Rébellion comme éclaircie dans un paysage politique blême
Dans le dégoût général qui
s’impose à certains de mes contemporains encore habités de quelques pensées
critiques et libérés du prêt-à-penser qui impose sa loi de l’école à
l’université, des médias audiovisuels aux revues « bobos branchées »
de la « gauche multiculturelle », des romans à la mode aux
hebdomadaires « people » (qui, bien évidemment, ne parlent jamais du
peuple !), il est des esprits qui s’entêtent – sait-on encore
pourquoi ? – à faire vivre difficilement quelques petites revues à
l’audience fort modeste, mais aux qualités critiques élevées, où le lecteur
curieux peut trouver des analyses qui visent à renouveler tant le langage de
l’interprétation politico-économique que celui de la culture, tant celui propre
aux nouvelles modalités d’un possible engagement militant que ses limites.
Voilà quels sont les domaines qui occupent l’activité critique des animateurs
de la revue Rébellion dont le titre
rappelle, à bon escient, combien, pour qui souhaite s’engager dans la pensée
critique, il ne peut être question de s’en laisser conter en acceptant le
terrain déterminé et les discordes, les rivalités et les conflits balisés,
voire souhaités, par les pouvoirs quels qu’ils soient. « Penser son temps » comme activité
essentielle de la philosophie écrivait jadis Hegel ; penser aussi et
simultanément contre son temps pour le défaire et le reconstruire fut la
réponse de Marx et d’autres socialistes révolutionnaires. Dans une époque, la
nôtre, d’« agitation glaciaire » (l’expression est de Nietzsche)
engendrée par une actualité désespérément répétitive de simulacres (les jeux
électoraux le prouvent à répétition), dans une époque où l’épanouissement et la
satisfaction toujours insatisfaite de l’être-là-dans-le-monde se mesurent à sa
capacité frénétique de poursuivre une consommation insatiable de nouveautés
technologiques appelées gadgets et de fringues « à la mode », la
revue se refuse à jouer les utilités de « gauche », même d’extrême
gauche, qui mendient aux pouvoirs la gloire de la contestation à tout prix et à
tous moments, pourvu que le sujet soit faux et que renom et lauriers se
tiennent dans la frime du pseudo. Des hebdomadaires comme Marianne ou Charlie Hebdo,
en France, sont les produits emblématiques de cette irrévérence programmée, que
dis-je, subventionnée. Naguère connue à l’échelle locale, Toulouse et sa
région, ayant dorénavant dépassé la région du cassoulet, la revue refuse de se
cantonner dans une quelconque opposition certifiée et authentifiée par sa
majesté le Capital et les institutions qui en émanent, comme, par exemple, le
pratiquent avec une opiniâtreté sans pareille les altermondialistes d’Attac ou,
pis, le pseudo facteur et son prétendu parti « anticapitaliste » ou
la voiture-balaie du PS, Mélenchon, tous ensemble égarent l’électeur. Cela ne
signifie pas que leurs électeurs ne soient pas des consciences politiques
généreuses, mais malheureusement, elles sont entraînées sur des chemins qui
mènent aux impasses de la pensée et de la politique critiques. Comique troupier
du capital, le petit facteur de café-concert, choyé par les médias lors du
premier tour des dernières élections présidentielles de 2007 n’osait pas même,
dans ses discours, prononcer
l’expression « lutte de classe » ! De même qu’aux élections de
2012, le Tartarin des préaux d’école, Mélenchon, se contenter de gesticuler
contre le FN, après avoir offert ses voix sans discussion au quadriumvirat
Hollande, Moscovici, Fabius ? Valls qui, immédiatement feront, sans la
moindre gène, la même politique de Sarkozy, Hortefeux, Juppé. Mais ne les accablons
point trop ces petits clowns d’une extrême gauche moribonde de pensées
correctes, moribonde d’avoir transformé le combat politique en conflit
d’assistantes sociales et d’ANPE (les femmes battues, les sans-abris, les
« jeûnes » chômeurs) qui recherchent jamais les véritables sources de
la misère. NPA ou Mélenchon, alliés ou concurrents, ils n’étaient pas en reste, car le PC
croupion devenu une sorte de bureaucratie sociale-démocrate électoraliste se
manifestaient dans la pire des compromissions avec les pouvoirs politiques
manifestes ou plus occultes (il suffit pour cela de lire les communiqués du PCF
sur les origines du conflit en Syrie pour s’en convaincre). Qui faudrait-il
quérir aujourd’hui pour trouver, en dehors des soupirs nostalgiques pour une
histoire accomplie dès longtemps, des analyses socio-politiques et des actions
énonçant explicitement leurs référents et leurs combats en termes de lutte de
classe dans une analyse d’un socius postcommuniste ?
En effet, l’un des axes de la
critique mise en œuvre par les animateurs de Rébellion vise cette évidence masquée par les « gauches »
institutionnelles (chargées d’éteindre à chaque fois la colère des salariés
pour les détourner systématiquement des buts essentiels de leurs combats, et
leur faire oublier l’enjeu toujours actuel de « la cause du
peuple »), à savoir que le système politico-économique de notre présent,
aujourd’hui en état de choc financier (à la fois voulu et imprévu) et de
récession massive (pour avoir manipulé des années durant de la monnaie de singe
sur l’épargne, l’endettement massif des salariés les plus précaires et
l’endettement des États auprès des banques privées), ne peut mener non pas à la
catastrophe, laquelle, selon Heidegger (cf. Über
den Humanismus, Lettre sur l’humanisme, et Zur Seinsfrage, A propos de la question de l’Être) a déjà eu lieu
de très longue date, mais à son accomplissement de plus en plus accéléré avec
le cortège de dégâts humains et écologiques inédits, inouïs, sans commune
mesure avec leur préhistoire dans les gigantesques boucheries du XXe siècle…
Demain on ne rasera pas gratis, demain, pour un peu de pétrole et d’eau douce
on égorgera gratis, demain verra s’incarner au quotidien et sans masque l’homo homini lupus sous le regard
goguenard des pouvoirs économico-politiques, pourvu que cette lutte mortifère
n’entame jamais leur capacité à contrôler les hommes et leurs sources de
profit.[1]
La revue détonne d’autant plus que
la gauche, serait-elle altermondialiste, écologiste, ONG-iste humanitaire,
voire communiste croupion, a baissé les bras devant la réalité du Capitalisme
de troisième type (informatique et finance : c’est-à-dire d’une part la
substitution généralisée des automates aux hommes dans tous les domaines de la
production et de nombreux services et, de l’autre, la réalisation de la
simultanéité-ubiquité de la circulation du capital à l’échelle planétaire).
Plus encore, cette gauche a baissé la garde critique devant l’imaginaire
engendré par la publicité (la propagande de la marchandise), situant
l’accomplissement du plus parfait bonheur terrestre dans l’hyperconsommation de
l’inutile, c’est-à-dire forçant les peuples à la contemplation avide des choses
inessentielles et à leur convoitise sans autre horizon que l’argent nécessaire
à les obtenir. Ainsi, la masse de ceux qui n’en ont point et n’en auront
jamais, finissent par se placer hors-la-loi, à pratiquer la délinquance, les
trafics multiples, le vol et le meurtre, pour finir dans l’errance en confondant
criminalité crapuleuse et révolution, car voler dans le cadre de lois qu’en
définitive on accepte n’a rien à voir la révolution, même modeste, lorsqu’elle
vise à modifier des lois injustes. C’est pourquoi à la télévision, sur les
postes de radio, dans les divers journaux, on flatte le culte enthousiaste des
revenus obscènes des sportifs de haut niveau, des journalistes vedettes et des
stars de cinéma, avec comme résultat, le succès des revues « people »
qui font rêver Margot, mais l’éloigne toujours plus d’une intelligence des
sources de sa misère tant pécuniaire que spirituelle. Cette gauche-là a donc
renoncé à toute critique théorique et pratique de l’empire de l’avoir sur
l’être, de la domination de l’usure (au sens économique) sur l’être-là-dans-le-monde
(l’homme vivant en son essence humaine et non animale), de la valeur d’échange
sur la valeur d’usage ; domination qui a fait de l’argent, outre la mesure
de l’échange en général et donc de la valeur du travail, n’est que la subsomption
de toutes les choses produites (schéma du capitalisme classique), la
marchandise suprême et autoréférentielle de l’échange, organisant par la
dérégulation de tout contrôle étatique, la domination absolue de la finance sur
l’industrie et le produire-travail en général.[2] C’est ce système de domination qui est à l’origine de la
crise actuelle parce qu’il a fait du négoce d’un type de crédits – celui
des subprimes, les prêts à haut
risque, – c’est-à-dire accordé jusqu’au surendettement massif des familles
les plus économiquement fragiles et garantis par les hypothèques précaires qui
les accompagnaient, un commerce planétarisé grâce à leur
« titrisation » boursière.
Au lieu de s’agiter pour des
grèves de trois sous qui détournent les salariés des sources principales de
leur exploitation, la gauche et l’extrême gauche auraient dû mettre en garde
les gens sur les dangers de ces opérations qui les ruinent, amputent gravement
leurs salaires et menacent leur survie même dès lors que dans un monde boursier
dérégulé et donc en permanente volatilité, les prêts sont accordés à taux
variables.[3] Cette gauche et cette extrême gauche auraient dû encore
appeler les travailleurs à des grèves massives pour protester contre les
salaires ahurissants, les primes incroyables, les stocks options inouïes et les
« parachutes dorés » indécents que s’adjugent le pouvoir managérial
industriel et financier et ses commensaux directs. L’argent est devenu
juge et partie, et les États-Unis, en raison de leur puissance
militaro-économique, demeurent le grand maître de ce jeu puisque le dollar,
monnaie nationale, n’en est pas moins simultanément celle sur laquelle est
fondé le commerce mondial des biens et des crédits, et donc celle qui apprécie
la valeur d’échange de toutes les marchandises, y compris d’elle-même !
C’est pourquoi États-Unis peuvent vivre de l’épargne mondiale, se contentant de
dépenser l’argent des autres. Cela a un nom : non pas, comme le dit la
presse bien pensante, vivre au-dessus de ses moyens, mais vivre sur le dos des
autres ! Tautologie universelle, soliloque et solipsisme du dollar (la
seule valeur universelle hors de laquelle il n’est pas de monde !) dont la
redondance engendre des bénéfices énormes, mais aussi des bulles spéculatives
qui, lorsqu’elles s’effondrent, démontrent l’artificialité de cette valeur des
valeurs à partir du moment qu’elle est totalement déconnectée des richesses
matérielles effectivement produites.
En effet, n’est-il pas loufoque,
que dis-je, infâme, de lire dans l’Humanité et d’autres journaux
prétendument de gauche qu’il conviendrait moraliser le capitalisme ! Mais
comment moraliser un système immoral ? N’est-il pas tout aussi infâme
d’observer la direction de la CGT sous la houlette de son ineffable
animateur de discothèque (qui va prendre sa retraite avec je ne sais qu’elle
poste de pantouflard), prôner la morale au capitalisme délocalisateur ! Le
même discours est simultanément tenu par Monsieur Soros, le grand spéculateur
aux prétentions éthiques dont le seul génie est de fabriquer parfois des textes
qui semblent dignes d’un Ubu roi. En effet, quand asinus asinum fricat (quand l’âne cire les pompes de
l’âne)[4]
le capitalisme peut être déclaré moral, tant
par le grand spéculateur international que par le syndicaliste corrompu ?
Weber fit une grave erreur en unissant éthique protestante et capitalisme, il a
confondu le protestantisme totalement laïcisé, prônant le jugement moral fondé
sur le destin d’une réussite purement terrestre avec une éthique protestante
originaire qui, si elle appréciait le travail humain et ses résultats,
manifestait un ferme anticapitalisme opposé aux prêts usuraires : chez
Luther et Zwingli le refus total du prêt à intérêt est net, chez Calvin l’acceptation
d’un intérêt très limité, ensemble ils regardaient l’argent comme l’instrument
d’échange propre à rémunérer le travail au « juste prix », de fait,
une conception artisanale et rurale de l’équilibre entre valeur d’échange et
valeur d’usage, une position proche de la théorie du juste prix avancée et
développée par Thomas d’Aquin dans le De
regno. C’est plutôt du côté de l’anglais Herbert Spencer et de sa théorie du darwinisme social qu’il convient de
rechercher l’argument qui attribue une valeur humaine positive aux réussites
capitalistes les plus spectaculaires et, de ce fait, les plus sauvagement
violentes, sans éthique aucune, et une valeur négative à l’écrasante majorité
des déracinés qui en subissait la paupérisation subséquente. Quoi qu’en disent
les intellectuels stipendiés, les journaleux et tous les spécialistes aux ordres,
il n’y a pas de grands profits sans exploitation massive et féroce de la force
de travail d’une part, et, d’autre part, quand la situation politique s’y
prête, sans le vol légal ou non de la propriété d’autrui et de la propriété
publique… La conquête de l’Ouest étasunien le prouvait naguère, les
privatisations de l’ex-Europe communiste le démontrent aujourd’hui.[5]
Si l’on a pu parler en Europe de l’Ouest des « trente glorieuses »,
certains oublient de mentionner qu’elles furent possibles d’une part en raison
des destructions immenses de la Seconde Guerre mondiale qui, une fois la paix
revenue et avec les prêts du plan Marshall, permirent l’intensification de la
production de biens et celle de la circulation du capital, et, de l’autre, sans
jamais l’omettre, insister sur le rôle essentiel de l’URSS, de son glacis et
des puissants partis communistes d’Europe occidentale, du PCF, du PCI
et, ne l’oublions point, de l’interdiction en Allemagne de l’Ouest du KPD.
On disait même dans l’ex-Allemagne de l’Ouest que lors des négociations entre
le patronat et les syndicats ouvriers, il y avait toujours un partenaire
présent-absent : la République démocratique allemande ! Le
capitalisme craignait la contagion généralisée du communisme de type soviétique
et chinois (théorie des dominos chère au secrétaire d’État Foster Dulles), et
cette crainte n’était pas un pur fantasme anticommuniste, elle était en partie
justifiée en raison de la triomphale et héroïque victoire de l’URSS sur
l’Allemagne nazie et de celle de la Chine communiste sur les nationalistes de
Tchang Kai Cheik, et, par la suite, en vertu de l’extension des guerres de
libération nationale (Vietnam, Cambodge, Laos, Indonésie de Soekarno, Égypte de
Nasser, Ghana de N’Krumah, Guinée Bissau, Congo de Lumumba, Angola, ANC
d’Afrique du Sud, Guérillas d’Oman et du Yémen Sud, révolution de Zanzibar)
souvent dirigées par des élites marxistes, para- ou néo-communistes.
Dès lors que le principe, les
axiomes, les moyens mis en œuvre et le but ultime du capitalisme industriel et
financier ont pour seule dénomination synthétique le profit maximum, l’agir
capitaliste, ses diverses théories et ses praxis ne se peuvent affubler, dans
la pratique effective, d’une quelconque éthique, laquelle placerait des limites
à ses actions et donc freinerait ses possibilités d’extension de la production
d’objets-marchandises, du marché, et, par voie de conséquence, du profit. C’est
dans ce but que furent inventés les crédits accordés aux pays décolonisés, y
compris aux plus démunis ; et puis, quelques années plus tard, en extrême
Occident, aux États-Unis, une offre de même type (des crédits à taux d’intérêts
variables) fut faite aux salariés garantis, chose banale, mais, et c’était-là
la nouveauté, la publicité visait aussi ceux qui recevaient de faibles revenus.
C’est donc l’un des pièges les plus diaboliques qui leur fut tendu avec la
culturisation de la politique et sa transformation en loisirs mercantiles,
organisés et contrôlés. Il est dommage que Rébellion
n’ait pas engagé ses lecteurs à voir ou revoir plusieurs fois ce film venu du
centre l’empire et qui démonte les ressorts les plus intimes du capitalisme
naissant, lesquels demeurent ceux du capitalisme triomphant : There Will be Blood (Çà va
saigner !), à coup sûr l’une des plus pénétrantes méditations sur la
naissance et le déploiement du capitalisme industriel et financier… Mensonges,
menaces, meurtres, chantages, exploitations en tous genres, manipulations
religieuses et politiques… voilà qui fourbit la belle panoplie éthique du capitalisme.
En résumé, il n’est là rien de moins de la description d’un des aspects les
plus spectaculaires du nihilisme moderne qui n’est pas le vide et le néant,
mais, comme l’avait déjà souligné Nietzsche en son temps, le trop plein des
choses. Marx aussi avait, de son côté, parfaitement saisi, sans le nommer
nihilisme, cet état du monde capitaliste lorsqu’il affirmait que le monde
n’était que la somme des objets fabriqués dans le monde. En langage
heideggérien on dirait : cette somme des choses fabriquées qui fait monde
est la physis de notre modernité
tardive.
Les restes totalement déconfits du
vieux PCF, les divers refondateurs français, le futur et peut-être déjà
ex-parti anticapitaliste, voire les « bobos » verts et leurs idéaux
de midinettes écologiques, en bref, la gauche française se prétendant parfois
extrême n’a pas encore mis à l’ordre du jour, et pour cause de jeu électoral,
la critique radicale du produire-consommer qui ruine la planète et les pays du
tiers-monde (voir, l’ouvrage détonant de Mike Davis, Le Pire des mondes possible, sur une autre mondialisation, celle-ci
pas du tout idyllique comme le prétendent les chantres du libéralisme et de la
main invisible du marché : la globalisation des bidonvilles et de la plus
grande misère[6]). Cette gauche-là n’a jamais osé poser publiquement cette
simple question, mais ô combien abyssale : combien faut-il de pauvres, de
miséreux, de peuples entiers lumpénisés pour réaliser les fortunes des Bill
Gates, Warren Buffet, Michaël Bloomberg, Murdock, Soros, les milliardaires
arabes concierges de leur pétrole, indiens, russes et chinois ? Mais la
gauche et l’extrême gauche française, comme la gauche et une partie de
l’extrême gauche italienne n’en ont cure, ce qui les intéresse c’est le terrain
des luttes que lui dessine et lui délimite le capital dans sa version
franchouillarde ou à la pizzaiolo : les jeux biaisés de la démocratie de
masse représentative où le vote est toujours orchestré par des campagnes de
publicité identifiant les candidats à des produits marchands et la politique à
la manipulation des émotions les plus primaires. Or, si dans le cadre de la
démocratie de masse le vote pouvait changer radicalement l’état des choses de
ce monde, cela se saurait de longue date,[7] et le capitalisme n’aurait pas fini par accorder (avec
difficultés certes !) le suffrage universel aux prolétaires.[8] La seule fois où un vote démocratique, sans tricheries
électorales ni bourrages d’urnes repérés par les historiens, changea quelque
chose, ce fut malheureusement pour le pire, lors des élections allemandes de
1933 et de la victoire du NSDAP, avec pour résultat l’arrivée à la chancellerie
du Reich du « petit peintre viennois ». Mais, en ultime instance, le
changement promis par la « révolution brune » ne visait pas le
bouleversement des rapports de classe, tout au plus un aménagement grâce à une
sorte de keynésianisme corporatif et dictatorial pour l’économie et à un
anticommunisme doublé d’un antisémitisme féroce pour ce qui est du politique,
du social et du culturel… La participation au jeu électoral de l’extrême gauche
française qui prend prétexte de la possibilité qui lui est offerte à chaque
élection d’apparaître sur la scène télévisuelle publique et privée (avec les
règles convenues au sein de la société du spectacle postmoderne), n’est, au
bout du compte, qu’un faux-semblant – un de plus – dissimulant l’appétit des
petits chefs pour les rentes de situations offertes par les emplois électifs,
les avantages économiques non négligeables qu’ils apportent à court terme
(l’éphémère reconnaissance médiatique si l’on se soumet aux diktats des
journalistes) et à long terme (une bonne couverture sociale et des retraites
conséquentes, etc.).
Tous ces phénomènes propres à la
vie politique française sont analysés à chaque livraison de la revue avec plus
ou moins de talent, avec plus ou moins de pugnacité, mais toujours avec fermeté
sur les principes fondateurs d’une critique radicale, socialiste et
révolutionnaire, c’est-à-dire sur l’ancrage d’une possible renaissance de la
lutte de classe. Certes certains textes sont plus optimistes, d’autres le sont
moins, d’autres encore plus proches de mes propres interprétations ne
discernent qu’un long tunnel sans issue, sauf à constater, jour après jour,
l’intensification de la catastrophe. Il n’empêche, Rébellion donne à penser. Si dans les brochures distribuées en
marge de la revue il est sans cesse rappelé qu’au-delà de la critique théorique
productrice de concepts nouveaux pour comprendre un monde économique et
politique renouvelé depuis le XIXe siècle, depuis les socialistes et Marx, il
convient tout autant de s’engager dans un agir militant, fût-il le plus
minimal. C’est peut-être sur ce terrain que ses dirigeants n’ont pas encore
fait l’analyse phénoménologique la plus essentielle, suggérée par la question
suivante : où est-il donc, hic et
nunc sous nos climats européens, le sujet historique de la révolution
qu’ils appellent de leurs vœux ? Certes, le texte signé Saint Martin dans
la livraison du numéro 32 (octobre 2008) revient à la charge en démontant tous
les faux combats révolutionnaires d’une part, et, de l’autre, en montrant
l’obsolescence actuelle du clivage droite/gauche des élites politiques,
intellectuelles et médiatiques.[9] Peut-être faudrait-il préciser du clivage politicien
droite/gauche propre à ces élites et non de celui des citoyens ordinaires. En
effet, n’en déplaisent aux ventriloques du politiquement correct qui défendent
bec et ongles les prébendes que leur rapporte leur misérable petit commerce
politicien, il faut nous rendre à l’évidence, le dessin du monde politique issu
de la Révolution française n’est plus ou presque. C’est ce qui apparaît
aujourd’hui au grand jour après l’élection du président de la République
Nicolas Sarkozy et cinq ans plus tard, celle du Président Hollande. Depuis
l’explosion de la crise économique, le « pragmatisme » économique et
politique de la classe politique nous en administre quotidiennement la
preuve ; depuis le mois d’octobre 2008, le Président français après être
revenu à de fermes pratiques keynésiennes, à un interventionnisme étatique dans
la gestion économique qu’il décriait trois mois auparavant, s’est repris, a
accepté les diktats de l’UE comme son successeur s’est plié à ces mêmes diktats
après ses tartarinades de campagne électorale. Sic transit gloria mundi ! Dans la démocratie de masse
postmoderne, les promesses électorales ne valent que pour les imbéciles ou les
naïfs qui les écoutes, ceux qui les énoncent ne sont tenus à aucune fidélité.
C’est comme les promesses d’amour qu’une prostituée jette sur l’oreiller à son
client pour obtenir quelque menue monnaie supplémentaire. Et encore, j’aurais
personnellement plus confiance dans une prostituée énamourée que dans les
propos d’un politicien rhéteur.
La crise actuelle du politique qui
se traduit par exemple, lorsque l’on constate l’effondrement de la cote de
popularité du nouveau Président de la République, en 5 mois François Hollande
est haït d’une majorité de ceux qui ont voté pour lui… Auparavant, sous
Sarkozy, c’était l’incapacité du parti socialiste tout autant que celle des
communistes croupions et de l’ex-LCR de se démarquer véritablement des
décisions prises par le Président de la république en matière de politique
économique à long terme, l’incapacité de proposer de véritables alternatives
radicales, de dessiner un horizon des besoins et de l’utilité autre que celui
de l’hyperconsommation pour tous, autant de blocages qui sont le symptôme le
plus flagrant de cette obsolescence du vieux clivage de 1792. Aujourd’hui, sous
le pouvoir PS, c’est l’acceptation plus ou moins implicite des conditions
minimales de la rémunération du travail, de la dérégulation de la santé
publique, du rôle des banques dans le financement de l’investissement productif
ou non productif, en ne proposant au peuple sidéré (au sens littéral) que des
placebos, animations culturelles et autres carnavals. Car, que le clivage
droite/gauche soit réactualisé sous d’autres formes, il doit être repensé à
nouveaux frais à partir de la reprise du destin historial de l’essence de l’être
du politique dans son rapport à l’essence de l’être de l’économique,
c’est-à-dire, dans le rapport qui unit indissolublement le Capital et la
Technique, sous l’égide structurante de l’Arraisonnement (le Gestell heideggérien, ou le fantasme de
l’infinité chez Gérard Granel[10]). Certes, certains acteurs de gauche peuvent agir (et
parfois ils le font) dans l’esprit d’une vraie charité (et non dans la charité
spectacle), charité nécessaire afin de maintenir un minimum de dignité humaine
face à une flicaille de plus en plus arrogante dans ses tenues de Robocop. Toutefois, ces combats sont
incapables de créer l’ouverture en direction d’une autre pensée de la
politique, laquelle doit être impérativement décentrée par rapport au terrain
de bataille que nous offre l’ennemi qui précisément s’efforce à maintenir les
signifiants droite/gauche dans un champ sémantique obsolète et donc inopérant
pour une praxis politique réelle. En
revanche, et là se tient le piège, ce champ sémantique, grâce à ses glorieuses
réminiscences historiques, est encore capable de créer l’illusion ou la fausse
conscience d’une confrontation politique authentique : au fil du temps, la
dichotomie droite/gauche a été reconditionnée en pur spectacle de son glorieux
passé. Aussi le rapport signifiant/signifié de la relation droite/gauche est-il
devenu un corps mort, ce que montrent les nombreuses impasses où il entraîne
les citoyens : combats pour les sans-papiers (les vains espoirs
révolutionnaires de Badiou), pour soutenir les révoltes des banlieues (les espoirs
tout aussi vains des divers groupuscules de refondation communiste et de
certains anarchistes placés dans le Lumpen),
pour les pays du tiers-monde en lutte contre l’impérialisme (espoirs souvent
détournés à un moment donné par des élites compradores ou une religiosité
suspecte). Quelle que soit la générosité de ces élans, quel que soit le courage
de certains combattants, aucun ne permet de ressaisir le sujet historique du
capitalisme de troisième type. C’est pourquoi, me semble-t-il, nous vivons une
époque où demeure dans l’impensé, voire peut-être dans l’impensable, non point
la détermination théorico-conceptuelle a priori du sujet historique idéal,
cela le marxisme académique et universitaire propre à nos climats le ressasse
depuis des lustres, mais la possibilité de le repérer dans une double approche
de notre réalité multiforme, phénoménologique et qu’herméneutique…
Où est-il donc ce sujet ?
Jusqu’à présent cette question cruciale demeure sans réponse satisfaisante. A
moins de regarder l’homo consumans
comme le dernier des hommes annoncé par Nietzsche avec pour corrélat la fin de
l’histoire ; une fin de l’histoire qui se manifesterait non point dans les
béatitudes de la démocratie de masse triomphante annoncée au moment de
l’implosion de l’URSS par un Fukuyama soumis à l’aveuglement d’un
anticommunisme stupide, mais dans un Brave
New World tragique qui aurait pour nom, le « Nouvel ordre
mondial ».
Á présent, le moment est venu de
rappeler aux amis de Rébellion leur
inclination à trop s’appuyer sur le passé pour renommer le présent afin de
faire sens. Je comprends bien la notion de « socialisme
révolutionnaire », elle est assez générale, assez œcuménique dirais-je,
entre ce qu’il peut y avoir de toujours actuel et pertinent dans les divers courants
historiques de la pensée socialiste et du marxisme, voire même de
transhistorique pour répondre aux différentes situations historico-politiques
présentes, tout en laissant dans l’ouvert la réactualisation de la question de
la lutte de classe dès lors que l’on percevrait, avec quelque certitude, le
lieu, la forme et la substance du sujet historique de la révolution ; au
cas où cet événement-avènement-appropriation (Ereignis) se dévoilerait comme possibilité en ad-venir s’annonçant
d’elle-même en tant que telle… Demeure, à l’évidence, la question de savoir si
la révolution en tant qu’ouverture à l’ad-venir d’un sujet historique repérable
est encore chose possible ! Ce court essai n’est pas le lieu d’en
développer les arcanes, mais gardons en mémoire l’interrogation. Cependant,
nous eussions apprécié une référence plus forte à Marx et surtout aux quelques
penseurs contemporains qui de Gérard Granel à Vattimo et Slavoj Žižek
ou de Sloterdjik à Badiou ont, chacun en leur guise (et parfois malheureusement
dans la dérision d’eux-mêmes), chacun selon des pondérations variables, tenté
d’unir la phénoménologie du capital de Marx (toujours actuelle), celle de la
critique de la modernité culturelle de Nietzsche (tout à fait contemporaine) et
celle de la technique de Heidegger (encore plus pertinente qu’au moment de son
énonciation).
En revanche, quelque séduisant que
puisse être le rappel du national-bolchevisme, cette désignation employée comme
une référence active contemporaine n’a plus, à mon sens, qu’un fumet nostalgique.
En effet, tant le nationalisme allemand de l’Entre-deux-guerres, héritier des
frustrations de la défaite de 1918 et du Traité de Versailles, que le
bolchevisme soviétique forgé pendant la révolution de 1917-1918 et la guerre
civile de 1919-1921 ne représentent plus qu’un état du mouvement politique,
social et économique achevé, terminé, un état vidé de son énergie vivante. Le
bolchevisme – la praxis
révolutionnaire du marxisme-léninisme – est entré dans les catégories
historiques accomplies, sans plus de réalité existentielle, sauf à servir de
référent aux chasseurs de communistes fantasmatiques : encore un de ces
combats pour la « démocratie » qui n’en est pas, encore un autre
simulacre. Le national-bolchevisme, quant à lui, est devenu aussi une notion
simulacre qui fourbit les arguments captieux des nouveaux commissaires
politiques à la conformité, lesquels croient ainsi dévoiler les nouveaux
complots « rouges-bruns » menaçant la « démocratie ».[11] Quels complots ? Quelle démocratie ? Aucune
réponse n’est donnée à cette question ! Le cas positif (l’admiration post factum pour le
national-bolchevisme) comme l’autre, le négatif, (l’agitation du péril de voir
ressurgir la révolution conservatrice), tous ceux qui utilisent cette notion se
meuvent dans le fantasme. La nouvelle révolution conservatrice a eu lieu au
tournant des années 1970 en Grande-Bretagne et aux États-Unis sous l’égide de
la démocratie de masse représentative et de la plus grande dérégulation
économique, elle a pour nom le néoconservatisme prôné par les Milton Friedman,
Hayek, certains élèves de Leo Strauss, d’anciens trotskystes étasuniens, et mis
en œuvre politiquement par les Reagan, Thatcher, Bush père et fils, Blair,
Clinton, démontrant ainsi que sa gestion était le fait des partis politiques se
partageant alternativement le pouvoir, dès lors que la politique n’a plus été
conçue comme l’affrontement agonique entre des idéaux sociaux inconciliables,
mais comme de micro variations à propos de la gestion d’une finalité
identique : l’économie de marché purement capitaliste. Démocrates ou
républicains, travaillistes ou conservateurs, Prodi-Veltroni-Cacciari ou
Berlusconi-Fini-Bossi, « gauches plus ou moins plurielles » ou UMP-centristes,
voire, parfois, à l’échelon local ou régional avec l’aide du Front national[12], il s’agit toujours du même très grand parti unique de l’extrême
centre avec ses diverses tendances gestionnaires ou ses propos démagogiques.
C’est à ce jeu de la gestion dite « démocratique » que le Parti
Communiste français et la CGT ont perdu le peu de vertu
révolutionnaire qui leur restait encore après tant de trahisons (Algérie, Chine
maoïste, Timor occidental, Moyen-Orient, plus récemment, Venezuela, Lybie et
Syrie). Continuer à tenir le langage de catégories interprétatives épuisées[13] pour ceux qui prétendent se appartenir encore à d’une
gauche authentiquement révolutionnaire, c’est poursuivre un débat
politico-philosophique chimérique qui certes rassure dans un premier temps,
mais qui, par la suite, fait perdre pied devant le réel et engendre divagations
et élucubrations grotesques. C’est confondre renaissance et restauration,
celle-ci s’affublerait-elle d’espoirs révolutionnaires pour ressembler à
celle-là. Une certaine droite nostalgique, monarchiste, maurrassienne, voire libérale
à la manière du XIXe siècle, se situe dans les mêmes impasses. Aurait-on oublié
l’aphorisme de Marx ? L’histoire des pays modernes, des pays sortis des
traditions archaïques du monde ruralo-féodal ne ressert jamais deux fois les
mêmes plats ; l’histoire est une succession d’apax, de moments uniques,
c’est pourquoi, en dépit des glapissements des idéologues aux ordres,
l’histoire (la politique du passé) ne peut jamais servir de leçons aux acteurs
du présent. Quant à ceux qui accusent Rébellion
d’être un foyer de « rouges-bruns », ils jouissent (littéralement au
sens psychanalytique) d’avoir trouvé par avance l’ennemi sans danger, l’ennemi
qui n’existe plus et qui, par orchestration médiatique, donne l’illusion d’une
« lutte sans merci » contre les « forces du mal »… Or jouir
du simulacre se substituant à l’objet absent est la définition même du
pervers ! Dans ce cas, la réalité est plus simple et plus dure : ces
forces-là, dénommées « rouge-brun », ne point absentent, elles n’existent
plus, elles sont devenues silencieuses devant les événements majeurs de notre
présent. A preuve, le lieu d’où sont parties les critiques des responsabilités
de l’énorme crise économique qui, après avoir couvé sous la cendre pendant un
peu plus d’un an, a explosé en cet automne 2008 ? Ces sources, il n’y a
pas à les chercher dans je ne sais quelle groupuscule conspirationniste, elles
sont là, devant nous, publiques, chez les tenants du libéralisme. Sous Sarkozy
c’était les ultra libéraux d’hier qui « réinventèrent » un temps le
keynésianisme comme pare-feu, ou, dans un vocabulaire plus marxiste, qui
restaurèrent un peu d’économie politique dans la simple routine gestionnaire de
la répétition exponentielle du même (le profit). Quant à la gauche
institutionnelle, elle était tout simplement, et selon son habitude, à la
traîne, ne proposant que des solutions déjà énoncées par le pouvoir
libéral ! Aujourd’hui que cette gauche institutionnelle est au pouvoir,
elle applique les recettes hyperlibérales ! Aussi y a-t-il de quoi mettre au comble de la
joie les maîtres du capital quand ils regardent les combattants s’affronter
pour des catégories vidées de tous sens pratiques, car, pendant ce temps, les
gens ne s’occupent pas des choses sérieuses, celles qui, derrière la scène
publique, reformulent de nouveaux types d’exploitation pour en intensifier les
effets. Lorsqu’il s’agit des combats politico-économiques qui nous animent,
nous devrions toujours garder en mémoire ce proverbe chinois :
« lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le
doigt ! » En effet, le renouveau de la lutte révolutionnaire doit
passer par le refus du terrain de lutte tel qu’il est déterminé et balisé
d’avance par l’ennemi. Il s’agit là de la première leçon de l’Art de la guerre selon Sun Tsé :
rompre l’engagement si l’on ne peut agir autrement ; rechercher le lieu (topos) réel, symbolique ou conceptuel
qu’il n’a pas été imaginé, ce qui dans le champ de l’analyse politique implique
une prise en compte du réel, avec bon sens, et, à partir de là, un déplacement du
questionnement quoi qu’il nous en coûte, car, le moment analytique ne doit
jamais confondre ce réel avec nos espoirs qui demeurent, bien évidemment, notre
télos. Formulés en termes
machiavéliens, nous dirions qu’il convient à notre tour de savoir saisir la furtúna quand elle se présente afin
imposer ce que nous pensons être la virtú.[14]
Il semble qu’une majorité parmi
les lecteurs de Rébellion venus de
divers horizons de la gauche ou de la droite reconverties à la pensée critique,
apprécient, comme moi, cet étroit linéament de la pensée qui ne renie ni la
forme de l’État-nation (fût-il une invention comme toutes les institutions
humaines), en tant que Heimat de
l’enracinement subjectif devenu, avec le temps et les énormes sacrifices
humains, l’expérience existentielle politique fondamentale de tous les peuples
européens, ni la défense d’un engagement européen objectivement nécessaire,
fédéral, peut-être confédéral, mais toujours respectueux des différences
culturelles, lesquelles n’ont rien à voir avec l’UE bruxelloise qui précisément
tend à les éradiquer tous au nom d’une rationalité purement techno-économique.
Il suffit d’observer l’application des directives de l’UE à l’ex-Europe
communiste pour en constater les redoutables effets. En effet, l’Europe, comme
fédération d’États-nations, est plutôt nécessaire, d’une part afin d’élaborer
une solidarité entre ses classes ouvrières et ses divers salariés exploités,
car la réalité sans fards idéologiques ni nouvelle langue de bois, nous montre
que seuls les patrons des grandes entreprises européennes, leurs dirigeants et
autres représentants de commerce, la jet-set du tourisme universitaire et
académique, et, last but not least,
les fonctionnaires européens, parlent, ad
nauseam, d’une communauté européenne comme expérience existentielle
quotidienne qui viserait à abolir toutes références nationales et aussi de
classes, tout en pratiquant entre les États-nations le divide et impera. Dans ce cas-là, dans les Cévennes, il me suffit
de parler à mes voisins ou d’observer les gens dans les campagnes italiennes ou
roumaines pour saisir à quel point ce discours « européaniste » est
pure illusion pour une large majorité du peuple, sauf lorsqu’il peut soutirer à
Bruxelles quelques subventions. On peut très aisément constater en Europe de
l’Est ex-communiste la perversité de cette novlangue « européenne »
(de fait un « pidgin English »
d’aéroport et de supermarché) dont les anciennes-nouvelles élites – la
nouvelle priviligentsia – usent
pour empocher des bourses juteuses ou mettre dans leurs poches une bonne partie
des fonds structurels mis à disposition des gouvernements, d’associations
philanthropiques bidons, d’ONG plus ou moins malhonnêtes, pour rénover les
programmes d’enseignement, de « gouvernance » locale ou régionale, pour
apprendre à « résoudre les conflits » (sic !), « aider » telle minorité, ou
« rénover », voire « créer » les infrastructures des
villes, des bourgs et des villages…
Mais nous ne saurions terminer
cette présentation sans rappeler une autre des qualités de Rébellion. La revue tient à offrir à ses lecteurs la possibilité
d’entendre des voix venues d’autres courants de pensée, voire parfois de
courants de pensée différents de ses engagements propres. Dans la morosité
générale, la servilité dominante et le règne des sycophantes cette petite revue
innove, elle refuse de pratiquer l’ostracisme ou l’injure qui sont pour
l’essentiel le lot de la majorité des folliculaires de la grande presse et des
médias audiovisuels français ; comme elle refuse tout autant la mentalité
schizoïde des petits groupes d’extrême gauche qui se complaisent dans
l’autoréférentialité tautologique du sectarisme. S’il est vrai que « la
terre a des limites comme l’écrivait Flaubert dans une lettre à Georges Sand,
la bêtise et la bassesse humaines n’en ont point », aussi notre temps
continue-t-il d’illustrer à l’excès la justesse sans faille de cette savoureuse
remarque. En revanche, l’Italie, souvent moquée en France, pourrait nous servir
d’exemple en ce qu’elle offre au débat politique et intellectuel contradictoire
une marge de liberté devenue inconnue d’une France que les élites
politico-culturelles ont le toupet de définir encore comme la « patrie des
droits de l’homme ». Rébellion
aurait tout à fait sa place sur la scène italienne. Ainsi on peut y lire des
interviews d’Elisabeth Lévy du Figaro, d’Alain de Benoist, ancien maître
à penser de la Nouvelle droite, devenu, me semble-t-il, le penseur
anti-utilitariste et fédéraliste radical d’une autre gauche encore à
venir ; on peut y lire encore des analyses de Georges Corm, ancien
ministre de l’économie du Liban, historien et économiste du Moyen-Orient
hautement respecté, guidé par une sorte de renouveau de la pensée
politico-sociale de l’Aufklärung
appliquée au monde arabe ; on y trouve aussi les réflexions d’Alain Soral
dont personnellement je n’apprécie guère les élucubrations philosophiques à
l’emporte pièce, mais qu’il est libre d’énoncer, comme d’autres sont libres de
les dénoncer… On y trouve encore l’exposé des positions des militants du Pôle
de la Renaissance communiste et celles de souverainistes comme les
gaullistes de gauche du Comité Valmy… Il est là un travail éditorial
salutaire en ce qu’il offre aux lecteurs de la revue un panorama des idées et
des interprétations qui animent diverses personnalités et divers groupes qui
tentent, tant bien que mal, de récuser les idées convenues, de subvertir le
prêt-à-penser s’offrant comme pseudo critique radicale, de soulever la chape de
plomb du politiquement, sociologiquement et philosophiquement corrects qui
étend sur la France le dais mortifère du faux-semblant et simule la critique
pour mieux installer dans les consciences le pire des conformismes. Si malgré
sa résonance modeste Rébellion
augmente peu à peu sa distribution, c’est qu’elle représente un symptôme, celui
d’une défiance devenue générale à l’égard d’une presse d’information et
d’opinion qui n’est plus que la mise en scène des facettes spéculaires des
mêmes pouvoirs dominants. Pour le dire plus familièrement, Rébellion apporte l’écho d’autres sons de cloches. Ce n’est
peut-être pas grandiose, mais ce n’est pas rien quand on connaît l’effort que
représente sa publication pour le petit groupe qui l’anime.
Que la diversité des textes
présentés aux lecteurs et parfois leurs contradictions demeurent le gage d’une
pensée critique vivante et innovante en devenir, soyons en assurés. C’est ce
que l’on peut souhaiter de mieux en ces temps « d’indigence et de
ténèbres » comme, dans une prémonition prophétique, l’écrivait il y a déjà
deux siècles Hölderlin…
Claude Karnoouh
Paris-Trieste-Bucarest, octobre 2008-octobre
2012
[1] C’est là où la réalité
dépassera bientôt la fiction d’un thème largement illustré depuis plus d’un
demi-siècle par la bande dessiné et la science fiction étasuniennes. Sin City en fournit un bon exemple.
[2] Par exemple l’un des
fleurons de l’industrie étasunienne, General
Electric, a ajouté à ses activités industrielles déjà nombreuses une
importante banque d’affaire multinationale, spéculant avec les fonds obtenus
grâce à la production de machines et de biens de consommation.
[3] Des villes comme Laval ou
des départements comme la Seine-Saint-Denis croulent sous l’augmentation des
remboursements d’emprunts contractés auprès de leur banque et garantis naguère
par l’achat de parts de hedge funds
composés de fractions de ces subprimes
qui ne valent presque plus rien…
[4] Traduction libre.
Littéralement : quand « l’âne frotte l’âne », quand deux
personnes se complimentent, se délivrent réciproquement des satisfécits…
[5] Howard Zinn, Une histoire
populaire des États-Unis. De 1492 à nos
jours, Agone, Marseille, 2002 (A People History of the United States,
Harper Perennial, New York, 1992).
David
E. Stannard, American Holocaust (The
Conquest of the New World), Oxford University Press, New York, Oxford,
1992.
Sur le thème de la conquête de l’Ouest comme
illustration de la lutte de classe voir le remarquable film de Michaël
Cimino : Heaven Gates (Les
Portes du paradis). Pour la conquête de l’Ouest comme spoliation inaugurale
voir le film de Christopher Malik, The
New World.
Pour illustrer, avant la crise de 2008, le plus grand hold-up du siècle, voir, La Grande braderie à l’Est ou le pouvoir de
la kleptocratie (sous la direction de Claude Karnoouh et Bruno Drweski), Le
Temps des Cerises, Pantin, 2004.
[6] Sur un thème proche voir
l’excellent roman réaliste de John Le Carré, La Patience du jardinier.
[7] Malgré l’hystérie
déclenchée par l’élection du sénateur de l’Illinois, Barak Obama, au poste de
Président des États-Unis en 2008, et malgré les rodomontades d’une majorité de
plumitifs et d’intellectuels européens regardant cette élection comme une
« ère nouvelle de la politique étasunienne » (Le Monde, La Repubblica, International Herald Tribune, Frankfurter Zeitung), il n’empêche qu’un
regard lucide ne peut s’empêcher de remarquer que le Président élu est un
produit publicitaire, oeuvre presque parfaite du marketing scientifique (un
nouveau logo) de l’establishment militaro-industriel étasunien, mis en scène
afin de résoudre une crise de la représentation (l’image de soi, Vorstellung, dans la conscience de soi)
des citoyens des États-Unis. Cette crise faisait craindre, à moyen terme, un
danger bien plus périlleux que la crise systémique de l’économie : la mise
en doute de la valeur inamissible du système politico-culturel du pays, valeur
impérativement nécessaire et suffisante pour faire accepter aux gens les très
durs sacrifices qui les attendent dont une guerre planétaire n’est pas à
exclure. Pour se convaincre de la nature spectaculaire et non populaire du
choix d’Obama, il suffisait d’observer le staff de sa première campagne et,
après le 4 novembre 2008, de noter les premières nominations aux postes clef du
futur exécutif (pour l’essentiel des vieux routards de la politique comme son
vice président et des experts appartenant au groupe Clinton). Un journal
italien d’orientation centriste et libérale, La Stampa (propriété de la famille Agnelli) ne s’y est pas trompé
quand, sous la plume de son analyste principal, l’écrivain Antonio Scurati, on
a lu, après le titre, Reality Barack,
le commentaire suivant : « C’est un personnage imaginaire, le parfait
produit de la société du spectacle. Le rêve de l’orphelin noir qui va à la
Maison blanche a contaminé (ha contagiato)
des millions de gens. […] Il est vu comme une icône et non comme un homme
politique réel. Personne n’a réussi à jeter une ombre sur son
honneur. » (mercredi 5 novembre
2008). Quel analyste sérieux s’il en est, oserait affirmer que l’on peut
changer la politique d’un empire tel que les États-Unis, empire unique dans
l’histoire du monde, grâce à une élection si bien contrôlée (voir les sommes
gigantesques, plus de six cents millions de dollars, dépensées pour la
publicité du candidat Obama ! En général, dans le système capitaliste, on
ne donne pas de l’argent pour rien)… Nous ne sommes pas en 1918 en Russie,
quand la chute de l’empire permit une réorientation totale de la politique
étrangère du pays : abandonner les alliés de la veille et signer une paix
séparée avec les empires centraux. Dans le cas d’Obama, il s’agit de négocier
une image des États-Unis plus positive, mais rien d’essentiel sur le fond quant
à la gestion du pouvoir impérial… Pour le reste, les babillages enthousiastes
(surtout en France) de la plupart des commentateurs seront juste bons à occuper
les parlottes tenues dans les séminaires de sciences politiques et de relations
internationales.
[8] Des exemples récents nous
apprennent que lorsque le vote démocratique ne répond pas aux désirs des
pouvoirs effectifs, ceux-ci s’arrangent toujours soit pour manipuler les
résultats comme ce fut le cas des élections étasuniennes de novembre 2000 avec
le comptage des votes de Floride en défaveur d’Al Gore au profit de Georges W.
Bush, soit pour les dénier simplement comme le montre la victoire du Hamas dans
les territoires palestiniens refusée par les États-Unis et l’UE, ou, plus
proche de nous, comme l’illustre la manière dont sont traités les « non »
français et irlandais au Traité constitutionnel de l’UE. Ils sont tout
simplement comptés comme nuls et non advenus par les chantres de
l’européanisation à tout va et à tout prix.
[9] Cette obsolescence a été
déjà relevée avec une pertinente dès 1994 par Alain de Benoist, cf.,
« Vieux clivages et nouveau paradigme », in Actes du colloque
national du GRECE, Gauche-Droite :
la fin d’un système, Paris, 1994. Voir aussi dans le même ouvrage, les
analyses d’un politologue italien, professeur à l’université de Florence,
Marcho Tarchi, « Droite et
gauche : deux essences introuvables ».
[10] Cf., Gérard Granel, « Les
années trente sont devant nous », in Ecrits logiques et politiques,
Galilée, Paris,1990.
[11] Dans leur promptitude à
servir leurs maîtres, ces écrivassiers ne s’aperçoivent pas qu’ils desservent
leur cause, en ce que le peuple dans son expérience quotidienne se rend compte
que ce ne sont pas de fantasmatiques ou fantomatiques
« rouges-bruns » qui détruisent leur vie quotidienne, mais des hommes
bien vivants, identifiables comme tels, les patrons des grandes entreprises,
ceux des banques, les maîtres du capitalisme de troisième type. Ce sont eux qui
ferment les usines, les délocalisent, trafiquent le surendettement des ménages
(subprimes) ; ce sont eux qui
jettent les travailleurs comme de vieux torchons usagés et engendre ce monde de
bidonvilles globalisés dénoncée par Mike Davis dans son magistral ouvrage, Le Pire des mondes possibles. Ceux-là ne
sont pas « rouges-bruns », ni « néonazis » ni même
« lepéniste », ni encore de « ligue du Nord », ceux-là sont
les défenseurs acharnés du multiculturalisme, de la démocratie libérale la plus
libertaire, voire libertarienne (cf. la charge de Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance,
Climats, Castelnau-le-lez, 2004), mais d’une démocratie qui sait aussi exercer
une violence sans limite dès lors que ses sources de superprofits ou
d’approvisionnement en pétrole sont menacés.
[12] Il suffisait d’écouter
avec attention le silence tonitruant du Front national, et de toutes les
mouvances d’extrême droite rassemblées sur Radio courtoisie, à propos des
problèmes nationaux et internationaux soulevés par la crise économique de
l’automne 2008, pour se rendre à l’évidence de la soumission à la nature
gestionnaire du capitalisme de ces « sensibilités » politiques qui
prétendent contester le système politico-économique… Encore une autre version
du même simulacre…
[13] Les anarchistes
sont confrontés à une situation identique, dès lors qui ne sortent jamais de
l’équation Kropotkine, Bakounine, Makhno, la guerre d’Espagne, comme si le
monde n’avait pas été totalement bouleversé depuis !
[14] Furtúna, le moment opportun, le Kairos
grec ; virtú, le courage de la décision politique juste. On peut
rapprocher ce dernier terme de la conception schmittienne du décisionnisme.
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