samedi 15 juin 2013

Éloge de l'éclectisme et critique des sciences humaines


Éloge de l’éclectisme et critique des sciences humaines*

« Nous sommes là, petits individus, devant ce qu’on nomme les ‘masses’, exprimant par cette métaphore notre impuissance à former le réel. »
Denis de Rougemont[1]

« Tout groupe humain qui exerce une puissance l’exerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance ; c’est là une question de vie ou de mort. »
Simone Weil[2]

Selon une méthode éprouvée, quelques jours après notre arrivée au Collegium, par un bel après-midi d’Automne, pendant l’exceptionnel été indien dont le ciel nous gratifia cette année, la direction nous convia à une réunion, à fin que nous nous présentions les uns aux autres pour nous mieux connaître. Ainsi, chacun put mettre un visage sur un nom lu dans le vade-mecum qui nous avait été envoyé, écouter une voix, déchiffrer un regard ou des gestes.
Quoique informel, notre symposium n’en manifestait pas moins quelque raideur due à une situation inconnue, où, peut-être, pour les plus jeunes d’entre nous, perçait une certaine appréhension, audible à l’intonation de la voix. Ainsi, chaque Fellow exposa librement ses préoccupations professionnelles, l’orientation de ses recherches et ce qu’il souhaitait accomplir durant son séjour au Collegium. Avec précision et concision, chacun commença par se définir en fonction d’une spécialité, délimitant ainsi les limites de son travail, dessinant le contour d’un territoire du savoir et, par là même, l’étendue de ses compétences.
Lorsque vint mon tour, je ressentis le léger malaise qui m’étreint chaque fois que je suis soumis à ce genre d’épreuve. Une fois encore, je formulai difficilement une définition de l’objet de mes recherches. Sur le vade-mecum du Collegium il était écrit que j’étais historien, c’était une erreur : selon la classification des critères universitaires je ne le suis point, même s’il m’arrive d’utiliser abondamment les travaux des historiens. J’aurais pu dire, « je suis anthropologue », ce que je fus naguère, puisque pendant une quinzaine d’années j’ai pratiqué des enquêtes de terrain parmi les paysans et les villages archaïques des vallées situées au Nord-Est des Carpathes roumaines. Or, après avoir écrit un livre et rédigé quelques articles à leur sujet, et sur des questions soulevées par la pratique effective de l’anthropologie — c’est-à-dire tant par la construction de son objet que par le rapport subjectif qui s’instaure avec les indigènes au travers d’une langue qu’il faut apprendre —, m’ont conduit à interroger la nature de l’objet qu’on a coutume de nommer le « primitif », le « sauvage », le « paysan archaïque », en bref, et quel qu’en soit le nom, je me suis attaché à ce qui ressort du discours anthropologique sous les nom génériques de « traditions et coutumes ». J’ai donc commencé à soumettre ce matériau « archaïque » — en l’espèce, les hommes des Carpathes dans leurs énonciations poétiques et leurs rites —, à un autre type de questionnement, qui partait de leurs propres catégories afin de mettre à l’épreuve ce que Léo Strauss m’avait enseigné du commentaire de la philosophie grecque, à savoir qu’il convient de comprendre les hommes comme ils se comprenaient ou se comprennent eux-mêmes. En d’autres termes, je m’engageais sur la voie d’une herméneutique phénoménologique, immergée dans une traduction qui écarte d’emblée toute ambition explicative au profit d’une interprétation, laquelle n’est rien moins qu’une donation de sens consciemment assumée dans l’origine même de son élaboration, ou, comme l’écrivait à peu près Heidegger dans Was Heißt Denken[3] : traduire c’est traduire dans la langue même qui l’énonce, ou si l’on préfère traduire comme le pense le sujet de l’énonciation avant même de transposer le dire dans une autre langue, ce qui suppose une double traduction qui inclut le penser du traduire dans l’origine de sa possibilité.
En conséquence, pour être pleinement assurée de ses limites, une telle approche exige un questionnement en direction du statut philosophique qui sous-tend les discours fondateurs des champs épistémologiques des sciences humaines ou sociales qui font appel, en abondance, à l’archaïque : on les nomme folklore, ethnographie, ethnologie, muséographie des objets populaires, histoire sociale, philosophie politique, voire, en Europe centrale et orientale, inspirée de la pensée allemande, philosophie sociale. C’est pourquoi depuis une dizaine d’années je m’essaie à déconstruire la constitution de ces divers champs du savoir (de ces catégories homologantes, pour rappeler la formulation du philosophe italien Gianni Vattimo). Or une telle démarche ouvre une méditation, non seulement sur la fabrication de syncrétismes interprétatifs, mais encore sur leur généalogie ; on s’aperçoit alors qu’ils tirent, sans doute possible, la substance de leurs discours de l’émergence de la modernité, d’abord philosophique, ensuite sociale et économique. Donner des explications à l’archaïsme dans l’épistémè des sciences humaines, c’est, non seulement « faire du moderne », mais, par essence, se placer d’emblée dans le mode-à-être de la modernité, c’est-à-dire s’immerger, fût-ce au nom d’une axiologie conservatrice, dans le nihilisme des valeurs propre au mode de pensée de la science. En effet, en tant que sciences, dont le modèle idéal demeure les sciences de la nature, les sciences humaines sont soumises à de permanentes révisions de leurs conclusions en fonction de l’esprit du présent qui commande toujours la lecture du passé ou de l’altérité culturelle. Cette nécessité, qui confère « dignité scientifique » aux sciences sociales, induit une perpétuelle actualisation (ce que l’on pourrait envisager comme l’un des aspects de l’eschatologie temporelle propre au moderne) où gît, volens nolens, la dénégation du fondement originel de l’archaïsme, lequel se pense toujours dans l’« éternel retour du même » ou, si l’on préfère, dans une temporalité du présent où s’associent, se conjuguent, et finalement se fondent, le passé et le futur : passé antérieur adjoint au futur antérieur.
Si, à l’évidence, pour le « primitif » il n’y a pas d’archaïsme, ce vocable marque pour nous une différence irréductible : il traduit ce qui n’est jamais nous, mais la présence d’un mode-à-être-dans-le-monde (dans sa simple et énigmatique présence), lequel nous a désertés depuis fort longtemps. Pour le moderne, malgré ses dénégations, il n’y a donc jamais de primitif en-soi. Le primitif comme sujet discursif des sciences humaines n’existe que par la volonté de savoir du moderne, qui le construit comme catégorie opposée à lui-même, comme altérité radicale idéelle, idéale et systématiquement annihilée par le moderne lui-même[4], et ce, quelles que soient les valeurs, positives ou négatives, qu’on lui attribue : Paradis perdu ou Âge d’or pour les uns, temps des ténèbres et de la barbarie pour les autres, ces attributs n’ont jamais de près ou de loin appartenu à la pensée indigène. De tels jugements traduisent les effets d’une axiologie qui procède de nous-mêmes, les modernes, et dont les prémisses doivent être recherchées dans l’origine grecque de notre modernité, dans le Cratyle (les réflexions contradictoires sur l’origine de la langue)[5] ou La République  (sur les formes du Politique et leurs contradictions)[6] par exemple. Aussi, tant en fait qu’en droit, la possibilité de tenir un discours sur l’archaïsme, tout en assumant cette altérité sans identification, ne peut-être recherchée que dans la posture herméneutique. En revanche, tout discours thématisant le primitif à partir d’une axiomatique scientifique, c’est-à-dire au sein d’un corps de concepts théoriques a priori, ne fait que le trahir. En dépit de ses anciens plaidoyers pour la réalisation d’une anthropologie scientifique, Claude Lévi-Strauss affirmait sereinement dans une interview publiée dans le journal Le Monde en 1996 : « Les sciences sociales ne sont des sciences que par une flatteuse imposture », redécouvrant ainsi une conviction partagée par Wittgenstein.
Si l’on souhaite pénétrer plus avant le rapport du moderne au primitif, il faut aborder les arts occidentaux. En effet, dès lors que le doute rongea les canons du Beau établis par la Renaissance — c’est-à-dire les modalités de la représentation de l’objet, qu’il s’agisse de la nature, de l’homme ou des objets produits par l’homme —, durant ce moment que les historiens de l’art regardent comme la crise des fondements idéels de l’art occidental, au tournant du XXe siècle, certains artistes occidentaux découvrirent les « arts primitifs » ou populaires, auxquels ils empruntèrent des formes pour tenter de résoudre cette crise. Agissant ainsi, éliminant le Beau comme expression de l’essence du Bon et du Vrai, ils ne faisaient en réalité qu’ouvrir plus largement encore la béance sémantique engendrée par cette crise, tandis que, simultanément, les œuvres des peuples primitifs abandonnaient le domaine des curiosités exotiques, des chambres merveilleuses des collections princières du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et pénétraient les collections privées des bourgeois et des artistes pour, quelques temps plus tard, entrer dans les musées, acquérant ainsi le statut d’œuvre d’art au même titre que les œuvres dûment produites à cet effet.
C’est pourquoi, au bout du compte, penser le primitif dans la provenance subjective/objective du discours des sciences sociales, c’est penser le moderne après le moderne, quel que soit le nom qu’on lui donne : postmoderne ou modernité tardive. En effet, que ce soient les arts plastiques, la musique, la danse, la mode vestimentaire, le recours au primitif, à l’archaïque, à l’altérité exotique, nous oblige à penser l’essence de ce « tardif » dont les arts et les sciences humaines, et plus tard le commerce du tourisme, fournissent les représentations les plus explicites.

Enfin, aucune interprétation du moderne-après-le-moderne en son essence originaire, ne peut faire aujourd’hui l’économie d’une interprétation de la chute du communisme, respectant la singulière manière de son implosion, surtout si l’on envisage celle-ci comme la disparition d’une utopie dès longtemps obsolète. A l’évidence, cette chute représente l’un des plus importants phénomènes où se réalise l’accomplissement du moderne au-delà du moderne, dans sa forme la plus radicale. En d’autres termes, la chute du communisme signe la fin d’une préhistoire du « tardif » en Europe de l’Est et en Russie, où si l’on veut, d’une liquidation de l’archaïque en Europe qui avait commencé un certain jour d’Août 1914, avec ce que Karl Polanyi nomma La Grande transformation.[7]
Rien n’est plus banal que de définir les sociétés développées comme des formes sociales d’une extrême complexité. Le tardif du moderne a démultiplié les sphères où agissent les hommes et leurs interpénétrations — savoirs hyper spécialisés, institutions de plus en plus diversifiées mais fonctionnant en réseaux, regroupements socioprofessionnels en permanente mutation, législations et circuits économiques toujours plus nombreux, à la fois plus intégrés et plus protéiformes, apparemment plus transparents et toujours plus secrets. Or, dans l’ordre des humanités, toute spécialisation, c’est-à-dire toute réduction de la réalité à la constitution d’un objet limité par des concepts minimaux nous écarte de la complexité des activités humaines et, de ce fait, nous éloigne de toute interprétation visant à en expliciter l’essence même.

En quelques phrases trop rapides, voilà brossé ce qui compose mon « objet », lequel n’est jamais séparé, autant que faire se peut, de ma propre expérience existentielle. En effet, la conceptualisation écartant de sa construction toute expérience existentielle — que ce soit celle des hésitations de la pensée ou des erreurs de la praxis — participe à la réification de l’homme. Dès lors, il n’y est plus jamais question de l’homme dans sa finitude, avec sa fragilité, ses aveuglements, ses errances, mais aussi avec son courage, son sens de la pitié, de la miséricorde. Celui-ci se trouve réduit au concept, à l’universel abstrait, ignorant le particulier et l’irréductible qui seul est apte à retrouver l’universel concret. En faisant cette remarque, on aborde l’une des contradictions essentielles du tardif : d’une part le plaidoyer pour la rationalité des humanités universalise toute pensée, tout comportement, toute modalité de la vie sociale et personnelle venus de notre Occident et étendu au monde, tandis que de l’autre, un discours politico-économique se déploie, vantant l’individualisme comme mode de vie indépassable d’une originalité réduite à la personne. Or, qu’est-ce qu’une universalisation de nos concepts sinon une uniformisation qui nie l’irréductible idiotie — au sens propre — de l’altérité ? Et qu’est-ce qu’un individualisme répété à l’infini, sinon l’universalisation de l’abstrait qui engendre le déploiement d’« individualisations » concrètes, reproduisant en réalité un même modèle. Ensemble, ces deux phénomènes manifestent les deux faces d’un double processus : d’un côté, l’uniformisation généralisée comme incarnation de l’infinité propre à l’objectivation des sciences naturelles, de l’autre, la « naturalisation » des lois que l’on croit pouvoir en tirer.
Pour revenir à mon propos initial, je sais que le malaise que je ressens lorsqu’il s’agit d’énoncer mon identité professionnelle en nommant une spécialité, tient à la démarche qui m’a conduit successivement de l’interprétation (et non l’explication) de la pensée des paysans des Carpathes dans leurs actes rituels, à la déconstruction des significations que leur attribuaient les sciences humaines et leurs diverses instrumentations politiques modernes, qu’on les nomme nationalisme, populisme, communisme-national, dissidence-nationale, peu importe.
Je sais donc, sans illusion, que l’éclectisme de ma démarche n’est qu’une gageure, qu’une tentative toujours recommencée, toujours révisée, de donner nom à des faisceaux de significations qui ordonnent et commandent l’humanité dans le déploiement de la modernité tardive. En définitive, il s’agit de relever un défi, — le seul auquel doit se soumettre l’intellectuel, son Beruf : celui que nous a légué Hegel lorsqu’il nous enseigne que l’exercice de la pensée ne consiste point à penser pour son temps, mais à penser son temps — et même, oserais-je ajouter, bien plutôt à penser contre son temps. Il ne s’agit donc pas de reconstruire un « idéalisme de rêve », ou un système d’idéalités, ni de s’abîmer dans la nostalgie d’un passé quel qu’il soit, mais, comme nous y engage Heidegger, d’affronter la présence du présent telle qu’elle se donne, tout en sachant que toute appréhension est déjà une reconstruction au sein d’une sensibilité préconstruite et, qu’en ultime instance, toute nomination est déjà conceptualisation. Or, puisque nous ne pouvons ni l’éviter ni passer outre, le fait de connaître les limites d’une telle limite nous interdit de réduire le monde à l’horizon de sens de nos idéalités, de notre moralisme, voire de nos privilèges.
Claude Karnoouh



* Il s’agit du rapport sur le séjour de recherche que j’ai effectué au Collegium Budapest (Institute for Advanced Studies) publié dans l’Annual Report, 1995/1996, Yearbook Series, Collegium Budapest, 1996. J’ai tenu à lui conserver son style quelque peu épistolaire.
[1] Denis de Rougement, Journal d’un intellectuel en chômage, Slatkine, Genève, 1995, p. 94.
[2] Simone Weil, « Perspectives », in Oppression et liberté, Gallimard, Paris, 1955, p. 28.
[3] Was heißt Deken, Max Niemeyer, Tubingen, 1954.
[4] Cf. l’analyse inégalée de Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1983, chap. I, « Babel ».
[5] Cf. Andrei Pleșu, Limba păsărilor, Humanitas, Bucuresti, 1994 :  « De la langue des oiseaux », in L’Art du comprendre, n°5/6, décembre 1996, Paris.
[6] Michel-Pierre Edmond, Le philosophe-roi : Platon et la politique, Critique de la politique, Paris, Payot, 1991.
[7] Karl Polanyi, The Great transformation, Rinehart, New York, 1944.

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