée dans sa victoire. Le Parti-État, héritier d’un empire est
contraint, par l’essence de la lutte géopolitique, à renforcer une puissance
qui, dans le moderne, ne peut s'imposer qu’avec l’industrie. Aussi,
assiste-t-on à la mise en œuvre de réalisations industrielles pharaoniques,
tandis que les minces bienfaits immédiats qu'elle dispensait n’arrivaient pas à
sortir le peuple de sa misère. Toutefois, l’enthousiasme des premiers moments
ne se démentait point parce que des éléments d'une croyance fort ancienne, ceux
de la religiosité chrétienne populaire, se réinvestissaient dans de nouvelles
formes. La tâche messianique attribuée au prolétariat d’accomplir la fin de la
nécessité prenait la place sémantique de la téléologie du Jugement dernier.
L'acculturation au moderne, à la technique, à l'industrie, au progrès des
sciences, se trouvait alors investie d'une transcendance qui, tout en changeant
de nom, n'avait cependant pas modifié le fond des visées de la Grâce et du
Salut en sa version orthodoxe : on était passé de la Sainte Trinité (sans
le filioque) à son décalque
quadripartite annonçant la fin de l’Histoire : Marx le père
fondateur ; Engels le fidèle compagnon interprète privilégié de la
nouvelle Loi ; Lénine le prophète inspiré… et Staline l’évangéliste de la
nouvelle alliance ! En 1932, l'ingénieur français Victor Boret
construisait en Union soviétique une usine agro-alimentaire ; un an plus
tard, de retour en France, il publiait ses observations de technicien dénuées
de tout humanisme abstrait :
« Telles sont les
idées de Staline, avance-t-il, pape actuel de la Russie, et représentant de
Lénine sur la terre.
[…] Au lieu
d'analyser, de disséquer les difficultés sociales pour construire aussitôt
après, d'éclairer par l'expérience les faits compliqués du travail et de la
production, les Russes, eux, préfèrent résoudre par l'absolu transcendantal les problèmes positifs posés par la doctrine
marxiste. […] la vérité, c'est que,
chez les Russes, toute action sociale et politique prend nécessairement une
forme métaphysique*. C'était autrefois la religion du petit père le Tsar.
C'est aujourd'hui la religion de Marx et de Lénine. Dans l'un et l’autre cas, c'est
toujours la même exaltation mystique, la même foi naïve dans la divinité du
moment. »[44]
A
l'époque, ces remarques pouvaient passer pour les préjugés d'un anticommuniste,
pourtant elles sont confirmées par un linguiste russe, A. Selichtchev :
« […] nombre de militants étant passés par les écoles religieuses, leur
discours présente une série de traits particuliers à la langue de ce
milieu ; parmi ces traits on trouve les mots et les agencements de
mots de la vieille écriture slave »[45] L'ingénieur
étranger, le linguiste indigène et l'historien ouvrant soixante ans plus tard
les archives, s'accordent sur la singulière religiosité de la modernité
soviétique.
le prolétariat idée
Dans
la littérature traitant de la naissance du communisme russe il est un ouvrage
inégalé par l’importance du fonds documentaire qu’il rassemble et la qualité
des interprétations qu’il propose. Véritable généalogie culturelle,
philosophique, sociale, religieuse et politique, le livre que Nicolas Berdiaev,
Source et sens du communisme russe[46], publié en
1937 à Paris, a inspiré quelques unes des meilleurs études sur la naissance de
l’Union soviétique, quoique leurs auteurs se soient souvent gardés d’en
rappeler la source, peut-être parce qu’ils fussent apparus moins novateurs
qu’ils le souhaitaient, ou parce que, pour certains hiérarques universitaires,
la référence à Berdiaev portait l’odeur de soufre d’une spiritualité orthodoxe
bien peu prisée par un laïcisme militant et souvent ignorant.
Par-delà
et en deçà des développements de sa philosophie spiritualiste, l’interprétation
de Berdiaev demeure toujours aussi suggestive pour qui veut saisir
l’originalité du mouvement bolchevique. L’un des arguments les plus pénétrant de son analyse souligne qu’au début
du siècle, derrière les débats entre Mencheviks et Bolcheviques, cantonnés à
une infime minorité d’intellectuels marginaux pourchassés par la police
tsariste, se profile toujours, comme en réserve, le révolutionnaire russe du
XIXe siècle. Berdiaev y voit un être habité d’un « totalisme » hérité
du Raskol, devenu pour ainsi dire une
tradition où la « révolution était à la fois une religion et une
philosophie »[47], où ce
« totalisme » est identifié comme « ersatz religieux » de
la modernité véhiculée par le communisme.[48] Interprétation
que confirment les travaux des historiens Pierre Pascal et Claudio Ingerflom,
qui repèrent dans le communisme russe un héritage propre à l’histoire
russe : héritage du schisme religieux pour le premier, héritage des
grandes révoltes contre les Tsars à la fin du XVIIe au début du XVIIIe siècles
pour le second. Dans les deux cas, événements engendrés par les premiers
contacts de la Russie avec la modernité.
Pour
Berdiaev, il faut reconnaître à Lénine le mérite d’avoir réalisé la synthèse
entre le Raskol et une lecture sociologisante de Marx :
« Pour
le marxisme bolcheviste, écrit-il, le prolétariat cessait d’être une réalité
empirique, puisqu’en cette qualité il eût
été réduit à rien* — il était avant tout l’idée du prolétariat, une
idée qui peut être incarnée par une minorité […]. Et, poursuit-il, le marxisme
de Lénine détruit définitivement la conception de peuple en tant qu’organisme
intégral (celle des révolutionnaires populistes), il le décompose en classes
distinctes ayant des intérêts opposés. Mais, dans ce mythe du prolétariat,
c’est néanmoins le mythe du peuple russe qui ressuscite sous une forme
nouvelle. Une sorte d’identification se produit du peuple russe avec le
prolétariat, du messianisme russe avec le messianisme prolétarien. »[49]
Si
bien que la fin de l’argument de Lénine porte non point « sur la dictature
d’un prolétariat effectif, toujours faible numériquement, mais sur la dictature
de l’idée de prolétariat, dont une minorité insignifiante peut-être
pénétrée. »[50]
Si l’on accepte cette interprétation, alors, la révolution russe comme mise en
mouvement effectif des masses ne traduit rien d’une révolution prolétarienne,
mais une révolution sociale de paysans très bien instrumentée par les
Bolcheviques, qui lui appliquaient une série d’arguments n’ayant pas grand
chose à voir avec la réalité sociale du mouvement. La révolution se déploie
« au nom de Marx, mais non selon Marx […], dans les faits au nom d’une
religion, celle du prolétariat ».[51]
Le
communisme s’avancerait donc sur la scène de l’histoire comme une religion au
sens le plus stricte du terme (parfois Berdiaev parle de
« pseudo-religion »), et ce d’autant plus que son antichristianisme
manifeste tous les signes d’une religiosité[52], car il est
une manière de nier l’existence de Dieu qui tient de la révélation. En
prétendant donner une réponse totale à l’ensemble des problèmes soulevé par la
vie économique, sociale, politique, culturelle, artistique, voire privée, le
communisme russe se plaçait dans une position identique à celle de la
Chrétienté avant les premières ruptures mettant en cause l’unité ecclésiale de
sa version romaine. Le communisme russe veut réaliser le Royaume céleste sur la
Terre, et semblable aux anabaptistes de Münster, il est convaincu de pouvoir le
réaliser dans le temps d’une vie d’homme : tendu vers ce but, il se
montrera inflexible, implacable, sans merci, pour tous ceux qui émettrons
quelque doute que ce soit à l’encontre de sa téléologie.
Pour
Lénine comme pour le procureur du Saint synode « le monde et l’homme sont
infectés par le péché, et ce péché, à ses yeux, c’est l’exploitation de l’homme
par l’homme, le péché de l’inégalité des classes […]. La société communiste
nouvelle à laquelle il (Lénine) croit remplace pour lui l’idée de Dieu, il
attend la victoire du prolétariat, qui représente son nouvel Israël. »[53]
C’est
pourquoi le devenir du système de gouvernement des hommes, le socialisme réel
du léninisme, trahira l’un des buts de la praxis communiste énoncé par Marx
— à savoir créer les conditions de la libération de l’homme moderne —
pour lui substituer, au nom de cette même libération, celui de la volonté de
puissance : « La volonté de puissance s’avéra plus forte que la
volonté de liberté. ».[54]
Mais voilà, si un « nouvel
Israël » se profilait à l’horizon de 1918, ce n’était pas au prolétariat
russe qu’on le devait. Lénine le savait, comme le prouve sa lettre adressée aux
travailleurs helvétiques. Et pourtant, la croyance en la théorie révélée
demeurait plus forte que la banale, et cependant omniprésente réalité sociale.
Sans aucun doute, l’interprétation de Berdiaev touche le nœud du problème, car
les événements et les discours nous montrent qu’après 1918 nous sommes en
présence de la reconstitution d’une nouvelle Transcendance et d’une
onto-théologie du politique.
Dans
une société où les différences de cultures entre les élites et le peuple, pour
l’essentiel des paysans, étaient incommensurables, la mise en pratique du
léninisme permettait immédiatement l’ascension sociale d’une partie de cette
masse rurale dans la machinerie destinée à la fabrique de cadres divers, et ce
d’autant plus que la guerre et la mobilisation de masse les avait arrachés à
leur terroir. C’est ce procès d’acculturation qui constitue l’essentiel du
propos de Moshe Lewin lorsqu’il s’attache à reconstituer, au travers des faits
économiques, sociaux et politiques, la « formation du système
soviétique ».[55] Le grand
travail de la période qui suit immédiatement la révolution et la guerre civile
tient dans ce gigantesque procès d’acculturation qui transforme la société de
fond en comble.[56]
Certes,
il faut une fois encore y insister, le détonateur de ce tremblement de terre
social doit beaucoup à la guerre qui mobilisa des millions de paysans et aux
déroutes successives de l’armée impériale qui finit en totale débâcle, entraînant
la délégitimation du pouvoir autocratique du Tsar, sommet d’une pyramide
hiérarchique aristocratico-bureaucratique dès longtemps vermoulue. L’empire
s’écroule donc, et une légitimité du pouvoir absolu fondée sur la transcendance
chrétienne millénaire disparaît. Phénomène énigmatique sur lequel on s’est peu
penché. Car une telle légitimité eût dû manifester des signes de résistance aux
aléas de la guerre, voire de la défaite, laquelle eût pu, dans une
interprétation chrétienne fort ancienne, passer pour la juste punition ou la
vengeance divine d’un peuple pécheur, trouvant ainsi une interprétation et une
légitimité en accord avec les croyances populaires. Dans cet effondrement, il
faut voir, à coup sûr, l’indice que ces croyances n’offraient plus de sens au
malheur des hommes. La Révolution — la vraie et non celle discours
théorique — qui mit en mouvement toute la société, la révolution agraire
(« toute la terre aux paysans »), qui suivra le coup d’État d’octobre
1917 (car il s’agit bien plus d’un coup d’État que d’une révolution),
s’alimentera de la nouvelle Transcendance offerte par les Bolcheviques où, dans
un premier mouvement, le prolétariat, tel qu’il était entendu par la conscience
populaire, pouvait s’identifier au peuple de l’empire en sa totalité et sa
diversité. Si Berdiaev y voit une trahison de Marx (un nominalisme marxiste),
il n’empêche, le syncrétisme de la praxis léniniste démontre ici son efficacité
par le regard encore lucide jeté sur l’état réel de la société russe. La
nouvelle Transcendance et la nouvelle Jérusalem offraient aux masses asservies
la possibilité, à la fois réelle et illusoire (voire ce qu’il adviendra des
paysans émancipés demeurés fidèle à leurs traditions), de devenir rapidement
les nouveaux maîtres. C’est exactement ce que Nietzsche d’abord, et plus tard
Max Scheler, ont défini comme la révolution des esclaves, laquelle ne visent à
se substituer au maître que pour en reproduire le mode pouvoir. C’est pourquoi
de nombreux auteurs ont cru faire preuve d’originalité en montrant que le
pouvoir bolchevique manifestait de profondes similarités avec le pouvoir
tsariste. Mais ce constat ne dit jamais rien de sa nouvelle efficacité, il
cherche simplement à sous-estimer la portée de cette révolution. Pour en saisir
l’originalité, il faut insister sur le caractère inédit de la nouvelle
Transcendance, sur le fait qu’elle était vierge de toute compromission passée
avec un quelconque pouvoir politique ou ecclésiastique, tant et si bien qu’à
travers la puissance des espoirs qu’elle soulevait, la violence la plus extrême
s’identifiait à l’impératif d’un devoir éthique. Ainsi les acteurs, les plus
naïfs au même titre que les attentistes ou les arrivistes, pouvaient trouver
les meilleures raisons pour justifier les actions les plus criminelles
ordonnées par les administrations de l’État des Soviets. Puisqu’il s’agissait
de construire sur cette Terre la nouvelle Cité céleste et le bonheur éternel
qu’elle promettait par avance, tous étaient innocentés dans le cours même de
l’histoire qu’ils forgeaient : la fin de la nécessité dans l’égalité,
puisque même « la cuisinière fera de la politique ».
Sous cet éclairage, on
peut mieux aborder l’énigme de ce peuple paysan
qui, quelques années plus tard, après l’échec de la N.E.P., acceptera
avec longanimité la contrainte d’un pouvoir exercé par des chefs sortis de ses
rangs : « Mais cette contrainte nouvelle leur venait (aux paysans)
d’hommes à eux, sortis des basses couches populaires, ce n’étaient plus des
seigneurs, des privilégiés descendus de leur tour d’ivoire qui la leur
infligeaient. »[57] Car le
« bolchevisme absorbe en lui à la fois le populisme et les sectes, les
pétrissant selon les besoins d’une époque nouvelle. Il répond admirablement à
ce collectivisme, dont les bases sont religieuses, et qui reste toujours latent
dans un peuple pour lequel […] la notion romaine de propriété et le droit
bourgeois sont demeurés lettres mortes. ».[58] En bref, le
peuple partageait la même représentation du pouvoir que ses élites.
On ne saurait dire
mieux ce que le vieux Platon avait déjà compris des sources de la tyrannie dans
la démocratie égalitariste ! Plus encore, on saisit combien le syncrétisme
léniniste sut accorder la tradition russe à l’ère de la figure du Travailleur
de la mobilisation générale en gestation telle que la préfigura Ernst Jünger
dans son célèbre ouvrage, Der Arbeiter.[59] C’est là, me
semble-t-il, la clef de sa fortune momentanée.
C’est à cet idéalisme
là et non à celui, réel certes, mais différent, proposé par Marx, que nous
avons affaire lorsqu’il est question de la Russie, et qui s’est effondré. En
d’autres mots, c’est cette transcendance qui s’est évanouie bien avant que
Mikhail Gorbatchov n’en signe l’acte de décès, comme si le Parti-État moribond,
et maintenu par acharnement thérapeutique en survie artificielle depuis la fin
des années 1970, avait eu besoin d’autoconfirmer officiellement sa mort :
— Sache-le, tu
n’es plus, aurait en quelque sorte proclamé le dernier secrétaire général du
Parti ! Il y a belle lurette que, pour les élites, l’American way of life avait remplacé le télos de la nouvelle
Jérusalem léniniste.
Surprenante aventure
que celle du léninisme qui, voulant écarter la transcendance, ne fait qu’en
restaurer une version, plus ambiguë que celle de Marx en ce qu’elle affirmait
donner les armes d’une praxis et la
force d’une morale transcendante, permettant d’accomplir sa vérité dans le
temps d’une vie d’homme. Cette transcendance se subsume en un mot-concept, le
prolétariat-idée, source d’une vérité absolue et générale, sorte de nouvel
impératif catégorique devant lequel tout doit plier, y compris le réel qui n’en
finit jamais de le démentir, voire de le dénier. Il est source du Vrai, du Bon
et du Beau. Le Vrai se rapporte directement à l’origine économique indiscutable
de sa création — voilà qui maintient la fidélité à Marx, le Père
fondateur, et l’ancre dans le moderne ; le Bon parce qu’il permet
d’assumer le devenir général du moderne, et par là même sa vocation
universaliste ; le Beau en ce qu’il se montre dans les incarnations
idéales du prolétariat-idée, sous
l’égide d’une mimésis qui a pour nom
réalisme socialiste. J’y reviendrai.
Dans le léninisme le
prolétariat-idée est une entité qui, en raison de son statut onto-théologique
devra trouver à s’incarner comme achèvement de l’histoire humaine, comme
apocalypse de l’Histoire ouvrant l’homme à la fin de la nécessité, à sa seule
et unique vérité, à sa transparence à lui-même. Partant du prolétariat-idée, il
faut donc lui donner corps, en d’autre mots le réaliser. C’est pourquoi le
régime communiste à plein rendement sera l’apogée de cette volonté de
réalisation qui magnifie la puissance et élimine la liberté. Partant du
prolétaire-idée, il engendrera la poiésis
du prolétaire réel. Or, pour faire du prolétaire réel, il faut faire de
l’industrie ; et, faisant de l’industrie, il faut arracher le pays à
son archaïsme paysan afin de soumettre la société aux détermination de l’usine,
c’est-à-dire à un rythme de vie, à une temporalité dont la logique immanente
n’est autre que la gestion, la programmatique et l’organisation de la
techno-science. C’est dans ce processus réel, soumis au prolétariat-idée comme
onto-théologie et téléologie du politique, que fut signée la chute du
communisme russe.
En effet, plus encore que chez Marx, la version
bolchevique du communisme instaure, à partir de l’analyse économique qui saisit
le prolétaire réel en Europe occidentale, un prolétaire-idée universellement
russe, qui fait fonction d’impératif catégorique et donc de valeur éthique
collective du politique. Désormais, l’économique se tiendra sous les décrets de
la transcendance politique :
« Le
marxisme remanié et refondu par les Russes proclame le primat du politique sur
l’économique, la force qu’a le pouvoir de modifier à son gré la vie économique
du pays. »[60]
Voilà le maître mot,
la politique domine l’économique, quand le fond de la théorie des classes
sociale s’est appuyée sur une analyse économique. C’est pourquoi, quoique le
pouvoir bolchevique lançât de gigantesques programmes d’industrialisation, la
logique de sa démarche était essentiellement politique et sociale.
l’avant-garde et le prolétaire
Il faut alors admettre
que les débats, les controverses et les conflits qui occupèrent la sphère des
arts dès l’aurore de la révolution pourraient paraître dérisoires face au
gigantesque procès d’acculturation occupant toutes les énergies de la société
russe. Néanmoins, leurs enjeux sont essentiels si l’on se souvient que ces
mêmes avant-gardes visaient aussi à une transformation radicale, non seulement des
formes esthétiques, mais de la société en sa totalité. Elles aussi
manifestaient un « totalisme » qui n’est pas étranger à celui que
Berdiaev relève chez les bolcheviques en tant qu’héritiers des révolutionnaires
populistes.
Ces débats sur l’art
et la politique, commencés dès la Révolution, expriment parfaitement la double
fonction entretenue par l’esthétique dans des esprits habités d’un
« totalisme » messianique : fond et prétexte simultanément, ils
préfigurèrent la lutte des années 1930 dans le Parti-État, entre les nouveaux
représentants autorisés du peuple-masse et les élites artistiques. Lutte
fratricide, car l’enjeu commun des avant-gardes et du réalisme héroïque, puis
socialiste, n’était autre que la captation du discours sur le prolétaire-idée, sur
la lutte des classes et la culture de masse. Le problème se posait
ainsi : comment reconnaître ceux d’entre les protagonistes qui
étaient le plus aptes à parler au nom du peuple-masse en voie de
prolétarisation, et comment le représenter ? Dans ce pays peuplé pour
l'essentiel de paysans archaïques ou fraîchement urbanisés, l’enjeu était
celui-là même du pouvoir.
L’erreur des
avant-gardes les plus radicalement modernes c’est d’avoir confondu (plus encore
que les politiques, capables de revirement subits pour tenter de conjurer les
impasses tragiques où menaient leurs décisions) la société réelle avec un
prolétariat-idée. Les avant-gardes présupposaient que le peuple-masse avait
parcouru, en synchronie avec elles, des chemins identiques, et qu’ainsi il était
prêt à rejeter tout son passé. Or, l’acculturation n’est pas rejet total du
passé, mais syncrétisation, souvent douloureuse, entre des traditions et un
nouvel ordre des choses que le peuple-masse simultanément subit comme
contrainte et contribue à mettre en mouvement. L’erreur des avant-gardes russes
est aussi l’héritière d’une tradition russe, celle des nihilistes populistes de
la fin du siècle précédent avec leur mot d’ordre : aller au peuple afin de
bouleverser de fond en comble ses habitudes, ses pensées, afin de l'engager à
bâtir un monde nouveau.[61] Ce mouvement
fut un échec, hors de la sphère esthétique, celui des avant-gardes aussi. En
dépit de l'étroite alliance initiale entre la révolution politique et les
avant-gardes, ce furent les peintres héritiers du naturalisme social, les
futurs zélotes du réalisme socialiste, qui, en proposant un alphabet esthétique
accordé à la nouvelle société, tirèrent les marrons du feu.
Dès la fin de la
guerre civile, en 1922, l'Association des artistes révolutionnaires (A.Kh.R.R.)
proclame son credo :
« Face à
l'humanité notre devoir civique est d'établir, d'une manière artistique et
documentaire, l'impulsion révolutionnaire de ce grand moment historique. […] En
reconnaissant une continuité dans l'art et en nous reposant sur l'état
contemporain du monde, nous créons ce style du réalisme héroïque et posons les fondations universelles de l'art
futur, l'art d'une société sans classe. »[62]
Deux ans plus tard
l'A.Kh.R.R., dans une langue de bois inimitable, dénonce « le prétendu
gauchisme » des artistes d’avant-garde comme l'expression « de leur
substance décadente petite-bourgeoise et pré-révolutionnaire qui se manifeste
par leur tentative de transporter les formes fracturées de l'art occidental
— essentiellement français (Cézanne, Derain, Picasso) — sur un sol
étranger tant du point de vue économique que psychologique. ».[63] On le
constate, c’est celui qui le dit qui l’est. Le nationalisme petit bourgeois
montre le bout de son nez !
Assumer le legs
critique du passé, la continuation d'une peinture figurative mimétique tendue
vers le nouvel idéal social, l’héritage magnifié du naturalisme social
national, tout est déjà dit sauf le nom : « réalisme
socialiste ». Vingt-quatre ans plus tard, Jdanov, sans imagination, ne
fera que reprendre les thèmes et les expressions de cette déclaration
inaugurale. C'est donc le conflit interne (ou la contradiction essentielle) de
la Révolution russe qui apparaît au cœur des débats esthétiques ; et ce,
non pas en termes de « trahison » selon les critiques formulées par
ceux qui pensaient son devenir en relation avec le marxisme de Marx (Istrati,
Serge, Souvarine, Trotski), mais le conflit entre la modernité
politico-philosophique dont elle décore sa rhétorique — la Weltanschauung singulière et irréductible
des expériences historiques qui nourrissaient la pensée de Marx et de ses
héritiers occidentaux — et la société syncrétique qui s’engendrait en se
confrontant à la tradition russe. Une fois encore, la réalité, ici le peuple, y
compris dans ses souffrances indicibles, corrigeait une modernité qui,
appliquée dans sa pureté théorique, l'eût laissé démuni de toutes références,
hormis celle des machines et des formes épurées du suprématisme et du
constructivisme.
En effet,
constructivistes et suprématistes d’une part, figuratifs du réalisme héroïque
de l’autre, vouent le même culte à la technique et lui attribuent les mêmes
vertus positives avec lesquelles réaliser l’accomplissement d’un monde nouveau
et meilleur.[64]
La différence — la contradiction et le conflit — se joue dans le
champ de ce consensus : les premiers se présentent comme les maîtres des
fondements métaphysiques de la technique — le Carré noir en serait l'essence outrepassant les axiomes
scientifiques —, tandis que les seconds, s’appuyant sur la version la plus
mécaniste du marxisme, une dialectique simpliste entre l’infrastructure et la
superstructure, s'attribuaient le rôle de serviteurs de l'expression du monde
nouveau sous l’égide et le contrôle du Parti. C’est ici, dans cet insoluble
conflit, que se tiennent les arguments qui serviront à légitimer le réalisme
socialiste, à la fois comme iconographie de la téléologie du bonheur terrestre
et comme reflet de son accomplissement.
Remontons le cours du
temps pour saisir à la fois combien la contradiction est originelle d’une part
et, de l’autre, combien le rôle et le statut attribués à la technique sont
identiques parmi les divers groupes d’artistes prétendant créer une peinture
authentiquement révolutionnaire. Commençons par rappeler les propos de l’A.Kh.R.R.
sur les rapports entre l'industrie et l'art pictural :
« […] il est
devenu évident pour l'artiste de l’A.Kh.R.R. que l'usine, le chantier,
l'ouvrier, l’électrification, le héros du travail, les chefs de la révolution,
la nouvelle vie des paysans, l'Armée rouge, le Komsomol et les Pionniers, la
mort et les funérailles du chef suprême de la Révolution, que tout cela est
habité d'une nouvelle couleur, d'un pouvoir sans précédent et d'une violente
fascination qui exigent une nouvelle interprétation des formes synthétiques et
des structures de composition ; en bref, tout cela contient l’agrégat des
conditions dont l'exécution régénérera tant la peinture de chevalet que la
fresque monumentale. »[65]
La mimésis
traditionnelle est transmuée ; on ne quête plus la perfection d’une Nature
engendrée par un Démiurge ou un Dieu quel qu'il soit, mais celle produite par
des actions humaines qui modifient cette même Nature et le devenir humain au
sein de ces mutations. En bref, avec ses acteurs collectifs et ses héros,
l'Histoire occupe la place centrale du sujet — la peinture académique du
XIXe siècle s’y était déjà amplement adonnée. Il suffira donc de mettre en
scène des ouvriers au travail, des membres des organisations communistes, les
chefs, pour être un véritable artiste révolutionnaire ! Le prolétariat
dans son anonymat, dans ses multiples activités productrices et dans les actes
politiques qu'on lui attribue, s'est mué en idéal esthétique au service de
l'imagerie du Parti-État gestionnaire de sa propre puissance. Si la thématique
est proche de celle du Proletcult, ce
qui a changé c'est précisément le statut des relations entre le prolétariat et
l'art. Dans la conception de l'A.Kh.R.R., le peintre retrouve le statut séparé
de l'artiste propre à la culture bourgeoise par ailleurs dénoncée ; chez
l'activiste du Proletcult, il faisait
partie intégrante du monde du travail sans rompre pour autant avec le passé.
Aleksander Bogdanov énonce de la manière la plus épurée cette théorie de la
nouvelle pratique artistique :
« […] l'esprit de
cet art (le Proletcult) est le
collectivisme du travail.
[…] le prolétariat doit accepter les trésors de
l'art ancien* dans la lumière de sa propre critique et cette nouvelle
interprétation révèlera leurs principes collectifs cachés et leur signification
organisationnelle. […] le transfert de ce legs doit être entrepris par les
critiques prolétariens ».[66]
Ici l'artiste,
radicalisant l’option de Lénine, adopte une position néoplatonicienne par
laquelle il « révèle » la vérité cachée derrière les représentations
anciennes, vérité qui, de longue date, avait préparé la présente époque
révolutionnaire. Attitude métaphysique, fondant à la fois l’histoire politique
et l’histoire esthétique, qui présuppose une vérité et une seule, approchant la
logicité des démonstrations dans le cadre défini a priori par la Transcendance
révélée. Bogdanov l'explicitera deux ans plus tard, en 1920 :
« Les chemins de
la création prolétarienne, qu'elle soit technologique, socio-économique,
politique, domestique, scientifique ou artistique représentent une sorte de
travail et, comme le travail, elle est faite d'efforts humains afin d'organiser
(ou de désorganiser).
[…] Il n'y
a pas et ne peut y avoir une nette délimitation entre la création et le
travail ordinaire. *
[…] La création est la
forme de travail la plus élevée et la plus complexe. C'est pourquoi ses
méthodes viennent du travail.
Le vieux monde n'a pas
conscience de la parenté entre la nature sociale du travail et la création, ni
de leur connexion méthodologique. La création y était habillée de fétichisme
mystique. »[67]
Plaidoyer pour l'unité
prolétarienne de l’ancien et du nouveau mondes grâce à la découverte de la
vérité gisant dans l’art ancien : art et technique procédant d'une même
démarche créatrice et d’une même essence, l'artiste révolutionnaire, maître
initié, se borne à les unifier en une sorte de nouvelle techné. Il y a là, on le concédera, une relecture anachronique de
la modernité.
« […] Dans le
travail ‘physique’, ce sont les objets matériels qui sont
combinés ; dans le travail ‘spirituel’, les images sont combinées.
[…] Les méthodes de la
création prolétarienne sont fondées sur les méthodes du travail prolétarien,
i.e. le type de travail qui caractérise l'ouvrage des ouvriers de l'industrie
lourde.
[…] L'unification des
éléments dans le travail ‘physique’ et ‘spirituel’ permet la transparence
manifeste et sans masque du collectivisme dans sa forme actuelle. Le premier
aspect dépend du caractère scientifique
de la technologie moderne, en particulier du transfert de l'effort mécanique
aux machines ; le travailleur devient de plus en plus ‘maître’ d'esclaves
d'acier, pendant que son propre travail se transforme de plus en plus en effort
‘spirituel’ — concentration, calcul, contrôle et initiative, […] l'uniformité
objective et subjective du travail augmente et supprime les divisions entre
travailleurs. […] le travail devient ainsi la base de la camaraderie,
c’est-à-dire du travail consciemment collectif.
C'est pourquoi les
méthodes du travail prolétarien se développent à la fois vers un monisme et un
collectivisme […] cette tendance contient les méthodes de la création
prolétarienne. »[68]
Fascinante volonté
d’imposer la domination de la techno-science ; sorte de réinvestissement
radical de l'idéologie du progrès technique comme garant du progrès
« spirituel ». Pour reprendre le mot de Bogdanov, l'unité de la
science de la technologie ordonne l'unité du monde, y incluant son activité la
plus élevée, la création artistique. Demeurant au sein d’un platonisme quasi parfait,
Bogdanov renverse l’échelle traditionnelle des valeurs des diverses activités
humaines : la rationalité de la techno-science devient ainsi la valeur
suprême puisqu'elle libère l'homme et l’ouvre aux activités
« spirituelles », certes plus complexes, qui en procèdent. Dans cette
exaltation du travail productif se fonde un culte dont la divinité tutélaire
n’est autre que la techno-science. Reprenant au profit du prolétariat-idée la
croyance de la bourgeoisie en la religion moraliste du progrès, le Proletcult salue les effets salutaires
du travail industriel et le caractère essentiellement éthique de la
technologie : ensemble ils s’ouvrent au collectivisme consciemment assumé,
auquel le travail de l’artiste doit répondre parce qu’il procède d’une même essence
et de mêmes méthodes. Ainsi accompli, le collectivisme issu du travail
productif et de son organisation scientifique transformera du tout au tout et
le travail lui-même et le statut de l’artiste. Jamais l’aliénation à la
technique n’avait été aussi puissamment argumentée et dissimulée sous les
argument d’un Gesamtkunstwerk :
« […] Le
collectivisme conscient transforme la totalité de la signification du travail
de l’artiste et lui donne de nouveaux stimuli. L’ancien artiste regarde la
révélation de son individualité dans son travail ; le nouvel artiste
comprendra et sentira qu’à travers son travail il crée une totalité grandiose
— le collectivisme.
[…] De la réalisation
consciente du collectivisme dépendra la compréhension mutuelle du peuple et de
ses engagements émotionnels. Cela permettra un collectivisme spontané dans la
création, qui se déploiera à une échelle inconnue auparavant…
Dans l’art du passé,
comme dans les sciences, il y a beaucoup d’éléments collectivistes cachés. En
les dévoilant, les critiques prolétariens offrent la possibilité d’assimiler le
meilleur de l’ancienne culture dans une nouvelle lumière qui, de ce fait,
ajoute à sa valeur. »[69]
Ce texte écarte la
théorie de la mimésis au profit d’un platonisme attardé, où la Révolution
n’arase pas le passé, mais engendre la révélation d’une seule vérité, celle qui
permet de déterminer, avec une précision mécanique, ce que ce même passé avait
préparé de longue date. Il y a là une vision de l’accomplissement du sens de
l’Histoire en tant que devenir unique et univoque préparé dès l’origine, dans
une version trivialisée de la pensée hégélienne : le présent devenant
l’unique mesure, l’histoire se résume au
parachèvement d’un modèle originaire.
Le discours des
artistes sur les arts et la politique a préfiguré l’ambiguïté des intentions de
la Révolution, quand son devenir, d’abord incertain, laissait encore ouvertes
plusieurs options. A présent, le moment est venu de relire les textes des
artistes qui se présentaient au peuple comme les révolutionnaires les plus
radicaux, pour, peu à peu, voir émerger le contenu éminemment petit-bourgeois
(des classes moyennes, selon nos critères) des idéaux de la société réelle
accouchée par la Révolution. Cependant, quelles que furent les options de
chaque artiste (et certains les choisirent successivement selon leurs
convictions, leur courage ou leur opportunisme), il s’agissait toujours de
parler au nom d’un sujet devenu, après la guerre civile, muet et perçu par la
bureaucratie et les élites comme la nouvelle classe dangereuse, le peuple-masse
livré aux aléas d’une expérience politique et sociale tragique.
C’est pourquoi, dès
1918, ceux qui regardaient la Révolution comme l’incarnation d’un
bouleversement déjà préfigurée par les avant-gardes nous permettent de saisir
l’équivoque tragique de la révolution d’Octobre. Chez eux, aucune nouvelle
signification révolutionnaire ne peut surgir de l’art ancien, car seules les
avant-gardes, Est et Ouest confondus, avaient su montrer les signes
annonciateurs des temps nouveaux. La mutation des formes n’y rend pas compte de
la décadence d’un capitalisme épuisé, mais, au contraire, de la mise à nu des
éléments annonciateurs de cette nouvelle époque. En leurs diverses guises, les
artistes des avant-gardes se pensent et se présentent comme les authentiques
accoucheurs du monde nouveau : El Lissitsky attribua ce rôle essentiel à
Malévitch ; Natan Altman, quant à lui, l’étendra à tout le futurisme.
« Pourquoi est-ce
seulement le futurisme
révolutionnaire qui avance sur les pas de la révolution d’Octobre ?
[…] ceux qui nous
dénigrent refusent au futurisme sa qualité d’art révolutionnaire qui brise les
anciennes limites et en ce sens se
rapproche de l’art du prolétariat. Nous assumons qu’il y a un lien profond
entre le futurisme et la création prolétarienne*.
Le peuple, naïf en ce qui concerne l’art,
incline à regarder n’importe quel dessin, n’importe quelle affiche sur lesquels
un travailleur est dessiné comme un travail d’art prolétarien.
L’art qui dépeint le
prolétariat ressemble autant à l’art prolétarien que l’extrême droite entrée au
Parti, laquelle, montrant sa carte, croit afficher ainsi qu’elle est
communiste.
[…] comme toute chose
que le prolétariat crée, l’art prolétarien sera un art collectif […].
Une image futuriste
vit une vie collective selon des principes identiques à ceux qui président à la
création totale du prolétariat.
[…] Tel le vieux
monde, le monde capitaliste, les œuvres de l’art ancien vivent une vie
individuelle.
Seul l’art futuriste
est construit sur des bases collectives. Seul l’art futuriste est dorénavant
l’art du prolétariat. »[70]
Version radicalisée du
Proletcult. Nous sommes toujours au
sein de l’illusion du Gesamtkunstwerk,
où l’artiste, toujours soumis à l’individualité de son geste créateur, croit à
la vertu des mots pour engendrer une symbiose harmonieuse entre son travail
original et le labeur répétitif de l’ouvrier. Pendant un court moment le Parti
laissera faire, pour, peu à peu, éliminer cette concurrence.
de l’illusion métaphysique
Dès l’origine, entre
les avant-gardes et la Realpolitik du
Parti, et malgré une alliance de circonstance — “tactique” selon la
terminologie léniniste — il y a un divorce latent. Cette lecture s’est
attachée à le montrer sans forcer les textes.
Le triomphe du
réalisme socialiste doit être compris non pas comme la défaite de la
démocratie, mais comme l’échec du Gesamtkunstwerk
des avant-gardes, incapable de répondre aux attentes des nouvelles élites du
peuple-masse. Celles-ci souhaitaient les images idylliques d’un devenir promettant
toujours mieux que les piètres résultats éprouvés dans la vie quotidienne et
non la représentation d’une techno-industrie pacifique qui, de fait, broyait la
société populaire traditionnelle et une partie des nouveaux ouvriers. Dans
l’horizon du messianisme attribué au prolétariat-idée (et du Jugement dernier
qu’il accomplira), les élites politiques — l’avant-garde du prolétariat,
dont la théorie léniniste assumait qu’elles étaient l’incarnation même —
attendaient les images de la nouvelle Jérusalem qu’elles commandaient au peuple
de bâtir chaque jour. C’est pourquoi, hormis l’élimination des groupes sociaux
archaïques et récalcitrants au modernisme, on peut entendre les purges des
groupes dirigeants et des élites techniques comme une manière violente et
non-institutionnelle d’assurer le renouvellement rapide des aspirants aux
privilèges grâce auxquels pouvait se maintenir vivante la croyance en cet
accomplissement toujours différé, toujours en devenir. Aussi, lorsque Groys
décrit le réalisme socialiste comme le résultat d’une « pseudo-mimésis qui
masque une lecture idéologique, « hiéroglyphique », où « ce
camouflage constitue l’essence même de l’opération idéologique accomplie par le
réalisme, qui présente l’idéal comme déjà existant. »[71], se prend-il
au piège qu’il prétend lever parce qu’il refuse d’entendre l’acquiescement du
peuple-masse. Fût-il silencieux ou rebelle, le peuple-masse croyait à l’image
de cet accomplissement. Groys est-il sourd à cet acquiescement ? Non, il
le nie.[72] Car, si pour
l’interprète au regard éloigné, l’idéal n’est jamais au rendez-vous, en
revanche, fût-ce sous l’empire d’une illusion de la présence, pour le sujet de
la croyance la présence est toujours présence incarnée. L’enquête tardive faite
en Hongrie et rappelée au début de ce chapitre détient au moins une vertu,
celle de nous apprendre quelles furent les images qui firent rêver le
peuple-masse.
Croyance sécularisée
en la Jérusalem céleste accomplie sur Terre, l’idéal est là, à portée de main,
garanti par la nouvelle Transcendance. Toutefois, le triomphe du réalisme
socialiste sur les avant-gardes peut aussi être lu de manière plus radicale si
l’on s’attache à la chronologie. Imposé, après bien des débats et des
hésitations au lendemain des années 1930 ; repris ensuite avec plus de
vigueur par Jdanov après l’interlude de la « Grande guerre patriotique
contre le nazisme », le réalisme socialiste devient dogme et canon au
moment où l’enthousiasme révolutionnaire fait long feu. De fait, il doit être
entendu comme la signature impensée de la fin de l’utopie révolutionnaire. Bien
que toujours en danger, au bout du compte (et de sacrifices immenses), l’idéal
dégradé en consommation et en loisirs s’accomplissait peu à peu, banalement,
pour des fractions urbanisées de plus en plus importantes de la société[73], qui
s’attachait à en gérer au jour le jour les bienfaits.
Pour tout le monde
— les aspirants aux privilèges bureaucratiques du Parti, les élites
gestionnaires quotidiennes du pouvoir et de la puissance, les exploités des
sacrifices permanents, rêvant d’un minimum de mieux-être au bout de leur vie
misérable — les avant-gardes et leurs conceptions de la révolution
permanente et totale étaient devenues très tôt dangereuses. Voilà pourquoi le
discours révolutionnaire bolchevique s’est très vite transformé en rhétorique
du seul pouvoir du Parti et de ses élites ; voilà pourquoi, le réalisme
socialiste comme iconographie ne laissant place à aucun doute interprétatif
— sans symboles polysémiques —, convenait parfaitement pour présenter
et re-présenter au peuple-masse sa prétendue victoire. On assiste ainsi au
triomphe de la peinture à thème qui justifie l’« égalité des
genres » : portraits et tableaux des pères fondateurs et des chefs
politiques demeurés dans le panthéon de l’orthodoxie, le disputent aux
représentations qui « actualisent l’histoire, héroïsent le
quotidien », celles qui mettent en scène l’individu anonyme dans ses
fonctions productives — le stakhanoviste, le kolkhozien —, dans ses
rôles politiques — le pionnier, le komsomol, le secrétaire du parti ou du
syndicat pendant une réunion ; on trouve encore les illustrations de la
piété familiale, celles de la mère attendant un lettre de son fils au front, du
soldat, héros anonyme au moment où il se lance à l’attaque, du partisan au milieu
des paysans, des retours idylliques à la paix villageoise.[74]
Mais il y a plus
abyssal encore. Ce serait faire montre d’une ignorance coupable que de croire
que ce modèle idéal de la société soviétique s’est effondré au cours des années
1970-1980. Le dogme du réalisme socialiste s’intensifie et s’impose au fur et à
mesure qu’à la véritable utopie léniniste, celle du monde nouveau à bâtir, se
substitue l’idée de rattrapage d’un modèle accompli qu’il convient d’améliorer.
En d’autres mots, le réalisme socialiste devient dogme officiel dès lors que
l’U.R.S.S. se donne pour but de faire mieux que les États-Unis d’Amérique. Or
ce but, qui situe avec précision le lieu où se tient le fondement de l’idéal,
n’apparaît pas à la fin des années 1950, lors de la célèbre visite de
Khrouchtchev aux Etats-Unis : il est avancé dès les années 1920, et se
maintiendra pendant les années de plomb du stalinisme ; en bref, il hanta
toujours, tout à la fois positivement et négativement, et les dirigeants et le
peuple-masse.
« Civilisation !
Machines ! Abécédaires ! Radio ! Darwin ! On méprise
l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est
Dieu, mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser
électrique, l’hygiène et les adductions d’eau. Ce qu’on veut c’est une
technique de production parfaite. Or la conséquence immédiate de tous ces
efforts, c’est une adaptation inconsciente*
aux valeurs de l’Amérique. Et c’est le vide intellectuel et moral. […]
C’est-à-dire la spiritualité américaine, fraîche, innocente, hygiénique,
rationnelle et rompue à la gymnastique sans l’hypocrisie d’un sectarisme
protestant, mais avec la piété bornée
d’un communisme strict.** »[75]
Pour préciser la
dimension du phénomène, je compléterai la description de Joseph Roth par celle
de Victor Boret, rédigée sept ans plus tard, pendant la collectivisation et les
premières grandes purges :
« Le goût de
l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici
installé dans la Russie des Soviets […]. Ajoutons que les conditions qui
président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent
étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de
l’Amérique.
[…] une chose diffère
cependant, l’esprit, l’animus qui
inspirait les dirigeants américains et l’esprit
d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[…] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un
mauvais pastiche* […] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan
quinquennal, ils dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement
leur point de repère dans la course au progrès. »[76]
Pourquoi un pastiche
quand tout, en apparence, suit la voie d’une industrialisation massive et
rapide, copiée sur des modèles déjà éprouvés ailleurs ? Une fois encore,
le réalisme socialiste nous aidera à mieux comprendre cette remarque. C’est en
lui et avec lui que nous saisissons le rôle joué et par l’histoire comme utopie
du social et par le prolétariat comme transcendance accomplissant cette utopie
dans ce que Moshe Lewin nomme la « nouvelle piété russe ». Sous
l’empire de cette croyance, les Soviétiques crurent pouvoir dominer le
déploiement de la technique qu’ils avaient eux-mêmes contribué à radicaliser.
En revanche, c’est cette nouvelle Transcendance qui leur a fait confondre
l’industrialisation pharaonique avec cet accomplissement. Les Russes construisaient barrages et usines
avec la même foi qu’au Moyen-âge les princes, les évêques, les artisans et le
peuple bâtissaient cathédrales et basiliques : pour l’éternité. Sous l’égide de la nouvelle Transcendance, sous le
sceau de sa garantie pérenne, ils apposèrent une signature métaphysique à ce
qui n’était, comme en Amérique, qu’un instant éphémère dans le mouvement de l’innovation
techno-scientifique et dans l’accumulation du capital. C’est pourquoi tout
observateur a pu noter la négligence de l’entretien, le souci du produire pour
le produire au détriment du parfaire, en bref, la présence de l’objet
industriel comme garantie de la destinalité de l’Histoire, comme réalisation du
Beau, du Bon et du Vrai. C’est pourquoi, contre toute réalité, les communistes
pouvaient affirmer avec conviction de la présence immédiate de l’idéal et de
son incarnation achevée. Le travail iconographique du réalisme socialiste ne visait
qu’à mettre en images cette réalité objectale, pour l’idéaliser en
accomplissement éternel du bonheur social.
Or, soumis à la seule
domination de l’immanence de la technique et du capital qui
consubstantiellement lui appartient — d’aucuns le savent — les
instruments industriels se dégradent, exigent d’être détruits pour que de
nouveaux outils les remplacent. Non seulement le réalisme socialiste faisait
accroire la pérennité de l’éphémère, mais pis, garantissait, jusqu’à l’absurde,
la multiplication éternelle de monuments industriels élevés à la gloire de la
fin de l’histoire. Le réalisme socialiste n’a fait qu’en exposer la
vérité ; les avant-gardes le souhaitaient aussi, mais dans un langage
ésotérique pour le peuple-masse qui, dans les larmes et le sang, s’acculturait
aux contraintes de cette nouvelle façon d’être-au-monde, étendue à un nouveau monde. Leur défaite n’est en
rien celle d’une quelconque démocratie, mais celle de l’utopie d’une mince
élite, pour qui concepts et formes étaient plus réels que la réalité qu’elle
pensait maîtriser et dominer. En dépit de leurs discours sur le peuple, les
artistes d’avant-garde furent ce que les artistes sont toujours, surtout les
plus grands, des visionnaires inspirés, vivants aux marges de la société, dont
les commentaires politiques et scientifiques étaient empreints d’une naïveté
confondante. Or l’inclination totalitaire du système soviétique ne pouvait
accepter les marges qu’à une seule condition : qu’elles n’empiétassent
point sur ses terrains d’élection, la politique et l’économique. Dès lors que
les avant-gardes lancèrent en direction du peuple-masse des arguments sociaux
et politiques concurrents, et souvent plus radicaux que ceux avancés par le
Parti, leur sort funeste fut scellé.
A présent, unis dans la
grande réconciliation capitaliste de la culture, avant-gardes et réalistes
socialistes appartiennent à l’histoire de l’art. Leurs œuvres s’achètent, se
vendent, occupent les cimaises des musées[77]. En Russie,
avec retard certes, comme ailleurs de par le monde, le Kapital a triomphé. Comment pouvait-il en être autrement dès lors
que du passé trop peu voulurent faire table rase ?
*
Cet essai réunit et développe deux articles parus successivement, le premier
sous le même titre dans La part de l’œil
(n° 12, Bruxelles, 1996), le second, sous le titre, “Communisme/Postcommunisme.
Le conflit des interprétations,Discussion
Paper Series, Collegium Budapest, Institute for Advanced Studies, Budapest,
1996.
[1]Joseph Roth, « La Russie prend le
chemin de l’Amérique », in Croquis
de voyage, Seuil, Paris 1994, p. 222. (Reisebilder,
Köhln 1976). Reportage originellement publié le 23 novembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[2] Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche, Koesel Verlag, Vienne, 1955 (En français,
Dits et contredits, Champ libre,
Paris, 1975).
[3]Cependant, il convient de souligner
qu'aucun portrait de chef politique n'y était exposé.
[4]György Aczél, Culture et démocratie socialiste, Éditions sociales, Paris 1971.
Béla
Köpeczi, Trente années de la culture
hongroise. Une révolution culturelle, Corvina Kiadó, Budapest 1982.
[5]Cf., numéro spécial, « Penser
l’Union Soviétique. Nouvelles interprétations du ‘stalinisme’ », Revue d’études slaves, Tome 64, fasc. 1,
Paris 1992.
Numéro
spécial, « Histoire politique, mythes et représentations. »,in Revue d’études slaves, Tome 65, fasc. 4,
Paris 1993.
[6]Béla Köpeczi, op. cit.
[7]Ce courant, à la fin des années 1960,
reprenant le travail de Jasper Johns et d’Andy Warhol sur les images de la
culture de masse, en applique la démarche à la peinture stalinienne sous le nom
de soc-art.
[8] Vitaly Komar et Alexandre Mélamide, Staline et les muses, 1981-1982, huile
sur toile, 183x137cm. Collection pariculière.
[9] Éric Boulatov, Horizon rouge, 1971-1972, huile sur toile, 140x180cm. Collection
particulière.
[10] Jean-Paul Depretto, Les Ouvriers en U.R.S.S. 1928-1941, Institut d’études slaves,
Paris, 1997, p. 133.
[11]Joseph Roth, op. cit., in « La ville se rend au village », p. 235.
Reportage originellement publié le 12 décembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung.
[12] Les
Ouvriers en U.R.S.S., ibidem., p. 133.
[13]Hervé le Bras, « État et
démographie », in Revue des études
slaves, Tome 66, fasc. 1, Paris 1994. N° spécial : Premières
Journées d’études en sciences sociales de l’IRENISE.
[14]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
Traduit du russe par Édith Lalliard. (Publication originale, Gesamtkunstwerk Stalin, Carl Hanser,
Verlag München, Wien, 1988, traduit du manuscrit original en russe).
[15]Walter Benjamin, Journal de Moscou, L'Arche, Paris 1983, p. 81. (Édition originale, Moskauer Tagebuch, Surhkamp Verlag,
Frankfurt am Main, 1980). *C’est moi qui souligne.
[16]Joseph Roth, op. cit., p. 290, in « De l’embourgeoisement de la révolution
russe ? ».
[18]Ibidem., pp. 235-236. *C’est moi qui souligne.
Cette remarque de Joseph Roth peut être étendue à tous les pays d’Europe
centrale et orientale où le communisme triomphant se trouva confronté à une
société profondément rurale, y compris dans nombre de ses aspects de vie
quotidienne urbaine.
[19] « The Social Background of
Stalinism », in Stalinism : Essays
in Historical Interpretation, ed. par Robert C. Tucker, New York, W. W.
Norton & Co, Inc., 1977. En français, « L’arrière-plan social du
stalinisme », in Moshe Lewin, La
Formation du système soviétique, Gallimard, Paris 1987, chap. XI. Pour la
répression contre les ouvriers, cf. Jean-Paul Depretto, op. cit., p. 316 ; voir aussi les témoignages d’ouvriers
consignés tout au long de l’ouvrage d’Anton Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, tome I, Gallimard, Paris,
1938, tome II, Iles d’Or, Paris, 1950. La seconde édition rassemblant le tout
en un seul volume est éditée chez Champ libre, Paris, 1977.
[20]Pierre Pascal, La Religion du peuple russe, L’Åge d’Homme, Lausanne 1973, p. 48.
[21]Nicolaï Volkov, La Secte russe des castrats. Précédé de communistes contre castrats (1929-1930) par Claudio Sergio
Ingerflom, Les Belles lettres, Paris 1995.
[23]Moshe Lewin, op. cit., p. 379.
[24]Citée in Panaït Istrati, Vers l'autre flamme. Soviets 1929,
Rieder, Paris 1929, pp. 11-13.
[25]Lénine, Écrits sur l'art et la littérature, Éditions du progrès, Moscou
1978. Cité par Irène Semenoff-Tian-Chansky, Le
Pinceau, la faucille et le marteau. Les peintres et le pouvoir en Union
soviétique de 1953 à 1989, Institut d'études slaves, Paris 1993, p. 49.
[26]Anatolii Lounatcharski, « Theses of
the art Section of Narkompros and the Central Committee of the Union of Art
Workers Concerning Basic Policy in the Field of Art », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and
Criticism. Edited by John E. Bowlt, Thames and Hudson, seconde édition,
Londres, 1988, p. 184.
[27]Cité in Le Pinceau, la faucille et le marteau, op. cit., p. 49.
[28]Cité in Elizabeth Valkenier, Russian Realist Art. The State and
Society : The Peredvziniki (Les Ambulants)and Their Tradition, Ardis, Ann Arbor 1977, p. 169. * C’est moi qui
souligne.
[29]Moshe Lewin, op. cit., p. 382.
[30]*Tous ces peintres furent membres du
groupe des Ambulants.
[31]Cité in Boris Groys, op. cit., p. 40, Cf., note 35, p. 184, la citation est extraite
d’un article « Ulutchit’ rabotu tvortcheskikh sojusov », (Améliorer
le travail des unions de créateurs) ; cf., Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 181.
[32]Cité par Elizabeth Valkenier, op. cit., p. 183.
[33]Gábor Tamás Rittersporn, Simplifications staliniennes et
complications soviétiques. Tensions sociales et conflits politiques en URSS,
1933-1935, E.A.C. (éditions des archives contemporaines), Paris, 1988. Cf.,
chap. I, « Société et appareil d’État soviétiques dans les années
1930 : contradictions et interférences », pp. 77-79.
[34]Elizabeth Valkenier, Ibidem., p. 49.
[35] Dziga Vertov, Kino-Eye. The Writings of Dziga Vertov, publié avec une
introduction par Annette Michelson (traduit par Kevin O’Brien), Pluto Press,
Londres et Sydney, 1984.
[36]Claude Karnoouh, « La fin des
avant-gardes et le triomphe du marché », in Adieu à la différence, op. cit.
[37]El Lissitsky, « Suprematism in World
Reconstruction » in Russian Art of
the Avant Garde. Theory and Criticism. Edited by John E. Bowlt, op. cit., p. 153.
[38]El Lissitsky, op. cit., p. 158.
[41]En 1917 le Parti compte 23.000 membres,
en 1921, 576.000, en 1933, 3.555.938. Source, M. Lesage, Les Régimes politiques de U.R.S.S. et de l’Europe de l’Est, Paris,
1971.
[42]Joseph Roth, « Sur la Volga jusqu'à
Astrakhan », op. cit., p. 199,
(Paru dans la Frankfurter Zeitung, le
5 octobre 1926).*C’est moi qui souligne.
[43] Kasimir Malevitch, « Lénine »,
in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190
(traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188.
Il est
remarquable de souligner que personne parmi les spécialistes français de
l’histoire sociale de l’ex-U.R.S.S. ne mentionne jamais l’un des plus
remarquables témoignages sur les transformations engendrées par le régime
bolchevique dans l’empire soviétique. Cf. Rene Fülöp-Miller, Geist un Gesicht des Bolchevismus,
Vienne, 1926, cité dans l’édition anglaise, The
Mind and Face of Bolchevisme, New York, 1929. On peut y voir mentionné le
premier concert de sirènes d’usines organisé dans une grande ville industrielle
le 7 novembre 1922 à Bakou ; l’ensemble était dirigé par une sorte de chef
d’orchestre armé de drapeaux et placé sur le toit de l’immeuble le plus
haut : « The foghorns of the whole Capsian fleet, all the factory
sirens, two batteries of artillery, several infantery regiments, a machine-gun
section, real hydroplanes, and finally choirs in which all spectators joined,
took place in this performance. » (p. 186).
[44]Victor Boret, Le Paradis infernal (U.R.S.S. 1933), Paris, 1933, p. 68. *C’est moi
qui souligne.
[45]Claudio Sergio Ingerflom, op. cit., p. LX. Cf., note 171, p. 164.
A. M. Selichtchev, La Langue de l'époque
révolutionnaire. Observations sur la langue russe des années 1917-1926, Moscou,
1928, pp. 59-63.
[46] Nicolas Berdiaev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris, 1937.
[47] Ibidem,
p. 143. On trouvera aussi des éléments de la méditation de Berdiaev sur ce
thème dans son Essai d’autobiographie
spirituelle (traduction de E. Belenson), Buchet/Chastel, Paris, 1992. Le
texte avait été achevé en 1947.
[48] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, op. cit., p. 305.
[49] Nicolas Berdiaev, Source et sens…, op. cit., pp. 144-145.
[50] Ibidem,
p. 165.
[51] Loc.
cit.
[52] Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie…, Ibidem.
[53] Nicolas Berdiaev, Source et sens… , op. cit., pp. 211-212.
[54] Ibidem,
p. 290.
[55]Moshe Lewin voit s’épanouir cette
acculturation dans, par exemple, la ruralisation des villes. Cf. op. cit., 311.
[56] Pour entrevoir les effets sociaux de ces
transformations économiques « inouïes » qui bouleversent en deux ou
trois ans l’organisation sociale de la Russie soviétique, cf. l’article
critique de Boris Souvarine, « Le plan quinquennal », in Bulletin communiste, février 1930,
Paris.
[57] Nicolas Berdiaev, Source et sens… op. cit., p. 185.
[58] Ibid.,
p. 191.
[59] Ernst Jünger, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Ernst Klett, Stuttgart, 1981
(première publication, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1932. Traduction
française de Julien Hervier, Le Travailleur,
Christian Bourgois, Paris, 1989).
[61]Ivan Tourguenieff, Terres vierges, Stock, Paris 1930.
[62]« AKhRR. Declaration of the
Association of Artists of Revolutionary Russia », in Russian Art of the Avant Garde. Theory and
Criticism, op. cit., pp. 266-267
[63]« AKhRR. The Immediate Task of
AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All
the Artists of the U.S.S.R, 1924 » in op.
cit., p. 268.
[64]Notons qu'à la même époque, l'expérience
de la Première Guerre mondiale engendrait un mouvement critique à l'égard du
culte du progrès réduit au développement techno-insdustriel dont Heidegger sera
le plus magistral critique en ce qu'il saura en déterminer l'origine dans
l'émergence de la métaphysique. Ce qui demeurera l’impensé radical de toutes
les écoles marxistes.
[65]« AKhRR. The Immediate Task of
AKhRR : A Circular to All Branches of AKhRR — An Appeal to All
the Artists of the U.S.S.R, 1924 », op.cit.,
p. 269.
[66]Aleksander Bogdanov, « The
Proletarian and Art. 1918 », in Russian
Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., p. 177. *C’est moi
qui souligne.
[67]Aleksander Bogdanov, « The Paths of
Proletarian Creation. 1920 », in op.
cit., p. 179. *C’est moi qui souligne.
[70]Natan Altman, « “Futurism” and
Proletarian Art, 1918 », in Russian
Art of the Avant Garde. Theory and Criticism, op. cit., pp. 163-164. *C’est
moi qui souligne.
[71]Boris Groys, « A la recherche du
pouvoir artistique perdu », in L’Art
au pays des Soviets, Les Cahiers du musée national d’art moderne, N°26,
Hiver 1988, Paris, Centre Georges Pompidou.
[72]Boris Groys, Staline. Œuvre d’art totale, op. cit., p. 13.
[73] Daniel Bertaux et Véronique Garros, Lioudmilla. Une Russe dans le siècle,
Instants, Paris, 1998.
[74] Pour une recension complète des genres
et des sujets, cf. Antoine Baudin, Les
Arts plastiques et leurs institutions. Le réalisme socialiste soviétique de la
période jdanovienne (1947-1953). Vol. 1, Peter Lang, Berne, 1997, pp.
141-145.
[75]Joseph Roth, « La Russie prend le
chemin de l’Amérique », in op. cit.,
pp. 221-222. * Souligné par l’auteur ; **C’est moi qui souligne.
[76]Victor Boret, op. cit., pp. 85-86. *C’est moi qui souligne.
[77]Cf. le chapitre suivant sur le musée des
sculptures réalistes socialiste de Budapest.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire