lundi 22 novembre 2010

Un thermidor à la roumaine, décembre 1989


Un thermidor à la Roumaine.

Où sera question des circonstances qui, voici vingt ans, menèrent le couple dirigeant de la Roumanie communiste, Nicolae et Elena Ceausescu, à être condamné à mort et fusillé par un tribunal de circonstance dans la caserne d’une unité militaire de Tîrgoviste, petite ville située à quatre-vingt kilomètre au nord de Bucarest.


En guise d’anniversaire, l’avant propos de décembre 2009
Le texte ci-après dénommé « Un thermidor à la Roumaine » fut écrit immédiatement après la chute du communiste réel dans sa version roumaine (un communisme national), et publié avec quinze jours de décalage dans Le Monde libertaire le 16 janvier 1990, car, à l’époque, aucun des grands quotidiens français de « référence » n’en avait voulu… A cette époque, je me souviens avoir été en but à des critiques de la part de certains de mes collègues, sans parler des délires hystériques des émigrés roumains lesquels m’accusaient de collusion idéologique avec le régime défunt (sic !)[1], ce à quoi je n’ai jamais répondu, laissant macérer ces « bonnes âmes » dans leur sommeil dogmatique. Si j’ai décidé de le republier d’abord en Roumanie dans la revue Cultura, puis avec une nouvelle préface plus consistante dans La pensée libre, c’est que depuis deux mois et demi je lis dans le quotidien roumain Adevàrul (La vérité) une série d’articles qui, au jour le jour, révèlent que la chute du communisme y a bien été le fait d’un coup d’État militaire accompli avec l’aide de l’URSS (KGB et GRU) et l’accord de la CIA.[2] Que peut-on apporter comme preuve supplémentaire quand aucun démenti sérieux n’a été avancé dans aucun quotidien et hebdomadaire roumains, par aucun politicien et aucun militaire ! A l’encontre de la doxa quasi planétaire du moment accréditant la « pseudo révolution »[3], mon analyse était donc juste car, à l’encontre des spécialistes universitaires estampillés[4], elle était simplement basée sur la logique du bon sens lorsque l’on connaissait quelque peu ce pays, son histoire sociale, culturelle et politique. En effet, je ne donnerai aux lecteurs de La pensée libre qu’un seul exemple pour démontrer la stupidité des journalistes occidentaux et de leurs alter ego universitaires, sociologues et politicologues. Comment eussé-je pu croire que le peuple roumain de Timisoarà, majoritairement orthodoxe et fortement nationaliste, se fût soulevé pour défendre un hongrois, pasteur calviniste de surcroit !… C’était malheureusement impossible (et ce l’est toujours), c’est ce que nous démontra la suite des événements, au cours du mois de mars 1990, lors des bagarres de rue en Transylvanie, à Tîrgu-Mures, entre Roumains et Hongrois… Je pourrai ainsi multiplier les exemples, mais le lecteur jugera les arguments que j’avançais naguère, le lendemain de cette sanglante scénographie d’une pseudo révolution où les généraux et les officiers supérieurs comploteurs envoyèrent délibérément à la mort des militaires de carrière, de jeunes recrues de diverses armes et des civils pour faire accroire la présence de terroristes menaçant la « jeune révolution ». Comment ne pas s’insurger de l’exécution en direct du couple Ceausescu après une parodie de procès où les avocats commis à sa défense se transformèrent en accusateurs. Or, face à un destin scellé  dès leur arrestation, comme la nécessité inaltérable et fatale du tragique grec (l’Aνάγκη/Anánkê), on se trouvait confronté au dénouement d’un drame shakespearien. Ce couple, dans la solitude du pouvoir suprême déchu, face à des juges semblables à des marionnettes qui, il y avait peu, n’avaient été que des laquais de l’exécutif communiste, manifestait une dignité qui n’était pas sans grandeur. Lui, en un sens fidèle à son engagement de jeunesse chantant les deux premiers vers de l’Internationale[5], et elle, ferme devant ses accusateurs, se rebellant et exigeant de mourir unie à son époux, les mains libres ; ensemble ils m’avaient remémoré quelque chose où s’unissaient, dans le destin inexorable d’une mort annoncée bien avant que la sentence fatale fût prononcée, et l’héroïsme grec et la bravoure de Robespierre et Saint Just montant à l’échafaud… Lors de l’émission de télévision de Frédéric Taddeï sur FR3 (Ce soir ou jamais 10 novembre 2009), un ancien diplomate israélien, (à présent directeur du musée de l’Europe à Bruxelles !), faisait remarquer, avec justesse, au plus énigmatique des ordonnateurs du procès du couple Ceausescu à Tîrgoviste présent sur le plateau, au mystérieux Gelu Voican, naguère sorti comme un lapin du chapeau des comploteurs bucarestois[6], que c’était précisément cette parodie de justice qui avait transformé le couple en véritables héros et fait de leurs accusateurs des criminels… Encore une chausse-trappe d’une féroce ironie dont l’histoire est si coutumière… C’est ce crime que la société civile roumaine et la majorité du peuple paient aujourd’hui très cher. En dépit des bananes et des oranges importées dès le matin du 26 décembre 1989, le peuple a été et demeure incapable de regarder l’histoire en face, d’accepter que cette chute se soit réalisée par le fer et le sang d’un complot meurtrier dont il avait été exclu grâce précisément aux morts civils programmés dans ses rangs d’une fausse révolution.[7] C’est pourquoi il a été si aisément grugé par les comploteurs faisant accroire la « révolution », tandis qu’ils recueillait tranquillement le pouvoir politique échu en leurs mains ensanglantées et ses fruits économiques. Depuis, ils se sont engraissés et continuent à s’engraisser sans vergogne, laissant à de tristes et sinistre plumitifs (ceux que l’on nomme en Roumanie les « boyards de la pensée »[8]) le soin de répandre la « sainte parole » de la démocratie retrouvée… pendant ce temps, derrière la scène de la plus grotesque des politiques spectacles, les affaires vont bon train.
Mais, comme toujours, il y a des exceptions qui sauvent un peu l’espoir. C’est le moment, après vingt ans de cacophonie politique, de magouilles interminables, d’une corruption sans honte de toutes les institutions (police, justice, enseignement, système hospitalier, adjudication des marchés publics, subventions de l’Union européenne pour les infrastructures rurales, etc), du vol de la propriété publique sans limite (ce que La pensée libre a appelé : La grande braderie à l’Est)[9], d’une mise à l’encan de la protection sociale et de la santé publique, le moment donc venu de rendre hommage à ce qu’il faut bien nommer, en dépit de différences théoriques repérables et pas toujours fraternelles, l’école de Cluj, un groupe de jeunes et moins jeunes universitaires et de chercheurs réunis autour le revue Idea et de la maison d’édition du même nom qui mène le combat de la pensée critique de gauche, parfois la plus authentique.
Paris, décembre 2009
Un thermidor à la roumaine.
  
Lors de trois émissions de Radio libertaire, Vent d'est et informations syndicales (les 24 et 30 décembre 1989 et le 7 janvier 1990), j'avais développé une lecture des événements roumains en termes de complot qui s'opposait à la vulgate médiatique du moment : la révolution populaire. À présent de nombreux articles publiés par la presse roumaine[10], française et internationale, et plus particulièrement deux textes du Nouvel Observateur[11], confirment cette lecture et permettent de mesurer l'ampleur du complot au point qu'on peut parler d'un véritable Thermidor.
Si la publication dans România liberà et Le nouvel Observateur des minutes de la réunion tenue au cours de la soirée du Dimanche 17 décembre 1989 par le Bureau exécutif du Comité central (la veille du départ de Ceausescu à Téhéran) se révèle un document authentique, nul ne peut échapper à l'interprétation des événements comme l'écume d'un coup d'État un peu cahotique. En effet ces lignes nous apprennent que le chef de l'État et du parti accuse violemment le ministre de l'intérieur (Postelnicu), le ministre de la défense (le général Milea qui sera exécuté dans la nuit du Jeudi au Vendredi 22 décembre) et le commandant en chef de la Sécurité (le général Vlad) de n'avoir pas appliqué ses ordres pour répondre à la situation de Timisoara ; plus précisément Ceausescu les tance pour n'avoir pas concentré les soldats de l'Armée et de la Sécurité au centre de la ville et n'y avoir laissé que quelques détachements armés de matraques ou d'armes à feu sans cartouche. Dès lors les massacres du Dimanche 17 décembre ressembleraient à un remarquable montage médiatique orchestré par les agences de presse et les stations de radios yougoslave, hongroise et soviétique (les premières à envoyer des dépêches alarmantes). Dès lors les corps montrés sur tous les écrans de télévision du monde ou sur les photos des magasines, n'étaient que de pauvres dépouilles autopsiées et de vieux cadavres déterrés de la fosse commune d'un hôpital et savamment mis en scène sur des toiles blanches[12]. Il faut aussi rappeler les déclarations de B. Kouchner et celles des responsables d'organisations humanitaires qui ont révisé fort à la baisse le nombre des victimes tout en montrant que le changement de régime ne s'est pas déroulé sans perte. En bref si l'on devait compter 4800 morts à Timisoara il faudrait alors y ajouter au moins vingt-cinq à trente mille blessés ! Il n'y aurait plus été question de révolte populaire mais de guerre civile entre des factions militaires usant d'artillerie lourde et de forces aériennes. Il n'en fut rien. Les 22 et 23 décembre 1989 les dépêches de l'agence Tass signalaient des combats à l'arme lourde dans Brasov : lorsque le journaliste du Monde y arrive pour faire le bilan, il dénombre 61 morts (civils, soldats et sécuristes) et 120 blessés, à Cluj on compte 20 morts, personne à Iasi (capitale de la Moldavie), Tîrgu Mures (capitale de la région hongroise), Ploiesti et Pitesti, les deux grandes villes industrielles proches de Bucarest. À Bucarest personne n'a vu sur les écrans de télévision les fameux prétoriens du régime et leur surarmement ; en revanche on a deviné quelques franc-tireurs isolés lâchant de tant à autre quelques balles et vu des soldats, des miliciens, des civils bien entraînés (?) cracher un déluge de feu ; pendant ce temps les gens vaquaient à leur emplettes ou regardaient les tirs comme les spectateurs d'une fête foraine. En deux jours un régime omnipotent, soutenu et protégé par une troupe prétendument nombreuse de prétoriens et une police politique féroce, s'écroulait comme un château de carte ! Ce n'est pas en démonologisant l'ère de Ceausescu que l'on pourra un jour la comprendre.
D'autres faisceaux d'éléments orientent la réflexion vers le coup d'État. Ainsi le film (montré à FR3) de l'une des toutes premières réunions du Conseil du front de salut national montre, autour de son chef Iliescu et du premier ministre, P. Roman, le général Ardeleanu (chef des troupes antiterroristes de la Sécurité) et l'ingénieur Voicu (ingénieur de la Sécurité chargé de la maintenance des bâtiments et des souterrains du comité central et du palais présidentiel). Mais ce qui apparaît comme l'un des indices le plus parlant doit être cherché dans la fuite solitaire du chef de l'État et de son épouse. En effet s'il avait eu une guerre civile entre une fraction de l'armée et de la population en arme et la Sécurité, le chef de l'État ne se serait pas enfui abandonné de tous dans un hélicoptère de l'armée de l'air (et non dans un appareil de la Sécurité) pour atterrir à 40 kilomètres de Bucarest et se faire immédiatement arrêter. La guerre civile nous aurait montré des choses terribles semblables à la prise de Panama City par les parachutistes américains ou aux bombardements de Beyrouth. Rien de cela. Enfin et sans prétendre à l'exhaustivité il faut insister sur la chronologie de la journée du Vendredi 22 décembre 1989 qui scelle la chute de Ceausescu. À dix heures et demi le chef de l'État s'enfuit et un quart d'heure plus tard P. Roman accompagné d'un groupe d'étudiants pénètre dans le bâtiment du Comité central considéré à Bucarest comme l'une des forteresses du parti et de la Sécurité. Pendant ce temps Iliescu arrivait dans l'immeuble de la radio-télévision où le poète Mihai Dinescu annonçait la chute et le départ du “ tyran ”. Étrange synchronisation pour une guerre civile ? Plus encore, les dissidents qui aujourd'hui appartiennent au Conseil du front de salut national (qu'ils soient d'anciens dirigeants communistes ou des intellectuels) étaient soumis à une surveillance permanente de la Sécurité ; jours et nuits des policiers en civils équipés de talky-walky se relayaient devant leur domicile, en interdisaient l'accès aux visiteurs et les accompagnaient pendant leurs moindres déplacements. Si une véritable guerre civile s'était déclarée alors nul ne peut comprendre pourquoi les dissidents n'eussent pas été exécutés, à la fois par vengeance et pour mettre en difficulté le futur pouvoir en supprimant ses élites politiques et culturelles désignées. Or, comme par enchantement, dès l'annonce de la chute de Ceausescu, les policiers de la Sécurité qui les gardent, disparaissent, souvent à la plus grande surprise de leurs prisonniers. L'interview du pasteur Tökes[13] et de Dan Petrescu[14] sont exemplaires, dès l'annonce de la chute du chef de l'État à la radio, ils s'attendaient à être immédiatement exécutés.
Le débat sur l'antériorité du Conseil du front de salut national offre un nouvel indice dont la pertinence a été sous-évalué par la presse occidentale, même si les autorités roumaines s'acharnent à proclamer sa création spontanée ! Pourtant c'est une connaissance précise de cette antériorité qui permettra de tirer des enseignements sur la mise en place du coup d'État et sur la pertinence de la relation entre la réélection triomphale de Ceausescu lors du XIVe congrès du PCR (tenu les 22-23 novembre 1989) et l'effondrement du régime un mois plus tard. Dans sa livraison du 22 septembre 1989 la revue de l'émigration roumaine en France, Lupta (Le combat), publiait un placet intitulé, Le peuple roumain se trouve en état de grève générale, et signé d'un certain Front de salut national[15] (!) qui, un mois auparavant, avait été lu sur les ondes de la station Radio Europe libre de Munich. Le texte proposait les arguments d'une critique de la situation roumaine dans l'esprit d'un communisme réformiste fustigeant la dérive hypernationaliste, l'isolationisme et l'impéritie de la gestion économique et sociale du pays. En conclusion ce placet déplorait la faiblesse de la résistance populaire roumaine, son atomisation, son inorganisation en une sorte de grève implicite.
On le voit, confronté à la faiblesse du mouvement social, le changement exigeait un complot qui, pour réussir au moindre coût, devait impliquer un réseau de complicités s'étendant jusqu'aux plus hautes instances de l'État, de l'Armée et de la Sécurité. À preuve l'origine politique des figures de proue du Conseil du front de salut national. Tous ces hommes ont plus ou moins participé au pouvoir de l'ère Ceausescu. Certes Ion Iliescu s'est mis sur la touche dès 1971, mais Brucan (ancien ambassadeur aux USA), Celac (ancien diplomate et interprète personnel de Ceausescu), Maziliu (ancien représentant à l'ONU), Militaru (ancien colonel de la Sécurité condamné à mort en 1980 pour espionnage et sauvé par les Soviétiques), Roman (fils de l'un des fondateurs de la Sécurité en 1948), ont abandonné le navire très tardivement. Tous ces hommes ont accordé crédit et participé à la mise en œuvre du programme du parti communiste roumain depuis 1965 et poursuivi jusqu'en décembre 1989 : industrialisation et urbanisation forcenées, autosuffisance nationale, identité nationale valorisée jusqu'à la caricature des mythes ethnographiques et historiques.
Entre 1964 et 1975 ce programme rencontre succès et légitimité populaire surtout après que Ceausescu proclame, à la fin du mois d'août 1968, le refus de la Roumanie de participer à l'invasion de la Tchécoslovaquie aux côtés des armées du Pacte de Varsovie. Cette décision entraîna de très nombreuses élites nationalistes libérées de prison en 1962 à accorder leur confiance à Ceausescu, et motiva beaucoup de jeunes intellectuels à demander leur adhésion au parti. Mais plus encore cette volonté d'indépendance, appréciée par les pays Occidentaux, permettait de recréer une véritable union nationale qui avait été un temps brisée par le communisme prosoviétique de Gheorghiu-Dej (mort en 1964). Du côté des intellectuels l'accord sur ce programme durera jusqu'aux années 1972-1973, lorsque le parti fit savoir que l'indépendance de la politique étrangère ne saurait favoriser l'autonomie d'un quelconque groupe social qui pourrait échapper à l'emprise du parti. C'est l'expulsion de l'écrivain Paul Goma (signataire de la Charte 77) qui marque le divorce entre ces intérêts inconciliables ; mais les dissidents intellectuels n'ont été jamais que des individus solitaires sans soutien populaire. Aussi entre 1964 et le second choc pétrolier à la fin des années 1970, les abondants crédits occidentaux permettaient-ils l'industrialisation et la sous-traitance tout en maintenant une promotion sociale et un niveau de vie encore acceptable par une population naguère très pauvre. C'est au moment que le poids de la dette économique devient très lourd à supporter et sert à peser sur la politique intérieure que le gouvernement de Ceausescu décide de la rembourser afin de préserver l'indépendance au prix de restrictions draconiennes qui entraînent une paupérisation absolue de toute la population, y compris les membres du parti communiste (environ 3,8 millions de membres). Pourtant les grandes grèves ouvrières, celle des mineurs de la vallée du Jiu en 1977 et celle des ouvriers de Brasov en 1987, n'ont jamais été réprimées par les armes à feu. Après le saccage des bâtiments du parti communiste les ouvriers se confrontaient avec des forces de l'ordre armées de matraques et de canons à eau. Le pouvoir arrêtait quelques meneurs ou prétendus tels (on affirme, sans preuve formelles, que certains disparurent[16]), démissionnait les responsables locaux du parti et parfois un ministre, approvisionnait les magasins et la situation retrouvait son ambiguïté initiale. C'est pourquoi la situation de Timisoara surprend, car il semble bien qu'il ne s'agissait pas d'une manifestation ouvrière, mais que quelque chose de plus incertain, voire de préorganisé. Sur ce point les conclusions de certains journalistes occidentaux et les remarques de Ceausescu faites aux membres du Bureau exécutif du parti responsables du maintien de l'ordre s'accordent. Après enquête les premiers croyaient pouvoir affirmer que de petits groupes de provocateurs saccageaient les bâtiments du parti, des magasins (vides par ailleurs) et s'attaquaient à des soldats et des officiers de l'armée. Lors de son pseudo-procès Ceausescu ne fit que réitérer à l'encontre de ses accusateurs l'affirmation d'une provocation. Toutes les informations venue de journaux, de droite comme de gauche, s'accordent pour souligner l'absence de la classe ouvrière comme telle dans les manifestations qui ont précédé et suivi la chute du régime Ceausescu. Les plus engagés dans l'agitation populaire ont été les étudiants, peu nombreux en Roumanie en raison des concours exigés pour entrer à l'Université.
Maintenant il convient de s'interroger sur le triomphe apparent de Ceausescu lors du XIVe congrès  du PCR. On connaît l'organisation de ces congrès unanimistes où tout est réglé par avance, cependant des informations que j’avais recueillies en Hongrie au mois d'octobre 1989 laissaient filtrer une certaine nervosité de la base lors des réunions préparatoires. On disait encore dans les milieux informés de Budapest que des militants de certaines cellules d'entreprise s'étaient opposés à la réélection de Ceausescu au poste de secrétaire général du parti. Enfin depuis quelques mois les milieux intellec­tuels de Bucarest donnaient I. Iliescu comme successeur de Ceausescu. Mais rien n'apparut pendant les séances plénières. Le congrès mettait l'accent sur l'indépendance roumaine obtenue grâce au paiement de la dette et aux sacrifices né­cessaires pour “ défendre et renforcer les conquêtes du socialisme ”. Pendant ce temps le monde politique européen, d'Est en Ouest, s'accordait à fustiger cette politique de rationnement drastique, d'urbanisation destructrice et de contrôle policier perma­nent. Toutefois le télégramme de félicitations envoyé par Gorbatchev lors de l'ouverture ressemblait plus à une injonction au changement (insultante pour Ceausescu) qu'à un message de solidarité entre chefs communistes. La réponse lui fut don­née lors du discours de clôture, lorsque Ceausescu rappela très fermement que le pacte germano-soviétique récemment dénoncé par le pouvoir soviétique pour ce qui concernait la Pologne et les pays baltes, avait omis de mentionner l'injustice commise envers la Bessarabie (la Moldavie soviétique) et la Bukovine du nord arrachées à la Grande Roumanie de l'Entre deux guerres. Le secrétaire du parti roumain usait d'arguments nationalistes qui ont jusqu'à présent rassemblé une majorité de la popu­lation autour du pouvoir roumain. Or, de nombreux indices montrent que les membres les plus éminents du Conseil du front de salut national entretenaient des relations étroites avec les Soviétiques[17] mais aussi avec les Américains, ce qui après la rencontre de Malte n'est pas sans signification. Ainsi Ion Iliescu le N°1 est présenté comme un ami de longue date de Gorbatchev ; Brucan, le N°2 du Conseil du front, rentrait d'un voyage d'étude aux USA en septembre 1989 pour repartir faire de la documentation “ scientifique ” à Moscou au mois d'octobre 1989 ; Militaru le N°3 a été sauvé de la mort par les Soviétiques ; Bogdan (ancien diplomate, mort depuis d'un arrêt cardiaque) était rentré en octobre 1989 des États-Unis où habitent ses deux filles. Il semblerait que cet appel à la réunion de la Bessarabie à la mère patrie ait joué le rôle de détonateur, de mise en mouvement d'une synergie entre les comploteurs roumains et les Sovié­tiques (en effet pour les Soviétiques la question de la Bessarabie n'est pas négociable parce qu'elle remet en cause l'unité de l'Union). En l'absence d'une opposition popu­laire quelque peu organisée, d'autres moyens étaient nécessaires pour abattre un pouvoir incapable de changer par lui-même : à la différence de tous les autres pays de l'Est (sauf l'Albanie[18]) il n'y a plus de troupes et de conseillers soviétiques en Roumanie depuis 1958, tandis que les alliées de Moscou opérant dans les services intérieur de la Sécurité y ont été pourchassés sans pitié depuis une vingtaine d'années. Pourtant les ponts n'ont jamais été totalement rompus avec les Soviétiques ; les services roumains d'espionnage ont été souvent accusés par la presse occidentale (ainsi que dans les mémoires de Paceba[19]) de travailler pour les Soviétiques et les rencontres entre les États-major des armées du pacte de Varsovie permettaient à des officiers généraux roumains d'être en rapport permanent avec des généraux soviétiques, bulgares et hongrois.
Il restait à trouver un prétexte à exploiter ou à créer, qui le saura jamais ? Voilà le mystère de Timisoara et celui du meeting de Bucarest du Jeudi 21 décembre 1989 (considéré par tous les observateurs comme une faute politique) où la foule rassem­blée et contrôlée par la Sécurité huait Ceausescu. Rien à présent ne nous permet de décrypter la relation qui unit la petite manifestation de soutien au pasteur Tökes et la manifestation trente mille personnes du Dimanche 16 décembre 1989 où des éléments “ éméchés ” selon Le Point (1-7 janvier 1990) s'attachaient à provoquer les troupes de l'Armée et de la Sécurité désarmées (Cf. Le nouvel Observateur 11-17 janvier 1990). Voilà pourquoi il a fallu exécuter le chef de l'État et son épouse ; car malgré la creuse rigidité de la langue de bois “ ceausescienne ”, la dénonciation d'un complot mené de l'intérieur avec l'aide de puissances étrangères martelée pendant le discours télévisé du Mercredi soir 20 décembre 1989, laissait paraître une véritable tension drama­tique[20].
Ceausescu s'est trouvé dans une situation identique à celle de Robespierre, lequel adulé par les foules parisiennes (ici les rassemblements de masse qui suivirent le XIV congrès) et loué par ses plus proches amis lors de la fête de l'Être suprême devait, deux mois plus tard, être trahi par ceux qui la veille encore l'encensaient jusqu'à l'adoration et injurié (voire presque lapidé) par ces mêmes foules au moment qu'on le conduisait mourant à l'échafaud.
La naissance ambiguë du nouveau pouvoir issu d'un coup d'État et d'une mise en scène de la révolte populaire, le fragilise et le soumet aux attaques incessantes des courants les plus réactionnaires de l'émigration roumaine (revenue pour aider à faire renaître les anciens partis politiques) et à la vindicte de foules d'autant plus féroces contre les anciens communistes qu'elles avaient montré, à la différence des autres pays de l'Est, une longanimité et une servilité sans égale. Or le passé précommuniste roumain ne s'est jamais illustré par une inclination pour la démocratie. Depuis 1937, la démocratie (même formelle) est quasiment suspendue en Roumanie ; depuis la dicta­ture royale jusqu'en 1940, puis celle de la Garde de Fer fasciste jusqu'en 1941 et enfin celle du Maréchal Antonescu allié fidèle de l'Allemagne nazie jusqu'en 1944, (et mal­gré l'entr'acte d'août 1944 à décembre 1948 sous contrôle soviétique) le peuple rou­main n'a guère eut le temps d'apprendre autre chose que le pouvoir dictatorial.
Aujourd'hui en l'absence d'une classe ouvrière plus ou moins unitaire face aux di­vers pouvoirs qui se constituent, et en présence des problèmes parfois insolubles po­sés par le contentieux et le ressentiment des minorités nationales, il semble bien diffi­cile de prévoir le futur immédiat de la Roumanie. Malgré les bavures inévitables (la confusion entre les soldats des diverses troupes a provoqué la mort et les blessures de civils[21]) tout l'art de ce coup d'État a été de faire accroire une révolution et un gigan­tesque massacre. Mais à force de proclamer la victoire d'une révolution populaire au prix d'un immense sacrifice humain en lequel s'occultent les pires compromissions du passé, on a tout lieu de penser que le peuple finira par s'en convaincre et exigera d'en toucher les dividendes. Cependant toutes les informations rapportées par les équipes d'actions humanitaires laissent entrevoir la lente mise en place d'une dictature mili­taire, car, aux côtés du peuple, l'armée, auréolée de sa victoire sur les “ terroristes ”, demeure la seule institution cohérente et organisée, capable de faire régner un mi­nimum d'ordre, de maintenir en état de marche la machine industrielle[22] et de conte­nir une révolution plébéienne qui à présent pourrait se lever pour renverser un pouvoir politique sans réelle légitimité.

Claude Karnoouh,
Paris le 16 janvier 1990.


PS. Republié après les élections je ne crois guère que les arguments avancés dans ce texte aient perdu leur pertinence. Il faudrait simplement ajouter qu'en plébiscitant Iliescu, les Roumains ont manifesté leur attachement à un pouvoir communiste qui a levé les contraintes les plus rudes du régime Ceausescu tout en maintenant les fondements nationalistes de l'ancien régime (voir la manière dont le Front a laissé la situation se dégrader entre les Roumains et les Hongrois) et en garantissant un contrôle rigoureux de l'économie de marché. Il n'en demeure pas moins vrai que le coup d'État a permis à l'ancienne administration du Parti communiste, de la Sécurité et de l'armée de conserver l'essentiel des leviers du pouvoir, tant et si bien qu'elle vient de regagner une nouvelle légitimité grâce à des élections plus ou moins démocratiques. Au moment que tous les régimes communistes d'Europe de l'Est sont balayés au profit des partis les plus politiquement conservateurs et économiquement libéraux, la Roumanie se montre décidément sous un jour toujours singulier.

Version modifiée à Paris le 21 mai 1990.


[1] Je renvoie le lecteur à la publication dans le numéro 24 de La pensée libre de mes réflexions sur le dossier que la police politique roumaine m’avait consacré entre 1973 et 1982 et que j’ai pu enfin consulter (820 pages) au mois de mai 2009, intitulé : Une plongée au cœur de la police politique roumaine. Jusqu’à obtenir de plus amples informations, je suis le seul universitaire français ayant travaillé dans la Roumanie communiste à avoir consulté ces archives personnelles, comme l’ont fait avec leur dossier mes collègues et amies étasuniennes Gail Kligman et Katherine Verderi.
[2] Cf. Adevàrul, 21 octobre 2009 : Agentiile stràine de spionaj implicate în pràbusirea lui Ceausescu, (Les agences de renseignement étrangère impliquées dans le renversement de Ceausescu ) ; et celui du 17 décembre 2009 : Epoca lui Nicolae Ceauşescu s-a terminat printr-o lovitură militară clasică pusă la punct de serviciile secrete ruseşti, KGB şi GRU (serviciul de informaţii militare), cu ajutorul ofiţerilor români, susţine generalul Victor Atanasie Stănculescu, (Le général Victor Atanasie Stanculescu qui a eu un rôle déterminant en décembre 1989, affirme que l’époque de Nicolae Ceausescu s’est achevée grâce à un coup d’État militaire classique mis au point par les services secrets russes, le KGB et le service des informations militaires, le GRU avec l’aide d’officiers roumains.).
[3] Pendant ce temps, les États-Unis avaient les mains libres pour écraser dans le sang une quasi révolution nationaliste à Panama City, et donc anti-impérialiste.
[4] Il est présentement fort amusant de voir comment certains universitaires et journalistes français à la mode ont le toupet d’avancer des hypothèses qui naguère eussent été certes non-conformistes, non-politiquement correctes, mais frappées au coin du bon sens, – hypothèses que tous ces savants avaient alors repoussées par pusillanimité. Vingt ans après, lorsque la mode change, on constate qu’ils les refilent (avec les omissions nécessaires) comme autant d’idées nouvelles et audacieuses. On pourrait citer bien des noms, mais les protagonistes de ces pirouettes sauront bien se reconnaître dans ces remarques. S’il fallait revenir aux sources de ces hypothèses les plus clairement énoncées naguère sur la nature du coup d’État roumain, outre mon modeste essai de janvier 1990 du Monde Libertaire, que je republie dans La pensée libre, il convient impérativement de rappeler le travail du journaliste et écrivain Radu Portocala qui, dès le mois de mai 1990 ( !) publiait la déconstruction de la pseudo révolution roumaine dans un excellent ouvrage, Autopsie du coup d’État roumain : Au pays du mensonge triomphant, Calman-Lévy, Paris. D’aucuns savent que pour exister dans les medias il faut ni plus ni moins se conformer au vouloir des patrons (privés ou publics) qui en sont les propriétaires. Or fin décembre 1989 d’aucuns devaient fourguer les événements roumains au public occidental comme une authentique révolution populaire ! D’où l’engouement stupide de nombreuses associations pour les « pauvres villages roumains » et combien, une fois arrivées sur place, elles furent surprises (certaines mécontentes) de constater qu’on y vivait bien mieux que dans les grandes villes… Voir le texte éclairant de Dan Culcer, « Un périple à la redécouverte de mon pays », in Iztok, n° 20, Paris, 1991.
[5] Cf. la description des quelques minutes précédant leur mort donnée par l’un des quatre parachutistes membres du peloton chargé de leur exécution. « Le sergent Dorin Cârlan : Je me trouvais à un mètre derrière Nicolae Ceausescu lorsqu’il a compris que nous nous dirigions vers le mur, alors, il s’est rendu compte qu’il n’a aucune chance d’échapper à la mort. Il a réalisé que tout cela n’était pas du cirque ou une comédie. Il s’est retourné et m’a regardé comprenant que quelque chose commence réellement. Il a regardé dans notre direction… et j’ai gardé en mémoire l’image de… de quelque chose qui ressemblait à la « mise à mort d’une chèvre »… Une larme a coulé sur ses joues, puis plusieurs et il a commencé à crier : « Mort aux traitres ! » Les membres du peloton les ont retournés face à moi, mais lui continuait à hurler : Mort aux traitres ! Vive la République Socialiste Roumaine libre et indépendante ! Ma mort aura sa revanche ! » C’était quelque chose de ce genre. Et il a commencé à chanter un fragment de l’Internationale : ‘ Debout les damnés de la Terre/ Debout les forçats de la faim…’ Mais il n’a pas eu le temps de redire debout, car je l’ai envoyé au ciel. » Adevàrul.RO, 20 décembre 2009. Note : dans le texte roumain il y a un jeu de langage sur l’adverbe debout, en roumain « sus » signifie levez-vous, et « sus », aller au ciel, mourir dans une banale expression chrétienne proche de renvoyer ad patres.
[6] Avant 1989, personnage falot des soirées mondaines bucarestoises adonnées aux séances spirites et aux méditations « transcendantales », il est brusquement apparu le 24 décembre 1989 comme vice-premier ministre du gouvernement mis en place par le Front de Salut National… A présent, il a tout intérêt à raconter les bobards que lui commandent ses maîtres s’il veut continuer à vivre tranquillement d’une rente de situation d’ambassadeur.
[7] A présent on publie dans la presse roumaine des photos où l’on voit des tireurs habillés en civils, mais armés de fusils militaires spéciaux surmontés d’une lunette de visée. Visiblement des professionnels, ils semblent viser des cibles très éloignés qu’ils tirent comme on tire des pipes dans les baraques des fêtes foraines.
[8] Ceux-là ne sont socialement ni d’origine aristocratique, ni en aucune façon des athlètes de la pensée, leurs œuvres, somme toute très minces, rassemblent de mornes paraphrases de tout ce que le prêt-à-penser draine dans de médiocres publications occidentales.
[9] Car, en fin de compte, au cours de quarante-cinq ans de régime communiste (ou dénommé tel), l’industrialisation du pays était bien le fruit du labeur des masses, de l’ouvrier spécialisé à l’ingénieur, et normalement devaient leur appartenir à tous de plein droit après la chute du régime.
[10]România liberà, 10 janvier 1990.
[11]Guy Sitbon, « La télé m'a menti », in Le Nouvel Observateur, 11 au 17 janvier 1990.
  Jean-Paul Mari, « La dernière colère de Ceausescu », Ibidem.
[12]Voir les photos publiées dans Le Point, 1er-7 janvier 1990.
[13]Libération, 5 janvier 1990
[14]Le Monde, 2 janvier 1990
[15]Lupta (Le combat), N° 128, 22 septembre 1989, Paris.
[16]Le journaliste B. Poulet a retrouvé Paraschiv (ouvrier fondateur d'un syndicat libre) en bonne santé, on présupposait sa disparition parce qu'il ne répondait plus aux appels télépho­niques internationaux !
[17]À cet égard on relèvera, comme élément pertinent, le voyage à Budapest, huit jours avant la chute de Ceausescu, des trois plus hauts responsables de l'armée : le général Chitac, responsable de la guerre chimique, aujourd'hui ministre de l'Intérieur ; le général Stanculescu, chef d'état-major de l'armée, aujourd'hui ministre de la défense ; le général Milea, ministre de la défense « suicidé » pendant le coup d'État (?).
[18]Il faut noter le très intéressant article de Francis Cornu dans le journal Le Monde du Mercredi 17 janvier 1990, où, à propos de l'Albanie, il trace un schéma de bouleversement politique fondé sur un coup d'État venu de l'intérieur du parti communiste à la suite d'une crise économique, et il ajoute : «  — un schéma relevé aussi en Roumanie. ». Surprenant !
[19]Général Ion Paceba, Horizons rouges, Paris 1987.
[20]România liberà (La Roumanie libre), Jeudi 21 décembre 1989. « Ce n'est pas l'effet du hasard si la radio de Budapest et celle d'autres pays ont déclanché pendant le cours de ces actions antina­tionales et terroristes, une campagne éhontée de diffamations et de mensonges contre notre pa­trie. » Aujourd'hui d'aucuns savent que c'était la stricte vérité.
[21]International Herald Tribune, Vendredi 5 janvier 1990. « De nombreux détails donnés à pré­sent par les témoins suggèrent que plusieurs personnes ont été tuées par des soldats nerveux et très mal entraînés ». Celestine Bohlen, « Spice From the Bucharest Rumor Mill » (Le sel du moulin à ru­meurs bucarestoises).
[22]Depuis six ans le gouvernement de Ceausescu avait déjà commencé à militariser la direction des plus grandes entreprises industrielles et celles des circonscriptions administratives les plus sensibles.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire