« Nous
sommes là, petits individus, devant ce qu’on nomme les ‘masses’, exprimant par
cette métaphore notre impuissance à former le réel. »
Denis
de Rougemont[1]
« Tout
groupe humain qui exerce une puissance l’exerce, non pas de manière à rendre
heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette
puissance ; c’est là une question de vie ou de mort. »
Simone
Weil[2]
Selon une méthode éprouvée, quelques
jours après notre arrivée au Collegium,
par un bel après-midi d’Automne, pendant l’exceptionnel été indien dont le ciel
nous gratifia cette année, la direction nous convia à une réunion, à fin que
nous nous présentions les uns aux autres pour nous mieux connaître. Ainsi,
chacun put mettre un visage sur un nom lu dans le vade-mecum qui nous avait été envoyé, écouter une voix, déchiffrer
un regard ou des gestes.
Quoique informel, notre symposium n’en
manifestait pas moins quelque raideur due à une situation inconnue, où,
peut-être, pour les plus jeunes d’entre nous, perçait une certaine
appréhension, audible à l’intonation de la voix. Ainsi, chaque Fellow exposa librement ses
préoccupations professionnelles, l’orientation de ses recherches et ce qu’il
souhaitait accomplir durant son séjour au Collegium.
Avec précision et concision, chacun commença par se définir en fonction d’une
spécialité, délimitant ainsi les limites de son travail, dessinant le contour
d’un territoire du savoir et, par là même, l’étendue de ses compétences.
Lorsque vint mon tour, je ressentis le
léger malaise qui m’étreint chaque fois que je suis soumis à ce genre
d’épreuve. Une fois encore, je formulai difficilement une définition de l’objet
de mes recherches. Sur le vade-mecum
du Collegium il était écrit que
j’étais historien, c’était une erreur : selon la classification des
critères universitaires je ne le suis point, même s’il m’arrive d’utiliser
abondamment les travaux des historiens. J’aurais pu dire, « je suis
anthropologue », ce que je fus naguère, puisque pendant une quinzaine
d’années j’ai pratiqué des enquêtes de terrain parmi les paysans et les
villages archaïques des vallées situées au Nord-Est des Carpathes roumaines.
Or, après avoir écrit un livre et rédigé quelques articles à leur sujet, et sur
des questions soulevées par la pratique effective de l’anthropologie
— c’est-à-dire tant par la construction de son objet que par le rapport
subjectif qui s’instaure avec les indigènes au travers d’une langue qu’il faut
apprendre —, m’ont conduit à interroger la nature de l’objet qu’on a
coutume de nommer le « primitif », le « sauvage », le
« paysan archaïque », en bref, et quel qu’en soit le nom, je me suis
attaché à ce qui ressort du discours anthropologique sous les nom génériques de
« traditions et coutumes ». J’ai donc commencé à soumettre ce matériau
« archaïque » — en l’espèce, les hommes des Carpathes dans leurs
énonciations poétiques et leurs rites —, à un autre type de
questionnement, qui partait de leurs propres catégories afin de mettre à
l’épreuve ce que Léo Strauss m’avait enseigné du commentaire de la philosophie
grecque, à savoir qu’il convient de comprendre les hommes comme ils se
comprenaient ou se comprennent eux-mêmes. En d’autres termes, je m’engageais
sur la voie d’une herméneutique phénoménologique, immergée dans une traduction
qui écarte d’emblée toute ambition explicative au profit d’une interprétation,
laquelle n’est rien moins qu’une donation de sens consciemment assumée dans
l’origine même de son élaboration, ou, comme l’écrivait à peu près Heidegger
dans Was Heißt Denken[3] :
traduire c’est traduire dans la langue même qui l’énonce, ou si l’on préfère
traduire comme le pense le sujet de l’énonciation avant même de transposer le
dire dans une autre langue, ce qui suppose une double traduction qui inclut le
penser du traduire dans l’origine de sa possibilité.
En conséquence, pour être pleinement
assurée de ses limites, une telle approche exige un questionnement en direction
du statut philosophique qui sous-tend les discours fondateurs des champs
épistémologiques des sciences humaines ou sociales qui font appel, en
abondance, à l’archaïque : on les nomme folklore, ethnographie,
ethnologie, muséographie des objets populaires, histoire sociale, philosophie
politique, voire, en Europe centrale et orientale, inspirée de la pensée allemande,
philosophie sociale. C’est pourquoi depuis une dizaine d’années je m’essaie à
déconstruire la constitution de ces divers champs du savoir (de ces catégories
homologantes, pour rappeler la formulation du philosophe italien Gianni
Vattimo). Or une telle démarche ouvre une méditation, non seulement sur la
fabrication de syncrétismes interprétatifs, mais encore sur leur
généalogie ; on s’aperçoit alors qu’ils tirent, sans doute possible, la
substance de leurs discours de l’émergence de la modernité, d’abord
philosophique, ensuite sociale et économique. Donner des explications à
l’archaïsme dans l’épistémè des
sciences humaines, c’est, non seulement « faire du moderne », mais,
par essence, se placer d’emblée dans le mode-à-être de la modernité,
c’est-à-dire s’immerger, fût-ce au nom d’une axiologie conservatrice, dans le
nihilisme des valeurs propre au mode de pensée de la science. En effet, en tant
que sciences, dont le modèle idéal demeure les sciences de la nature, les
sciences humaines sont soumises à de permanentes révisions de leurs conclusions
en fonction de l’esprit du présent qui commande toujours la lecture du passé ou
de l’altérité culturelle. Cette nécessité, qui confère « dignité
scientifique » aux sciences sociales, induit une perpétuelle actualisation
(ce que l’on pourrait envisager comme l’un des aspects de l’eschatologie
temporelle propre au moderne) où gît, volens
nolens, la dénégation du fondement originel de l’archaïsme, lequel se pense
toujours dans l’« éternel retour du même » ou, si l’on préfère, dans
une temporalité du présent où s’associent, se conjuguent, et finalement se
fondent, le passé et le futur : passé antérieur adjoint au futur
antérieur.
Si, à l’évidence, pour le
« primitif » il n’y a pas d’archaïsme, ce vocable marque pour nous
une différence irréductible : il traduit ce qui n’est jamais nous, mais la
présence d’un mode-à-être-dans-le-monde (dans sa simple et énigmatique
présence), lequel nous a désertés depuis fort longtemps. Pour le moderne,
malgré ses dénégations, il n’y a donc jamais de primitif en-soi. Le primitif comme
sujet discursif des sciences humaines n’existe que par la volonté de savoir du
moderne, qui le construit comme catégorie opposée à lui-même, comme altérité
radicale idéelle, idéale et systématiquement annihilée par le moderne lui-même[4], et
ce, quelles que soient les valeurs, positives ou négatives, qu’on lui
attribue : Paradis perdu ou Âge d’or pour les uns, temps des ténèbres et
de la barbarie pour les autres, ces attributs n’ont jamais de près ou de loin appartenu
à la pensée indigène. De tels jugements traduisent les effets d’une axiologie
qui procède de nous-mêmes, les modernes, et dont les prémisses doivent être
recherchées dans l’origine grecque de notre modernité, dans le Cratyle (les réflexions contradictoires
sur l’origine de la langue)[5] ou La République (sur les formes du Politique et leurs
contradictions)[6] par exemple. Aussi, tant
en fait qu’en droit, la possibilité de tenir un discours sur l’archaïsme, tout
en assumant cette altérité sans identification, ne peut-être recherchée que
dans la posture herméneutique. En revanche, tout discours thématisant le
primitif à partir d’une axiomatique scientifique, c’est-à-dire au sein d’un
corps de concepts théoriques a priori,
ne fait que le trahir. En dépit de ses anciens plaidoyers pour la réalisation
d’une anthropologie scientifique, Claude Lévi-Strauss affirmait sereinement
dans une interview publiée dans le journal Le
Monde en 1996 : « Les sciences sociales ne sont des sciences
que par une flatteuse imposture », redécouvrant ainsi une conviction
partagée par Wittgenstein.
Si l’on souhaite pénétrer plus avant le
rapport du moderne au primitif, il faut aborder les arts occidentaux. En effet,
dès lors que le doute rongea les canons du Beau établis par la Renaissance
— c’est-à-dire les modalités de la représentation de l’objet, qu’il
s’agisse de la nature, de l’homme ou des objets produits par l’homme —,
durant ce moment que les historiens de l’art regardent comme la crise des
fondements idéels de l’art occidental, au tournant du XXe siècle, certains
artistes occidentaux découvrirent les « arts primitifs » ou
populaires, auxquels ils empruntèrent des formes pour tenter de résoudre cette
crise. Agissant ainsi, éliminant le Beau comme expression de l’essence du Bon
et du Vrai, ils ne faisaient en réalité qu’ouvrir plus largement encore la
béance sémantique engendrée par cette crise, tandis que, simultanément, les
œuvres des peuples primitifs abandonnaient le domaine des curiosités exotiques,
des chambres merveilleuses des collections princières du XVIe, XVIIe et XVIIIe
siècles et pénétraient les collections privées des bourgeois et des artistes pour,
quelques temps plus tard, entrer dans les musées, acquérant ainsi le statut
d’œuvre d’art au même titre que les œuvres dûment produites à cet effet.
C’est pourquoi, au bout du compte, penser
le primitif dans la provenance subjective/objective du discours des sciences
sociales, c’est penser le moderne après le moderne, quel que soit le nom qu’on
lui donne : postmoderne ou modernité tardive. En effet, que ce soient les
arts plastiques, la musique, la danse, la mode vestimentaire, le recours au primitif,
à l’archaïque, à l’altérité exotique, nous oblige à penser l’essence de ce
« tardif » dont les arts et les sciences humaines, et plus tard le
commerce du tourisme, fournissent les représentations les plus explicites.
Enfin, aucune interprétation du
moderne-après-le-moderne en son essence originaire, ne peut faire aujourd’hui l’économie
d’une interprétation de la chute du communisme, respectant la singulière
manière de son implosion, surtout si l’on envisage celle-ci comme la
disparition d’une utopie dès longtemps obsolète. A l’évidence, cette chute
représente l’un des plus importants phénomènes où se réalise l’accomplissement du
moderne au-delà du moderne, dans sa forme la plus radicale. En d’autres termes,
la chute du communisme signe la fin d’une préhistoire du « tardif »
en Europe de l’Est et en Russie, où si l’on veut, d’une liquidation de
l’archaïque en Europe qui avait commencé un certain jour d’Août 1914, avec ce
que Karl Polanyi nomma La Grande
transformation.[7]
Rien n’est plus banal que de définir les
sociétés développées comme des formes sociales d’une extrême complexité. Le
tardif du moderne a démultiplié les sphères où agissent les hommes et leurs
interpénétrations — savoirs hyper spécialisés, institutions de plus en
plus diversifiées mais fonctionnant en réseaux, regroupements
socioprofessionnels en permanente mutation, législations et circuits
économiques toujours plus nombreux, à la fois plus intégrés et plus
protéiformes, apparemment plus transparents et toujours plus secrets. Or, dans
l’ordre des humanités, toute spécialisation, c’est-à-dire toute réduction de la
réalité à la constitution d’un objet limité par des concepts minimaux nous
écarte de la complexité des activités humaines et, de ce fait, nous éloigne de
toute interprétation visant à en expliciter l’essence même.
En quelques phrases trop rapides, voilà
brossé ce qui compose mon « objet », lequel n’est jamais séparé,
autant que faire se peut, de ma propre expérience existentielle. En effet, la
conceptualisation écartant de sa construction toute expérience existentielle
— que ce soit celle des hésitations de la pensée ou des erreurs de la praxis — participe à la réification
de l’homme. Dès lors, il n’y est plus jamais question de l’homme dans sa
finitude, avec sa fragilité, ses aveuglements, ses errances, mais aussi avec
son courage, son sens de la pitié, de la miséricorde. Celui-ci se trouve réduit
au concept, à l’universel abstrait, ignorant le particulier et l’irréductible
qui seul est apte à retrouver l’universel concret. En faisant cette remarque,
on aborde l’une des contradictions essentielles du tardif : d’une part le
plaidoyer pour la rationalité des humanités universalise toute pensée, tout
comportement, toute modalité de la vie sociale et personnelle venus de notre
Occident et étendu au monde, tandis que de l’autre, un discours
politico-économique se déploie, vantant l’individualisme comme mode de vie
indépassable d’une originalité réduite à la personne. Or, qu’est-ce qu’une
universalisation de nos concepts sinon une uniformisation qui nie
l’irréductible idiotie — au sens propre — de l’altérité ? Et
qu’est-ce qu’un individualisme répété à l’infini, sinon l’universalisation de
l’abstrait qui engendre le déploiement d’« individualisations »
concrètes, reproduisant en réalité un même modèle. Ensemble, ces deux
phénomènes manifestent les deux faces d’un double processus : d’un côté,
l’uniformisation généralisée comme incarnation de l’infinité propre à
l’objectivation des sciences naturelles, de l’autre, la
« naturalisation » des lois que l’on croit pouvoir en tirer.
Pour revenir à mon propos initial, je
sais que le malaise que je ressens lorsqu’il s’agit d’énoncer mon identité
professionnelle en nommant une spécialité, tient à la démarche qui m’a conduit
successivement de l’interprétation (et non l’explication) de la pensée des
paysans des Carpathes dans leurs actes rituels, à la déconstruction des
significations que leur attribuaient les sciences humaines et leurs diverses
instrumentations politiques modernes, qu’on les nomme nationalisme, populisme,
communisme-national, dissidence-nationale, peu importe.
Je sais donc, sans illusion, que
l’éclectisme de ma démarche n’est qu’une gageure, qu’une tentative toujours recommencée,
toujours révisée, de donner nom à des faisceaux de significations qui ordonnent
et commandent l’humanité dans le déploiement de la modernité tardive. En
définitive, il s’agit de relever un défi, — le seul auquel doit se
soumettre l’intellectuel, son Beruf :
celui que nous a légué Hegel lorsqu’il nous enseigne que l’exercice de la
pensée ne consiste point à penser pour son temps, mais à penser son temps
— et même, oserais-je ajouter, bien plutôt à penser contre son temps. Il
ne s’agit donc pas de reconstruire un « idéalisme de rêve », ou un
système d’idéalités, ni de s’abîmer dans la nostalgie d’un passé quel qu’il
soit, mais, comme nous y engage Heidegger, d’affronter la présence du présent
telle qu’elle se donne, tout en sachant que toute appréhension est déjà une
reconstruction au sein d’une sensibilité préconstruite et, qu’en ultime
instance, toute nomination est déjà conceptualisation. Or, puisque nous ne
pouvons ni l’éviter ni passer outre, le fait de connaître les limites d’une
telle limite nous interdit de réduire le monde à l’horizon de sens de nos
idéalités, de notre moralisme, voire de nos privilèges.
Claude Karnoouh
*
Il s’agit du rapport sur le séjour de recherche que j’ai effectué au Collegium
Budapest (Institute for Advanced Studies) publié dans l’Annual Report, 1995/1996, Yearbook Series, Collegium Budapest,
1996. J’ai tenu à lui conserver son style quelque peu épistolaire.
[1] Denis de Rougement, Journal d’un intellectuel en chômage, Slatkine, Genève, 1995,
p. 94.
[2] Simone Weil, « Perspectives »,
in Oppression et liberté, Gallimard,
Paris, 1955, p. 28.
[3] Was
heißt Deken, Max Niemeyer, Tubingen, 1954.
[4] Cf. l’analyse inégalée de Remo Guidieri,
L’Abondance des pauvres, Seuil,
Paris, 1983, chap. I, « Babel ».
[5] Cf. Andrei Pleșu, Limba păsărilor, Humanitas, Bucuresti, 1994 : « De la langue des oiseaux », in L’Art du comprendre, n°5/6, décembre
1996, Paris.
[6] Michel-Pierre
Edmond, Le philosophe-roi : Platon et la politique, Critique de la
politique, Paris, Payot, 1991.
[7] Karl Polanyi, The Great transformation, Rinehart, New
York, 1944.
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