mardi 17 décembre 2013

Hommage au Professeur Aurel Codoban pour ses soixante-cinq ans...

Soixante-cinq s’efface. Pour Aurel Codoban en témoignage amical…

Codo, pour l’écrire comme on le dit entre nous, ses amis, a atteint depuis quelques semaines l’âge de soixante-cinq ans. Le temps de la retraite a donc sonné ! Las ! Déjà ! Banalités certes que ces soupirs ! Mais combien vite avons-nous passé dans le temps depuis ce rude hiver de 1991 quand je le croisais pour la première fois dans les couloirs du département de philosophie de l’UBB. Poli, l’œil vibrant d’intelligence, un sourire esquissé légèrement facétieux, tout cela dénotait une indépendance d’esprit que ces collègues appréciaient peu ou qu’ils franchement haïssaient. Je crois qu’à ce moment-là il venait d’y être nommé maître de conférence après avoir été longtemps laissé assistant de philosophie, dispensant ses cours ici et là (à la faculté de sciences économiques, à la philologie, etc.), et vers la fin du régime communiste, il avait dirigé un temps la revue Equinox où il y avait laissé le souvenir d’un homme accorte, fort intelligent et qui savait biaiser avec les directives du Parti pour créer de petits espaces de liberté intellectuelle. Au début, quoiqu’affable, mais sans disposition à la servilité (ce qui tranchait avec le tout venant universitaire), je ne lui trouvait pas un attrait particulier, sauf son visage qui ressemblait à ceux des guerriers des bas-reliefs assyriens. C’est parce qu’il était timide et ne donnait pas devant des personnes inconnues toute la mesure de sa très subtile intelligence philosophique nourrie d’une très vaste culture littéraire. J’avais appris qu’il avait écrit un petit opuscule au titre suggestif que je me proposais de lire. En effet, le titre ne manquait pas d’attrait, La philosophie comme genre littéraire (Filozofia ca gen literar). Cela me rappelait l’anthropologue Clifford Geertz et son idée d’anthropologie comme style de littérature, mais aussi Lévi-Strauss qui, à la fin de sa carrière au Collège de France et après nous avoir répété des années durant la nécessaire construction d’une anthropologie scientifique, en était revenu et l’identifiait à présent à une activité proche de  l’interprétation esthétique.
C’était un petit livre fort agréable à lire, convaincant lorsque l’on a une idée non académique, plutôt nietzschéenne, de ce que fut la philosophie grecque. Oui la philosophie à son aurore est une activité littéraire de la pensée, ou mieux l’énoncé de la pensée dans la forme littéraire, voire poétique (poiesis), ce que l’auteur, d’une plume alerte, ferme et cependant raffinée nous exposait à l’encontre de cette pesanteur si générale qui caractérise l’écriture des humanités en Roumanie. Jamais ou presque (sauf deux exceptions) elles ne sont un exercice littéraire, mais la mise en scène d’un pesant jargon conceptuel souvent bien creux. Ou bien on a l’inverse, une élégance de l’écriture, la subtilité de la syntaxe, le raffinement du lexique débouchant sur le vide : un parler beau pour ne rien dire ! Or Codo n’est pas cela, ni pesant ni creux ; et il avait mille fois raison de vouloir retrouver cette qualité unique de la philosophie antique, surtout celle de Platon qui déploie dans une écriture, un style et une harmonie de la phrase une autre harmonie celle des idées. Comme nous l’a appris Heidegger, il y a bien plus de pensée essentielle, de pensée inaugurale, dans un vers de Hölderlin ou de Trakl que dans cinq cents pages rédigées par de besogneux néokantiens, d’épais néo-hégéliens ou dans les élucubrations du wishful thinking d’un Habermas ou d’un Rawls. C’était un très bon signe, car mes maîtres français, anthropologues et philosophes, avaient véritablement un style et me l’avait enseigné, voire pour certains un grand style d’écriture au service d’une pensée originale si je songe à Lévi-Strauss, Henri Lefèbvre ou Gérard Granel. Je ne parle pas de ceux qui n’avaient pas été directement mes professeurs, mais dont les œuvres et le style ne pouvaient laisser indifférent quiconque épris de la beauté de l’expression de la pensée à l’œuvre : Foucault et Derrida, Hyppolite ou Beaufret (je ne parle ici que des auteurs de langue française, mais je pourrais ajouter un philosophe italien comme Gianni Vattimo, un autre spécialiste de la littérature antique Luciano Canfora, un autre comme mon ami hongrois feu Zádor Tordai et des anthropologues anglo-saxons comme Marshall Shallins et feu Rodney Needham).
Quelque part avec Codo je me retrouvais en pays de connaissance, une certaine proximité de pensée nous réunissait, et, last but not least, il n’avait pas jeté l’eau du bain du communisme ceausiste avec le bébé Marx ; au contraire, il avait une vision très réactualisée du marxisme qui donnait l’exemple même d’une absence de soumission à des dogmes dépassés ou aux modes du moment. Ces conceptions, ces approches nous réunirent peu à peu et dépassèrent les références professionnelles pour toucher bien des domaines de l’activité intellectuelle ou politique, voire du social en général.
Tout affable qu’il soit, Codo n’est pas d’un abord facile. Non pas qu’il soit habité de cette grandomanie transylvaine qui fait accroire souvent les intellectuels de Cluj qu’ils sont tous des génies ! Non, du tout ! Codo est homme réservé qui cependant n’hésite jamais à lancer des pointes d’humour, parfois féroces, pour montrer qu’il n’est pas dupe des pièges des conversations mondaines et académiques. Au XVIIIe siècle, avec un peu plus de toupet, il eût été un splendide esprit dans les conversations des salons intellectuels et mondains parisiens, un homme dont les mots font mouche, un homme d’esprit en quelque sorte. C’est cet ensemble de qualités, doublé d’une gentillesse se montrant discrète (mais ferme) comme il sied aux amitiés se construisant avec lenteur qui, peu à peu, me fit découvrir la véritable affection que Codo me portait… Nous partagions une sorte de stimmung ; nous nous étions découverts mutuellement des affinités électives et les avons cultivées autant que faire se peut tout au long des dix années qui suivirent. Je dois confesser que Codo m’a beaucoup appris, non pas tant sur les arcanes de son système d’analyse sémiotico-sémantique des discours et des médias que sur les contradictions qui engendrent notre monde. J’aimais en particulier la finesse de son esprit critique qui l’empêchait de tomber dans les pièges des modes intellectuels à trois sous qui arrivaient de l’Ouest par vagues énormes, livrant aux gens du cru de la pacotille, des sortes de friandises intellectuelles marquées le plus souvent d’une obscénité répugnante. Car si Codo avait fait ses universités dans un pays au style dictatorial de gouvernement, il y avait pourtant acquis un très solide savoir classique. Lui qui était venu à Cluj depuis un gros village situé à l’Ouest de Cluj, sur la route d’Oradea, lui qui, volens nolens, avait été éduqué après les véritables années de plomb, celles de Sighet, d’Aiud, de Pitesti, du goulag et du canal du temps de Gheorghui Dej savait qu’après 1964 ce n’avait plus été à proprement parler un régime totalitaire comme les dissidents de la 25e heures le claironnaient et le claironnent toujours pour complaire à leurs maîtres occidentaux. Codo disait : il suffit de regarder les livres publiés pendant cette période, entre 1964 et 1989 ! Il les avait connus les « dissidents héroïques » de la culture qui, quoique bardés de diplômes, avaient passé leur temps à courber l’échine comme de vulgaires laquais devant les maîtres « communistes » du PCR. C’est pourquoi tout débat sur les dernières nouveautés venues de l’Ouest engendrait toutes sortes de réserves devant des textes ou des œuvres qui se donnaient comme nouvelles et/ou iconoclastes. Parce que sa solide culture lui permettait de saisir immédiatement soit la creuse préciosité et le vide conceptuel, soit tout bonnement un kitsch qui cherchait à masquer le rien, la banalité ou la vanité derrière une vaine agitation sémantique. Oui, Codo savait débusquer le simulacre avec une rare habileté.
Codo me l’avait dit en 1993 ou 94 quand s’enflait de toutes parts un antimarxisme de pacotille et d’autant plus stupide qu’il venait souvent de la part de gens qui avaient répété comme des perroquets la doxa ceausiste, c’est-à-dire un marxisme-léninisme de pacotille. Et oui mon cher comme l’eût dit Caragiale l’inégalable, au porte de l’Orient tout avait été pacotille et tout était demeuré pacotille, le marxisme, le léninisme, le libéralisme, la démocratie représentative. Un après-midi du mois de février, nous étions à bavarder avec quelques étudiants sur le trottoir, devant l’entrée majestueuse de l’Université, rue Kogălniceanu : « la preuve que la théorie du fétichisme de la marchandise chez Marx est juste déclara-t-il, se trouve dans la chute du communisme en URSS et dans les pays de l’Est ». Je me souviens avoir ajouté : « c’est Marx et Engels vaincus par les supermarchés et les malls. » C’était là une redoutable lucidité énoncée d’un œil narquois.
Avec une telle alacrité et un subtil esprit critique, on comprend pourquoi ses étudiants étaient fascinés lorsqu’il commentait les problèmes de l’amour, quand il exposait pendant ses cours ce qui deviendra l’un de ses meilleurs ouvrages : Amurgul iubirii, Le crépuscule de l’amour. Après le crépuscule des idoles, moment tragique de l’expérience du monde énoncé par Nietzsche, venait le second temps, celui de l’amour en ce que, et c’est moi qui complète, tout n’y est plus déterminé que par le discours de la publicité qui est la mélodie de l’argent-roi et plus encore, celle de la chosification de tout, depuis la nature totalement arraisonnée par le Gestell jusqu’aux plus élémentaires besoins de l’homme.
Codo me manque depuis que j’ai quitté Cluj pour enseigner à Bucarest. Nous vivons la même amitié, mais elle est faite aujourd’hui de rencontres plus rares, quoique nos conversations téléphoniques en tiennent parfois lieu, mais il n’est là qu’un substitut frustrant. Aurel fait parti des quelques très rares hommes que j’ai rencontrés lorsque j’avais déjà un âge avancé (en effet, j’allais sur cinquante-deux ans lorsque nous nous connûmes) et pourtant il m’est cher comme si je le connaissais depuis toujours. Il y a ainsi dans la vie des êtres que nous regrettons d’avoir connu un peu trop tard.  Codo fait partie de ceux-là.
Et bien Aurel, en toute fraternité : que tu vives longtemps !
Claude Karnoouh
Bucarest le 16 décembre 2013.

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