jeudi 4 novembre 2010

Arts postmodernes

L’art pour tous et la réalité de tous. Les simulacres politiques de l’art de masse contemporain

Le samedi 2 octobre 2010 à 19 heures a commencé à Paris une NUIT BLANCHE qui s’est clôturée le  dimanche 3 octobre au matin. La NUIT  BLANCHE annuelle est une innovation française, elle se  déroule désormais parallèlement (mais parfois à des dates différentes) dans vingt-deux pays, investissant par exemple Riga et Singapour, Ramallah (Palestine occupée) et Montréal. A Bucarest, la première  édition eut lieu le 25 septembre 2010.

 En 2009 elle avait eu celle consacrée au Patrimoine, cette année, dixième édition, la NUIT BLANCHE parisienne sera consacrée à l’Art Contemporain, sans thématique plus précise que celle du « renouvellement de la perception » et de « l’engagement ». L’angle choisi est donc celui de l’éphémère, de la performance, de l’immatériel, de la fragilité, du spontané. L’accès aux œuvres, performances, chorégraphies de l’espace est totalement gratuit, mais l’accent est mis essentiellement sur le fait que « c’est le spectateur qui fait l’œuvre » (sic !). Il s’agit donc d’explorer les frontières et les limites qui se dessinent entre intime et public, instant et durée, acte artistique délibéré et poésie de l’instant.
 Les 150  artistes invités ou associés à la manifestation illustrent et commentent par leurs interventions l’idée que « Tout est Art », « Tout fait œuvre », aussi bien celles que le quotidien met en scène ou celles simplement placées sous un regard attentif (exemples :  la préparation et la dégustation d’un repas ; un flâneur de hasard assis sur une chaise qui se voit sur un écran situé face à lui au moment qu’il est observé par les passants, le mur de réveille-matins sonnant tous à 7 heures du matin précises la fin de la Nuit blanche, le concert aléatoire d’aspirateurs-harmonica, le  scintillement de grains de lumière dans la cour d’un hôpital historique, l’Hôtel-Dieu (situé en face de la Préfecture de Police), etc…
 L’un des crédos de cette NUIT BLANCHE étant le caractère positif des différences, un autre est le rôle politique de l’art[1] (exemple : le défilé-parade de t-shirts portants des inscriptions à caractère revendicatif ou humanitaire, ou les vidéos évoquant avec un humour désinvolte le tout-consommation, etc.). Le rendez-vous se déclare en conséquence « populaire et audacieux » (re-sic !) et joue la démocratisation de l’art par son offerte gratuite à tous.
Ironie du sort, justement, le samedi 2 octobre avait été choisi dès le 23 septembre 2010 par les syndicats français comme date de la première grande manifestation organisée afin de contester la réforme des retraites, en particulier l’augmentation de sa limite d’âge, passant de 60 ans à 62 ans puis à 65 ans. Le « peuple travailleur » sera donc dans la rue le 2 octobre dans l’après-midi…
Aussi, le jour dit me suis-je posé la question suivante : cette après-midi-là les manifestants ont été bien réels, je les ai vu, ils protestaient concrètement depuis le début de l’après-midi jusqu’à 19 heures, contre un quotidien de plus en plus difficile et un avenir perçu comme plus difficile encore, et donc ces citoyens, ces travailleurs, ces salariés, ces cadres moyens, ces enseignants du primaire, secondaire et supérieur, ce peuple du populaire en sa grande diversité, profitera-t-il de la gratuité vespérale de l’art « contestataire » en action pour servir à la fois de sujet et d’objet aux artistes « engagés » ? Ce peuple qu’apparemment les artistes prétendent appeler de leurs vœux se muera-t-il en badauds culturels réels, prêt à rêver et à s’extasier sur l’irréalité du réel, sur la grandeur de l’éphémère, par ailleurs payé monnaie trébuchante et sonnante par la Mairie de Paris avec l’argent des impôts locaux des habitants de la Capitale. Ces manifestants dont le pouvoir d’achat s’effondre depuis trois ou quatre ans et qui sont menacés quotidiennement par la précarité du travail, le chômage, auront-ils la disposition d’âme (Stimmung) et un zest d’humour pour percevoir la nature irréelles et ludiques de leurs perceptions et les accueillir joyeusement, pour en ressentir la jouissance dans l’instant où ils pourraient se voir, l’espace d’un éclair, sur un écran de télévision ou d’ordinateur ?
Bien évidemment le choc, la rencontre, n’eut pas eu lieu ! Car le discours vagabond et libertaire (de fait, bien plus libertarien) d’un certain type d’Art Contemporain n’a jamais été qu’une imposture qui distrait et soulage sans risque aucun la conscience des privilégiés et qui, dans la réalité de ses pratiques comme stratégie et tactiques professionnelles, n’a que faire des gens de chairs et d’os immergés dans la dureté de soucis matériels bien perceptibles tout au long de l’année… Et comment pourrait-il en être autrement ? Les « artistes » de ce type d’Art Contemporain sont semblables aux journalistes qui glosent toujours sur leur indépendance d’esprit et le fait qu’ils représenteraient l’« opinion publique », alors qu’ils ne sont que les laquais des propriétaires des journaux qui les emploient et qu’ils doivent servir avec plus ou moins de zèle et de talent… Ces artistes qui ne vivent que de commandes d’institutions publiques ou privées, de l’État, des musées, mais non de riches mécènes (de grands capitalistes), en France des FRAC (Fonds régionaux d'art contemporain), en Italie des Régions, en Allemagne des Länder, etc… ne pratiquent que de l’épate bourgeois accepté, que dis-je, souhaité par les pouvoirs et les élites en place, engendrant et organisant ainsi une sorte de consensus qui permet le contrôle de l’opinion à travers le jeu d’une pseudo critique sociale. Pour s’en convaincre il suffit de relever les noms des revues et des critiques qui en vantent les mérites, toutes et tous appartiennent à l’establishment du politiquement correct d’une prétendue gauche qui n’a de gauche que le nom. Car, si les artistes devaient ne point se soumettre, ils seraient immédiatement relégués dans les tréfonds des marginalités de l’underground, ou pis réduit purement et simplement à l’anonymat silencieux le plus indétectable, comme ce qui arriva voici une vingtaine d’année à cet artiste écossais qui, exposé à Beaubourg, en fut promptement banni à la suite d’une campagne diffamatoire de la revue Art Press parce que ses œuvres avaient un rapport étroit avec la politique israélienne à l’égard des Palestiniens lors de la première Intifada ! On le sait, la censure existe toujours, mais elle n’est plus l’œuvre d’une officine s’affichant en tant que telle, avec ses employés rusé ou bornés, habiles ou stupides, comme la pratiquaient les archaïques régimes communistes au XXe siècle, lesquels n’étaient pas différents des tribunaux de la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle condamnant et Manet et Flaubert ! La censure postmoderne est bien plus maline, bien plus perverse, elle travaille dans l’autocensure et l’implicite, il suffit de dire par exemple que telle œuvre ou telle autre est de mauvaise qualité, ou ne correspond pas au but de telle ou telle institution, en bref, d’user des arguments techniques qui sont nombreux et souvent difficilement contestables par ceux qui sont évincés du jeu des expositions… ou il suffit simplement de faire silence sur telle ou telle œuvre pour la placer d’emblée dans les oubliettes de l’histoire… ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, que parmi les gens évincés tous soient des génies incompris, loin s’en faut ; il y a aussi de mauvaises œuvres, voire de très mauvaises qui voudraient s’afficher… Toutefois ce qui y est patent aujourd’hui c’est l’absence d’un véritable art de la critique radicale comme il en fut par exemple pendant l’Entre-deux-Guerres avec des artistes comme les surréalistes, les expressionnistes allemands, la Neue Sachlichkeit allemande, mais aussi la New Reality étasunienne, etc…
A y regarder de près, nous sommes aujourd’hui confrontés à une sorte de réalisme socialiste inversé, c’est-à-dire que si l’on n’est pas fournisseur de trash art à deux sous (car cela a été déjà fait et refait à profusion), d’abstractions creuses, de provocations de potaches, d’affirmations apparemment choquantes et sans conséquence, en bref, de faux combats tant formels que sémantiques, on est tout simplement éloigné des expositions les plus importantes, des biennales et des revues qui donnent le ton ? Tant et si bien qu’un peintre ou un sculpteur figuratif (dans le jeu de retour non parodique à des formes déjà expérimentées) ou un peintre ou un artiste appelant par divers moyens à la révolution, vantant le terrorisme, les pauvres, les humiliés, n’ont plus de place dans ce jeu… ils seraient tout bonnement placé soit pour le premier dans le registre des réactionnaires (certains disent même en Occident des populistes !), soit dans le registre des très dangereux agitateurs… Un nouveau Delacroix proposant avec les moyens et une forme propres nos temps d’indigence, une liberté renouvelée guidant le peuple révolutionnaire n’est plus possible…[2] En effet, qui parle de peuple aujourd’hui est populiste, mot représentant une quasi injure dans la bouche des postmodernes pratiquant le nomadisme d’aéroport dans le haut ou le bas de gamme… Qui sont-ils ? Les invités des réseaux culturels officiels, de ceux qui voyagent en première classe et descendent dans des hôtels de grand luxe, et des petits, venus des ex-pays communistes, nécessaires pour justifier la « démocratie » du système et à qui des services culturels quelconques offrent de temps à autre un voyage ici ou là, en général mal fichu, et organisent des expositions dans les locaux de ces mêmes services culturels. Expositions que personne ne vient voir, sauf le jour du vernissage, où se pressent les pique-assiettes en grand nombre à cause du cocktail… au bout du compte la démocratie est sauve.
C’est en organisant toutes ces manifestations que l’art contemporain étatique ou para-étatique est devenu peu à peu, après les expériences totalitaires (URSS et Allemagne nazie), l’expression la plus achevée de l’esthétisation de la politique dans les diverses sphères sociales de la démocratie de masse. Car il faut encore le réaffirmer, même les régimes totalitaires maintinrent des aspects essentiels de la démocratie de masse : ce n’étaient pas des républiques bananières où un peuple de péons analphabètes était soumis à une oligarchie blanche de planteurs et d’importateurs. Sauf que présentement les moyens mis en œuvre pour mobiliser ou embobeliner les gens sont moins visiblement brutaux et grossier, moins immédiatement militarisés que ceux employés naguère ; présentement les moyens sont plus hédonistes, apparemment plus soft. En effet, personne n’exige ni ne contraint personne, hormis parmi les élites socio-économiques, universitaires et du showbiss, d’admirer tel ou tel artiste, tel nouvel histrion postmoderne. Cependant, qui veut appartenir à l’élite doit impérativement s’enthousiasmer et surtout ne rien dire de négatif, chacun se renvoyant l’ascenseur des éloges et les louanges serviles. A preuve parfaite en Roumanie. Ainsi, des directeurs de centres culturels de l’ICR, hommes conservateurs, hommes de droite neo-orthodoxisant et prétendu libéraux aux goût picturaux fort académiques, voire pompiers, mais qui de par leur fonction appartiennent à cette élite intellectualo-modaine de la jet-set, sont contraints de promouvoir les arts ultra contemporains roumains, le trash, l’éphémère, le rien dans le rien pour le rien, la pseudo-participation, l’ironie anti-communiste à trois sous, etc… et ce quelle que soit la « valeur » des œuvres ou des non-œuvres…
Pour revenir à la manifestation parisienne, je conclurai en précisant que de toutes parts nous apprenons que le système scolaire parisien (qui dépend en partie de la ville pour le primaire et le secondaire) est fort mal-en-point, que les crèches et les centres de puériculture ne vont pas mieux, que la pauvreté ne fait qu’avancer sans rémission. On sait aussi que les personnels de la voierie sont fort mal rétribués (et pourtant la mairie est aux mains des socialistes !!!). On pourrait avancer que les fonds dépensés pour de telles opérations eussent été bien mieux employés pour améliorer partiellement cet état des choses, voire, et cela devient urgent, pour promouvoir de jeunes artistes méritants. Or ce genre de spectacle, car ce n’est qu’un spectacle, vise fondamentalement la mobilisation des upper-middle classes privilégiées de la capitale et de sa banlieue (les bobos qui roulent en vélo et achètent trois fois plus cher de la nourriture prétendument bio), en leur offrant de la distraction où elles doivent se sentir investies d’une sorte de simulacre d’aura de mécène-arbitre, mais, plus encore, et là n’est pas la moindre fonction de ce jeu, en offrant des prébendes qui permettent de bien contrôler les champs des représentations idéologiques dans lesquelles les auteurs et les spectateurs s’y meuvent en une sorte de fête permanente. De fait, ce type de manifestations qui courent tout au long de l’année (la nuit de la musique, la gay pride, les journées du patrimoine) ont la même fonction politico-esthétique : distraire, amuser, faire oublier, occulter l’essentiel… Quant aux gens qui manifestaient, une fois le défilé terminé, ils sont gentiment rentrés chez eux pour s’abrutir de feuilletons télévisés insipides ou des abjections du sport-spectacle-fric… Terminant ce petit texte, me revient en mémoire les paroles d’un très beau personnage de Balzac, la duchesse de Langeais qui, devisant avec la vicomtesse de Beauséant (Le Père Goriot) sur l’ignominie du monde parisien lui dit : « Ma chère Clara, le monde est un cloaque, vivons sur les hauteurs »… Quant à moi je m’y essaie sans toujours y réussir…
Claude Karnoouh
Paris, 5 novembre 2010


[1] Naïveté de néophytes, d’ignorants ou simplement affirmation de cyniques marchants jouant l’épate bourgeois sans danger (la nuit est patronnée par la Mairie de Paris), ils se manifestent comme si l’art en Occident moderne depuis que l’activité de la représentation graphique se définit comme art (dès la première Renaissance italienne) n’était pas intiment mêlé à la politique ou plutôt à la théologie et au politique. Car l’originalité ou l’innovation du travail (forme, délié, couleurs, ombres et lumières), ne nous dit rien du sujet traité qui ne peut être ignoré ? Par exemple le grand Botticelli dans l’Adoration des Mages ne met-il pas en scène quatre Medici en se plaçant lui-même à leur côté lui-même… Si cette œuvre, aux référents religieux, n’est pas aussi politique, alors rien ne l’est !
[2] L’Arte povera italien avait encore cette puissance critique comme cette œuvre de Merz, L’Igloo de Giap (1968), en référence à l’opposition radicale à la guerre du Vietnam, ou, toujours de Merz, Che fare ? qui, en 1969, renvoie à la célèbre question de Lénine.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire