A propos de la Russie
sous la présidence de Vladimir Poutine : quelques notes sur la puissance, la
souveraineté et la guerre
« Post gloriam invidiam sequi »[1]
Salluste,
Bellum Iugurthinum, (55, 3).
«
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse
(1, 124, 2).
La publication sur le site roumain CriticAtac puis sa traduction
en français sur le site lapenseelibre.org
d’un essai sur les origines historique de l’anti-russisme roumain d’un jeune
sociologue Florin Poenaru[3], se révèle d’une très
grande véracité au fur et à mesure qu’à l’Est de l’Ukraine s’amplifie la guerre
de basse intensité entre les autorité kiéviennes et la guérilla dite pro-russe.
L’anti-russisme le plus violent se révèle chaque jour à la lecture des journaux
roumains, des blogs de droite bien évidemment, mais, plus surprenant, dans les
opinions de certains intellectuels qui prétendent se classer à gauche, adoptant
ainsi une posture d’opérette politiquement correcte et non une pensée guidée par
la seule pensée critique. Tous ces textes et ces déclarations confirment l’analyse
de Poenaru : il y a un anti-russisme roumain inscrit dans la généalogie de
sa culture politique moderne. En effet, une lecture, même rapide, des énoncés
publiées sur la Russie et Poutine par divers intellectuels roumains révèle une
atterrante bassesse, un aveuglement idéologique obtus, une ignorance historique
crasse et, last but not least, cette
haine antirusse qui explicite un racisme banal, mutatis mutandis du même ordre que celle qui anime les
nationalistes à l’égard des Hongrois et réciproquement. De fait ces gens agissent
comme si le président Poutine avait émis, ne serait-ce que discrètement, l’idée
d’envahir la Roumanie. Certes en réponse au comportement explicitement inamical
de l’exécutif roumain, et comme pour jouer de l’humour noir, le vice-ministre
de la défense russe affirmait il y a une semaine que 30 heures eussent suffit à
l’armée Russe pour neutraliser la Roumanie. A Bucarest le scandale fut naturellement
de proportion. Certes le trait était quelque peu forcé, mais on n’était peut-être
pas très loin de la réalité quand on apprit voici deux semaines, et après une
protestation officielle des autorités étasuniennes, qu’un avion de brouillage russe
avait été capable d’aveugler tous les radars d’un croiseur étatsuniens ultramoderne
navigant sur la Mer noire, au large des côtes ukrainienne. On est donc en droit
de penser que la technologie militaire russe est tout à fait capable d’aveugler
les systèmes défenses étasuniennes installées en Roumanie. Mais là n’est point
le centre de mon sujet, il s’agissait d’une courte introduction pour brosser à
gros traits un tableau, l’atmosphère intellectuelle qui règne à Bucarest. Toutefois,
et pour faire bonne mesure, j’ajouterai qu’une majorité de journalistes, de
politiciens et d’intellectuels français pensent de manière identique à la
majorité des intellectuels et des politiciens roumains…
Aujourd’hui pour entendre un autre son de cloche, des voix
critiques de la politique de l’OTAN/UE vis à vis de la Russie, il faut se
rendre en Allemagne. Ici, à Bucarest et à Paris, comme à Washington (Londres
est plus en retrait !) le président Poutine est qualifié de toutes sortes
de noms d’oiseaux. « Merde humaine » (sic !), fasciste »,
« nazi », « criminel », « héritier d’Hitler »
(resic !) et j’en oublie et des meilleurs. A l’évidence, ce n’est pas avec
ce genre d’attributs que l’on pourra s’essayer à comprendre et l’enjeu
géopolitique réel du moment et le succès indéniable que Poutine a gagné auprès
de son peuple, y compris auprès de certains de ses opposants, depuis la
réintroduction de la Crimée dans le giron de la Russie. Car analyser une
politique étrangère qui, à l’évidence, retentit sur la politique intérieure d’un
pays en termes d’amour et de haine pour le chef de l’État, de référents
historiques médiévaux totalement obsolètes et souvent controuvés, ou plus
encore, comme le fait madame Clinton, en l’assimilant au dirigeant suprême du
pays qui fut l’ennemi historique le plus radical de la Russie (à cette époque
URSS), au chancelier-dictateur du IIIe Reich Adolphe Hitler, tout cela relève
soit de la bêtise la plus crasse, soit purement et simplement de la plus
vulgaire des propagandes de guerre.
Avec la disparition de l’URSS et de ses satellites, il
semble que les grandes leçons de géopolitiques se soient oubliées non seulement
chez le grand public toujours maintenu dans l’ignorance et la
politique-spectacle, mais parmi des intellectuels qui se prétendent cultivés. Dans
leur écrasante majorité journalistes et intellectuels parlent de politique
internationale en termes de sympathie, d’antipathie, de haine, de mépris, en
bref ils étalent leur médiocre prose dans le registre du sentimentalisme. Or, au
moins depuis Thucydide, nous avons appris que les relations internationales ne
sont faites que de puissance politique et d’intérêts économiques à plus moins
longs termes, parfois même à très courts termes. Et, si l’on s’en tient hic et nunc au moment de l’implosion de
l’URSS, nous savions qu’en contrepartie de la chute du mur de Berlin, de la fin
de la guerre froide et de la réunification de l’Allemagne, les États-Unis par
la voix du président Reagan avaient promis/juré que les frontières de l’OTAN ne
s’étendraient pas vers les ex-pays
communistes, sauf à l’ex-RDG devenue partie intégrante de la RFA. On
voit ce qu’il en fut des promesses qui, comme nous le savons de longue date,
n’engagent que ceux qui y croient ! L’OTAN s’étendit à tous les anciens
satellites, avec comme pourboire l’entrée dans l’UE pour tous et dans l’euro
pour certains. A cette époque, il avait en face une Russie/CEI débilitée par
une thérapie de choc sans équivalent voulu par de jeunes économistes issus de
la commission de la planification et des Komsomolsk, une économie mis en état
de faillite par des oligarques liés aux politiciens et à des sources financières
d’origines étrangères. Avec un personnel politique soit d’une rare stupidité
(Gorbatchev), soit ensuite d’une corruption abyssale, Elstine et sa famille, la
Russie, comme elle s’y est retrouvée parfois dans son histoire millénaire, fut
trahie par ses princes.[4] Car les événements actuels
d’Ukraine, la violente campagne contre la Russie après le coup d’État de Kiev qu’elle
a partiellement contrarié en récupérant la Crimée, démontre, avant tout autre,
une seule chose, fascinante et abyssale, à savoir que ce n’est pas tant le
régime communiste qui constituait le caractère politique et idéologique engendrant
l’opposition radicale de l’Ouest conduite par les États-Unis, mais bien la
puissance mondiale que la Russie avait acquise pendant et après la Seconde Guerre
mondiale et qui s’était véritablement manifestée aux yeux des alliés au moment
de l’offensive nommé par les Soviétiques l’« Opération Bagration »
qui, un an après la bataille de Koursk, entre le 22 juin et le 19 août 1944
écraserait définitivement dans les plaines de Biélorussie et de l’Est de la
Pologne le groupe armé Centre de l’Allemagne nazie, mettant KO cette splendide
mécanique militaire : la Wehrmacht et la Waffen-SS.[5] C’est là l’origine lointaine
de la guerre froide, du regain de la lutte sans merci contre la puissance russo-soviétique
dont la Russie était le centre… Pour la première fois, les États-Unis mesurèrent
la capacité des Russes à gérer la bataille avec de gigantesques forces et un
énorme matériel. Et l’on comprend pourquoi la « Grande guerre
patriotique » demeure le point de référence de l’identité moderne du
patriotisme russe. Pour nous s’en convaincre il suffisait d’avoir vu le 9 mai
2014 le défilé de la Victoire sur la Place Rouge.
D’aucun le savent entre 1991 et 1999 l’économie russe a été
pillée sans vergogne par des oligarques dont certains n’étaient que des
interfaces de puissances étrangères, avec l’aide active de politiciens à leur
solde. Force nous est de constater que c’est à partir du premier mandat de
Poutine en tant que président de la Fédération que l’économie russe a amorcé un
redressement. Puis, vers 2004-2005, ses industries recouvrèrent leur qualité et
recommencèrent lentement à devenir compétitives dans certains secteurs clefs de
la souveraineté, espace, aviation, armement, énergie, mais aussi dans les
industries productrices de biens de consommations afin, peu à peu, de
satisfaire une demande intérieure en progrès constant en raison d’une politique
d’investissements dans les infrastructures et la protection sociale.[6] Aussi afin d’avoir dans ce
contexte une intelligence des événements ukrainiens ne faut-il pas donner cours
à du sentimentalisme de midinette, mais, comme nous y invite Diana Johnstone
dans CounterPunch, à comprendre
Poutine, sachant que pour un esprit formé à la pensée critique et non aux
trompettes de la propagande, comprendre n’est a priori ni apprécier ni approuver.[7]
Pour comprendre la stratégie russe mise en œuvre sous
l’égide du président Poutine et de ses conseillers, il faut partir d’un simple
fait politico-historique, comme le constate le présent directeur de la CIA, « la
Russie est une puissance mondiale » malgré, le temps d’une décennie,
après la chute du régime communiste décidé par ses propres dirigeants
(implosion), un choc économique d’une rare violence. Ceci entraîna la perte d’une
aura internationale certaine et, en conséquence, d’une influence indéniable. Or,
un pays encore puissant ne peut accepter une telle chute. A l’évidence, c’est
cela que l’équipe Poutine cherche à reconquérir depuis le début des années 2000
avec des moyens différents de ceux archaïques (de fait presque uniquement
militaires) de l’URSS, dût-il parfois y recourir comme avec la Georgie, à
l’époque l’ennemi instrumenté par les services étasuniens et israéliens.[8] Ceux qui aux États-Unis et
dans l’UE se réjouissaient, voire encensaient la démocratie sous la présidence
de Eltsine (en dépit du coup d’État réalisé par ce dernier à coup de canons sur
la Duma), louaient une Russie croupion, réduite, et surtout débilité, une
Russie gouvernée par un grotesque et sinistre alcoolique et pillée par des
requins de la finances locaux et internationaux, ceux-ci donc ont commencé à
déchanter quelques mois après l’arrivée de Poutine au pouvoir. Dès ce
moment-là, il était clair que la tâche que s’était assigné le nouveau pouvoir
russe fut de rétablir le socle de la puissance de l’État sans lequel nul ne
peut parler d’État indépendant. Ce socle porte un nom : la souveraineté. Encore
faut-il entendre sérieusement ce concept de souveraineté. Ce n’est pas un
simple mot savant qu’on lance à la cantonade lors d’une soirée mondaine pour
faire « chic et érudit » ; ce n’est pas non plus une formule rhétorique
de sociologie politique, évoqué lors d’un séminaire universitaire où les seuls
enjeux sont en général de servir la messe du politiquement correct et sa
carrière ; ce ne sont pas plus les vociférations d’un politicien populiste
et démagogue qui veut durcir le ton lors d’un discours électoral, mais que
d’aucuns savent incapable de mener à bien un tel programme au cas improbable où
il arriverait au pouvoir.[9] La souveraineté est
fondamentalement une praxis, c’est la
capacité que possède un État d’imposer par la négociation ou la force le
respect de ses intérêts géopolitiques et géostratégiques minimaux au nom de la
protection de la nation ou du peuple-nation, car, par essence, un État n’a pas
d’amis, il n’a que des intérêts, et de ce fait des alliés momentanés et peu
nombreux et des ennemis nombreux et souvent permanents. Que faut-il donc aujourd’hui
pour imposer la souveraineté ? Il faut la même chose que jadis et
naguère ; il faut quelque chose qui appartienne en propre à l’homme en son
essence de zoon politikon, et ce
quelque chose renvoie au pouvoir de gérer de manière autonome la défense et la
richesse de la Cité. C’est donc quelque chose qui rend possible l’exercice du
pouvoir réel et non son simulacre au sein de n’importe quelle entité politique
indépendante. Cette possibilité se nomme la force militaire.
Dans la modernité, au moins depuis la seconde moitié du XIXe
siècle, cette autonomie de la souveraineté réelle se présente comme un Janus bifrons : d’une part la force
économique, et plus précisément celles de puissantes banques exerçant leur
pouvoir grâce au crédit, c’est-à-dire grâce aux intérêts retirés des
investissements et aux jeux des flux financiers d’une part, et la force
techno-scientifique de l’autre. Ainsi, après sa thérapie de choc mise en jeux
par des ex-apparatchiks aidés de spécialistes US, la Russie, grâce à l’équipe Poutine,
a retrouvé les attributs classiques de la puissance souveraine, ce qui a eu
immédiatement pour effet de tempérer les velléités étasuniennes de mettre en
place une polarité mondiale unique source précisément de cette stratégie
d’extension de l’OTAN vers les frontières occidentale de la Russie. Ainsi le
stade ultime de cette expansion vers l’Ukraine se voulait établir par
l’intermédiaire d’un accord d’association avec l’UE. Accord d’association
servant de première étape avant l’intégration à l’OTAN, mais qui contredisait
le compromis tacite établi naguère par Gorbatchov avec Reagan puis avec Bush
senior en compensation de la réunification allemande. Cela avait commencé avec
les ex-pays satellites de l’URSS, Pologne en tête, et menacer les frontières
orientales de la Russie, au-delà des pays européens, via la Géorgie, l’Arménie,
le Kazakhstan, etc… De fait la crise couvait de longue date, dès la guerre avec
l’ex-Yougoslavie. Toutefois le refus au dernier moment manifesté par Ianoukovitch
de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE a servi de prétexte
aisé pour mobiliser des masses paupérisées à Kiev et à l’Est de l’Ukraine sur
le Maïdan. Après une certaine de mise en forme organisée avec des
manifestations non-violentes, des forces bien plus violentes, des forces
paramilitaires entraînées à l’étranger (en Pologne et en Lettonie) et composées
pour l’essentiels de membres du parti nazi ukrainien Secteur droit, ont entrepris un véritable un coup de force immédiatement
après le compromis signé entre le pouvoir élu de Kiev, les divers opposants, l’UE
et un représentant de la Russie. Face à un coup d’État où sa vie était menacée,
Ianoukovitch n’a pas eu d’autre solution de repli que de se réfugier en Russie.[10] Donc un coup d’État
déguisé en révolte populaire subissant un massacre de la part du pouvoir quand,
de fait, des snipers du camp adverse tiraient à la fois sur les policiers du
Berkuth et sur les manifestants (dixit Madame Ashton et Der Speigel), attisant ainsi la stratégie de la tension. Bref, une
belle mise en scène sanglante qui n’était pas sans rappeler les journées de
décembre 89 en Roumanie…
Or nous avons pu comprendre que le refus de signer avec l’UE
était le fait de certains oligarques locaux qui ne voulaient pas voir les
sources de leurs énormes revenus industriels ruinées par les braderies forcées de
la richesse nationale selon les directives de la politique économique du FMI et
de l’UE dont ils avaient pu aisément constater les ravages en Pologne, en
Hongrie avant Orbán[11], en Roumanie et en
Bulgarie. En bref, ils avaient l’exemple des pays dont les industries avaient
été vendues à l’encan aux financiers occidentaux comme cela s’était passé en
Roumanie avec la sidérurgie, l’industrie chimique, les banques, les
cimenteries, etc… Un coup d’œil sur l’état de dépendance industriel et même
agricole de la Roumanie résume parfaitement ce à quoi ils pouvaient s’attendre…
certes ce ne sont ni des démocrates ni des philanthropes, cependant leurs
capacités industrielles autonomes assurent du travail à une majorité de
citoyens de l’Ukraine de l’Est et du Centre.
Du côté socio-ethnique, c’est-à-dire du côté des divers peuples de l’Ukraine la situation
est très compliquée parce que depuis le XIIe siècle l’Ukraine, en
tant qu’espace d’une entité politique autonome n’existe plus. Le pays a été
partagé entre les principautés russes, puis avec le royaume polono-lithuanien
et les khans mongols et tatares, ensuite, l’Est a été conquis sur la Porte, et
le Centre et l’Ouest ainsi que la Pologne et les pays baltes divisés au moment
des partages du royaume de Pologne, pour être finalement réparti à la fin du
XVIIIe siècle entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. De plus, depuis le XVIe
siècle le pays nourrit un conflit religieux entre les orthodoxes au centre et à
l’Est et les grec-catholiques (uniates) à l’Ouest. Enfin, l’autonomie partielle
de l’Ukraine a été recouvrée grâce à son inclusion dans l’URSS sur les bases du
célèbre texte de Staline sur le traitement des nationalités (1913).[12] C’est même en raison de
cette politique des nationalités que, lors de la fondation de l’ONU, l’URSS
imposa aux États-Unis un siège pour l’Ukraine.
Aujourd’hui le pouvoir russe incarné par Poutine démontre
une fois de plus que la haine de la Russie est moins liée à son type de régime
politique qu’à son existence même en tant que puissance sur la scène mondiale qui
bloque l’expansion de l’Occident vers l’Est, vers le Caucase. Certes, on
m’objectera que deux fois au XXe siècle l’Occident s’est allié à la Russie
dirigée alors par des régimes bien peu démocratiques au sens classique du terme
(1914, 1941), mais nous nous devons aussi de constater qu’il s’agissait là d’alliances
de circonstances afin de contrer le danger immédiat d’une nouvelle puissance teutonne
(Furor Teutonicus selon Lucain[13], déjà !) s’élevant
rapidement à l’encontre des intérêts anglo-saxons et français. A preuve, comme
je l’ai souligné, à la fin de l’opération Bagration (juin-août 1944 sur le
front Biélorusse) qui défit définitivement l’armée allemande, les arrières
pensées d’un début de guerre froide se firent jour du côté anglo-saxon, et
c’est pourquoi Staline et ses généraux accélèreront encore la vitesse de la
guerre avec de grandes pertes humaines afin que les troupes soviétiques puissent
prendre Berlin avant les Alliés occidentaux. Alliance de circonstance qui une
fois l’élimination de l’Allemagne nazie s’est immédiatement muée en
affrontements indirects à l’ONU ou directs entre alliés interposés (Guerre de
Corée, Guerre d’Indochine, Guerre du Vietnam).
Ce que l’Occident ne comprend pas ou ne veut pas comprendre c’est
qu’en dépit d’une technologie de pointe, et d’un pouvoir économique non
négligeable, la Russie de Poutine a gardé un trait caractéristique et essentiel
de la conception traditionnelle de la puissance dans la pensée politique russe,
à savoir que la politique domine le socius
au détriment de l’économique. Ainsi, le pouvoir refuse toute ingérence d’États
étrangers dans ses affaires intérieures. C’est là le fondement même de la
souveraineté qui entraîne, par exemple, l’interdiction de sous-marins
politiques de type « ONG-drones ». On touche là à la différence de la
conception de la souveraineté propre au modèle étasunien, lequel est un modèle
économique et financier, où l’économie apparaît comme le seul moteur de la
politique. Cette conception a été parfaitement formulée au début du XXe siècle par
le président des États-Unis, Theodor Roosevelt qui affirmait sans détours
humanistoïdes : « The real business of America is precisely business ».
Dans le cas de la domination totale de l’économie, la capacité du capital à
déployer la techno-science comme garantie de la puissance, se traduit par
l’omnipotence du complexe militaro-industriel ; ici les armes ne sont pas mises
au service de la nation comme entité transcendante de l’identité d’un peuple
(quelle que soit sa forme politique et sa structure imaginaire), elles
travaillent en revanche au seul service des jeux financiers planétarisés, à la
conquête et au contrôle des matières premières et des marchés : le modèle
initial ayant été la Grande-Bretagne. Or si l’empire politique à des limites
territoriales (voire l’histoire : dès lors que tout empire territorial
devient trop vaste il finit par périr selon l’historien Jean-Baptiste Duroselle),
l’empire de l’économie en revanche ne peut prospérer que sur les fondements d’une
dynamique inverse ; il lui faut impérativement détruire tout ce qui peut
s’opposer à la fluidité idéale du capital de manière à instrumenter en
permanence l’illimité de l’objectivation de la production et de l’échange
marchand. Certes, il ne s’agit pas de l’illimité créateur de tout, du déjà fait
et de l’ad-venir d’Anaximandre, il s’agit ici de l’infinité mathématique de la
pensée moderne en tant qu’immanence engendrant le nihilisme moderne – le
nihilisme du trop plein selon Nietzsche – propre au déploiement planétaire
de la forme capital-marchandise (Granel parlerait en ce cas d’infinité fantasmée).
En d’autres mots, l’illimité dont il est ici question n’est autre que la
destruction de tout ce qui peut s’opposer à la lutte à mort contre la baisse
tendancielle du taux de profit avec comme effet directe la création sans cesse
renouvelée de masses d’objets vendables et achetables sans autres véritables
raisons fonctionnelles que la valeur d’échange, le profit maximum et la nécessaire
mise en scène de la convoitise (publicité et crédit) pour réaliser cette
idéalité de l’infinité. Encore et toujours le travail du nihilisme, le travail
du négatif.
Ceci étant précisé, je ne dit pas que la Russie de Poutine n’est
pas un État capitaliste et techno-scientifique postmodernes ; loin s’en
faut, car l’État soviétique se présentait déjà comme un capitalisme d’État où la
redistribution plus générale de la plus value par le financement massif de
divers services sociaux réduisait largement ses bénéfices, d’où les limites
bien connues de l’investissement innovant. Toutefois, comme je l’ai écrit il y
a déjà quelques années dans un essai sur le sens du communisme russe, en dépit
des progrès de la science et des techniques et de la hausse du niveau de vie,
ce qui caractérisait le système politico-social soviétique post-stalinien ce
fut le primat absolu du politique sur l’économique (ce qui n’empêche pas la
corruption), avec pour résultat le sacrifice des bénéfices financiers au profit
d’avantages politiques.[14] Cela était
particulièrement bien illustré par la manière dont l’URSS gérait ses relations
internationales, en accordant des avantages financiers énormes tant à ses
satellites qu’aux pays alliés (prix préférentiels, inférieurs au prix mondiaux
sur la vente des matières premières soviétiques, préférence du troc entre
membres du COMECON ou avec ses alliés du tiers monde, préférence des échanges d’objets
manufacturés contre des matières premières calculées cette fois à un prix
supérieur à celui du marché mondial.). Une telle redistribution donnait à
penser que le glacis coûtait plus cher à la métropole que les bénéfices économiques
qu’elle pouvait en tirer : les bénéfices étaient essentiellement politiques.
Voilà quelques éléments qui caractérisent une culture
politique totalement opposée à celle de l’Occident où seul compte la domination
sans partage du marché mondial, c’est-à-dire le contrôle des sources de
matières premières et des marchés et, last
but not least, celui de la monnaie d’échange, le dollar. Or la Russie devient
de plus en dangereuse pour l’hégémonie du dollar, en ce que sa politique
d’indépendance politique la conduit peu à peu à vouloir instaurer une politique
d’indépendance économique qui lui permette d’échapper à l’emprise du billet
vert. C’est bien ce qu’illustre, à l’image de la carte de crédit chinoise,
l’instauration d’une carte de paiement russe, fondée sur les banques russes, ou
l’usage du rouble et du yuan pour commercer non seulement avec la Chine, mais
avec d’autres pays en voie de développement. La Russie putinienne en a les
moyens parce qu’en s’alliant à des pays comme la Chine, le Brésil et l’Inde,
très désireux, eux-aussi, d’échapper aux diktats du dollars, elle apparaît
comme le leader mondial des BRICS. Voilà qui rend la Russie et Poutine encore
plus insupportables aux Occidentaux. Mais voilà qui signe l’affirmation de la
puissance souveraine, laquelle sait de très longue date que sa seule présence
engendre simultanément l’ennemi. Ainsi, qu’on soutienne un camp ou l’autre opposé,
la menace de guerre est bien présente en ce que nous avons affaire, une fois
encore, à un énième exemple de la dialectique de l’histoire (un hommage doit
être ici rendu à Hegel pour l’avoir puissamment formulé) qui est celle du temps
politique et social. Quant au futur :
Alea jacta est….
Claude Karnoouh, Bucarest-Paris mai 2014
[1]
« L’envie suit la gloire de près. »
[2]
« La guerre est gage de paix, bien plus que son refus par amour de la
tranquillité. »
[3]
Florin Poenaru, « Originile istorice ale anti-rusismului românesc »,
CriticAtac, 18 mars 2014 ; « Les origines historiques de
l’anti-russisme roumain », lapenseelibre.org,
n° 91, 6 avril 2014 ?
[4]
Par exemple, lorsque les armées d’Elisabeth, assiégeant le Berlin de Frédéric
II de Prusse, étaient presque parvenues à faire capituler ce Prince arrogant.
Mais la mort subite de l’Impératrice permit à son imbécile de fils, Pierre III,
de lever immédiatement le siège pour ensuite rendre sans contrepartie aucune
toutes les terres et conquêtes prises au souverain prussien.
[5]
J. Lopez , Opération BAGRATION – La revanche de Staline, Paris,
Economica, 2014.
« L'Armée rouge déploie
alors une puissance qui stupéfie tous les camps belligérants. Sur une ligne de
front s'étendant sur 1.000 km, les Soviétiques
avancent de 600 km en deux mois ; à l'issue
de cette avancée, la défaite du groupe d’armées Centre est consommée,
c’est-à-dire que les trois armées qui le composent (4e et 3e
panzer et la 9e armée, soit 28 divisions au total) sont détruites,
avec la perte de 600.000 hommes. Seuls des éléments disparates se replient en
désordre en Prusse orientale et dans les pays baltes. C'est l'une des plus
grandes défaites de la Wehrmacht pendant la guerre et, sur le plan humain, la
plus grande catastrophe militaire de toute l’histoire allemande. »
Etat des forces en
présence selon les sources de Wikipedia :
Wehrmacht Armée rouge
800 000
hommes,
9 500
canons,
553
blindés,
839
avions
|
2
331 700 hommes,
24 000
canons,
4 080
blindés,
6 334
avions
|
[6]
Jacques Sapir, Russie : l’économie
au risque des sanctions/RussEurope sur le site : http://russeurope.hypotheses.org/2257.
[7]
Diana Johnstone, http://www.counterpunch.org/2014/05/08/to-understand-or-not-to-understand-putin/.
[8]
La capture de trois officiers israéliens due à la rapidité de l’offensive russe
nous en fournit la preuve après qu’ils fussent remis à leur ambassade à Moscou.
[9]
Voire les criailleries roumaines de Funar à Vadim Tudor, ou les coups de menton
vaudevillesques de Le Pen ou Jean-Claude Mélenchon ?
[10]
Ceci n’en fait pas pour autant un politicien honnête et encore moins un
tacticien de talent…
[11]
Lequel refuse les directives européennes en particulier en celles qui
concernent l’indépendance de la banque centrale qu’il a mise sous tutelle du
gouvernement ; de plus, il ne veut en aucune façon entrer dans le système
de l’euro, ce qui en fait en un dangereux fasciste, tandis que les membres du
Right Sector ukrainien qui proclament leur allégeance aux nazis, sont acceptés
comme de « braves démocrates ». L’UE est devenu une entité
politico-économique plongée dans une totale dérive idéologique sous la férule
étasunienne.
[12]
Staline, « La question nationale et la social-démocratie », Provsvechtchénie, N°3-5, Vienne, mars-mai
1913, traduit en français in Œuvres,
tome II, 1907-1913, Paris, 1976.
Remarquons en passant
combien de hauts dirigeants soviétiques sont issus de l’Ukraine du centre et de
l’Est… Il faudrait commencer par Trotski et Joffé, juifs karaïtes de la région
de Gerson, de Zinoviev, Lazar Kaganovitch… et des deux secrétaires généraux du
PCUS qui suivirent l’éviction de Malenkov, Nikita Krouchtchev et Leonid Brejnev.
Combien d’artistes de premier plan sont-ils nés en Ukraine, parmi lesquels le
fondateur du suprématisme, Malevitch, et puis Natan Altman, le metteur en scène
de cinéma Dovjenko, etc… tous ces Ukrainiens ont fait les plus brillantes
carrières en Russie…
[13]
Lucain, La Pharsale, (1, 255 sq.).
[14]
Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la
bourgeoisie : un essai d’interprétation du communisme russe », in Postcommunisme fin de siècle,
L’Harmattan, Paris 2000. Cf. la traduction roumaine : http://www.argumentesifapte.ro/2014/05/03/realismul-socialist-sau-victoria-burgheziei-un-eseu-de-interpretare-a-comunismului-rus/,
Bucuresti, aprilie 2014.
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