Un texte de 1999
L’Europe existe-t-elle encore ?*
Dans cet essai, je ne cherche à dispenser aucune
leçon de morale à qui que ce soit, ni ne proclame aucune bonne intention sur le
mode d’un « idéalisme de rêve » comme disait Nietzsche ou sur celui du
wishful thinking : « il
faut… il n’y a qu’à… faire ceci ou cela. » pour modifier les
représentations et les comportement des gens. A la question soulevée par ces
assertions : « mais comment faire ceci… ou cela…? », on obtient
soit un silence gêné, soit de fermes visions d’avenir, en général vites
démenties par le cours des événements. En effet, comment changer les mentalités
et les représentations de peuples entiers ? Une telle alchimie sociale ne
s’accomplit point en quelques années. Lorsque tout est à rebâtir, non seulement
le droit institutionnel, le droit public et privé, le droit administratif et
financier, mais aussi et simultanément l’intériorisation de ces jeux
démocratiques et, chose plus complexe et énigmatique, les mœurs d’une nouvelle
convivialité quotidienne, la tâche est titanesque. Le simple bon sens nous a
appris qu’il faut du temps pour forger une nouvelle société. Des élites, si
érudites soient-elles, et la substitution à une économie étatisée d’un
capitalisme s’apparentant à un commerce de bazar, ne suffisent pas à construire
les bases éthiques d’une société civile. Toute l’expérience historique moderne
de l’Europe occidentale prouve combien fut long le temps nécessaire à des
centaines de clercs et de juristes, à des milliers d’artisans, de commerçants
et d’ouvriers, à des centaines de milliers de paysans, tous engagés dans
d’implacables luttes juridiques et économiques, dans de cruels combats sociaux
— en bref dans les combats politiques — pour, avec intelligence,
ruse, courage et parfois abnégation, souvent avec violence, imposer au Prince
ce qui constitue l’essence même du partage des responsabilités, des droits et
des devoirs entre la chose public et la chose privée, à savoir, la volonté
générale et le règne de la Loi.
De fait, tous les plaidoyers velléitaires et moralistes
sur le thème de la « transition » ne traduisent que des jeux
d’intérêts immédiats ; dissimulent aux lecteurs ou aux auditeurs les
difficiles épreuves qui les guettent et, last
but not least, escamotent l’impuissance des intellectuels devant le cours
de l’histoire. Humblement, il convient de mesurer combien nos prévisions les
plus savantes (les plus scientifiques !) ont été souvent démenties par les
événements, et la chute du communisme nous en a récemment offert le plus
éclatant des exemples. Aussi devrait-on faire montre d’un peu de modestie quant
au pouvoir prévisionnel de nos interprétations : elles demeurent toujours
dans l’ordre d’un récit du présent. Comme l’écrivait naguère l’historien Marc
Bloch après la défaite de 1940 : « Les hommes sont toujours plus
proches de leur temps que de leurs pères. » Ni à droite ni à gauche, mais
ailleurs comme l’eût écrit Ernst Jünger, n’hésitons point à énoncer (et non à
dénoncer) la banalité terrifiante des choses et des événements lorsqu’on les
laisse se montrer dans leur réalité phénoménale quotidienne et, surtout,
lorsqu’on ne confond pas le vouloir faire avec le pouvoir faire. Confusion dont
on sait qu’elle mena les communistes à commettre des crimes avec la bonne
conscience que leur donnait leur conviction de changer le peuple pour son bien.
On sait depuis toujours que l’enfer est pavé des meilleures intentions.
Quelle que soit l’option politique de chacun en
Europe de l’Est l’idée d’« entrer en Europe » occupe les pensées de
tous pour se transformer en un slogan positif, « il faut y entrer à tout
prix », ou négatif, “ ne vendons pas le pays aux étrangers », qui ne
change rien au fond de la question soulevée par cette répétitivité obsessionnelle.
Pourquoi une telle obsession ? Que je sache, la Roumanie, par exemple, est
en Europe (fût-elle aux portes de l’Orient, comme mes amis roumains et hongrois
se plaisent à le rappeler, avec un rien de complaisance envers les graves
dysfonctions de leur société). Pourquoi faudrait-il donc entrer en un lieu
quand on y est déjà installé ? D’autre part, pourquoi faudrait-il vendre
le pays aux étrangers ? Il y a belle lurette que la culture, la politique
étrangère et le commerce roumains entretiennent des rapports positifs et/ou
négatifs, c’est-à-dire en symbiose réactive, avec l’Europe et le monde. Questions
paradoxales s’il en est.
Ainsi posées, cependant ces questions sont mal
formulées, c’est pourquoi tant d’énoncés mesquins ou stupides tiennent lieu de
réponses. Pour l’ancienne Europe communiste, la question de l’Europe ne peut comparer
à un retour vers son lieu socio-politique après une longue absence. Encore
faut-il s’assurer qu’en son essence, ce lieu incarne bien la présence
espérée ? Au préalable, il convient donc de s’interroger pour savoir si le
topos géographique nommé Europe est toujours identique à cette Europe
intangible et immuable qui a alimenté cette espérance. En d’autres mots : l’Europe
existe-t-elle encore ? Ou, en termes heideggeriens : qu’elle est
l’essence (Wesen) de
l’Étant-Europe ? Ainsi posée, la question se montre sous un jour beaucoup
plus complexe, parce qu’elle a pour lieu le développement même de la dernière
métaphysique.
Que le lecteur me pardonne de pasticher
Nietzsche pendant un court moment. Sa verve pénétrante et iconoclaste nous
aidera à mieux saisir l’enjeu de la question. Dans deux textes fort célèbres[1],
Nietzsche nous parle des « hommes sans-patrie »[2] comme
des hommes de l’avenir. Quels sont donc les caractères de ces
« sans-patrie » qui seraient le sel de la terre ? Nietzsche
aurait dit à peu près cela :
— Nous ne concevons rien, nous ne voulons
revenir à aucune sorte de passé. Nous ne sommes pas libéraux, nous ne
travaillons pas pour le progrès, car il travaille fort bien sans nous. Nous
n’écoutons pas les sirènes du marché ni celle de la socialisation de la
production : toutes conduisent à la médiocrité des esprits. Les
sans-patrie ne doivent pas s’accommoder de l’air du temps, se laisser laminer
par le prêt-à-penser. C’est pour cela que nous n’aimons pas l’humanité en
général au nom d’un système philosophique qui réduit le réel aux termes d’un
logos identifié la subjectivité. Jamais nous ne tomberons dans le piège d’une
autre illusion, jamais nous ne nous ferons les porte-parole du nationalisme et
de la haine raciale au nom d’une quelconque essence inamissible d’un peuple.
— Et puis, certains dirons que nous sommes
trop désinvoltes ou trop malicieux ; d’autres nous envierons parce que
nous sommes trop gâtés. Peut-être sommes-nous tout cela, mais nous n’y
prendrons pas garde, car de longue date nous repoussons avec hauteur les
vaticinations des hommes du ressentiment.
— Nietzsche eût dit encore : nous avons
trop voyagé, nous sommes trop avertis ; j’ajouterais, quant à moi, que
nous sommes trop soupçonneux, du simple fait qu’à la fin de ce siècle, il nous
est échu d’être les héritiers des bourreaux pour certains, des victimes pour
d’autres, et pour tous d’être les témoins — Est et Ouest confondus —
des plus grandes aventures mortifères qu’ait jamais inventées et instrumentées
l’Europe.
—
Nous, les sans-patrie, il nous faudrait vivre éloignés, à l’écart, dans les
montagnes, dans les forêts écrivait naguère Ernst Jünger dans le Walgänger. Il nous faut être
« inactuels », nous épargner les vitupérations des moralistes
vaniteux sachant toujours s’adapter à l’actualité et se conformer à toutes les
politiques à courte vue, qui ne font que perpétuer la convoitise, la vengeance,
la haine, le morcellement : autant de prémisses à la tyrannie du présent exercée
au nom de l’éternité.
— Enfin, nous les sans-patrie, nous sommes des
hommes modernes qui ne participent point à l’auto-idôlatrie de l’homme, que
celle-ci s’incarne dans la haine de l’autre quel qu’il soit, de l’autre
archaïque s’il existe encore, ou de l’autre comme figure négative du même dans
le miroir de son « ipséité »[3].
C’est que, d’abord, nous répudions l’auto-idôlatrie de l’homme qui se manifeste
dans un individualisme où le sens de l’être repose sur l’homme lui-même, mais
où, dans le piège du langage de l’objectivation infinie engendrée par la
rationalité du calcul, se dissimule le véritable Veau d’or de la productivité
— ce que Gianni Vattimo nomme « l’usure de l’être par la valeur
d’échange », Remo Guidieri « la confusion de l’être avec le
bien-être » et Gilles Lipovetski « la substitution du bien-être au
Bon ». Nous les sans-patrie, nous constatons le triomphe de l’immanence,
aussi bien celle qui se donne dans
l’objectivation actualisante et historiciste du peuple sur le mode du Volk und Macht, que celle qui, en dernière
instance, balayant et la Politique et l’Éthique, a réduit l’homme à n’être plus
qu’un producteur-consommateur-chômeur.
Face à cette auto-idôlatrie, l’homme a perdu non
seulement tout sens de la transcendance, mais plus encore toute capacité d’en ouvrir
les possibilités qui ne soient point des simulacres. Face à cette domination du
négativisme de l’autre ou du productivisme autonome, sans foi ni loi, Gérard
Granel nous engage à entrer en dissidence, au nom de la Politique et de
l’Éthique, dans une voie éminemment « inactuelle » : celle de la
pensée critique de la logicité généralisée et de la vacuité de toute
reconstruction objectiviste de l’Étant réduit à la subjectivité apodictique d’un
quelconque ego.
C’est
pourquoi je souhaiterais, en quelques phrases trop rapides certes, revenir sur
des assertions anthropologiques quelque peu étranges sous la plume du dernier
métaphysicien d’envergure, (et de quelle envergure !), je veux dire Husserl,
qui, au crépuscule de sa vie, avertissait l’Europe, qu’il vénérait tant, de la
catastrophe imminente qui menaçait d’en détruire la figure spirituelle. Grâce à
ces quelques remarques nous devinerons où se situaient les impasses de sa
métaphysique ultime et où, sous l’une des plus hautes tenues morales de
l’Entre-deux-guerres, les meilleurs intentions humanistes pouvaient mener une
pensée magistrale, guidée par la volonté de reconstruire la spiritualité
européenne sur la base d’une fondation logique, pure et sans reste de la
rationalité, vers une vision dangereusement ethnocentrique et uniforme du futur
de l’homme, celle précisément qu’accomplit pleinement notre présent.
Toutefois, il me faut commencer par la fin et
citer la conclusion de la célèbre conférence de Vienne donnée en… 1935[4] :
« La crise de l’existence européenne ne
peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère
à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la
barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la
philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le
naturalisme. Le plus grand danger de l’Europe est la lassitude. Combattons en
tant que « bons Européens » [5]
contre ce danger des dangers, avec cette vaillance qui ne s’effraye pas non
plus de l’infinité du combat, et nous verrons alors sortir du brasier
nihiliste, du feu roulant du désespoir qui doute de la vocation de l’Occident à
l’égard de l’humanité, des cendres de la grande lassitude, le Phénix ressuscité
d’une nouvelle vie intérieure et d’un nouveau souffle spirituel, gage d’un
grand et long avenir pour l’humanité : car l’esprit seul est immortel.[6] »
Une telle profession de foi doit émouvoir et
forcer le respect, et cela d’autant plus que nous sommes en 1935, quatre ans
avant la plus grande guerre civile généralisée qu’ait engendrée l’Europe,
entraînant à sa suite le reste du monde ; huit ans avant la mise en marche
des Goulags en Europe de l’Est — mais, rappelons-le, lorsque la machinerie
du Goulag soviétique tournait déjà à plein rendement.
Husserl traçait ainsi la plus élevée des figures
spirituelles que l’Europe devait se donner à elle-même. Or, nous savons que
l’Europe ne s’est point rétablie sur le fond de cette spiritualité rationnelle,
mais sur le fond d’une autre rationalité, séparée de tout fondement
transcendant : le Capital en tant que calcul procédant d’une objectivation
infinie du temps et du monde. Cette objectivation, c’est la science comme
innovation technique déliée de toute conscience de ses fins, c’est
l’organisation temporelle de tout le socius
autour de la mise en production de ces innovations et, grâce à la stimulation
publicitaire lancinante, c’est la subordination de la sphère privée à la seule
consommation de ces innovations ; en bref, c’est la substitution à toute
conscience politique et éthique d’une conscience économique, qui fait de la
nouveauté infinie des choses le monde comme physis.
Et considère le marché comme loi unique du devenir humain. On peut dire qu’avec
Husserl se soldait par un échec le plus somptueux, le plus puissant effort
jamais tenté par la pensée humaine pour forger une nouvelle morale sur le verbe
de la rationalité, et ce jusqu’au « principe
des principes » de la science, c’est-à-dire, dans le vocabulaire
husserlien, jusqu’au principe des principes de la philosophie.
Toutefois, la figure spirituelle de l’Europe
forgée par le plus grand des métaphysiciens prend un aspect inquiétant dans le
cours du même texte, où des phrases apparaissent, lourdes d’un sens terrifiant,
quoique je ne prétende point que ce sens ait eu de quelconques conséquences
pratiques. En effet, le métaphysicien n’a pas d’influence sur le cours politique
et social des événements ; en revanche, il les repère et les reflète dans
l’idiosyncrasie de son langage :
« Au sens spirituel, il est manifeste que
les dominions anglais, les États-Unis, etc., appartiennent à l’Europe, mais non
pas les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines, ni les Tziganes qui
vagabondent perpétuellement en Europe. »
Husserl ajoute,
« Il y a dans l’Europe quelque chose d’un
genre unique, que tout les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous,
et qui est pour eux, indépendamment de toute question d’utilité, et même si
leur volonté de conserver leur esprit propre reste inentamée, une incitation à
s’européaniser toujours davantage, alors que nous (si nous avons une bonne
compréhension de nous-mêmes) nous ne nous indianiserons (par exemple)
jamais. »
En somme, Husserl oppose ce qu’ailleurs il appel
des « humanités naturelles » à l’humanité accomplie dans sa propre
historicité et ayant la conscience de cette historicité ; humanité qui
n’est autre que cette Europe moderne, certes venue des Grecs (quoique pour
Husserl, et malgré leurs efforts, les Grecs soient restés encore dans la
finitude), mais essentiellement animée par l’infinité des objectivations
cartésiennes, qu’il « rétroprojecte, comme l’écrit Gérard Granel, sur la
logique platonicienne[7]. »
Quid, alors, de Babylone et de l’Égypte pharaonique, victimes à coup sûr de ce
naturalisme prélogique propre à toute humanité qui ne s’est pas encore accomplie
dans la rationalité scientifique et la claire conscience de cette
rationalité ? Quid de l’Inde, et surtout de la Chine, quatre fois
millénaires, et qui, par delà les expansions et les chutes, les dépeçages
opérés par les puissances occidentales, puis la victoire de l’unité nationale
réalisée par les communistes et, parvenue, aujourd’hui, au seuil d’un
redoutable capitalisme, maintiennent avec une fermeté sans pareil la conscience
de leur singularité ? Est-ce par hasard que la Chine s’autodésigne comme l’empire
du milieu ? Ou est-elle en train de devenir le centre du futur capitalisme
asiatique (peut-être du capitalisme mondial ?), qu’aujourd’hui les
États-Unis redoutent à travers sa première figure triomphante, le Japon ?
Il est vrai que cette Europe spirituelle dont
parle Husserl a préparé la conquête du monde, même si, pour rester au niveau
anthropologique, cette conquête s’est faite d’abord par la croix et le sabre,
sous l’empire de la soif d’or et au nom de la transcendance chrétienne ; puis
par l’extension du commerce des esclaves, par la vente d’objets de pacotille et
de tissus, par la culture de la canne à sucre — en bref, sous la loi
d’airain du célèbre commerce triangulaire.[8] Cette
conquête s’est déployée ensuite la colonisation, étendue aux limites des terres
connues, pour enfin se parachever avec la décolonisation et le piège de la
dette.[9]. En
cinq siècles, l’immanence a signé sa victoire. Si bien que dès le XVIIIe siècle, le terrain était largement préparé
pour puisse se déployer sans frein le productivisme logico-financier généralisé
du XXe.
Cependant, de la parole de Husserl s’élève a contrario une vérité impensée en son
fond. Parce qu’il était le dernier et le plus puissant des penseurs classiques,
et non le premier de nos contemporains, Husserl était inattentif à certains
événements de son temps. A l’évidence, les peuples du monde se sont
européanisés, ou mieux occidentalisés, mais nous autres Européens, nous les Occidentaux,
ne nous sommes-nous pas en quelque sorte « indianisés » ? Depuis
le début du XXe siècle nous assistons à une véritable exotisation
de l’Occident, que l’on constate dans le commerce quotidien, dans les
modifications de nos habitudes alimentaires et de nos modes vestimentaires, celles
de nos goûts musicaux et plastiques, jusqu’à l’engouement pour les religions
orientales, que certains pratiquent (consomment dirais-je !) comme
d’autres le jogging ou le body-building. Exotisation qui se
manifeste encore par l’extension du tourisme de masse, tandis que les ghettos
du tiers monde se multiplient au sein même des grandes métropoles européennes,
dont les monuments représentaient jadis l’une des signatures métaphysiques de
l’Europe spirituelle. En effet, dès lors que cette figure spirituelle s’est
déliée de la transcendance de son origine, elle a pu, sans réserve, phagocyter,
annexer, ingérer, digérer, commercialiser, l’ensemble des cultures du monde. Or
la première manifestation de ce pouvoir intégratif et syncrétique est
parfaitement saisissable dans le devenir des arts contemporains et dans le
triomphe de leur mercantilisation sous diverses formes abâtardies.
On le sait, Husserl avait tenté de résoudre la
crise des fondements qui, à la fin du siècle dernier, se posait à la
philosophie sous l’urgence des questions soulevées par les découvertes des
nouvelles mathématiques et des sciences. A la même époque, l’art occidental
doutait de l’idea de beauté
néoplatonicienne héritée de la Renaissance et souffrait d’une crise toute aussi
grave : celle des fondements de la représentation de l’objet. C’est pour
résoudre cette crise que les artistes eurent recours à la primitivité pour en
capter la forme (sans bien sûr pouvoir en saisir l’esprit en sa transcendance propre).
C’est dans l’art que s’incarnèrent les prémisses de cette nouvelle figure
unitaire que constitue l’européanisation du monde, laquelle signe, en apparence
paradoxalement, la fin de la spiritualité européenne. Alors, s’engendre une
nouvelle figure, celle des États-Unis, non plus comme simple hypostase de
l’Europe, mais comme occidentalisation du monde. C’est en cette nouvelle figure
que se délierait toute transcendance et que se réaliserait la captation
généralisée non seulement de l’autre « exotique », mais, aussi, de
nous-mêmes Européens.[10]
Ce n’est pas l’effet du hasard si, au tournant
des années 1950 et après les premières tentatives européennes (cubisme,
expressionnisme allemand, surréalisme), la captation des arts primitifs se
généralise au États-Unis, et si, après avoir exterminé ses Indiens, l’Amérique
du Nord rend enfin hommage à l’un de ses plus grands artistes contemporains,
Jackson Pollock, dont les œuvres de la dernière période, le dripping, s’inspirent directement des
dessins sur le sable des Peaux-Rouges. Ce n’est pas l’effet du hasard si, à New
York, en 1982, le MOMA organisait la plus importante exposition sur le thème, Le primitivisme dans les arts du XXe siècle ; et si à Paris, en 1988,
le musée national d’art contemporain de Beaubourg mettait en scène l’un des
plus importants spectacles d’art vivant sous le titre, Les magiciens de la Terre, lequel offrait aux visiteurs-spectateurs
un ensemble de rencontres, de confrontations, de co-réalisations d’œuvres entre
des artisans, des sorciers, des shamans indigènes (Africains, Indiens des deux
Amériques, Hindous, Haïtiens, Aborigènes australiens, Polynésiens, Mélanésiens)
et des artistes plastiques contemporains en renom, venus du monde entier. Avec
le dérisoire du Ready-made ou celui
de l’Arte povera — fait d’objets
industriels ou de déchets de la société de consommation — nous sommes
confrontés à la fin des valeurs esthétiques sur le mode du
« tout-est-possible », quand l’art lui-même devient un marché qui
s’intègre au marché général des valeurs financières dans le grand jeu
spéculatif planétaire.
Ce n’est pas non plus l’effet du hasard si,
après avoir été confiné dans les ghettos noirs, le jazz (forme syncrétique mêlant
les musiques européennes et africaines[11]),
sous diverses formes commerciales des plus bâtardes, conquiert le monde, et si,
exemple parmi tant d’autres, les Beattles ont su accorder avec génie les
musiques indiennes au rythme syncopé du ragtime[12]. Un
peu plus tard, toute une pléiade de chanteurs américains opposés à la guerre du
Vietnam et à l’American way of life,
les Hippies, lançaient sur le marché,
lors de concerts monstrueux (5OO.OOO spectateurs à Central Park en
1969 !), leurs disques et une nouvelle mode vestimentaire indienne, comme
plus tard, dans le contexte du libéralisme reaganien, les Punks et les Rapeurs
le feront, en mêlant aux rudes et frustes musiques d’un Schprache Gesang populaire, venu des ghettos urbains, un style
vestimentaire de voyous et le commerce des disques, des cassettes et des
vidéo-clips.
Cela ressortit à notre modernité, à celle que
nous vivons tous les jours, à tout ce qu’apprécient nos enfants et nos
étudiants. Or cette mutation des goûts, des aspirations, des modèles idéaux, ce
renversement des valeurs du Beau, du Bon et du Vrai à l’échelle de la
démocratie de masse, ne s’est point accompli dans le champ d’une rationalité
spirituelle reconquise sur la barbarie de théo-téléologies politiques déliées
de toute morale (le fascisme, le nazisme et le communisme réel), mais bien sur
l’effacement même de la morale, de la politique et de l’esthétique au profit de
l’économique. Aussi n’est-ce pas tant dans le cadre archaïque de nos
universités, tardives et dérisoires héritières de l’idéalisme allemand
abâtardi, que les jeunes générations du postcommunisme s’occidentalisent, mais
bien d’avantage à travers l’explosion du jazz, du rock, du pop et du rap
roumains, hongrois, slovaques, polonais, russes, etc., et lors des fréquents
concerts internationaux qui se donnent partout en Europe de l’Est, devant des
foules de jeunes innombrables et enthousiastes. C’est en créant des Total Art Shows (musiques et
installations), ou en y participant, que la jeunesse universitaire et
artistique s’intègre au mouvement général du monde[13]. A
ce propos, il convient de se souvenir que la personnalité qui, lors de sa
visite en Roumanie postcommuniste, obtint le plus de succès n’est ni le roi
Michel ni les divers chefs politiques d’Occident qui s’y succèdent depuis 1990,
mais Michaël Jackson — dont les tournées de concerts sont organisées par
la firme Pepsi-Cola —, qui s’est permis de faire attendre sous la pluie et
le Président de la République et le Premier ministre. Un tel événement doit
être non seulement apprécié à sa juste « valeur » — c’est-à-dire
en référence à toutes les valeurs du Show
business et du commerce qu’il représente et masque à la fois[14] —,
mais, plus encore, pensé en sa signification historiale.
Où est l’Europe aujourd’hui ? Où est cette
Europe qui inventa la rationalité et la mit au service de la logique de la
productivité ? Elle est partout. C’est l’Europe géographique à coup sûr,
mais ce sont plus encore ses hypostases prodigues, l’Amérique du Nord, le
Japon, Bangkok, Singapour, Hong Kong, Taiwan, La Corée du Sud, la Chine,
l’Afrique du Sud, l’Irak, la Syrie, Israël, le Mexique, l’Argentine, le Brésil.
L’« Étant-Europe » se présente donc partout, c’est-à-dire nulle part. L’Europe, comme figure inaugurale de la
mobilisation générale du Travailleur (Der
Arbeiter)[15] et comme modèle social de
la productivité, s’est autodissoute en une occidentalisation du monde et une
tiersmondisation de l’Occident. Dans le domaine de la culture,
l’occidentalisation se montre dans la multiplication des syncrétismes où se
rassemblent, avec une simultanéité et une interchangeabilité infinie, toutes
les cultures du monde, expliquées (comme des lois physiques), folklorisées
(comme des spectacles de variétés) et mercantilisées (comme une quelconque
marchandise). C’est encore, en sa volonté de neutralité axiologique, la manière
dont le langage des sciences sociales réduit toute différence culturelle à
l’innocence d’une métalangue qui tient ses origines de la métaphysique
européenne — comme si l’idiosyncrasie des langues naturelles pouvait se
réduire à la subjectivité d’un logos objectivant la vie sous la forme de
calculs statistiques ou de prédicats logiques. Penser ainsi, c’est
véritablement identifier la vie (l’Étant en ses diverses guises) à une
temporalité conçue selon les rythmes de la productivité industrielle et selon
les exigences du logico-financier[16].
Demeure cependant une seule différence, qui n’est plus de culture ou de
civilisation, ou si l’on préfère de transcendance : c’est celle qui se
fonde sur la manière dont l’effacement progressif de la transcendance a préparé
les peuples à se soumettre à la logique de la techno-finance sous la domination
de son immanence. Aussi le monde comme unité et totalité incarnée de cette
logique — laquelle abolit toute espèce de reconstruction différentielle
entre l’essence et l’apparence, l’esprit et la substance, le mot et la
chose — n’est-il plus un rêve ou un cauchemar, mais la seule réalité,
concrète et abstraite à la fois, qui modèle notre expérience existentielle. Or
cette réalité n’est en rien l’accomplissement d’une quelconque philosophie
transcendantale, mais la représentation que se donne d’elle-même la réalité
économique générale (la Sainte trinité de la production-consommation-profit)
qui nous domine, et dans laquelle il nous faudra vivre parce qu’elle est
devenue notre nature (physis).
Répétons-le, l’Europe originaire — celle
qui jaillit telle quelle dans le questionnement grec inaugural de la tragédie
et de la philosophie — demeure encore vivante dans le dédale nos mémoires,
elle n’est plus, comme l’écrivait Nietzsche il y a plus d’un siècle, « que
dans trente très vieux livres qui n’ont jamais vieilli ». Force nous est
donc de constater, même tardivement, que dès longtemps l’Europe n’était plus
qu’un souvenir d’Europe, ou mieux, qu’une anamorphose de l’Europe — laquelle
n’est plus là où on croient la rencontrer, sans qu’elle se soit pour autant
véritablement déplacée. L’Europe s’est étendue comme une nappe de pétrole au
milieu de l’océan, et, s’étendant et se distendant, elle s’est, au propre comme
au figuré, transformée en occidentalisation syncrétique. Illusions, fantasmes,
rêves, ombres erratiques, traces fantomatiques : l’Europe s’est
archéologisée et muséographiée. Dorénavant la formulation de notre question
initiale, « Comment entrer en Europe ? », a perdu toute
pertinence.
Une fois le mur de Berlin tombé, elle nous
semblait grande ouverte la porte de cette Europe tant convoitée !
Cependant, et très rapidement, nous avons découvert, d’abord émerveillés, ensuite
surpris, enfin désorientés, que le mur n’était qu’un miroir qui, une fois
brisé, dévoilait l’espace des rêves et des fantasmes dans lesquels des pouvoirs
devenus absurdes nous avaient confinés. L’Europe comme solution à nos problèmes
quotidiens s’est muée en illusion dès lors que nous nous sommes pliés avec
enthousiasme aux lois de l’économie de marché, en les confondant avec celles de
la démocratie et de la société civile. Or le marché, comme destin historial de
la modernité tardive et comme figure de l’occidentalisation du monde (avec son
revers, la tiersmondisation de l’Occident), se déploie dans sa vérité la plus
radicale hors de l’Europe géographique et des États-Unis, en investissant des
formes d’organisations politiques et sociales où la démocratie et la société
civile brillent par leur absence. Aujourd’hui, partout où triomphe le
capitalisme le plus efficace (en Asie par exemple, qu’il soit en expansion ou
en crise), dominent des formes de pouvoir politique qui n’ont plus rien de
commun avec celles qui forgèrent naguère l’austère modèle du capitalisme
européen classique, tel que Max Weber en formalisa le type idéal. Ce mouvement
est si puissant — si vrai historialement — que le nouveau capitalisme
occidental (celui de la société de consommation et de la révolution
informatique et télématique) déserte ses zones géographiques de production
(l’Europe géographique et les États-Unis,) pour s’installer en des lieux où les
lois peu soucieuses des citoyens et du bien public, ne contrôlent pas l’essort
du profit[17]. Il n’y a là que
l’accomplissement logico-financier du destin de la modernité tardive, avec son
reste logique intégré, le chômage. Aussi, ce que d’aucuns définissent en Europe
de l’Est postcommuniste comme le moment difficile à surmonter de la « transition »
(la « thérapie de choc »), n’est-il, en fin de compte, qu’un discours
illusoire masquant le devenir général de l’occidentalisation capitaliste du
monde — en fait sa déterritorialisation, ce qu’après les entreprises multi-nationales on définit à présent
comme les firmes trans-nationales, sans cesse à la recherche de nouveaux marchés
et d’une maximisation infinie des profits. Toute fausse honte humaniste bue, la
« transition » devra être un jour assumée comme la finalité en-soi de
l’« Étant-Occident » dans sa totalité, Est, Ouest, Nord et Sud
confondus : ce qu’en termes politico-économiques on appelle pompeusement
« Le nouvel ordre économique international ». Il n’y a là ni entrée
ni sortie, ni ouverture ni fermeture, mais une totalité qui nous meut, nous
agit, et dont nous sommes les acteurs consentants ou rebelles, selon le rôle et
la place que nous attribue, à un moment donné du devenir historial occidental,
la division internationale du travail, du rendement et du profit dans son
immanence logico-financière.
C’est donc à nous, hommes sans-patrie de la
modernité tardive, qu’est échu la tâche redoutable de penser ce nouveau
monde ; de le penser sans la nostalgie d’un passé à reconstruire (souvent
mystifié par la nature romanesque du récit historique[18]),
mais aussi sans illusions naïves ni intérêts mesquins quant à la possibilité de
lui fournir un fondement transcendantal qui, à présent, n’est jamais autre
chose que le masque grimaçant ou séduisant de la domination de l’immanence ou,
en d’autres mots, celui de la domination du nihilisme.
* Première publication
dans la Revue des études slaves, Tome
66, fasc. 1, 1994. Dans la présente version révisée, ce texte doit
beaucoup à de nombreuses discussions avec mes collègues et amis de Cluj, avec Aurel
Codoban, Ciprian Mihali, Monica Ghet, István Horváth, Andor Horváth, feu Pompiliu
Teodor, et avec ceux de Budapest, feu Zádor Tordai, Gaspár Miklós Tamás, Attila
Melegh, Mihai Vajda, feu Gyula Benda.
[1]Le Gai savoir (1883-87, aphorisme 377), trad. Pierre Klossowski ; Par-delà le bien et le mal (1886,
aphorisme 256), trad. Geneviève Bianquis.
[2]« sans-patrie » n’est ni identique à
« apatride » — concept de droit international — ni à
« heimatloss », sans
racine. Les « sans-patrie » rappellent ceux qui sont les gardiens
d’un questionnement qui lentement s’oublie, celui qui, jadis, inaugura la
parole philosophique.
[3]Claude Karnoouh, cf. chapitre précédent.
[4]E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne
et la philosophie », in La Crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris
1976. Dans la traduction de Gérard Granel.
[5]« bons Européens », est pris ici par Husserl
au sens que Nietzsche donnait à ce terme. En 1935, il lui fallait montrer une
grande lucidité et un non moins grand courage pour reprendre à son compte ce
terme quand les nazis, à total contresens, tentaient de s’approprier le penseur
allemand qui, sans relâche, avait dénoncé la caricature de l’esprit allemand
dès lors qu’il se donne comme expression de son nationalisme. Cf., La deuxième
conférence sur L’Avenir de nos
établissements d’enseignement.
[6]Pour une interprétation du concept
d’« esprit » chez Husserl et Heidegger, cf. Jacques Derrida, De l’esprit, Galilée, Paris 1991.
[7]Cf. le commentaire de Gérard Granel, « L’Europe
de Husserl », in Écrits logiques et
politiques, Galilée, Paris 1992.
[8] Cf. Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, op. cit, chap. I, « Babel ».
[9]Georges Corm, Dette
et développement, Publisud, Paris 1982.
Georges Corm, Le Nouveau désordre économique mondial,
La Découverte, Paris 1993.
[10] A ce sujet, il n’est pas sans intérêt de remarquer
combien nos grandes métropoles européennes ressemblent de plus en plus à des
villes-musées (des villes mortes !) où fleurit le commerce de la pacotille
touristique. Ainsi, elles ont perdu cette l’intensité de la vie sociale qui les
caractérisait jusqu’au tournant des années 1950 — la diversité des groupes
sociaux et professionnels — et qui a tant nourri le roman naturaliste de
Balzac à Céline.
[11]Dès le premier tiers de ce siècle, le jazz influence
certains musiciens encore classiques tels que Ravel, Stravinsky, Honegger et
les membres du Groupe des Six, mais avec George Gerswhin (Rhapsody in Blue) et plus tard Leonard Bernstein (West Side Story) on voit naître et
s’imposer le véritable style occidental. Après les années 1950 on constate
l’influence de la musique contemporaine sur le jazz ainsi que la composition
d’œuvres de jazz pour des orchestres symphoniques (The Queen Fancy par le Modern Jazz Quartet accompagné par
l’orchestre symphonique de Berlin) .
[12]Il faudrait des études précises pour saisir comment,
après le jazz, d’autres musiques syncrétiques, et en particulier celles venues
d’Amérique latine, ont peu à peu acquis leurs lettres de noblesse dans le
monde de la musique de variété occidentale. Je songe à la rumba, la samba, la
cucaracha, la bossa-nova, mais aussi aux succès et presque au culte en Occident,
d’un chanteur comme Bob Marley, venu de la Jamaïque. Je songe encore à toutes
les nouvelles formes de musiques d’Afrique noire qui, depuis trente ans, ont
réinterprété et réacculturé dans leurs traditions le jazz et les rythmes Afro-cubains ; sans oublier le Rai, ultime synthèse de musiques kabyles
d’Afrique du Nord et de Pop Music,
très populaire en Tunisie, au Maroc, en Algérie, en France, en Italie, en
Allemagne, en Belgique et en Espagne.
[13]L’administration des postes des États-Unis d’Amérique
vient d’imprimer une série de sept timbres à l’effigie de sept vedettes du rock
et du pop. Il y a un an, cette même administration rendait hommage au King du rock’n roll, Elvis Presley, en
imprimant cinq cent millions de timbres à son effigie.
[14]Aujourd’hui, la firme Coca-Cola détient la première
place parmi les investisseurs privés étrangers en Roumanie (80 millions de
dollars) avec la création de trois usines : à Oradea, Constan†a et
Bucarest. Mais Pepsi-Cola n’est pas en reste et « contre-attaque »
(sic !)… en Hongrie en y investissant 115 millions de dollars sur cinq
ans. Cf., Courrier international,
15-21 avril 1993, n° 128, p. 17.
[15]La formule est d’Ernst Jünger. Cf., Der Arbeiter, op.cit.
[16]Michel Henry, La
Barbarie, Grasset 1987.
Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une
catastrophe. Odile Jacob, Paris 1990.
[17]Cf., Claude Julien, « Muets sont les dieux du
marché. La ballade des prétendus », in Le
Monde diplomatique, décembre 1992.
Roland Lew (Université
Libre de Bruxelles) : « Le développement du capitalisme en Chine
communiste », in Le Monde
diplomatique, février 1993.
[18]Paul Ricœur, Temps
et récit III. Le temps raconté, chap. 5, « L’entrecroisement de
l’histoire et de la fiction », pp. 264-279, Seuil, Paris 1985.
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