mercredi 21 mai 2014

A propos de la Russie sous la présidence de Vladimir Poutine : quelques notes sur la puissance, la souveraineté et la guerre

A propos de la Russie sous la présidence de Vladimir Poutine : quelques notes sur la puissance, la souveraineté et la guerre

           « Post gloriam invidiam sequi »[1]
                          Salluste, Bellum Iugurthinum, (55, 3).
                  « 
 « ἐκ πολέμον μὲν γὰρ εἰρήνη μᾶλλον βεβαιοῦται  »[2]
                                                                                  Thucydide, Histoire de la guerre du            Péloponnèse (1, 124, 2).

La publication sur le site roumain CriticAtac puis sa traduction en français sur le site lapenseelibre.org d’un essai sur les origines historique de l’anti-russisme roumain d’un jeune sociologue Florin Poenaru[3], se révèle d’une très grande véracité au fur et à mesure qu’à l’Est de l’Ukraine s’amplifie la guerre de basse intensité entre les autorité kiéviennes et la guérilla dite pro-russe. L’anti-russisme le plus violent se révèle chaque jour à la lecture des journaux roumains, des blogs de droite bien évidemment, mais, plus surprenant, dans les opinions de certains intellectuels qui prétendent se classer à gauche, adoptant ainsi une posture d’opérette politiquement correcte et non une pensée guidée par la seule pensée critique. Tous ces textes et ces déclarations confirment l’analyse de Poenaru : il y a un anti-russisme roumain inscrit dans la généalogie de sa culture politique moderne. En effet, une lecture, même rapide, des énoncés publiées sur la Russie et Poutine par divers intellectuels roumains révèle une atterrante bassesse, un aveuglement idéologique obtus, une ignorance historique crasse et, last but not least, cette haine antirusse qui explicite un racisme banal, mutatis mutandis du même ordre que celle qui anime les nationalistes à l’égard des Hongrois et réciproquement. De fait ces gens agissent comme si le président Poutine avait émis, ne serait-ce que discrètement, l’idée d’envahir la Roumanie. Certes en réponse au comportement explicitement inamical de l’exécutif roumain, et comme pour jouer de l’humour noir, le vice-ministre de la défense russe affirmait il y a une semaine que 30 heures eussent suffit à l’armée Russe pour neutraliser la Roumanie. A Bucarest le scandale fut naturellement de proportion. Certes le trait était quelque peu forcé, mais on n’était peut-être pas très loin de la réalité quand on apprit voici deux semaines, et après une protestation officielle des autorités étasuniennes, qu’un avion de brouillage russe avait été capable d’aveugler tous les radars d’un croiseur étatsuniens ultramoderne navigant sur la Mer noire, au large des côtes ukrainienne. On est donc en droit de penser que la technologie militaire russe est tout à fait capable d’aveugler les systèmes défenses étasuniennes installées en Roumanie. Mais là n’est point le centre de mon sujet, il s’agissait d’une courte introduction pour brosser à gros traits un tableau, l’atmosphère intellectuelle qui règne à Bucarest. Toutefois, et pour faire bonne mesure, j’ajouterai qu’une majorité de journalistes, de politiciens et d’intellectuels français pensent de manière identique à la majorité des intellectuels et des politiciens roumains…
Aujourd’hui pour entendre un autre son de cloche, des voix critiques de la politique de l’OTAN/UE vis à vis de la Russie, il faut se rendre en Allemagne. Ici, à Bucarest et à Paris, comme à Washington (Londres est plus en retrait !) le président Poutine est qualifié de toutes sortes de noms d’oiseaux. « Merde humaine » (sic !), fasciste », « nazi », « criminel », « héritier d’Hitler » (resic !) et j’en oublie et des meilleurs. A l’évidence, ce n’est pas avec ce genre d’attributs que l’on pourra s’essayer à comprendre et l’enjeu géopolitique réel du moment et le succès indéniable que Poutine a gagné auprès de son peuple, y compris auprès de certains de ses opposants, depuis la réintroduction de la Crimée dans le giron de la Russie. Car analyser une politique étrangère qui, à l’évidence, retentit sur la politique intérieure d’un pays en termes d’amour et de haine pour le chef de l’État, de référents historiques médiévaux totalement obsolètes et souvent controuvés, ou plus encore, comme le fait madame Clinton, en l’assimilant au dirigeant suprême du pays qui fut l’ennemi historique le plus radical de la Russie (à cette époque URSS), au chancelier-dictateur du IIIe Reich Adolphe Hitler, tout cela relève soit de la bêtise la plus crasse, soit purement et simplement de la plus vulgaire des propagandes de guerre.
Avec la disparition de l’URSS et de ses satellites, il semble que les grandes leçons de géopolitiques se soient oubliées non seulement chez le grand public toujours maintenu dans l’ignorance et la politique-spectacle, mais parmi des intellectuels qui se prétendent cultivés. Dans leur écrasante majorité journalistes et intellectuels parlent de politique internationale en termes de sympathie, d’antipathie, de haine, de mépris, en bref ils étalent leur médiocre prose dans le registre du sentimentalisme. Or, au moins depuis Thucydide, nous avons appris que les relations internationales ne sont faites que de puissance politique et d’intérêts économiques à plus moins longs termes, parfois même à très courts termes. Et, si l’on s’en tient hic et nunc au moment de l’implosion de l’URSS, nous savions qu’en contrepartie de la chute du mur de Berlin, de la fin de la guerre froide et de la réunification de l’Allemagne, les États-Unis par la voix du président Reagan avaient promis/juré que les frontières de l’OTAN ne s’étendraient pas vers les ex-pays  communistes, sauf à l’ex-RDG devenue partie intégrante de la RFA. On voit ce qu’il en fut des promesses qui, comme nous le savons de longue date, n’engagent que ceux qui y croient ! L’OTAN s’étendit à tous les anciens satellites, avec comme pourboire l’entrée dans l’UE pour tous et dans l’euro pour certains. A cette époque, il avait en face une Russie/CEI débilitée par une thérapie de choc sans équivalent voulu par de jeunes économistes issus de la commission de la planification et des Komsomolsk, une économie mis en état de faillite par des oligarques liés aux politiciens et à des sources financières d’origines étrangères. Avec un personnel politique soit d’une rare stupidité (Gorbatchev), soit ensuite d’une corruption abyssale, Elstine et sa famille, la Russie, comme elle s’y est retrouvée parfois dans son histoire millénaire, fut trahie par ses princes.[4] Car les événements actuels d’Ukraine, la violente campagne contre la Russie après le coup d’État de Kiev qu’elle a partiellement contrarié en récupérant la Crimée, démontre, avant tout autre, une seule chose, fascinante et abyssale, à savoir que ce n’est pas tant le régime communiste qui constituait le caractère politique et idéologique engendrant l’opposition radicale de l’Ouest conduite par les États-Unis, mais bien la puissance mondiale que la Russie avait acquise pendant et après la Seconde Guerre mondiale et qui s’était véritablement manifestée aux yeux des alliés au moment de l’offensive nommé par les Soviétiques l’« Opération Bagration » qui, un an après la bataille de Koursk, entre le 22 juin et le 19 août 1944 écraserait définitivement dans les plaines de Biélorussie et de l’Est de la Pologne le groupe armé Centre de l’Allemagne nazie, mettant KO cette splendide mécanique militaire : la Wehrmacht et la Waffen-SS.[5] C’est là l’origine lointaine de la guerre froide, du regain de la lutte sans merci contre la puissance russo-soviétique dont la Russie était le centre… Pour la première fois, les États-Unis mesurèrent la capacité des Russes à gérer la bataille avec de gigantesques forces et un énorme matériel. Et l’on comprend pourquoi la « Grande guerre patriotique » demeure le point de référence de l’identité moderne du patriotisme russe. Pour nous s’en convaincre il suffisait d’avoir vu le 9 mai 2014 le défilé de la Victoire sur la Place Rouge.

D’aucun le savent entre 1991 et 1999 l’économie russe a été pillée sans vergogne par des oligarques dont certains n’étaient que des interfaces de puissances étrangères, avec l’aide active de politiciens à leur solde. Force nous est de constater que c’est à partir du premier mandat de Poutine en tant que président de la Fédération que l’économie russe a amorcé un redressement. Puis, vers 2004-2005, ses industries recouvrèrent leur qualité et recommencèrent lentement à devenir compétitives dans certains secteurs clefs de la souveraineté, espace, aviation, armement, énergie, mais aussi dans les industries productrices de biens de consommations afin, peu à peu, de satisfaire une demande intérieure en progrès constant en raison d’une politique d’investissements dans les infrastructures et la protection sociale.[6] Aussi afin d’avoir dans ce contexte une intelligence des événements ukrainiens ne faut-il pas donner cours à du sentimentalisme de midinette, mais, comme nous y invite Diana Johnstone dans CounterPunch, à comprendre Poutine, sachant que pour un esprit formé à la pensée critique et non aux trompettes de la propagande, comprendre n’est a priori ni apprécier ni approuver.[7]
Pour comprendre la stratégie russe mise en œuvre sous l’égide du président Poutine et de ses conseillers, il faut partir d’un simple fait politico-historique, comme le constate le présent directeur de la CIA, « la Russie est une puissance mondiale » malgré, le temps d’une décennie, après la chute du régime communiste décidé par ses propres dirigeants (implosion), un choc économique d’une rare violence. Ceci entraîna la perte d’une aura internationale certaine et, en conséquence, d’une influence indéniable. Or, un pays encore puissant ne peut accepter une telle chute. A l’évidence, c’est cela que l’équipe Poutine cherche à reconquérir depuis le début des années 2000 avec des moyens différents de ceux archaïques (de fait presque uniquement militaires) de l’URSS, dût-il parfois y recourir comme avec la Georgie, à l’époque l’ennemi instrumenté par les services étasuniens et israéliens.[8] Ceux qui aux États-Unis et dans l’UE se réjouissaient, voire encensaient la démocratie sous la présidence de Eltsine (en dépit du coup d’État réalisé par ce dernier à coup de canons sur la Duma), louaient une Russie croupion, réduite, et surtout débilité, une Russie gouvernée par un grotesque et sinistre alcoolique et pillée par des requins de la finances locaux et internationaux, ceux-ci donc ont commencé à déchanter quelques mois après l’arrivée de Poutine au pouvoir. Dès ce moment-là, il était clair que la tâche que s’était assigné le nouveau pouvoir russe fut de rétablir le socle de la puissance de l’État sans lequel nul ne peut parler d’État indépendant. Ce socle porte un nom : la souveraineté. Encore faut-il entendre sérieusement ce concept de souveraineté. Ce n’est pas un simple mot savant qu’on lance à la cantonade lors d’une soirée mondaine pour faire « chic et érudit » ; ce n’est pas non plus une formule rhétorique de sociologie politique, évoqué lors d’un séminaire universitaire où les seuls enjeux sont en général de servir la messe du politiquement correct et sa carrière ; ce ne sont pas plus les vociférations d’un politicien populiste et démagogue qui veut durcir le ton lors d’un discours électoral, mais que d’aucuns savent incapable de mener à bien un tel programme au cas improbable où il arriverait au pouvoir.[9] La souveraineté est fondamentalement une praxis, c’est la capacité que possède un État d’imposer par la négociation ou la force le respect de ses intérêts géopolitiques et géostratégiques minimaux au nom de la protection de la nation ou du peuple-nation, car, par essence, un État n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts, et de ce fait des alliés momentanés et peu nombreux et des ennemis nombreux et souvent permanents. Que faut-il donc aujourd’hui pour imposer la souveraineté ? Il faut la même chose que jadis et naguère ; il faut quelque chose qui appartienne en propre à l’homme en son essence de zoon politikon, et ce quelque chose renvoie au pouvoir de gérer de manière autonome la défense et la richesse de la Cité. C’est donc quelque chose qui rend possible l’exercice du pouvoir réel et non son simulacre au sein de n’importe quelle entité politique indépendante. Cette possibilité se nomme la force militaire.
Dans la modernité, au moins depuis la seconde moitié du XIXe siècle, cette autonomie de la souveraineté réelle se présente comme un Janus bifrons : d’une part la force économique, et plus précisément celles de puissantes banques exerçant leur pouvoir grâce au crédit, c’est-à-dire grâce aux intérêts retirés des investissements et aux jeux des flux financiers d’une part, et la force techno-scientifique de l’autre. Ainsi, après sa thérapie de choc mise en jeux par des ex-apparatchiks aidés de spécialistes US, la Russie, grâce à l’équipe Poutine, a retrouvé les attributs classiques de la puissance souveraine, ce qui a eu immédiatement pour effet de tempérer les velléités étasuniennes de mettre en place une polarité mondiale unique source précisément de cette stratégie d’extension de l’OTAN vers les frontières occidentale de la Russie. Ainsi le stade ultime de cette expansion vers l’Ukraine se voulait établir par l’intermédiaire d’un accord d’association avec l’UE. Accord d’association servant de première étape avant l’intégration à l’OTAN, mais qui contredisait le compromis tacite établi naguère par Gorbatchov avec Reagan puis avec Bush senior en compensation de la réunification allemande. Cela avait commencé avec les ex-pays satellites de l’URSS, Pologne en tête, et menacer les frontières orientales de la Russie, au-delà des pays européens, via la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan, etc… De fait la crise couvait de longue date, dès la guerre avec l’ex-Yougoslavie. Toutefois le refus au dernier moment manifesté par Ianoukovitch de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE a servi de prétexte aisé pour mobiliser des masses paupérisées à Kiev et à l’Est de l’Ukraine sur le Maïdan. Après une certaine de mise en forme organisée avec des manifestations non-violentes, des forces bien plus violentes, des forces paramilitaires entraînées à l’étranger (en Pologne et en Lettonie) et composées pour l’essentiels de membres du parti nazi ukrainien Secteur droit, ont entrepris un véritable un coup de force immédiatement après le compromis signé entre le pouvoir élu de Kiev, les divers opposants, l’UE et un représentant de la Russie. Face à un coup d’État où sa vie était menacée, Ianoukovitch n’a pas eu d’autre solution de repli que de se réfugier en Russie.[10] Donc un coup d’État déguisé en révolte populaire subissant un massacre de la part du pouvoir quand, de fait, des snipers du camp adverse tiraient à la fois sur les policiers du Berkuth et sur les manifestants (dixit Madame Ashton et Der Speigel), attisant ainsi la stratégie de la tension. Bref, une belle mise en scène sanglante qui n’était pas sans rappeler les journées de décembre 89 en Roumanie…
Or nous avons pu comprendre que le refus de signer avec l’UE était le fait de certains oligarques locaux qui ne voulaient pas voir les sources de leurs énormes revenus industriels ruinées par les braderies forcées de la richesse nationale selon les directives de la politique économique du FMI et de l’UE dont ils avaient pu aisément constater les ravages en Pologne, en Hongrie avant Orbán[11], en Roumanie et en Bulgarie. En bref, ils avaient l’exemple des pays dont les industries avaient été vendues à l’encan aux financiers occidentaux comme cela s’était passé en Roumanie avec la sidérurgie, l’industrie chimique, les banques, les cimenteries, etc… Un coup d’œil sur l’état de dépendance industriel et même agricole de la Roumanie résume parfaitement ce à quoi ils pouvaient s’attendre… certes ce ne sont ni des démocrates ni des philanthropes, cependant leurs capacités industrielles autonomes assurent du travail à une majorité de citoyens de l’Ukraine de l’Est et du Centre.
Du côté socio-ethnique, c’est-à-dire du  côté des divers peuples de l’Ukraine la situation est très compliquée parce que depuis le XIIe siècle l’Ukraine, en tant qu’espace d’une entité politique autonome n’existe plus. Le pays a été partagé entre les principautés russes, puis avec le royaume polono-lithuanien et les khans mongols et tatares, ensuite, l’Est a été conquis sur la Porte, et le Centre et l’Ouest ainsi que la Pologne et les pays baltes divisés au moment des partages du royaume de Pologne, pour être finalement réparti à la fin du XVIIIe siècle entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. De plus, depuis le XVIe siècle le pays nourrit un conflit religieux entre les orthodoxes au centre et à l’Est et les grec-catholiques (uniates) à l’Ouest. Enfin, l’autonomie partielle de l’Ukraine a été recouvrée grâce à son inclusion dans l’URSS sur les bases du célèbre texte de Staline sur le traitement des nationalités (1913).[12] C’est même en raison de cette politique des nationalités que, lors de la fondation de l’ONU, l’URSS imposa aux États-Unis un siège pour l’Ukraine.
Aujourd’hui le pouvoir russe incarné par Poutine démontre une fois de plus que la haine de la Russie est moins liée à son type de régime politique qu’à son existence même en tant que puissance sur la scène mondiale qui bloque l’expansion de l’Occident vers l’Est, vers le Caucase. Certes, on m’objectera que deux fois au XXe siècle l’Occident s’est allié à la Russie dirigée alors par des régimes bien peu démocratiques au sens classique du terme (1914, 1941), mais nous nous devons aussi de constater qu’il s’agissait là d’alliances de circonstances afin de contrer le danger immédiat d’une nouvelle puissance teutonne (Furor Teutonicus selon Lucain[13], déjà !) s’élevant rapidement à l’encontre des intérêts anglo-saxons et français. A preuve, comme je l’ai souligné, à la fin de l’opération Bagration (juin-août 1944 sur le front Biélorusse) qui défit définitivement l’armée allemande, les arrières pensées d’un début de guerre froide se firent jour du côté anglo-saxon, et c’est pourquoi Staline et ses généraux accélèreront encore la vitesse de la guerre avec de grandes pertes humaines afin que les troupes soviétiques puissent prendre Berlin avant les Alliés occidentaux. Alliance de circonstance qui une fois l’élimination de l’Allemagne nazie s’est immédiatement muée en affrontements indirects à l’ONU ou directs entre alliés interposés (Guerre de Corée, Guerre d’Indochine, Guerre du Vietnam).
Ce que l’Occident ne comprend pas ou ne veut pas comprendre c’est qu’en dépit d’une technologie de pointe, et d’un pouvoir économique non négligeable, la Russie de Poutine a gardé un trait caractéristique et essentiel de la conception traditionnelle de la puissance dans la pensée politique russe, à savoir que la politique domine le socius au détriment de l’économique. Ainsi, le pouvoir refuse toute ingérence d’États étrangers dans ses affaires intérieures. C’est là le fondement même de la souveraineté qui entraîne, par exemple, l’interdiction de sous-marins politiques de type « ONG-drones ». On touche là à la différence de la conception de la souveraineté propre au modèle étasunien, lequel est un modèle économique et financier, où l’économie apparaît comme le seul moteur de la politique. Cette conception a été parfaitement formulée au début du XXe siècle par le président des États-Unis, Theodor Roosevelt qui affirmait sans détours humanistoïdes : « The real business of America is precisely business ». Dans le cas de la domination totale de l’économie, la capacité du capital à déployer la techno-science comme garantie de la puissance, se traduit par l’omnipotence du complexe militaro-industriel ; ici les armes ne sont pas mises au service de la nation comme entité transcendante de l’identité d’un peuple (quelle que soit sa forme politique et sa structure imaginaire), elles travaillent en revanche au seul service des jeux financiers planétarisés, à la conquête et au contrôle des matières premières et des marchés : le modèle initial ayant été la Grande-Bretagne. Or si l’empire politique à des limites territoriales (voire l’histoire : dès lors que tout empire territorial devient trop vaste il finit par périr selon l’historien Jean-Baptiste Duroselle), l’empire de l’économie en revanche ne peut prospérer que sur les fondements d’une dynamique inverse ; il lui faut impérativement détruire tout ce qui peut s’opposer à la fluidité idéale du capital de manière à instrumenter en permanence l’illimité de l’objectivation de la production et de l’échange marchand. Certes, il ne s’agit pas de l’illimité créateur de tout, du déjà fait et de l’ad-venir d’Anaximandre, il s’agit ici de l’infinité mathématique de la pensée moderne en tant qu’immanence engendrant le nihilisme moderne – le nihilisme du trop plein selon Nietzsche – propre au déploiement planétaire de la forme capital-marchandise (Granel parlerait en ce cas d’infinité fantasmée). En d’autres mots, l’illimité dont il est ici question n’est autre que la destruction de tout ce qui peut s’opposer à la lutte à mort contre la baisse tendancielle du taux de profit avec comme effet directe la création sans cesse renouvelée de masses d’objets vendables et achetables sans autres véritables raisons fonctionnelles que la valeur d’échange, le profit maximum et la nécessaire mise en scène de la convoitise (publicité et crédit) pour réaliser cette idéalité de l’infinité. Encore et toujours le travail du nihilisme, le travail du négatif.

Ceci étant précisé, je ne dit pas que la Russie de Poutine n’est pas un État capitaliste et techno-scientifique postmodernes ; loin s’en faut, car l’État soviétique se présentait déjà comme un capitalisme d’État où la redistribution plus générale de la plus value par le financement massif de divers services sociaux réduisait largement ses bénéfices, d’où les limites bien connues de l’investissement innovant. Toutefois, comme je l’ai écrit il y a déjà quelques années dans un essai sur le sens du communisme russe, en dépit des progrès de la science et des techniques et de la hausse du niveau de vie, ce qui caractérisait le système politico-social soviétique post-stalinien ce fut le primat absolu du politique sur l’économique (ce qui n’empêche pas la corruption), avec pour résultat le sacrifice des bénéfices financiers au profit d’avantages politiques.[14] Cela était particulièrement bien illustré par la manière dont l’URSS gérait ses relations internationales, en accordant des avantages financiers énormes tant à ses satellites qu’aux pays alliés (prix préférentiels, inférieurs au prix mondiaux sur la vente des matières premières soviétiques, préférence du troc entre membres du COMECON ou avec ses alliés du tiers monde, préférence des échanges d’objets manufacturés contre des matières premières calculées cette fois à un prix supérieur à celui du marché mondial.). Une telle redistribution donnait à penser que le glacis coûtait plus cher à la métropole que les bénéfices économiques qu’elle pouvait en tirer : les bénéfices étaient essentiellement politiques.
Voilà quelques éléments qui caractérisent une culture politique totalement opposée à celle de l’Occident où seul compte la domination sans partage du marché mondial, c’est-à-dire le contrôle des sources de matières premières et des marchés et, last but not least, celui de la monnaie d’échange, le dollar. Or la Russie devient de plus en dangereuse pour l’hégémonie du dollar, en ce que sa politique d’indépendance politique la conduit peu à peu à vouloir instaurer une politique d’indépendance économique qui lui permette d’échapper à l’emprise du billet vert. C’est bien ce qu’illustre, à l’image de la carte de crédit chinoise, l’instauration d’une carte de paiement russe, fondée sur les banques russes, ou l’usage du rouble et du yuan pour commercer non seulement avec la Chine, mais avec d’autres pays en voie de développement. La Russie putinienne en a les moyens parce qu’en s’alliant à des pays comme la Chine, le Brésil et l’Inde, très désireux, eux-aussi, d’échapper aux diktats du dollars, elle apparaît comme le leader mondial des BRICS. Voilà qui rend la Russie et Poutine encore plus insupportables aux Occidentaux. Mais voilà qui signe l’affirmation de la puissance souveraine, laquelle sait de très longue date que sa seule présence engendre simultanément l’ennemi. Ainsi, qu’on soutienne un camp ou l’autre opposé, la menace de guerre est bien présente en ce que nous avons affaire, une fois encore, à un énième exemple de la dialectique de l’histoire (un hommage doit être ici rendu à Hegel pour l’avoir puissamment formulé) qui est celle du temps politique et social. Quant au futur :
Alea jacta est….
Claude Karnoouh, Bucarest-Paris mai 2014



[1] « L’envie suit la gloire de près. »
[2] « La guerre est gage de paix, bien plus que son refus par amour de la tranquillité. »
[3] Florin Poenaru, « Originile istorice ale anti-rusismului românesc », CriticAtac, 18 mars 2014 ;  « Les origines historiques de l’anti-russisme roumain », lapenseelibre.org, n° 91, 6 avril 2014 ?
[4] Par exemple, lorsque les armées d’Elisabeth, assiégeant le Berlin de Frédéric II de Prusse, étaient presque parvenues à faire capituler ce Prince arrogant. Mais la mort subite de l’Impératrice permit à son imbécile de fils, Pierre III, de lever immédiatement le siège pour ensuite rendre sans contrepartie aucune toutes les terres et conquêtes prises au souverain prussien.
[5] J. Lopez , Opération BAGRATION – La revanche de Staline, Paris, Economica, 2014.
« L'Armée rouge déploie alors une puissance qui stupéfie tous les camps belligérants. Sur une ligne de front s'étendant sur 1.000 km, les Soviétiques avancent de 600 km en deux mois ; à l'issue de cette avancée, la défaite du groupe d’armées Centre est consommée, c’est-à-dire que les trois armées qui le composent (4e et 3e panzer et la 9e armée, soit 28 divisions au total) sont détruites, avec la perte de 600.000 hommes. Seuls des éléments disparates se replient en désordre en Prusse orientale et dans les pays baltes. C'est l'une des plus grandes défaites de la Wehrmacht pendant la guerre et, sur le plan humain, la plus grande catastrophe militaire de toute l’histoire allemande. »
Etat des forces en présence selon les sources de Wikipedia :
Wehrmacht                                   Armée rouge
800 000 hommes,
9 500 canons,
553 blindés,
839 avions
2 331 700 hommes,
24 000 canons,
4 080 blindés,
6 334 avions


[6] Jacques Sapir, Russie : l’économie au risque des sanctions/RussEurope  sur le site : http://russeurope.hypotheses.org/2257.
[7] Diana Johnstone, http://www.counterpunch.org/2014/05/08/to-understand-or-not-to-understand-putin/.
[8] La capture de trois officiers israéliens due à la rapidité de l’offensive russe nous en fournit la preuve après qu’ils fussent remis à leur ambassade à Moscou.
[9] Voire les criailleries roumaines de Funar à Vadim Tudor, ou les coups de menton vaudevillesques de Le Pen ou Jean-Claude Mélenchon ?
[10] Ceci n’en fait pas pour autant un politicien honnête et encore moins un tacticien de talent…
[11] Lequel refuse les directives européennes en particulier en celles qui concernent l’indépendance de la banque centrale qu’il a mise sous tutelle du gouvernement ; de plus, il ne veut en aucune façon entrer dans le système de l’euro, ce qui en fait en un dangereux fasciste, tandis que les membres du Right Sector ukrainien qui proclament leur allégeance aux nazis, sont acceptés comme de « braves démocrates ». L’UE est devenu une entité politico-économique plongée dans une totale dérive idéologique sous la férule étasunienne.
[12] Staline, « La question nationale et la social-démocratie », Provsvechtchénie, N°3-5, Vienne, mars-mai 1913, traduit en français in Œuvres, tome II, 1907-1913, Paris, 1976.
Remarquons en passant combien de hauts dirigeants soviétiques sont issus de l’Ukraine du centre et de l’Est… Il faudrait commencer par Trotski et Joffé, juifs karaïtes de la région de Gerson, de Zinoviev, Lazar Kaganovitch… et des deux secrétaires généraux du PCUS qui suivirent l’éviction de Malenkov, Nikita Krouchtchev et Leonid Brejnev. Combien d’artistes de premier plan sont-ils nés en Ukraine, parmi lesquels le fondateur du suprématisme, Malevitch, et puis Natan Altman, le metteur en scène de cinéma Dovjenko, etc… tous ces Ukrainiens ont fait les plus brillantes carrières en Russie…
[13] Lucain, La Pharsale, (1, 255 sq.).
[14] Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la bourgeoisie : un essai d’interprétation du communisme russe », in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris 2000. Cf. la traduction roumaine : http://www.argumentesifapte.ro/2014/05/03/realismul-socialist-sau-victoria-burgheziei-un-eseu-de-interpretare-a-comunismului-rus/, Bucuresti, aprilie 2014.

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