lundi 15 novembre 2010

Adrian Pàunescu in memoriam


Souvenirs et analyse : à propos de la mort d’Adrian Pàunescu


C’était un soir d’hiver de 1976, vers le 20 ou 21 décembre, je me souviens encore qu’un froid de loup enveloppait le village qui, en une journée s’était recouvert d’un dais de brouillard givrant engloutissant les ramures des arbres, les toits de bardeaux, les planches des palissades des jardins d’une épaisse gangue de glace. Le soir, je m’étais rendu, comme parfois, chez un voisin qui possédait un poste de télévision. Un peu distrait, je regardais le début du programme vespéral que je ne connaissais point, on y donnait un spectacle du Cenaclu Flacàra, retransmis en direct, depuis Suceava, sur le thème des « Obiceiuri laice de iarnà »[1]… Curieux et dubitatif je jetais y coup d’œil distrait à l’écran car, j’étais a priori, toujours réservé quant aux mises en scène folkloriques (surtout les spectacle donnés par des troupes folkloriques professionnelles comme celles qui officiaient dans les restaurants chics de Bucarest et de quelques grandes villes de province). Je m’en suis expliqué dans mon ouvrage L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie, en montrant, parmi d’autres interprétations, que les mélanges savants/populaires propres à ces spectacles, n’étaient, au bout du compte, ni savant ni populaire, mais une sorte de patchwork portant l’essence même d’un kitsch déjà postmoderne… Cependant, après les premières minutes, quelque chose de nouveau se montrait là-bas sur la scène de Bucovine. Cela dura environ trois heures. Ce qui me frappa d’emblée au cours de ce spectacle offert dans la plus grande salle omnisport de Suceava pleine à craquer c’était d’abord la réelle qualité des interprètes de musique populaire, souvent de simples amateurs talentueux venus de divers villages et bourgs de la région, la naïveté authentiquement ingénue des enfants jouant des scènes des rites de Noël (d’où certains référents religieux avaient été gommés) et du Jour de l’an. Il y avait aussi la qualité de certains poèmes lus par leurs auteurs, celle d’acteurs jouant des bribes de pièces, celle de musiciens du conservatoire et de l’orchestre symphonique de Iasi interprétant avec brio de la musique  classique et, enfin, réelle innovation, l’excellente qualité d’un style folk-rock est-européen construit à partir d’un modèle importé des États-Unis, et interprété par des groupes de jeunes gens qui n’eussent pas eu à rougir de la concurrence de ceux de l’Ouest… L’ensemble de ce spectacle était présenté, commenté, discuté, en bref animé avec fougue par un jeune homme, un poète sachant tourner les vers avec un talent certain, mais surtout mu par une verve d’animateur énergique, avec son côté bateleur, mêlant humour, mélo larmoyant, rires et émotions feintes ou vraies, souvent démagogue face au populo, et n’oubliant jamais de louer le régime et sa figure emblématique, Nicolas Ceausescu… Ce jeune homme se nommait Adrian Pàunescu et était l’objet de louanges issues des diverses strates de la société « socialiste multilatéralement développée » (sic !) qui lui reconnaissait une aptitude à découvrir en province de véritables talents doublée d’une énergie mobilisatrice qui tranchait avec les rassemblements culturels mornes et convenus, organisés par les bureaucrates des sections départementales des services de la « culture et de l’éducation socialiste ». Histrion talentueux, animateur énergique doté d’une gouaille mi- urbaine mi-rurale, dans le style de quelque chose qui en roumain se nomme « mahala » et qu’il est quasiment impossible de traduire en français par exemple)[2]. Aussi grâce à un habile mélange des genres ce jeune homme composait-il des spectacles originaux qui, lorsqu’ils se tenaient dans des stades, rassemblaient plus de 20.000 auditeurs… autant que les matchs de football… Vers le début des années `80 du siècle dernier son étoile pâlit quelque peu et le pouvoir mis fin aux spectacles, faisant entrer la Roumanie dans un moment de profonde mornitude, d’ennui et de restriction drastiques.
C’est ce personnage qui, après la chute du communisme et n’ayant en rien renié ses vues nationales-communistes tout se constituant un beau capital, vient de mourir et d’être enterré comme un héros national, regardé par ses thuriféraires comme l’héritier direct du plus grand barde historique roumain, Mihail Eminescu. Exagération typiquement moderne où le premier écrivaillon venu est identifié à d’authentiques génies littéraires. Quelques soit notre jugement sur les opinions politiques d’Eminescu, il n’empêche, son talent littéraire manifestant parfois un vaste génie linguistique, en a fait un poète d’exception, dût-il, à la fin du XIXe siècle, se montrer au regard comparatif comme un romantique attardé dans l’espace européen. Les funérailles de Pàunescu furent accompagnées non seulement des honneurs militaires, non seulement de l’hommage de l’ensemble de la classe politique, du Président de la République en tête, mais lors de la mise en terre au cimetière Bellu, comme une diva, ovationné par les milliers de gens venus lui rendre un dernier hommage enthousiaste.
En revanche, il est donc hautement significatif de souligner que peu d’intellectuels, d’écrivains, d’artistes en général se soient déplacés pour accompagner vers sa dernière demeure le poète devenu, au cours des vingt ans de postcommunisme, une sorte de chantre de la nation roumaine trahie par ses élites, un nostalgique de l’époque d’or du régime Ceausescu, celle des années 1970. Du côté de l’intelligentsia, à l’évidence un profond mépris s’exprima par une absence quasi totale, quand ce ne fut point les critiques grotesques d’un anticommunisme post factum comme celles proposées par l’ineffable Tismaneanu, lequel ne rate jamais une occasion d’avancer quelques banalités stupides, et dans ce cas-là des phrases quasi injurieuses, comme si injurier les morts avait jamais permis de comprendre, y compris à travers la critique, le cheminement dans un contexte historique donné d’un artiste devenu un homme public, un histrion médiatique et un démagogue. Peut-être faut-il penser combien ces imprécateurs à trois sous sont animés de ressentiments accumulés dans leur jeunesse à l’égard de cet intello médiatique ; ressentiments qui présentement ressort sous forme d’une sorte de haine d’autant plus tenace qu’ils sont devenus célèbres (certes sur les bords de la Dîmbovita) et qu’il leur faut occulter outre le plaisir que certains d’entre eux durent éprouver pendant leur jeunesse en participant aux spectacles du Cenaclu Flàcàra, leur soumission au pouvoir politique lorsqu’ils se terraient comme des rats, ne faisant rien de répréhensible, mais se méfiant même de leur ombre, toujours prêts à la servitude volontaire afin de profiter de quelque avantage, de quelque prébende… Or jamais le ressentiment et la haine ne pourront expliquer le phénomène socio-culturel que fut Pàunescu et le Cenaclu Flàcàra… il faut, comme pour tous les phénomènes sociaux qui marquent les sociétés prendre aux sérieux les événements dans leur épaisseur phénoménologique…
En quelques mots j’avancerai que le génie de Pàunescu et de son Cenaclu Flàcàra a été de tenter de mettre sur les mêmes rails la Roumanie communiste ceausiste et le mouvement rock-folk hippy né aux États-Unis… De fait, le Cenaclu Flàcàra se plaçait dans la même dynamique culturelle post-1968 que tous les pays européens où de semblables mouvements, parfois précédés de violents mouvement étudiants (Allemagne, France, Italie) se déployaient ici et là. Pour prendre un exemple proche de la Roumanie, le mouvement de Pàunescu était contemporain de celui de la Tanz haz hongoise (Maison du revival de la danse et de la musiques populaires, mais encore de la création d’un folk-rock magyar) avec Sándor Cooóri comme figure dirigeante, poète de bonne facture, mais aussi poète nationaliste, plus encore radical après 1989… Par ailleurs les critiques, le plus souvent anachroniques, qui sont adressées aux tenants de cette époque oublient que le nationalisme roumain, partiellement antisoviétique par le refus de participer à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie), était soutenu un temps au cours des années `70 par les États-Unis et le Royaume Uni (selon la théorie du maillon faible), et par la France gaullienne et post gaullienne jusqu’à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Aussi les criques retro-post sont-elles toujours empreintes de ce moralisme d’opérette grotesque, car ce doit être au moment même où l’événement se présente dans le champ de la perception qu’il convient d’en faire la critique politique, ensuite on construit des analyses-interprétations a posteriori, et cela se nomme l’histoire.
Je trouve grotesque d’accuser Pàunescu d’être un poète de cour, ce qu’il fut à coup sûr… Car être poète de cours n’est pas a priori une qualité sociale qui détermine la valeur d’une œuvre. Si l’on raisonne ainsi, on ne sort pas des schémas conformistes spéculaires totalitaire/antitotalitaire… Tout ce qui est proche ou éloigné du pouvoir serait ou bon ou mauvais selon le cas. Nous connaissons des poètes et des écrivains de cours de très grand talent, Ronsard, Molière, Racine (de plus historiographe de Louis XIV), Machiavel, Milton, par exemple. Certes ils écrivaient pour une classe privilégiée sachant lire, le peuple étant exclu de ces louanges adressées aux Princes et au Roi. Aujourd’hui nous sommes dans le cadre des démocraties de masse, démocraties dites représentatives, pseudo-démocraties  pour la plupart, ou de démocraties populaires plus ou moins totalitaires, aussi le poète de cours est-il de fait un poète médiatique qui s’adresse aux masses, c’est pourquoi il doit, s’il veut être entendu, se plier à des facilités démagogiques, ce qui a fait d’Adrian Pàunescu un poète moyen avec, par moment, quelques inspirations bienvenues. Mais au bout du compte, son grand talent c’est d’avoir parfois mobilisé la jeunesse, surtout la jeunesse provinciale, pour lui offrir de belles choses à entendre ou à voir. Que pour gagner une aura nationale il dut louer le Prince, il n’y a que les imbéciles qui s’en étonnent et s’en étonneront. Que font-ils présentement les animateurs de ce type de show télévisuel, que vantent-ils ? Et bien lecteur écoute-les attentivement et tu les entendras chanter le sexe porno sans les mystères de l’érotisme et psalmodier l’ode, grandiloquente et arrogante, de la marchandise. Est-ce mieux pour autant ? A toi lecteur, mon vieux complice, mon frère eût écrit Baudelaire, de le dire.
Claude Karnoouh
Bucarest le 15 novembre 2010



[1] Il est évident que la formulation « obiceiuri laice de iarna » ressortit à la stupidité propre à la bureaucratie de la culture socialiste. Le fait même de montrer ces coutumes à la fin de l’année, même en y supprimant les aspects religieux les plus explicites, ne leur ôtait en rien des référents liés profondément à la croyance chrétienne populaire avec ses rémanences païennes, et personne n’était dupe.
[2] En français ce qui s’en rapprocherait le plus serait la « zone », cet espace qui aujourd’hui n’existe plus, situé entre les limites du Paris de la fin du XIXe siècle et le centre historique des communes de la proche banlieue, bien avant l’urbanisation massive commencée à partir des années 1960. Il y avait là des bidonvilles de pauvres hères, des échoppes de petits artisans, de pauvres maisonnettes de prolétaires à la limite du lumpen, des dépôts de chiffonniers, de ferrailleurs, mais aussi de petits ateliers mécaniques, et beaucoup d’estaminets où se vendait du « gros vin rouge qui tache »… Le Paris si bien décrit dans des films comme Le jour se lève, Les Portes de la nuit, Porte des Lilas

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