vendredi 31 mai 2013

L’Europe existe-t-elle encore ?


Un texte de 1999

L’Europe existe-t-elle encore ?*

Dans cet essai, je ne cherche à dispenser aucune leçon de morale à qui que ce soit, ni ne proclame aucune bonne intention sur le mode d’un « idéalisme de rêve » comme disait Nietzsche ou sur celui du wishful thinking : « il faut… il n’y a qu’à… faire ceci ou cela. » pour modifier les représentations et les comportement des gens. A la question soulevée par ces assertions : « mais comment faire ceci… ou cela…? », on obtient soit un silence gêné, soit de fermes visions d’avenir, en général vites démenties par le cours des événements. En effet, comment changer les mentalités et les représentations de peuples entiers ? Une telle alchimie sociale ne s’accomplit point en quelques années. Lorsque tout est à rebâtir, non seulement le droit institutionnel, le droit public et privé, le droit administratif et financier, mais aussi et simultanément l’intériorisation de ces jeux démocratiques et, chose plus complexe et énigmatique, les mœurs d’une nouvelle convivialité quotidienne, la tâche est titanesque. Le simple bon sens nous a appris qu’il faut du temps pour forger une nouvelle société. Des élites, si érudites soient-elles, et la substitution à une économie étatisée d’un capitalisme s’apparentant à un commerce de bazar, ne suffisent pas à construire les bases éthiques d’une société civile. Toute l’expérience historique moderne de l’Europe occidentale prouve combien fut long le temps nécessaire à des centaines de clercs et de juristes, à des milliers d’artisans, de commerçants et d’ouvriers, à des centaines de milliers de paysans, tous engagés dans d’implacables luttes juridiques et économiques, dans de cruels combats sociaux — en bref dans les combats politiques — pour, avec intelligence, ruse, courage et parfois abnégation, souvent avec violence, imposer au Prince ce qui constitue l’essence même du partage des responsabilités, des droits et des devoirs entre la chose public et la chose privée, à savoir, la volonté générale et le règne de la Loi.
De fait, tous les plaidoyers velléitaires et moralistes sur le thème de la « transition » ne traduisent que des jeux d’intérêts immédiats ; dissimulent aux lecteurs ou aux auditeurs les difficiles épreuves qui les guettent et, last but not least, escamotent l’impuissance des intellectuels devant le cours de l’histoire. Humblement, il convient de mesurer combien nos prévisions les plus savantes (les plus scientifiques !) ont été souvent démenties par les événements, et la chute du commu­nisme nous en a récemment offert le plus éclatant des exemples. Aussi devrait-on faire montre d’un peu de modestie quant au pouvoir prévisionnel de nos interprétations : elles demeurent toujours dans l’ordre d’un récit du présent. Comme l’écrivait naguère l’historien Marc Bloch après la défaite de 1940 : « Les hommes sont toujours plus proches de leur temps que de leurs pères. » Ni à droite ni à gauche, mais ailleurs comme l’eût écrit Ernst Jünger, n’hésitons point à énoncer (et non à dénoncer) la banalité terrifiante des choses et des événements lorsqu’on les laisse se montrer dans leur réalité phénoménale quotidienne et, surtout, lorsqu’on ne confond pas le vouloir faire avec le pouvoir faire. Confusion dont on sait qu’elle mena les communistes à commettre des crimes avec la bonne conscience que leur donnait leur conviction de changer le peuple pour son bien. On sait depuis toujours que l’enfer est pavé des meilleures intentions.
Quelle que soit l’option politique de chacun en Europe de l’Est l’idée d’« entrer en Europe » occupe les pensées de tous pour se transformer en un slogan positif, « il faut y entrer à tout prix », ou négatif, “ ne vendons pas le pays aux étrangers », qui ne change rien au fond de la question soulevée par cette répétitivité obsessionnelle. Pourquoi une telle obsession ? Que je sache, la Roumanie, par exemple, est en Europe (fût-elle aux portes de l’Orient, comme mes amis roumains et hongrois se plaisent à le rappeler, avec un rien de complaisance envers les graves dysfonctions de leur société). Pourquoi faudrait-il donc entrer en un lieu quand on y est déjà installé ? D’autre part, pourquoi faudrait-il vendre le pays aux étrangers ? Il y a belle lurette que la culture, la politique étrangère et le commerce roumains entretiennent des rapports positifs et/ou négatifs, c’est-à-dire en symbiose réactive, avec l’Europe et le monde. Questions paradoxales s’il en est.
Ainsi posées, cependant ces questions sont mal formulées, c’est pourquoi tant d’énoncés mesquins ou stupides tiennent lieu de réponses. Pour l’ancienne Europe communiste, la question de l’Europe ne peut comparer à un retour vers son lieu socio-politique après une longue absence. Encore faut-il s’assurer qu’en son essence, ce lieu incarne bien la présence espérée ? Au préalable, il convient donc de s’interroger pour savoir si le topos géographique nommé Europe est toujours identique à cette Europe intangible et immuable qui a alimenté cette espérance.  En d’autres mots : l’Europe existe-t-elle encore ? Ou, en termes heideggeriens : qu’elle est l’essence (Wesen) de l’Étant-Europe ? Ainsi posée, la question se montre sous un jour beaucoup plus complexe, parce qu’elle a pour lieu le développement même de la dernière métaphysique.
Que le lecteur me pardonne de pasticher Nietzsche pendant un court moment. Sa verve pénétrante et iconoclaste nous aidera à mieux saisir l’enjeu de la question. Dans deux textes fort célèbres[1], Nietzsche nous parle des « hommes sans-patrie »[2] comme des hommes de l’avenir. Quels sont donc les caractères de ces « sans-patrie » qui seraient le sel de la terre ? Nietzsche aurait dit à peu près cela :
— Nous ne concevons rien, nous ne voulons revenir à aucune sorte de passé. Nous ne sommes pas libéraux, nous ne travaillons pas pour le progrès, car il travaille fort bien sans nous. Nous n’écoutons pas les sirènes du marché ni celle de la socialisation de la production : toutes conduisent à la médiocrité des esprits. Les sans-patrie ne doivent pas s’accommoder de l’air du temps, se laisser laminer par le prêt-à-penser. C’est pour cela que nous n’aimons pas l’humanité en général au nom d’un système philosophique qui réduit le réel aux termes d’un logos identifié la subjectivité. Jamais nous ne tomberons dans le piège d’une autre illusion, jamais nous ne nous ferons les porte-parole du nationalisme et de la haine raciale au nom d’une quelconque essence inamissible d’un peuple.
— Et puis, certains dirons que nous sommes trop désinvoltes ou trop malicieux ; d’autres nous envierons parce que nous sommes trop gâtés. Peut-être sommes-nous tout cela, mais nous n’y prendrons pas garde, car de longue date nous repoussons avec hauteur les vaticinations des hommes du ressentiment.
— Nietzsche eût dit encore : nous avons trop voyagé, nous sommes trop avertis ; j’ajouterais, quant à moi, que nous sommes trop soupçonneux, du simple fait qu’à la fin de ce siècle, il nous est échu d’être les héritiers des bourreaux pour certains, des victimes pour d’autres, et pour tous d’être les témoins — Est et Ouest confondus — des plus grandes aventures mortifères qu’ait jamais inventées et instrumentées l’Europe.
— Nous, les sans-patrie, il nous faudrait vivre éloignés, à l’écart, dans les montagnes, dans les forêts écrivait naguère Ernst Jünger dans le Walgänger. Il nous faut être « inactuels », nous épargner les vitupérations des moralistes vaniteux sachant toujours s’adapter à l’actualité et se conformer à toutes les politiques à courte vue, qui ne font que perpétuer la convoitise, la vengeance, la haine, le morcellement : autant de prémisses à la tyrannie du présent exercée au nom de l’éternité.
— Enfin, nous les sans-patrie, nous sommes des hommes modernes qui ne participent point à l’auto-idôlatrie de l’homme, que celle-ci s’incarne dans la haine de l’autre quel qu’il soit, de l’autre archaïque s’il existe encore, ou de l’autre comme figure négative du même dans le miroir de son « ipséité »[3]. C’est que, d’abord, nous répudions l’auto-idôlatrie de l’homme qui se manifeste dans un individualisme où le sens de l’être repose sur l’homme lui-même, mais où, dans le piège du langage de l’objectivation infinie engendrée par la rationalité du calcul, se dissimule le véritable Veau d’or de la productivité — ce que Gianni Vattimo nomme « l’usure de l’être par la valeur d’échange », Remo Guidieri « la confusion de l’être avec le bien-être » et Gilles Lipovetski « la substitution du bien-être au Bon ». Nous les sans-patrie, nous constatons le triomphe de l’immanence, aussi bien celle qui se donne dans  l’objectivation actualisante et historiciste du peuple sur le mode du Volk und Macht, que celle qui, en dernière instance, balayant et la Politique et l’Éthique, a réduit l’homme à n’être plus qu’un producteur-consommateur-chômeur.
Face à cette auto-idôlatrie, l’homme a perdu non seulement tout sens de la transcendance, mais plus encore toute capacité d’en ouvrir les possibilités qui ne soient point des simulacres. Face à cette domination du négativisme de l’autre ou du productivisme autonome, sans foi ni loi, Gérard Granel nous engage à entrer en dissidence, au nom de la Politique et de l’Éthique, dans une voie éminemment « inactuelle » : celle de la pensée critique de la logicité généralisée et de la vacuité de toute reconstruction objectiviste de l’Étant réduit à la subjectivité apodictique d’un quelconque ego.
C’est pourquoi je souhaiterais, en quelques phrases trop rapides certes, revenir sur des assertions anthropologiques quelque peu étranges sous la plume du dernier métaphysicien d’envergure, (et de quelle envergure !), je veux dire Husserl, qui, au crépuscule de sa vie, avertissait l’Europe, qu’il vénérait tant, de la catastrophe imminente qui menaçait d’en détruire la figure spirituelle. Grâce à ces quelques remarques nous devinerons où se situaient les impasses de sa métaphysique ultime et où, sous l’une des plus hautes tenues morales de l’Entre-deux-guerres, les meilleurs intentions humanistes pouvaient mener une pensée magistrale, guidée par la volonté de reconstruire la spiritualité européenne sur la base d’une fondation logique, pure et sans reste de la rationalité, vers une vision dangereusement ethnocentrique et uniforme du futur de l’homme, celle précisément qu’accomplit pleinement notre présent.
Toutefois, il me faut commencer par la fin et citer la conclusion de la célèbre conférence de Vienne donnée en… 1935[4] :
« La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. Combattons en tant que « bons Européens » [5] contre ce danger des dangers, avec cette vaillance qui ne s’effraye pas non plus de l’infinité du combat, et nous verrons alors sortir du brasier nihiliste, du feu roulant du désespoir qui doute de la vocation de l’Occident à l’égard de l’humanité, des cendres de la grande lassitude, le Phénix ressuscité d’une nouvelle vie intérieure et d’un nouveau souffle spirituel, gage d’un grand et long avenir pour l’humanité : car l’esprit seul est immortel.[6] »
Une telle profession de foi doit émouvoir et forcer le respect, et cela d’autant plus que nous sommes en 1935, quatre ans avant la plus grande guerre civile généralisée qu’ait engendrée l’Europe, entraînant à sa suite le reste du monde ; huit ans avant la mise en marche des Goulags en Europe de l’Est — mais, rappelons-le, lorsque la machinerie du Goulag soviétique tournait déjà à plein rendement.
Husserl traçait ainsi la plus élevée des figures spirituelles que l’Europe devait se donner à elle-même. Or, nous savons que l’Europe ne s’est point rétablie sur le fond de cette spiritualité rationnelle, mais sur le fond d’une autre rationalité, séparée de tout fondement transcendant : le Capital en tant que calcul procédant d’une objectivation infinie du temps et du monde. Cette objectivation, c’est la science comme innovation technique déliée de toute conscience de ses fins, c’est l’organisation temporelle de tout le socius autour de la mise en production de ces innovations et, grâce à la stimulation publicitaire lancinante, c’est la subordination de la sphère privée à la seule consommation de ces innovations ; en bref, c’est la substitution à toute conscience politique et éthique d’une conscience économique, qui fait de la nouveauté infinie des choses le monde comme physis. Et considère le marché comme loi unique du devenir humain. On peut dire qu’avec Husserl se soldait par un échec le plus somptueux, le plus puissant effort jamais tenté par la pensée humaine pour forger une nouvelle morale sur le verbe de la rationalité,  et ce jusqu’au « principe des principes » de la science, c’est-à-dire, dans le vocabulaire husserlien, jusqu’au principe des principes de la philosophie.
Toutefois, la figure spirituelle de l’Europe forgée par le plus grand des métaphysiciens prend un aspect inquiétant dans le cours du même texte, où des phrases apparaissent, lourdes d’un sens terrifiant, quoique je ne prétende point que ce sens ait eu de quelconques conséquences pratiques. En effet, le métaphysicien n’a pas d’influence sur le cours politique et social des événements ; en revanche, il les repère et les reflète dans l’idiosyncrasie de son langage :
« Au sens spirituel, il est manifeste que les dominions anglais, les États-Unis, etc., appartiennent à l’Europe, mais non pas les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines, ni les Tziganes qui vagabondent perpétuellement en Europe. »
Husserl ajoute,
« Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique, que tout les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous, et qui est pour eux, indépendamment de toute question d’utilité, et même si leur volonté de conserver leur esprit propre reste inentamée, une incitation à s’européaniser toujours davantage, alors que nous (si nous avons une bonne compréhension de nous-mêmes) nous ne nous indianiserons (par exemple) jamais. »
En somme, Husserl oppose ce qu’ailleurs il appel des « humanités naturelles » à l’humanité accomplie dans sa propre historicité et ayant la conscience de cette historicité ; humanité qui n’est autre que cette Europe moderne, certes venue des Grecs (quoique pour Husserl, et malgré leurs efforts, les Grecs soient restés encore dans la finitude), mais essentiellement animée par l’infinité des objectivations cartésiennes, qu’il « rétroprojecte, comme l’écrit Gérard Granel, sur la logique platonicienne[7]. » Quid, alors, de Babylone et de l’Égypte pharaonique, victimes à coup sûr de ce naturalisme prélogique propre à toute humanité qui ne s’est pas encore accomplie dans la rationalité scientifique et la claire conscience de cette rationalité ? Quid de l’Inde, et surtout de la Chine, quatre fois millénaires, et qui, par delà les expansions et les chutes, les dépeçages opérés par les puissances occidentales, puis la victoire de l’unité nationale réalisée par les commu­nistes et, parvenue, au­jourd’hui, au seuil d’un redoutable capitalisme, maintiennent avec une fermeté sans pareil la conscience de leur singularité ? Est-ce par hasard que la Chine s’autodésigne comme l’empire du milieu ? Ou est-elle en train de devenir le centre du futur capitalisme asiatique (peut-être du capitalisme mondial ?), qu’aujourd’hui les États-Unis redoutent à travers sa première figure triomphante, le Japon ?
Il est vrai que cette Europe spirituelle dont parle Husserl a préparé la conquête du monde, même si, pour rester au niveau anthropologique, cette conquête s’est faite d’abord par la croix et le sabre, sous l’empire de la soif d’or et au nom de la transcendance chrétienne ; puis par l’extension du commerce des esclaves, par la vente d’objets de pacotille et de tissus, par la culture de la canne à sucre — en bref, sous la loi d’airain du célèbre commerce triangulaire.[8] Cette conquête s’est déployée ensuite la colonisation, étendue aux limites des terres connues, pour enfin se parachever avec la décolonisation et le piège de la dette.[9]. En cinq siècles, l’immanence a signé sa victoire. Si bien que dès le XVIIIe siècle, le terrain était largement préparé pour puisse se déployer sans frein le productivisme logico-financier généralisé du XXe.
Cependant, de la parole de Husserl s’élève a contrario une vérité impensée en son fond. Parce qu’il était le dernier et le plus puissant des penseurs classiques, et non le premier de nos contemporains, Husserl était inattentif à certains événements de son temps. A l’évidence, les peuples du monde se sont européanisés, ou mieux occidentalisés, mais nous autres Européens, nous les Occidentaux, ne nous sommes-nous pas en quelque sorte « indianisés » ? Depuis le début du XXe siècle nous assistons à une véritable exotisation de l’Occident, que l’on constate dans le commerce quotidien, dans les modifications de nos habitudes alimentaires et de nos modes vestimentaires, celles de nos goûts musicaux et plastiques, jusqu’à l’engouement pour les religions orientales, que certains pratiquent (consomment dirais-je !) comme d’autres le jogging ou le body-building. Exotisation qui se manifeste encore par l’extension du tourisme de masse, tandis que les ghettos du tiers monde se multiplient au sein même des grandes métropoles européennes, dont les monuments représentaient jadis l’une des signatures métaphysiques de l’Europe spirituelle. En effet, dès lors que cette figure spirituelle s’est déliée de la transcendance de son origine, elle a pu, sans réserve, phagocyter, annexer, ingérer, digérer, commercialiser, l’ensemble des cultures du monde. Or la première manifestation de ce pouvoir intégratif et syncrétique est parfaitement saisissable dans le devenir des arts contemporains et dans le triomphe de leur mercantilisation sous diverses formes abâtardies.
On le sait, Husserl avait tenté de résoudre la crise des fondements qui, à la fin du siècle dernier, se posait à la philosophie sous l’urgence des questions soulevées par les découvertes des nouvelles mathématiques et des sciences. A la même époque, l’art occidental doutait de l’idea de beauté néoplatonicienne héritée de la Renaissance et souffrait d’une crise toute aussi grave : celle des fondements de la représentation de l’objet. C’est pour résoudre cette crise que les artistes eurent recours à la primitivité pour en capter la forme (sans bien sûr pouvoir en saisir l’esprit en sa transcendance propre). C’est dans l’art que s’incarnèrent les prémisses de cette nouvelle figure unitaire que constitue l’européanisation du monde, laquelle signe, en apparence paradoxalement, la fin de la spiritualité européenne. Alors, s’engendre une nouvelle figure, celle des États-Unis, non plus comme simple hypostase de l’Europe, mais comme occidentalisation du monde. C’est en cette nouvelle figure que se délierait toute transcendance et que se réaliserait la captation généralisée non seulement de l’autre « exotique », mais, aussi, de nous-mêmes Européens.[10]
Ce n’est pas l’effet du hasard si, au tournant des années 1950 et après les premières tentatives européennes (cubisme, expressionnisme allemand, surréalisme), la captation des arts primitifs se généralise au États-Unis, et si, après avoir exterminé ses Indiens, l’Amérique du Nord rend enfin hommage à l’un de ses plus grands artistes contemporains, Jackson Pollock, dont les œuvres de la dernière période, le dripping, s’inspirent directement des dessins sur le sable des Peaux-Rouges. Ce n’est pas l’effet du hasard si, à New York, en 1982, le MOMA organisait la plus importante exposition sur le thème, Le primitivisme dans les arts du XXe siècle ; et si à Paris, en 1988, le musée national d’art contemporain de Beaubourg mettait en scène l’un des plus importants spectacles d’art vivant sous le titre, Les magiciens de la Terre, lequel offrait aux visiteurs-spectateurs un ensemble de rencontres, de confrontations, de co-réalisations d’œuvres entre des artisans, des sorciers, des shamans indigènes (Africains, Indiens des deux Amériques, Hindous, Haïtiens, Aborigènes australiens, Polynésiens, Mélanésiens) et des artistes plastiques contemporains en renom, venus du monde entier. Avec le dérisoire du Ready-made ou celui de l’Arte povera — fait d’objets industriels ou de déchets de la société de consommation — nous sommes confrontés à la fin des valeurs esthétiques sur le mode du « tout-est-possible », quand l’art lui-même devient un marché qui s’intègre au marché général des valeurs financières dans le grand jeu spéculatif planétaire.
Ce n’est pas non plus l’effet du hasard si, après avoir été confiné dans les ghettos noirs, le jazz (forme syncrétique mêlant les musiques européennes et africaines[11]), sous diverses formes commerciales des plus bâtardes, conquiert le monde, et si, exemple parmi tant d’autres, les Beattles ont su accorder avec génie les musiques indiennes au rythme syncopé du ragtime[12]. Un peu plus tard, toute une pléiade de chanteurs américains opposés à la guerre du Vietnam et à l’American way of life, les Hippies, lançaient sur le marché, lors de concerts monstrueux (5OO.OOO spectateurs à Central Park en 1969 !), leurs disques et une nouvelle mode vestimentaire indienne, comme plus tard, dans le contexte du libéralisme reaganien, les Punks et les Rapeurs le feront, en mêlant aux rudes et frustes musiques d’un Schprache Gesang populaire, venu des ghettos urbains, un style vestimentaire de voyous et le commerce des disques, des cassettes et des vidéo-clips.
Cela ressortit à notre modernité, à celle que nous vivons tous les jours, à tout ce qu’apprécient nos enfants et nos étudiants. Or cette mutation des goûts, des aspirations, des modèles idéaux, ce renversement des valeurs du Beau, du Bon et du Vrai à l’échelle de la démocratie de masse, ne s’est point accompli dans le champ d’une rationalité spirituelle reconquise sur la barbarie de théo-téléologies politiques déliées de toute morale (le fascisme, le nazisme et le communisme réel), mais bien sur l’effacement même de la morale, de la politique et de l’esthétique au profit de l’économique. Aussi n’est-ce pas tant dans le cadre archaïque de nos universités, tardives et dérisoires héritières de l’idéalisme allemand abâtardi, que les jeunes générations du postcommunisme s’occidentalisent, mais bien d’avantage à travers l’explosion du jazz, du rock, du pop et du rap roumains, hongrois, slovaques, polonais, russes, etc., et lors des fréquents concerts internationaux qui se donnent partout en Europe de l’Est, devant des foules de jeunes innombrables et enthousiastes. C’est en créant des Total Art Shows (musiques et installations), ou en y participant, que la jeunesse universitaire et artistique s’intègre au mouvement général du monde[13]. A ce propos, il convient de se souvenir que la personnalité qui, lors de sa visite en Roumanie postcommuniste, obtint le plus de succès n’est ni le roi Michel ni les divers chefs politiques d’Occident qui s’y succèdent depuis 1990, mais Michaël Jackson — dont les tournées de concerts sont organisées par la firme Pepsi-Cola —, qui s’est permis de faire attendre sous la pluie et le Président de la République et le Premier ministre. Un tel événement doit être non seulement apprécié à sa juste « valeur » — c’est-à-dire en référence à toutes les valeurs du Show business et du commerce qu’il représente et masque à la fois[14] —, mais, plus encore, pensé en sa signification historiale.
Où est l’Europe aujourd’hui ? Où est cette Europe qui inventa la rationalité et la mit au service de la logique de la productivité ? Elle est partout. C’est l’Europe géographique à coup sûr, mais ce sont plus encore ses hypostases prodigues, l’Amérique du Nord, le Japon, Bangkok, Singapour, Hong Kong, Taiwan, La Corée du Sud, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Irak, la Syrie, Israël, le Mexique, l’Argentine, le Brésil. L’« Étant-Europe » se présente donc partout, c’est-à-dire nulle part. L’Europe, comme figure inaugurale de la mobilisation générale du Travailleur (Der Arbeiter)[15] et comme modèle social de la productivité, s’est autodissoute en une occidentalisation du monde et une tiersmondisation de l’Occident. Dans le domaine de la culture, l’occidentalisation se montre dans la multiplication des syncrétismes où se rassemblent, avec une simultanéité et une interchangeabilité infinie, toutes les cultures du monde, expliquées (comme des lois physiques), folklorisées (comme des spectacles de variétés) et mercantilisées (comme une quelconque marchandise). C’est encore, en sa volonté de neutralité axiologique, la manière dont le langage des sciences sociales réduit toute différence culturelle à l’innocence d’une métalangue qui tient ses origines de la métaphysique européenne — comme si l’idiosyncrasie des langues naturelles pouvait se réduire à la subjectivité d’un logos objectivant la vie sous la forme de calculs statistiques ou de prédicats logiques. Penser ainsi, c’est véritablement identifier la vie (l’Étant en ses diverses guises) à une temporalité conçue selon les rythmes de la productivité industrielle et selon les exigences du logico-financier[16]. Demeure cependant une seule différence, qui n’est plus de culture ou de civilisation, ou si l’on préfère de transcendance : c’est celle qui se fonde sur la manière dont l’effacement progressif de la transcendance a préparé les peuples à se soumettre à la logique de la techno-finance sous la domination de son immanence. Aussi le monde comme unité et totalité incarnée de cette logique — laquelle abolit toute espèce de reconstruction différentielle entre l’essence et l’apparence, l’esprit et la substance, le mot et la chose — n’est-il plus un rêve ou un cauchemar, mais la seule réalité, concrète et abstraite à la fois, qui modèle notre expérience existentielle. Or cette réalité n’est en rien l’accomplissement d’une quelconque philosophie transcendantale, mais la représentation que se donne d’elle-même la réalité économique générale (la Sainte trinité de la production-consommation-profit) qui nous domine, et dans laquelle il nous faudra vivre parce qu’elle est devenue notre nature (physis).
Répétons-le, l’Europe originaire — celle qui jaillit telle quelle dans le questionnement grec inaugural de la tragédie et de la philosophie — demeure encore vivante dans le dédale nos mémoires, elle n’est plus, comme l’écrivait Nietzsche il y a plus d’un siècle, « que dans trente très vieux livres qui n’ont jamais vieilli ». Force nous est donc de constater, même tardivement, que dès longtemps l’Europe n’était plus qu’un souvenir d’Europe, ou mieux, qu’une anamorphose de l’Europe — laquelle n’est plus là où on croient la rencontrer, sans qu’elle se soit pour autant véritablement déplacée. L’Europe s’est étendue comme une nappe de pétrole au milieu de l’océan, et, s’étendant et se distendant, elle s’est, au propre comme au figuré, transformée en occidentalisation syncrétique. Illusions, fantasmes, rêves, ombres erratiques, traces fantomatiques : l’Europe s’est archéologisée et muséographiée. Dorénavant la formulation de notre question initiale, « Comment entrer en Europe ? », a perdu toute pertinence.
Une fois le mur de Berlin tombé, elle nous semblait grande ouverte la porte de cette Europe tant convoitée ! Cependant, et très rapidement, nous avons découvert, d’abord émerveillés, ensuite surpris, enfin désorientés, que le mur n’était qu’un miroir qui, une fois brisé, dévoilait l’espace des rêves et des fantasmes dans lesquels des pouvoirs devenus absurdes nous avaient confinés. L’Europe comme solution à nos problèmes quotidiens s’est muée en illusion dès lors que nous nous sommes pliés avec enthousiasme aux lois de l’économie de marché, en les confondant avec celles de la démocratie et de la société civile. Or le marché, comme destin historial de la modernité tardive et comme figure de l’occidentalisation du monde (avec son revers, la tiersmondisation de l’Occident), se déploie dans sa vérité la plus radicale hors de l’Europe géographique et des États-Unis, en investissant des formes d’organisations politiques et sociales où la démocratie et la société civile brillent par leur absence. Aujourd’hui, partout où triomphe le capitalisme le plus efficace (en Asie par exemple, qu’il soit en expansion ou en crise), dominent des formes de pouvoir politique qui n’ont plus rien de commun avec celles qui forgèrent naguère l’austère modèle du capitalisme européen classique, tel que Max Weber en formalisa le type idéal. Ce mouvement est si puissant — si vrai historialement — que le nouveau capitalisme occidental (celui de la société de consommation et de la révolution informatique et télématique) déserte ses zones géographiques de production (l’Europe géographique et les États-Unis,) pour s’installer en des lieux où les lois peu soucieuses des citoyens et du bien public, ne contrôlent pas l’essort du profit[17]. Il n’y a là que l’accomplissement logico-financier du destin de la modernité tardive, avec son reste logique intégré, le chômage. Aussi, ce que d’aucuns définissent en Europe de l’Est postcommuniste comme le moment difficile à surmonter de la « transition » (la « thérapie de choc »), n’est-il, en fin de compte, qu’un discours illusoire masquant le devenir général de l’occidentalisation capitaliste du monde — en fait sa déterritorialisation, ce qu’après les entreprises multi-nationales on définit à présent comme les firmes trans-nationales,  sans cesse à la recherche de nouveaux marchés et d’une maximisation infinie des profits. Toute fausse honte humaniste bue, la « transition » devra être un jour assumée comme la finalité en-soi de l’« Étant-Occident » dans sa totalité, Est, Ouest, Nord et Sud confondus : ce qu’en termes politico-économiques on appelle pompeusement « Le nouvel ordre économique international ». Il n’y a là ni entrée ni sortie, ni ouverture ni fermeture, mais une totalité qui nous meut, nous agit, et dont nous sommes les acteurs consentants ou rebelles, selon le rôle et la place que nous attribue, à un moment donné du devenir historial occidental, la division internationale du travail, du rendement et du profit dans son immanence logico-financière.
C’est donc à nous, hommes sans-patrie de la modernité tardive, qu’est échu la tâche redoutable de penser ce nouveau monde ; de le penser sans la nostalgie d’un passé à reconstruire (souvent mystifié par la nature romanesque du récit historique[18]), mais aussi sans illusions naïves ni intérêts mesquins quant à la possibilité de lui fournir un fondement transcendantal qui, à présent, n’est jamais autre chose que le masque grimaçant ou séduisant de la domination de l’immanence ou, en d’autres mots, celui de la domination du nihilisme.




* Première publication dans la Revue des études slaves, Tome 66, fasc. 1, 1994. Dans la présente version révisée, ce texte doit beaucoup à de nombreuses discussions avec mes collègues et amis de Cluj, avec Aurel Codoban, Ciprian Mihali, Monica Ghet, István Horváth, Andor Horváth, feu Pompiliu Teodor, et avec ceux de Budapest, feu Zádor Tordai, Gaspár Miklós Tamás, Attila Melegh, Mihai Vajda, feu Gyula Benda.
[1]Le Gai savoir (1883-87, aphorisme 377), trad. Pierre Klossowski ; Par-delà le bien et le mal (1886, aphorisme 256), trad. Geneviève Bianquis.
[2]« sans-patrie » n’est ni identique à « apatride » — concept de droit international — ni à « heimatloss », sans racine. Les « sans-patrie » rappellent ceux qui sont les gardiens d’un questionnement qui lentement s’oublie, celui qui, jadis, inaugura la parole philosophique.
[3]Claude Karnoouh, cf. chapitre précédent.
[4]E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », in La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris 1976. Dans la traduction de Gérard Granel.
[5]« bons Européens », est pris ici par Husserl au sens que Nietzsche donnait à ce terme. En 1935, il lui fallait montrer une grande lucidité et un non moins grand courage pour reprendre à son compte ce terme quand les nazis, à total contresens, tentaient de s’approprier le penseur allemand qui, sans relâche, avait dénoncé la caricature de l’esprit allemand dès lors qu’il se donne comme expression de son nationalisme. Cf., La deuxième conférence sur L’Avenir de nos établissements d’enseignement.
[6]Pour une interprétation du concept d’« esprit » chez Husserl et Heidegger, cf. Jacques Derrida, De l’esprit, Galilée, Paris 1991.
[7]Cf. le commentaire de Gérard Granel, « L’Europe de Husserl », in Écrits logiques et politiques, Galilée, Paris 1992.
[8] Cf. Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, op. cit, chap. I, « Babel ».
[9]Georges Corm, Dette et développement, Publisud, Paris 1982.
Georges Corm, Le Nouveau désordre économique mondial, La Découverte, Paris 1993.
[10] A ce sujet, il n’est pas sans intérêt de remarquer combien nos grandes métropoles européennes ressemblent de plus en plus à des villes-musées (des villes mortes !) où fleurit le commerce de la pacotille touristique. Ainsi, elles ont perdu cette l’intensité de la vie sociale qui les caractérisait jusqu’au tournant des années 1950 — la diversité des groupes sociaux et professionnels — et qui a tant nourri le roman naturaliste de Balzac à Céline.
[11]Dès le premier tiers de ce siècle, le jazz influence certains musiciens encore clas­siques tels que Ravel, Stravinsky, Honegger et les membres du Groupe des Six, mais avec George Gerswhin (Rhapsody in Blue) et plus tard Leonard Bernstein (West Side Story) on voit naître et s’imposer le véritable style occidental. Après les années 1950 on constate l’influence de la musique contemporaine sur le jazz ainsi que la composition d’œuvres de jazz pour des orchestres symphoniques (The Queen Fancy par le Modern Jazz Quartet accompagné par l’orchestre symphonique de Berlin) .
[12]Il faudrait des études précises pour saisir comment, après le jazz, d’autres mu­siques syncrétiques, et en particulier celles venues d’Amérique latine, ont peu à peu ac­quis leurs lettres de noblesse dans le monde de la musique de variété occidentale. Je songe à la rumba, la samba, la cucaracha, la bossa-nova, mais aussi aux succès et presque au culte en Occident, d’un chanteur comme Bob Marley, venu de la Jamaïque. Je songe encore à toutes les nouvelles formes de musiques d’Afrique noire qui, depuis trente ans, ont réinterprété et réacculturé dans leurs traditions le jazz et les rythmes Afro-cubains ; sans oublier le Rai, ultime synthèse de musiques kabyles d’Afrique du Nord et de Pop Music, très populaire en Tunisie, au Maroc, en Algérie, en France, en Italie, en Allemagne, en Belgique et en Espagne.
[13]L’administration des postes des États-Unis d’Amérique vient d’imprimer une série de sept timbres à l’effigie de sept vedettes du rock et du pop. Il y a un an, cette même administration rendait hommage au King du rock’n roll, Elvis Presley, en impri­mant cinq cent millions de timbres à son effigie.
[14]Aujourd’hui, la firme Coca-Cola détient la première place parmi les investisseurs privés étrangers en Roumanie (80 millions de dollars) avec la création de trois usines : à Oradea, Constan†a et Bucarest. Mais Pepsi-Cola n’est pas en reste et « contre-attaque » (sic !)… en Hongrie en y investissant 115 millions de dollars sur cinq ans. Cf., Courrier internatio­nal, 15-21 avril 1993, n° 128, p. 17.
[15]La formule est d’Ernst Jünger. Cf., Der Arbeiter, op.cit.
[16]Michel Henry, La Barbarie, Grasset 1987.
Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe. Odile Jacob, Paris 1990.
[17]Cf., Claude Julien, « Muets sont les dieux du marché. La ballade des prétendus », in Le Monde diplomatique, décembre 1992.
Roland Lew (Université Libre de Bruxelles) : « Le développement du capitalisme en Chine communiste », in Le Monde diplomatique, février 1993.
[18]Paul Ricœur, Temps et récit III. Le temps raconté, chap. 5, « L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction », pp. 264-279, Seuil, Paris 1985. 

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