Notes en marge d’un commentaire sur le
postcommunisme
« An diesem,
woran dem Geiste genügt, ist die Grösse seines Verlustes zu ermessen. »
« Die Philosophie aber muss sich hüten,
erbaulich sein zu wollen »
Hegel, Vorrede zür
Phänomenologie des Geistes.*
Avant de livrer quelques réflexions
sur ce moment historique nommé post-communisme,
et au risque de vous ennuyer, je souhaiterais revenir rapidement sur la
problématique générale du discours historique comme indice de modernité, en
rappelant simultanément que les mots que nous employons ne sont pas neutres et
que trop souvent les sciences humaines, voulant décalquer les sciences de la
nature, manifestent une arrogance insupportable en présupposant la neutralité axiologique
de leur jargon conceptuel…
En fin de compte, cette expression,
post-communisme, me paraît aujourd’hui
presque grotesque, même si elle s’est montrée un temps pratique afin de situer
la temporalité immédiate de l’événement et de l’avènement dont nous débattons pendant
ce colloque. En effet, la notion de post-communisme
implique en premier lieu une interrogation de ce type : qu’est-ce que le
discours de l’histoire en tant qu’interprétation du déploiement de l’agir
humain en une temporalité ? Si l’on se place du point de vue de l’objectivité,
toute histoire, quelle qu’elle soit, où qu’elle se déploie, est toujours le post d’un état précédent. En d’autres
mots toute l’histoire humaine est, depuis ses origines inconnues et
inconnaissables, une succession d’apax, de situations idiotiques (singulières),
qui ne se peuvent répéter jamais de manière identique. Voilà qui est
précisément notre conception moderne de l’histoire, de l’histoire-discours, de
l’histoire-narration sur les événements, ou mieux sur
une sélection d’événements variables selon l’esprit d’une époque. C’est pourquoi l’histoire comme événement-avènement ne
se répète jamais ou, si elle tend à le faire, elle se présente alors comme la caricature
de son modèle initial, une comédie, une pantalonnade. Ce discours du changement
(et ce quel que soit la temporalité choisie, longue ou courte) qui la représente
s’organise de fait dans le cadre métaphysique d’une
eschatologie temporelle : le moment A, modifié par telle ou telle action
ou tel ou tel événement engendrera un moment B différent, inimitable et sans itération comme tel. Le temps objectif qui passe
et qui est comptabilisable, multipliable, divisible hypothétiquement à
l’infini, celui que le sujet cartésien (le cogito ergo sum), assume comme scellant
le changement plus ou moins rapide de tout et de tous. Voilà qui est, pour nous
modernes, une approche et une perception (objective et
subjective) de la temporalité dénuée de
tout doute possible, se présentant comme une
évidence indiscutable.
Il en va tout autrement si l’on se
place d’emblée du côté des sujets-acteurs de
l’histoire, dans le discours qu’ils construisent
à des fins explicatives ou interprétatives immédiates. En effet, c’est dans le
champ de la subjectivité de l’interprétation et de l’agir humain qu’apparaît le
paradigme essentiel articulant la limite entre moderne et non-moderne. D’une
part il y a les sociétés qui recherchaient dans l’agir d’un présent ou dans les
advenues aléatoires propres à tous devenirs humains, les signes d’un changement
évident, énoncé par un discours objectif présupposant l’adequatio res intellectum (ici, l’identité de l’événement à sa
représentation dans la dynamique de l’eschatologie temporelle), où le temps n’a
plus comme qualité que son propre écoulement représenté en termes quantifiables
mathématiquement : temps unifié certes et, en conséquence, temps axiologiquement
neutre, temps de la science, de la loi de la chute des corps, du principe de
Joule, du théorème de Bernouilli, voire, pour certains auteurs modernes, temps
de l’histoire (sic !). D’autre part, il y a eu des sociétés qui quêtaient
dans l’agir humain ou les advenus d’événements inattendus la confirmation d’un
déjà-connu ou préconçu indépassable – en général fondateur même du socius – que les rites comme praxis, et le mythe comme parole de vérité
affirmée par sa seule énonciation[1], confirmaient comme donation de sens inchangé selon des
procédures variables qui caractérisent « l’arc-en-ciel des cultures
humaines » de la planète. Ainsi, pour prendre sens, l’état contingent du
présent devait se rapporter à celui d’un passé intelligible et intangible compris
comme origine, et/ou complétude-perfection de la société des humains. Ainsi, lorsqu’en
1578 l’explorateur anglais William Drake débarqua sur une île au nord-ouest de
la côte Pacifique du continent américain, le chef de la tribu indienne qui occupait
le lieu lui remit les insignes du pouvoir, car pour lui et son peuple la venue
de ces blancs, arrivés là de manière inopinée depuis les limites extrêmes de l’horizon
de l’immense océan, quoique dans un premier moment déconcertante, ne pouvait
être rien de moins que la venue des dieux.[2] Il faut entendre cela comme la version sauvage de l’« éternel
retour du même ». Nietzsche avait cantonné sa reconstruction d’une
métaphysique héroïque aux origines des chants homériques, aux vers hésiodiques
et aux bribes laissées par les penseurs présocratiques, de ce fait, il a omis
de regarder de ce côté-là de l’espèce humaine, du côté des sauvages, ceux que Remo Guidieri a appelé, cum grano salis, en leur rendant un
permanent hommage, « les présocratiques tropicaux ».[3]
Or le signe à la fois le plus
évident et le plus énigmatique de la modernité, et qui se manifeste bien avant
les prouesses inouïes de la techno-science et de ce que la vulgate
universitaire appelle l’histoire moderne, fut le changement de lecture de la
création du monde, d’en entendre le sens non plus dans le cadre d’un dispositif
réinsérant l’inédit dans un déjà-connu-pensé afin
d’en pacifier la nouveauté, d’en domestiquer les effets, voire d’en réfuter les
évidentes transformations, mais dans le cadre d’une Weltanschauung du changement permanent.
Ce changement de perspective s’accompli en Grèce sous l’égide d’une
métaphysique qui déniait à l’expérience vécue (les passions de Platon) l’accès
à la vérité authentique à laquelle on n’accédait que
par la contemplation des idées pures (la vérité n’est pas dans la caverne, car les ombres sont des
erreurs de jugement, la vérité se tient dehors,
dans l’illumination jetée par les rayons du char d’Apollon-Phoebus triomphant).
Ainsi on se mit à comprendre – du moins dans des cercles longtemps cantonnés
aux seules élites cultivées – le décours du passage du temps comme la
preuve intangible de changements irrévocables : demain ne sera plus jamais
comme hier, et encore moins comme avant-hier, seules
les idées pures sont là, en retrait, intangibles. Dès lors nous
abandonnâmes (pourquoi ? cela demeure un mystère !) la vérité gisant
dans les paroles de l’aède, celle d’Homère dans son Iliade, celle d’Hésiode dans sa Théogonie[4] pour devenir des historiens au sens moderne, pour
recevoir, par devers le temps, l’admirable et toujours contemporaine leçon de géopolitique
administrée de très longue date par Thucydide. En son essence le concept du
temps historique[5] signifie que l’évolution des événements, leur suite
immédiatement perceptible engendre toujours le changement, l’inédit, l’inouï
irréversibles. Mais l’entendre en sa provenance originelle n’est pas chose
aisée : « Wir bedenken das
Wesen des Handelns noch lange nicht entschieden genug. »[6] Car toujours suivant Heidegger, « Man kennt das Handeln nur als das Bewirken
einer Wirkung. […] Aber das Wesen des Handelns ist das Vollbringen. »[7] C’est cette donation de sens à la praxis en devenir permanent qui représente le propre de la modernité
ou si l’on préfère son essence, « Wesen » :
ce qui perdure en sa propre présence et donc l’être-là de toute chose
particulièrement désignée – ici le devenir comme mutation permanente.
C’est pourquoi, dans ce cas, l’essence de la praxis se rapporte en permanence à sa co-appartenance à la
temporalité mathématiquement comptable et non à une quelconque Philosophia perennis, atemporelle, a-historique.
Or dans le discours à la fois
savant et commun, cette essence de l’histoire renvoie toujours à une temporalité
qui n’est concrètement déterminée que par le post – il s’agit donc là d’une eschatologie de l’innovation et
non pas, bien sûr, d’un post tendu vers
un retour à la perfection originelle d’un âge d’or ou d’un Paradis perdu
« avant la chute dans le temps ». C’est pourquoi cette temporalité moderne
ne peut être conscientisée et thématisée que selon deux modalités
complémentaires, l’une n’existant point sans l’autre et chez le même auteur.
Nous avons soit le thème de la tabula
rasa ( chez Leibnitz et Kant, le rejet total par la « Raison
raisonnante » du passé enténébré des mœurs et des coutumes
traditionnelles ; ou chez Hegel et Marx, le dépassement dialectique de l’anté, créateur par sa négation d’un
devenir positif), soit le thème de la nostalgie, Sehnsucht (Herder, Hegel dans son esthétique, puis
Nietzsche, Spengler et Jünger)[8] soit enfin, et plus prosaïquement, les deux réunis dans
une simultanéité de marchandise, comme le montre par exemple le culte contemporain
des patrimoines, depuis le style de vie pompéien et les splendeurs de la Cité
interdite jusqu’aux musées d’ethnographie conçus comme œuvre d’art en soi
(Musée du Quai Branly à Paris ou Musée du paysan roumain de Bucarest).
Sans qu’il fut nommé post longtemps après son avènement, le
moderne, pour être moderne, impliquait, dès son origine, tant logiquement que
phénoménologiquement le post, l’après,
c’est-à-dire l’aperception d’une antériorité non
seulement différente, mais d’une antériorité négative qu’il convient de
dépasser sans cesse et sans limite, et simultanément d’une antériorité dont la
perte engendre une tristesse inconsolable. Antériorité négative ou nostalgie, la
modernité se pense et se donne comme l’illimité de la transformation, dût-elle n’être
que le fantasme de l’illimité ![9] C’est ainsi que tout ce qui n’est pas post est interprété soit comme « rétrograde » (ancien,
vieux, dépassé, voire laid, à mettre au rebut, puisque dans cette optique, seul
le nouveau exprime le Bon, le Beau et le Vrai), soit « positivement »
comme valeur d’usage muséographie (nostalgique) et simultanément comme valeur
d’échange en tant qu’objet monnayable sur le marché des antiquités. Pour l’histoire
positive, la praxis du présent s’articule
sur la seule innovation, le changement, la nouveauté, que cela concerne la
pensée la plus élevée, celle des sciences en général (y compris des sciences
humaines), celle des prouesses techniques ou la plus futile, celle du
journalisme et de la mode. De fait, il n’est là qu’une temporalité de
l’immédiateté, de l’instant et de la simultanéité, en termes triviaux, la
temporalité du zapping ! Avant l’histoire objective comme récit évolutif et
innovateur, le temps avait des qualités diverses : temps de la vie
individuelle, temps du mythe, temps des dieux, temps du culte et de ses scansions
annuelles (temps du cycle christique par exemple, des
rites initiatiques). Tout était mesuré en rapport à la provenance et à l’origine,
temps du retour grâce au parler du mythe et temps de la complétude dans la
gestuelle et les dits rituels. C’est notre conception moderne, celle objectivant
la périodisation, qui nous offre la possibilité de parler de périodes de
régression (par exemple, l’époque barbare après la chute de l’Empire romain
d’Occident, les effets de la Croisade des Albigeois sur la haute culture savante
du Languedoc ou la mise à mort des cultures des Indiens des Plaines d’Amérique
Nord après les massacres systématiques de la fin du XIXe siècle).
Penser
une époque en termes de régression n’est pas la penser en termes de retour à
ses principes idéaux premiers ; la régression n’est pensable comme telle que
parce que le flux temporel général est conçu et représenté en sa totalité comme
l’instrument de l’évolution positive, en bref comme progrès global. Aussi la condition de possibilité (épistémologique et
philosophique) du progrès (ou de la modernité) se tient-elle
dans ce que Nietzsche nomma la transmutation permanente des valeurs, laquelle est
l’essence même du nihilisme. Or le nihil
nietzschéen n’est jamais le nihil en tant que rien, vide, néant, ou au sens trivial, comme volonté d’éradiquer le Mal par élimination
de ses incarnations humaines telle qu’elle apparaît dans Les Possédés de Dostoïevski. Le nihil
nietzschéen c’est le toujours-nouveau, le renouvelé en permanence, le
renouvellement exponentiel des objets et des représentations recouvert d’un
moralisme chrétien de la nostalgie qui obscurcit toute provenance.[10] Il s’agit donc d’un toujours-nouveau qui, pour être ce
qu’il est et ce qu’il sera, se représente toujours comme négation permanente de
la valeur positive du moment précédent, en attribuant au présent et à un futur
sans visage précis le toujours meilleur.[11] Voilà l’exemple même de la
dialectique négative en ce que le toujours positif du présent porte en lui le
déjà négatif de l’avenir. Or ce n’est pas cela la dialectique hégélienne ou
marxiste. Chez Hegel et Marx l’Aufhebung
(le dépassement-surpassement) est certes conçu comme nécessité dialectique de la
praxis, mais le présent dans sa négation porte en lui, en son essence même une tension
vers la positivité absolue de la fin de l’histoire, l’Esprit absolu chez Hegel,
la fin de la nécessité chez Marx. Chez ces deux penseurs la dialectique est
toujours positive. Et, c’est en toute logique grâce à ce soubassement
métaphysique que Marx, en dépit de la somme des misères insignes dont il était
le témoin – les centaines de milliers de morts dus aux famines
orchestrées par le colonisateur anglais aux Indes, par exemple –, put affirmer que si le
capitalisme colonial britannique détruisait avec une violence inédite et inouïe
les communautés traditionnelles, il n’en représentait
pas moins un fait positif en ce que la ruine des modes de vie archaïques,
fussent-ils protecteurs du socius
communautaire, devait entraîner à coup sûr, par la
sortie des ténèbres du primitivisme du système des
castes et de l’esclavage, la création d’un prolétariat porteur de la révolution à venir… Révolution que nous
attendons toujours en dépit de l’extension de plus en plus importante du
salariat urbain ![12] Car ce n’est pas la Révolution, hormis la lutte pour
l’indépendance contrôlée par les Britanniques, qui arriva en Inde, mais les
formes les plus rudes du sous-développement rural et
urbain. Or, cette dynamique de l’innovation propre à la modernité que
Nietzsche pointa comme son essence nihiliste se dirait, un demi-siècle plus
tard, dans la philosophie de la culture d’hégéliens de gauche enfin débarrassée
de son wishful thinking et de
l’héritage de l’Aufklärung, chez Adorno
et Ernst Bloch, « le travail du négatif », sans autre dépassement que
sa propre marche en avant négative : la dialectique négative de la
modernité.
Une fois le nihilisme saisit comme
essence de notre monde moderne, Est et Ouest confondus, revenons maintenant au
thème du colloque. Après 1989-1991, l’écrasante
majorité des universitaires du monde développé et moi-même avons sauté sur le
vocable « post-communisme »
pour en user et même en abuser, en tous cas, pour beaucoup, sans jamais tenter
d’en déconstruire le fondement, sauf exceptions parmi lesquelles je vois
quelques personnes ici présentes. Très peu de chercheurs tentèrent de véritablement
en saisir les formes, les modalités de la continuité et celles de la discontinuité.
La majorité répétait à satiété les fadaises d’une politologie et d’une
sociologie politique argumentées par des cohortes de laquais, toujours prompts
à courber l’échine devant les désirs de leurs maîtres. Je ne suis pas stipendié
par de quelconques fondations prétendant défendre la démocratie ou la société
ouverte ; je ne suis ni poète ni prophète, et comme la chouette d’Athéna
qui prend son envol au crépuscule, je raisonne et interprète post factum. Mais j’ai évité de me
ridiculiser en assénant devant des masses d’étudiants esbaudis le pronostique
d’une chute du régime communiste par l’apocalypse d’une guerre atomique
planétaire : Dulce bellum inexpertis écrivait déjà Erasme.[13] Mais quoiqu’on écrivît pour mettre en garde contre ce
prophétisme de médias à scandales, cela n’eut aucun effet sur la doxa du moment, sur le déploiement des
discours universitaires les plus fantasmagoriques, car, comme on le sait depuis
longtemps, le ridicule ne tue plus, et de sinistres histrions comme BHL ou
André Gluksmann ont pu dégoiser leurs bêtises, produit d’une
vanité sans limite protégée et disséminée par des médias aux ordres.
Que voit-on du monde après la
disparition – plutôt par implosion que par explosion – des formes politiques de
ce socialisme réel qui s’auto-nommait communiste et qui, me semble-t-il,
s’apparentait bien plus aux variations de régimes économiques ressortissant à
un capitalisme d’État plus ou moins redistributif, dirigé par des politiques
allant de la dictature totalitaire la plus ferme à une social-démocratie
autoritaire ? Bref, une fois le système implosé, à quel spectacle l’histoire
nous a-t-elle conviés ? A l’évidence, nous avons assisté à l’extension
triomphale de la forme-substance capital qui, au tournant des années 1990, agrémentée
d’un zeste de parlementarisme représentatif (très souvent plus d’opérette que
de pratique réelle), était présentée comme le stade historique indépassable du
devenir politico-social de la Planète enfin libérée (sic !) du
totalitarisme. En définitive, la fin de l’histoire ! La prophétie de Marx se
serait avérée en tant que réalité au moment-même où le socialisme réel
disparaissait ! Quelques années plus tard, à partir de septembre 2008, la
crise économique généralisée devait démentir cet enthousiasme quelque peu
prématuré.[14]
Il est vrai qu’en quelques mois, de
la consommation privée au vol légalisé des infrastructures énormes laissées par
le régime communiste, les firmes occidentales envahissaient le marché et obligeaient
de détruire (avec la complicité des anciennes-nouvelles élites
politico-économiques) des industries diverses encore
rentables. L’effet fut immédiat : une chute démographique massive, une
lente et inexorable augmentation du chômage et de l’émigration[15]. Qu’est-ce qui avait donc fondamentalement changé ? La
base de hiérarchisation de la société ne s’établissait plus sur le rapport de
chacun au Parti communiste et à ses diverses institutions, mais sur les
ressources financières de chacun et les réseaux permettant le vol de la
richesse publique. Entre le gros business, orchestré la plupart du temps par
les anciennes-nouvelles élites du parti communiste et de sa police politique,
et la croissance exponentielle de la presse people, on avait là les plus
grossières caricatures de l’Occident, mais en Occident
ni Soros, Warren Buffet ou Ben Bernanke ne font la une des potins porno-mondains
de Gala, de Voici ou de la presse Springer. En revanche, l’aliénation
demeurait, et fermement. Elle s’intensifiait en ce que la pauvreté d’une
majorité faisait ressentir avec plus d’acuité le
manque. Les instruments de propagande pour le contrôle des masses mettaient en
avant non pas tant de nouvelles figures politiques, mais d’anciennes-nouvelles
figures d’intellectuels au succès apparent un peu trop retentissant pour être honnête, une
intensification de la publicité des marchandises et des services, et la
transformation du débat politique en joutes de théâtre
de boulevard. Néanmoins, il convient de reconnaître que si les effets
économiques sont humainement redoutables, l’apparence
est beaucoup plus soft que sous les régimes précédents ! Au bout de quelques
mois, une forte minorité d’universitaires, de
journalistes, de chercheurs, toute la lumpen-intelligentsia servaient déjà aux
étudiants, aux auditeurs et aux téléspectateurs un brouet insipide quant à la
finalité de l’histoire. L’ensemble représentait une sorte de version triviale de l’hégélianisme, où le capitalisme le plus libéral
possible était promu par la Rank corporation comme l’accomplissement de
l’Esprit du monde et la fin de l’Histoire, le stade suprême de la démocratie que
Fukuyama, semblable à un vulgaire représentant de commerce, était chargé de
vendre à tout-va. Il se trouva tant à l’Ouest
qu’à l’Est des universitaires distingués, des directeurs de séminaires de
doctorat pour organiser de savants débats autour d’une semblable ineptie. Cependant, cet effondrement du pouvoir communiste réactualisa simultanément de vieilles antiennes.
Ainsi, on eut droit au retour des valeurs chrétiennes « traditionnelles »
mêlées à la liberté du business, voire mises en scène
pour bénir les escroqueries les plus crapuleuses[16]. On eut droit à la réactivation des valeurs nationalistes les
plus obtuses, les plus racistes et à des bouffées de fascismes sorties de la naphtaline
de vieux coffres, mais demeurées criminellement agressives comme dans
l’Entre-deux-guerres.[17] Les naïfs qui les avaient crus enterrées
dans le champ analytique de l’histoire en furent pour leurs frais. Certes,
l’histoire ne se répétait pas. Point de Mussolini, d’Hitler, de Szálasi ou
de Quisling à l’horizon, car leurs héritiers ressemblent
bien plus à de grotesques pantins gesticulant comme des automates qu’au
démagogue armé d’un verbe redoutable, capable de soulever l’enthousiasme des
masses et de mettre en mouvement leurs instincts meurtriers. En effet, les
bailleurs de fonds de l’UE barraient toute dérive fascisante à l’ancienne, la
seule dictature admise et promue étant celle de la marchandise, donc de
l’argent. Quoique la stratégie politique de l’empire
étasunien nous réservait encore bien des surprises. Face au renouveau de la
puissance russe les États-Unis organisèrent à Kiev la « révolution »
du Maïdan, or cela sembla tout à fait insuffisant pour faire plier le président
élu Ianoukovitch ; alors, au mois de février 2014, les États-Unis et l’UE
durent remettre en selle les héritiers enthousiastes des anciens nazbrocs des
divisions SS, les fans des polices auxiliaires chargées par les nazis
d’éliminer les juifs et les petits-enfants des gardiens de camps de
concentration pour accomplir un véritable coup d’État qui réussit à chasser le
Président de la République.
Soyons brutaux : je ne suis
secoué d’aucuns sanglots nostalgiques, car si « la philosophie ne doit pas
être édifiante », elle ne doit pas être non plus consolatrice face aux
malheurs de ce monde qui est notre monde avec
ses « grands cimetières sous la lune » (Bernanos). La réalité est là,
devant nos yeux, et doit être regardée sans sourciller. Ce sont bien des
régimes s’affirmant communistes qui ont engendré ce capitalisme sauvage fin de
siècle, ce capitalisme sans foi ni lois, incapable même de respecter les règlements
que ses parlements nouvellement élus votaient, tant ses serviteurs, les élites compradores
produites par le régime socialiste précédent, sont animées d’une soif inextinguible
d’argent et d’objets, et font montre d’une cupidité cynique digne d’un Nucingen.[18] Ces maîtres de l’accumulation primitive n’ont pas échappé
à l’essence de la modernité comme le démontre journellement
leur praxis. Certes, les idéologues
de services (politologues, journalistes, sociologues, voire même
anthropologues, etc.) et les naïfs par ailleurs fort nombreux parmi les
spécialistes universitaires rémunérés pour interpréter le monde ex-communiste,
ne se posent jamais cette banale question : pourquoi soixante-dix ans de
socialisme dur, parfois très dur, en URSS et pendant une quarantaine d’années dans
les pays satellites ont-ils eu, au bout du compte (et des comptes), si peu
d’influence sur les comportements économiques et sociaux des hommes du post ? Pourquoi au sein des
représentations du peuple du post est-il
resté si peu de traces de l’enthousiasme des combats initiaux engagés pour voir
enfin naître une société plus juste ? Les réponses, de droite ou de gauche, je
les connais comme vous, et ce depuis longtemps. Ainsi, on me dira d’un
côté :
— Mais
Monsieur Karnoouh, le Goulag, tout vient du Goulag qui a détruit moins les
référents capitalistes que les espoirs mis dans le socialisme pour
l’accomplissement d’un monde meilleur, moins cruel, moins barbare, dans le
champ du paradigme socialisme ou barbarie.
Les
nostalgiques, quant à eux, me diront :
— C’est la
faute à la trahison des élites politiques et des intellectuelles pendant la Perestroïka, toutes achetées pour un
plat de lentilles par l’Occident. Les communistes européens, une fois encore
Est et Ouest confondus, ont failli, ils ont perdu leurs
vertus devant les comptes en banque…
Oui… et
alors ?… so what ! C’est
l’évidence même. Il n’est guère besoin de longues et coûteuses études pour s’en
apercevoir. Mais pourquoi les communistes ont-ils failli ? Selon une
droite toujours diabolisante, c’est parce qu’ils ont
mis en œuvre une politique de contre-nature
humaine, bref un antihumaniste ? Est-ce véritablement
un argument que celui de l’humanisme ? Car qu’est-ce la nature humaine ou la contre-nature humaine ? Vaste
programme de reconstruction métaphysique ! Il faut le redire, même s’il
s’agit là d’une évidence, les crimes de masse des régimes totalitaires sont le
fait des hommes, rien que des hommes, jamais des lions ou
des tigres. Aussi ces crimes sont-ils tout-à-fait humains, totalement
humains, peut-être même « trop humains ». Par ailleurs il convient de poser une question essentielle :
qu’est-ce que l’humanisme en économie et en politique quand
interviennent les problèmes de la souveraineté et de la puissance de
l’État ? Car l’humanisme est à l’essence de la modernité, c’est-à-dire du nihilisme, ce que la déploration est à l’essence de
la guerre, de vaines paroles faites pour donner bonne conscience aux pleutres
qui se terrent derrières les bons sentiments énoncés au cours de séminaires universitaires, de
conversations familiales ou de bavardages de bistrots. En effet, ce qui naguère
se proclamait le « monde libre » a-t-il manifesté jamais quelques
larmes de compassion pour les victimes de ses guerres coloniales, néocoloniales,
de ses interventions impériales ? Ou bien, faut-il suivre, une fois
encore, les trotskystes sur le thème de la révolution trahie ! Oui, elle l’a
été, à tout le moins en partie, mais cette assertion est plus qu’insuffisante
comme réponse de fond. La Révolution française aussi a été trahie, et pourtant
elle a survécu fermement dans ses traits essentiels jusqu’au milieu du XXe
siècle ! Une autre voix dirait que l’URSS a
failli parce que le capitalisme a contraint le régime communiste à dépenser des
sommes de plus en plus démesurées par rapport à ses
revenus pour se doter d’armes de plus en plus sophistiquées (avions
supersoniques, fusées intercontinentales à têtes nucléaires multiples, « guerre
des étoiles »). Oui, c’est en partie vrai, mais la Chine communiste/capitaliste, consacre présentement des sommes de plus en plus importantes à
son armement et à sa recherche spatiale ! Or non seulement elle conserve
sa puissance économique, mais l’augmente simultanément avec sa puissance
politique. Ainsi, dans l’appel à l’exemple
chinois, on peut entendre quelque chose qui devrait nous guider, à savoir que
le communisme chinois, tout en se prétendant communiste, a changé son régime
économique, le pays devenant le champ d’expérience inédit d’un véritable
système mixte où le capitalisme privé possède des domaines très importants
d’activité autonome, engendrant à des niveaux rarement atteints, sauf aux
États-Unis au tournant du XXe siècle, une croissance économique et urbaine
pharaonique et une consommation somptuaire devenue le but principal des élites,
pendant que la masse des richesses produites à bas prix (bas prix parce que le travail productif est très peu rémunéré) inondent le monde, depuis l’Occident
jusqu’aux derniers villages africains… Force nous est donc
de constater que la Chine « communiste-ex-communiste-encore-communiste » se conforme, certes avec son
style singulier, à la domination mondiale de la forme-capital ; non seulement elle s’y conforme, mais elle
contribue à sa radicalisation. La Chine est
devenue l’agent principal de l’infinitisation fantasmatique du produire mondial.
Continuons cette description. Que peut-on déchiffrer de
l’après communisme au-delà des discours de la politique-spectacle
tenus sur l’agitation des intellectuels dissidents polonais, qui dès l’émergence
de Solidarnosc, n’hésitèrent pas pour la majorité à empocher les prébendes occidentales ?
A quoi nous sert-il de ressasser le préchi-précha
procapitaliste de feu Havel, mis un temps à l’écart dans une prison bien
confortable (rien à voir avec celles de l’époque stalinienne, ni avec le Guantanamo étasunien !),
ou le bla-bla du SzDSz hongrois (parti des démocrates libres), historiquement
composé des anciens dissidents venus de l’élite des jeunes communistes,
dissidents dorlotés des années 1980, quand ils étaient soumis à un contrôle
plutôt bonhomme de la part des autorités kadaristes (« ce sont quand même nos
enfants » - disaient les vieux apparatchiks !). Combien de fadaises ne
nous a-t-il pas contées ce Pleşu, pseudo-dissident roumain, bénéficiaire
de bourses d’étude en République Fédérale Allemande au début des années 1980, et
dont l’« exil » à Tescani (dans le sud de la Moldavie), dans un monastère,
en septembre 1989 faisait partie d’une de ces mises en scène de la Securitate qui préparait
son coup d’État de décembre 1989.[19] Ce n’est pas avec ces discours lénifiants que l’on peut donner
sens au déploiement de ce capitalisme sauvage post, qui n’est pas
sans rappeler celui des États-Unis après la Guerre de Sécession, qu’un film
récent (There Will be Blood) a
parfaitement illustré. Cette violence barbare d’un capitalisme renaissant avait
été déjà très subtilement observée en Russie au temps de la NEP par l’écrivain,
romancier et journaliste Joseph Roth.[20]
Depuis 1990, chaque jour de l’après-communisme
a vu, voit et verra jusqu’à épuisement de toutes leurs ressources, la mise à
l’encan de la plupart des industries et des matières premières des pays de
l’Est, leur démolition, leur revente aux ferrailleurs ou leur rachat à prix
bradé pour les premières, l’achat de concessions ruineuses pour l’écologie et
l’économie locales pour les secondes. Tout cela, rendu possible par la violence
politico-économique du capital occidental (FMI, Banque mondiale, BCE,
Bruxelles), allié à divers intermédiaires locaux, sans que les peuples
s’émeuvent outre mesure de ce qui n’est rien de moins que le vol pur et simple
de la propriété publique et donc du peuple lui-même.[21] De plus – et ce n’est pas un simple épiphénomène –
l’après-communisme a engendré l’accélération de la délocalisation de nombre d’industries
d’Europe occidentale, voire des États-Unis, ce qui prouve que c’est l’ensemble
du monde occidental, en symbiose avec le monde ex-communiste, qui est plongé
dans le postcommunisme. Avec des résultats évidents : les diverses nations
de l’ex-bloc soviétique se sont unifiées plus encore qu’elles ne l’étaient
grâce à l’arrivée massive de produits identiques sur leurs marchés, y compris de
produits culturels et financiers, ces derniers fructifiant joliment parce que
la part majoritaire de la production de richesses engendrées par le travail
salarié local a été captée par quinze années d’une politique de crédit à tout
va catastrophique, orchestrée par les agences locales des banques occidentales
et les grands groupes financiers internationaux. De fait, c’est l’ensemble du
marché des biens de consommation, des nourritures, des programmes de
télévision, des livres, des revues, des films qui a multiplié la mêmeté à
l’échelle de la Planète. Aussi, la mondialisation se tient-elle non seulement dans
la finance et le « big business », mais dans ses effets immédiats sur
la consommation quotidienne, laquelle détermine aussi bien l’expérience
existentielle la plus intime des gens que les modes de socialisation organisant
l’en-commun des collectivités.[22]
Cependant si toutes ces remarques
saisissent un apport de sens, elles n’en demeurent pas moins insuffisantes pour
offrir une interprétation profonde du grand chambardement à l’Est. Au bout du
compte, en dehors du coup d’État roumain effectué pour des raisons intérieures très
spécifiques et de la guerre qui permit le démantèlement de la Yougoslavie pour
des raisons de géopolitique impériale, l’« empire du Mal » disparut par
implosion sans grands conflits, il s’est en quelque sorte auto-dissout, alors que
tant de belles âmes de la politologie, voire de la philosophie politique prédisaient
une guerre mondiale pour l’abattre ; et même un esprit aussi subtil que
Castoriadis s’était laissé prendre au piège et formulait de telles inepties six
mois avant sa chute !
S’il me fallait commenter le titre
d’un petit ouvrage roboratif sur les blagues politiques produites à l’Est, intitulé « Le Communisme est-il soluble
dans l’alcool »[23], je dirai que le Communisme n’a pas été soluble dans
l’alcool, mais qu’il a été absorbé et phagocyté par le monde de la marchandise
en sa dynamique propre. Le monde communiste a fini par s’identifier à un énorme
ratage, celui du modèle idéal de l’American
Way of Life qui était instillé par les feuilletons étasuniens, Dallas,
Dynasty et autres films, massivement projetés
par les télévisions de l’Europe communiste au cours des années ‘70 et ‘80 du
siècle dernier. Véritables soupapes de sécurité sociétale que tous ces produits
d’une réalité fantasmée par l’usine à rêves hollywoodienne : le luxe pour
tous se s’offrait sur les écrans comme la
« réalité » hédoniste du consumérisme, « réalité » bien plus
attrayante que les images d’Epinal du bonheur à venir proposées par le réalisme
socialiste avec son moralisme étriqué de petit-bourgeois du XIXe siècle. Ou, pour le dire autrement, ce ne furent pas les idées proposées par Marx, Engels et
Lénine qui ont fini par triompher là où les bureaucrates du communisme proclamaient
que la révolution se déployait au nom du prolétariat, mais, sans mot dire et
dans l’apophasie, ce furent les objets proposés par les grands magasins, les hypermarchés
et les fast food regardés comme la quintessence
du bonheur et de la démocratie occidentale qui ont mis à bas dans la sphère de
la subjectivité le communisme réel. Ainsi, on peut avancer sans erreur que la subjectivité tient la position
véritable de l’infrastructure.
Dès lors, à
l’évidence, le critère post attribué
aux régimes qui ont succédé au régime communiste, renvoie à leur héritage, il y
aurait donc en celui-ci la réserve des diverses manifestations de l’essence de
la modernité tardive en tant que nihilisme radicalisé. C’est
pourquoi, le régime du communisme réel doit être repensé à nouveau frais
dans le champ même de la modernité tardive généralisée. En effet, si les
régimes communistes se sont effondrés dans leur post, manifestant tant de signes d’une modernité radicale, voire
même, par certains aspects, d’une postmodernité déjà bien en place, c’est donc
qu’ils furent modernes de bout en bout et jusqu’au bout. C’est pourquoi nul ne
peut leur attribuer ce caractère de « frigidaire de l’histoire » qui avait
fait les délices des anticommunistes primaires si tonitruants dans nos universités
au tournant des années 90 du siècle dernier. Si donc l’essence du post-communisme est celle du communisme
réel, c’est qu’il a bel et bien été à la fois une réponse moderne alternative à
l’exploitation bourgeoise (non pas narodnik, slavisante, roumanisante ou
magyarisante, etc. – dût-il parfois en user comme d’un ersatz) et le producteur
d’une modernité tardive qui le détruisait en brisant les limites sociales et
politiques qu’il avait lui-même instaurées. En tant que modernité, le
communisme a été le régime politico-économique qui a fabriqué les classes
moyennes avec leurs idéaux consuméristes qui ont fini par le délégitimer.
En effet, la simple observation de
la société fabriquée par le communisme réel en soixante-dix ans en URSS et en
quarante ans dans les pays satellites montre, à l’évidence, la présence de plus
en plus accusée de la modernité la plus radicale, dût-elle être une modernité parfois
inaccomplie. Cela semble si indubitable que, parfois, je me demande : pourquoi
faudrait-il encore débattre avec les semi-doctes qui prétendent le contraire ?
Je ne reviendrai pas sur l’analyse phénoménologique de cette modernité, je l’ai
longuement exposée tout au long de ces dernières années et vous renvoie
modestement à quelques uns de mes textes que l’on trouve dans Postcommunisme fin de siècle et L’Europe postcommuniste (L’Harmattan),
ainsi que dans le chapitre intitulé « De la chute du communisme à la tiers-mondisation
ou l’acheminement de la modernité tardive en Europe de l’Est » paru dans La Grande braderie à l’Est (op.cit.) et dans une version plus
développée dans Les Généalogies du post-communisme
(version roumaine et anglaise), aux éditions Idea de Cluj (Roumanie).
Quoiqu’on en
dise, c’est à partir de cette dynamique de la
modernité radicale ou modernité tardive qu’il convient
de commencer pour réinterpréter la situation de l’après-communisme d’un
point de vue philosophique. Si l’essence (Wesen,
ce qui persévère en sa présence intangible en nommant l’être-là particulier) de
la modernité intensifiée se manifeste concrètement par un certain nombre de
réalisations théoriques et pratiques dont les sciences et les techniques, alors,
incontestablement, le système communiste fut l’un de ses écrins. Si l’essence
de la modernité trouve à s’incarner dans une organisation sociale articulée
autour du seul travail productif industriel, alors le système communiste fut
tout à fait moderne, voire même hypermoderne. Si
l’essence de la modernité exige la création d’un gigantesque système
d’enseignement visant la fabrication d’ingénieurs et de chercheurs scientifiques
en très grand nombre, alors le système communiste en représente l’exemple
parfait. Et si cette production de techniciens hautement spécialisés engendre
un socius de classes moyennes
toujours plus nombreuses et qui exigent l’accès à des biens sociaux et
matériels de plus en plus diversifiés, le système communiste, avec parfois des
restrictions, des dysfonctions et plus ou moins d’efficacité, l’a mis en place[24]. Si l’essence de la modernité implique
dans le social une subjectivité de la civilisation des loisirs, de la
culture et du sport-spectacle, alors le communisme, certes à sa manière militante, l’a produite et massivement
intensifiée pour la mettre à l’unisson de l’Occident capitaliste.
Qu’elle est donc cette époque
de l’étant (Seiende) que signe la chute
du communisme ? Ne serait-ce point l’achèvement d’un premier moment d’authentique
modernité dans ces pays d’Europe sis encore au premier tiers du XXe
siècle à la périphérie archaïque du capitalisme ? Car, si un chat est bien
un chat, il faut nous rendre à l’évidence, bien qu’elle fût souvent dissimulée
sous la doxa léniniste : ce sont
bien des paysans qui, pour l’essentiel, ont accompli les révolutions
communistes du XXe siècle tant en Europe qu’en Asie ou en Amérique
latine. Ainsi, dans la partie la plus sous-développée de l’Europe, le
communisme réel a produit en quantité de la modernité économique, sociale et culturelle : sociologiquement cela s’incarne
dans la massification du prolétariat urbain, ouvriers, ingénieurs, chercheurs, employés
des services, autant de personnes qui n’ont eu jamais que leurs bras et/ou leur savoir pour vivre, en louant leur force de
travail contre salaire. Or, selon des schémas historiques déjà expérimentés à
l’Ouest, en l’espace de trois décennies après la Seconde Guerre mondiale, les
sociétés communistes, devenues des sociétés de classes moyennes salariales (doublées,
dans certains pays comme la Hongrie, d’une forte classe moyenne d’artisans
indépendants) qui exigèrent un compromis
historique avec le pouvoir, leur part dans le partage des bénéfices sous forme
de société du loisir et de la consommation. Ce n’est là que le destin de tous
les pays développés occidentaux (le Japon faisant, de ce point de vue,
pleinement partie de l’Occident historial, ainsi que la
Chine aujourd’hui). Une fois ce premier stade de la modernité accompli, fût-il
plus ou moins bien réussi selon les modalités effectives de chaque pouvoir
local[25], comme si une nécessité ontologique, celle du Gestell (arraisonnement),
fabriquait (poiesein) partout le même
devenir, a-t-il fallu passer au stade suivant qui n’était pas de
dépassement, mais d’intensification de ce même développement, cette fois libéré des limites et des freins imposés
par une bureaucratie enkystée dans la rigidité
de règles devenues obsolètes.
Comment une mutation de cette
ampleur, une privatisation souvent quasi totale
de l’économie (sauf en Russie où l’État a conservé le
pouvoir sur ses industries stratégiques), fut-elle possible, mais
surtout comment a-t-elle été acceptée par les peuples fascinés de l’espoir d’une nouvelle Parousie : consommer
comme il était montré dans les feuilletons étasuniens, sans se soucier du
futur ? En bref, croire naïvement qu’on
conservera tous les avantages du socialisme (plein
emploi, sécurité sociale, enseignement gratuit et vacances à très bon marché)
et gagnera simultanément ceux du capitalisme, libre marché du profit sans limite et abondance des
marchandises. Qu’allait-elle devenir la protection de l’État, que deviendraient-ils les services dévolus au bien public,
plein emploi, santé, enseignement, transports, minimaux sociaux ? A
l’évidence, les dirigeants des années 1980-90, les plus informés sur l’état
économique de l’URSS dans sa compétition avec les États-Unis, comprirent que le
premier cycle d’acculturation des moujiks aux machines et à la programmatique du
monde industriel était achevé et que, d’une manière ou d’une autre, il fallait
passer au stade suivant, que l’organisation première, bureaucratico-politique,
ne permettait plus de déployer la techno-science-capital
sur cette base planifiée et redistributive. Ils avaient saisi que la
transformation générale de l’économie mondiale créée
avec la fin de l’étalon or et la révolution techno-électronique,
celle de l’informatique tous azimuts, avaient changé la donne au tournant des
années 1970, et qu’aucun pays ne pouvait plus échapper aux règles qu’elle
imposait tant aux échanges commerciaux et financiers qu’à la technologie. Il a
donc fallu briser le système de redistribution de l’État, jeter à la poubelle la
partie de la machine industrielle soviétique regardée comme obsolète, ou la
brader en totalité dans les pays satellites, entrer dans les possibilités quasi
infinies de la convoitise et de la cupidité, offertes par le libre marché qui,
de fait, restait (et reste) contrôlé pour l’essentiel par les anciennes élites
ou leurs progéniture. Que cette transformation se fasse sur le mode de la
décomposition-recomposition comme dans l’ex-URSS et ses pays satellites, ou
qu’elle se déploie par une reconversion spectaculaire et totalement inédite du
parti communiste en Chine, il n’est là, que je sache, aucune trahison, mais une
nouvelle illustration de la manière dont les hommes sont bien plus pensés par
leur temps qu’ils ne sont capables de le penser. Il n’y
a là aucune trahison, comme se complaît à le répéter ad nauseam une extrême gauche incapable
de regarder la bassesse et la lâcheté humaines dans le blanc des yeux, et d’en
tirer les conclusions philosophiques qui s’imposent sur la nature humaine. En effet, ces mutations contredisent toutes les visions
iréniques de l’Aufklärung dont le
marxisme est en partie l’héritier. En effet, hormis les conflits
nationalistes (ex-Yougoslavie, Pays baltes, Caucase
attisés par des intérêts impériaux) aucune révolte massive des peuples ne
s’est élevée contre la fin de l’État protecteur, fût-il un État autoritaire et
dictatorial, contre le marché sans limite, contre la surconsommation et surtout la surexploitation. Tous était déjà là, présents
au sein du socialisme et du communisme réels, et les adorateurs du Veau d’Or de
la consommation, et les aliénés de la société du spectacle. Une fois la coupe
bue jusqu’à la lie, l’évolution économique du monde soviétique (avec parfois un immense gâchis humain) n’a engendré qu’un
seul espoir : le rêve américain.
C’est donc une fois encore la logique du développement de l’essence de la forme-substance
capital (ce qui perdure en soi-même et pour soi-même de la forme-substance
capital), inscrite dans la Technique en tant qu’ultime métaphysique de la modernité,
qui commande les énoncés du Dasein du
post et non l’inverse, et donc la
subjectivité. Ce qui nous conduit logiquement à interpréter l’implosion du
communisme européen et la mutation chinoise comme la
réactualisation-radicalisation-appropriation du seul
véritable sujet de l’histoire de la modernité tardive : non pas le prolétaire,
mais le Capital et les capitalistes. Ces derniers étant toujours la classe
planétaire objectivement maîtresse de la finance et de la production et,
subjectivement, celle de l’hyperconscience de ses intérêts de classe. C’est la
seule classe qui sait mener à son profit la lutte de classe sans faiblir, sans
se laisser distraire jamais par les friandises (tittytainment, ce concept cher à Zbigniew Brezezinski) de l’industrie de la
culture et du sport dont elle abrutit les peuples certes consentants.
Cela me conduit logiquement à
réviser l’une des affirmations idéalistes de Marx et de Lukács, à savoir que la
révolution prolétarienne n’est possible qu’au moment de l’union comme totalité
de l’objectivité et de la subjectivité du sujet de l’histoire, que seul le prolétaire
incarnerait… A l’échelle du temps historique de l’essence de la forme-substance
capital, entre les moments d’exploitation maximale et ceux du keynésianisme, il
semble que seuls les capitalistes aient été à même de maintenir ce cap de
l’union fusionnelle entre objectivité et subjectivité, au-delà des aléas et des
incidents inopinés qui toujours surviennent dans le devenir humain. Voilà qui
devrait donner à penser à ceux qui rêvent encore de révolution en répétant,
comme les moulins à prières tibétains, des impasses analytiques qui, au bout du
compte, n’ont été que les naïvetés généreuses et pleines d’espérance des
moments inauguraux, celles propres aux temps de l’innocence politique du
prolétariat ou des illusions de la fausse
conscience réformiste nourrie des ruses du Gestell
(arraisonnement ou dispositif) comme techno-science.
Comme l’a si souvent souligné Heidegger, il y a des manières d’être anti- qui
se tiennent dans la même détermination ontologique que
ce contre quoi on s’élève[26]… et, dans le cas précis qui m’occupe devant vous, il
s’agit de la dynamique d’un déjà-là en attente (le postcommunisme) qui
poursuivait son cours sous un déguisement, celui du communisme institutionnalisé
en raison d’État.
La chouette d’Athéna s’élevant au
crépuscule, c’est donc au moment où il disparut par implosion que le communisme réel se dévoila à sa propre vérité, au moment de son post
factum comme renouvellement dynamisé de la figure du nihilisme. Aussi le
postcommunisme se révèle-t-il depuis plus de vingt
ans, en tant qu’élément-clef de l’accomplissement du capitalisme de troisième
type, stade ultime de la mondialisation techno-financière.
Claude Karnoouh
Paris septembre 2011-janvier 2012
(revu en mai 2014)
« Mais
la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante. », ibidem, p. 31.
[1] La parole du mythos dans la langue d’Homère, opposée
à celle du logos.
[2] La même situation se
présenta à Cook lorsqu’il aborda la grande île de Hawaï dans le Pacifique Sud
où les indigènes le traitèrent comme un dieu jusqu’au moment où, y retournant
et transgressant un tabou à lui inconnu, ils découvrirent ainsi sa nature
humaine, le tuèrent et semble-t-il en consommèrent la chair.
[3] Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris,
1982.
[4] On comprend parfaitement
cela en lisant soit le premier vers de l’Iliade : « Chante, ô
déesse, le courroux du Péléide Achille » ; soit les vers 97 à103 de
la Théogonie : « Lorsque le
deuil s’est abattu sur l’âme de l’homme, et que le cœur accablé se dessèche, il
suffit qu’un aède, serviteur des Muses, célèbre la gloire des hommes de jadis
et les dieux bienheureux qui possèdent l’Olympe : l’homme oublie aussitôt
sa souffrance, il perd la mémoire de son deuil : le présent des déesses
déjà le console. » (J’insisterai sur la fin : « le présent des
déesses le console… » - elles sont bien là hic et nunc, proches de l’homme dans leur provenance à la fois
céleste et cthonienne.
[5] J’emploie ici « historique »
au sens où Heidegger oppose historisch
à geschichtlich, c’est-à-dire
relevant de l’histoire comme suite d’événements et non de l’histoire comme
histoire de l’Être.
[6] Martin Heidegger, Briefe über den Humanismus, Aubier,
Paris, 1963, p. 26. « Nous ne pensons pas encore de façon assez décisive
l’essence de l’agir ». Traduction de Roger Munier.
[7] Martin Heidegger, ibidem, p. 27 : « On ne connaît
l’agir que comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant
l’utilité qu’il offre. […] Mais l’essence de l’agir est l’accomplir ».
[8] Dans ce schématisme des
relations des philosophies de l’histoire entre l’anté et le post, Heidegger
occupe une position singulière en ce que la détermination temporelle de la
question de l’Être d’abord, puis, ensuite, celle du dévoilement de la Technique
comme ultime métaphysique l’a conduit à ne concevoir ni l’anté ni le post en termes
de nostalgie et de décadence ou de positivité permanente du renouveau.
Contrairement à Spengler ou à Jünger, Heidegger ne comprend pas l’Occident
comme pris dans une dynamique de décadence, mais au contraire dans celle d’un
accomplissement toujours massif de lui-même. Pour en saisir l’enjeu encore
présent, il convient de se reporter à la réponse qu’il donna au texte de
Jünger, Über die Linie, dans Zur Seinsfrage, Vittorio Klostermann,
Franfurt am Main, 1956).
[9] Ce thème a été longuement
argumenté et remarquablement déconstruit par Gérard Granel dans :
« Les années trente sont devant nous… », in Etudes, Galilée, Paris, 1995.
[10] Frédéric Nietzsche, Le Nihilisme européen, textes réunis,
traduits et commentés par Angèle Kremer-Marietti, 10/18, Union générale
d’édition, Paris, 1976.
[11] On trouve ce nihilisme
parfaitement illustré dans l’histoire de l’art depuis ses premiers
balbutiements chez Vasari.
[12] Voilà l’exemple parfait
où l’on voit la philosophie de l’histoire de Marx révéler ses deux
sources : d’une part l’héritage direct de l’Aufklärung, de l’autre, l’hégélianisme dans la seule positivité de
l’Aufhebung… cf., « Domination
of Britain India », in New York
Daily Tribune, n° 3828, 25 juillet 1853. A titre de document sur ces
famines orchestrées par la convoitise inextinguible du colonisateur et sa
totale absence de pitié, cf. Mike Davis, Late
Victorian Holocausts. El Niño and the Making of the Thirld World, Verso,
Londres, 2001.
[13] « Que la guerre est
douce à ceux qui ne l'ont pas éprouvée ».
[14] Voilà la tâche que ses
maîtres avaient assignée à l’ineffable Fukuyama. Entre temps il a dû déchanter…
la crise économique engendrée par l’hybris
du capitalisme néolibéral à montré aux esprits enthousiastes ou aux âmes
stipendiées la réalité des effets de son essence articulée autour de la
convoitise et de la piraterie sans limite des banques et des institutions
financières privées sur les fonds publics et les matières premières des États
faibles, mais riches en minerais et en pétrole.
[15] Ainsi,
environ quatre millions de Roumains vivent à l’étranger, pour la plupart
ouvriers non-qualifiés de l’agriculture, du bâtiment pour les hommes, ménage,
nettoyage et aide aux personnes âgées pour les femmes. Les effets
sociaux et psychologiques de cette émigration massive, qui touche parfois plus
de la moitié d’un village ou d’une petite ville, sont très souvent dramatiques.
Les enfants, demeurés avec les grands-parents ou des oncles et tantes,
développent divers comportements pathogènes, allant de l’agressivité parfois
criminelle envers les proches à des états dépressifs menant souvent au suicide.
[16] Par
exemple les fraudes pyramidales de type Ponzi, comme la bien nommée Caritas à Cluj, ou, en Albanie, celle
qui faillit faire disparaître le pays.
[17] L’Ukraine d’aujourd’hui
en fournit le meilleur exemple.
[18] Il s’agit du baron de
Nucingen, l’un des personnages centraux La
Comédie humaine de Balzac, le prototype même du banquier cupide, cynique et
sans scrupule, dont l’horizon du monde n’est fait que de spéculations.
[19] Lors du décès de
l’excellent jazzman roumain, Johnny Răducanu, au mois de novembre 2012, Andrei Pleşu publia dans le
journal Adevărul (La Vérité), une
note nécrologique dans laquelle il rappelait combien étaient agréables les
soirées où le musicien venait à Tescani pour y voir son ami Andrei, et y donner
une sorte de petit concert privé. Si c’était cela la dureté de son exil, alors
je me tiens prêt à être exilé dès aujourd’hui dans de semblables conditions, et
ce d’autant plus que la table des monastères orthodoxes est un moment certes
silencieux, mais très agréable à l’estomac.
[20] Joseph Roth, Reisebilder, repris dans Das Journalistische Werk.
[21] Bruno
Drweski et Claude Karnoouh édit., La
Grande braderie à l’Est, Le Temps des Cerises, 2004.
[22] J’ai vu à Venise les
célèbres masques du carnaval « made in China », en Roumanie, en
Bulgarie et au Liban, des icônes orthodoxes fabriquées en Chine et, à Paris,
des tableaux de calligraphie arabe vendus devant une mosquée du 18e
arrondissement, pareillement fabriqués en République Populaire de Chine !
[23] Antoine et Philippe
Meyer, Le communisme est-il soluble dans
l’alcool, édit. du Seuil, Paris, 1978.
[24] Cf.
l’illustration qu’en donne le roman de Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude.
[25] Différences
constatables entre la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie.
[26] Martin Heidegger, Parmenide, « Toute opposition qui
prend la forme d’un anti- pense dans le même sens que ce contre quoi elle
est. ». tome LIV, Gesamtausgabe.
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