Soixante-cinq s’efface. Pour Aurel Codoban en témoignage
amical…
Codo, pour l’écrire comme on le dit entre nous, ses amis, a atteint
depuis quelques semaines l’âge de soixante-cinq ans. Le temps de la retraite a
donc sonné ! Las ! Déjà ! Banalités certes que ces soupirs !
Mais combien vite avons-nous passé dans le temps depuis ce rude hiver de 1991
quand je le croisais pour la première fois dans les couloirs du département de
philosophie de l’UBB. Poli, l’œil vibrant d’intelligence, un sourire esquissé
légèrement facétieux, tout cela dénotait une indépendance d’esprit que ces
collègues appréciaient peu ou qu’ils franchement haïssaient. Je crois qu’à ce
moment-là il venait d’y être nommé maître de conférence après avoir été
longtemps laissé assistant de philosophie, dispensant ses cours ici et là (à la
faculté de sciences économiques, à la philologie, etc.), et vers la fin du
régime communiste, il avait dirigé un temps la revue Equinox où il y avait
laissé le souvenir d’un homme accorte, fort intelligent et qui savait biaiser
avec les directives du Parti pour créer de petits espaces de liberté
intellectuelle. Au début, quoiqu’affable, mais sans disposition à la servilité
(ce qui tranchait avec le tout venant universitaire), je ne lui trouvait pas un
attrait particulier, sauf son visage qui ressemblait à ceux des guerriers des
bas-reliefs assyriens. C’est parce qu’il était timide et ne donnait pas devant
des personnes inconnues toute la mesure de sa très subtile intelligence philosophique
nourrie d’une très vaste culture littéraire. J’avais appris qu’il avait écrit
un petit opuscule au titre suggestif que je me proposais de lire. En effet, le
titre ne manquait pas d’attrait, La
philosophie comme genre littéraire (Filozofia ca gen literar). Cela me
rappelait l’anthropologue Clifford Geertz et son idée d’anthropologie comme style
de littérature, mais aussi Lévi-Strauss qui, à la fin de sa carrière au Collège
de France et après nous avoir répété des années durant la nécessaire
construction d’une anthropologie scientifique, en était revenu et l’identifiait
à présent à une activité proche de l’interprétation
esthétique.
C’était un petit livre fort agréable à lire, convaincant
lorsque l’on a une idée non académique, plutôt nietzschéenne, de ce que fut la
philosophie grecque. Oui la philosophie à son aurore est une activité
littéraire de la pensée, ou mieux l’énoncé de la pensée dans la forme
littéraire, voire poétique (poiesis),
ce que l’auteur, d’une plume alerte, ferme et cependant raffinée nous exposait
à l’encontre de cette pesanteur si générale qui caractérise l’écriture des
humanités en Roumanie. Jamais ou presque (sauf deux exceptions) elles ne sont un
exercice littéraire, mais la mise en scène d’un pesant jargon conceptuel
souvent bien creux. Ou bien on a l’inverse, une élégance de l’écriture, la
subtilité de la syntaxe, le raffinement du lexique débouchant sur le
vide : un parler beau pour ne rien dire ! Or Codo n’est pas cela, ni
pesant ni creux ; et il avait mille fois raison de vouloir retrouver cette
qualité unique de la philosophie antique, surtout celle de Platon qui déploie dans
une écriture, un style et une harmonie de la phrase une autre harmonie celle
des idées. Comme nous l’a appris Heidegger, il y a bien plus de pensée
essentielle, de pensée inaugurale, dans un vers de Hölderlin ou de Trakl que
dans cinq cents pages rédigées par de besogneux néokantiens, d’épais néo-hégéliens
ou dans les élucubrations du wishful
thinking d’un Habermas ou d’un Rawls. C’était un très bon signe, car mes
maîtres français, anthropologues et philosophes, avaient véritablement un style
et me l’avait enseigné, voire pour certains un grand style d’écriture au
service d’une pensée originale si je songe à Lévi-Strauss, Henri Lefèbvre ou
Gérard Granel. Je ne parle pas de ceux qui n’avaient pas été directement mes
professeurs, mais dont les œuvres et le style ne pouvaient laisser indifférent
quiconque épris de la beauté de l’expression de la pensée à l’œuvre :
Foucault et Derrida, Hyppolite ou Beaufret (je ne parle ici que des auteurs de
langue française, mais je pourrais ajouter un philosophe italien comme Gianni
Vattimo, un autre spécialiste de la littérature antique Luciano Canfora, un
autre comme mon ami hongrois feu Zádor Tordai et des anthropologues
anglo-saxons comme Marshall Shallins et feu Rodney Needham).
Quelque part avec Codo je me retrouvais en pays de
connaissance, une certaine proximité de pensée nous réunissait, et, last but not least, il n’avait pas jeté
l’eau du bain du communisme ceausiste avec le bébé Marx ; au contraire, il
avait une vision très réactualisée du marxisme qui donnait l’exemple même d’une
absence de soumission à des dogmes dépassés ou aux modes du moment. Ces
conceptions, ces approches nous réunirent peu à peu et dépassèrent les
références professionnelles pour toucher bien des domaines de l’activité
intellectuelle ou politique, voire du social en général.
Tout affable qu’il soit, Codo n’est pas d’un abord facile.
Non pas qu’il soit habité de cette grandomanie transylvaine qui fait accroire souvent
les intellectuels de Cluj qu’ils sont tous des génies ! Non, du
tout ! Codo est homme réservé qui cependant n’hésite jamais à lancer des
pointes d’humour, parfois féroces, pour montrer qu’il n’est pas dupe des pièges
des conversations mondaines et académiques. Au XVIIIe siècle, avec un peu plus
de toupet, il eût été un splendide esprit dans les conversations des salons
intellectuels et mondains parisiens, un homme dont les mots font mouche, un
homme d’esprit en quelque sorte. C’est cet ensemble de qualités, doublé d’une
gentillesse se montrant discrète (mais ferme) comme il sied aux amitiés se
construisant avec lenteur qui, peu à peu, me fit découvrir la véritable
affection que Codo me portait… Nous partagions une sorte de stimmung ; nous nous étions
découverts mutuellement des affinités électives et les avons cultivées autant
que faire se peut tout au long des dix années qui suivirent. Je dois confesser
que Codo m’a beaucoup appris, non pas tant sur les arcanes de son système
d’analyse sémiotico-sémantique des discours et des médias que sur les
contradictions qui engendrent notre monde. J’aimais en particulier la finesse
de son esprit critique qui l’empêchait de tomber dans les pièges des modes
intellectuels à trois sous qui arrivaient de l’Ouest par vagues énormes,
livrant aux gens du cru de la pacotille, des sortes de friandises
intellectuelles marquées le plus souvent d’une obscénité répugnante. Car si
Codo avait fait ses universités dans un pays au style dictatorial de
gouvernement, il y avait pourtant acquis un très solide savoir classique. Lui
qui était venu à Cluj depuis un gros village situé à l’Ouest de Cluj, sur la
route d’Oradea, lui qui, volens nolens,
avait été éduqué après les véritables années de plomb, celles de Sighet,
d’Aiud, de Pitesti, du goulag et du canal du temps de Gheorghui Dej savait qu’après
1964 ce n’avait plus été à proprement parler un régime totalitaire comme les
dissidents de la 25e heures le claironnaient et le claironnent
toujours pour complaire à leurs maîtres occidentaux. Codo disait : il
suffit de regarder les livres publiés pendant cette période, entre 1964 et 1989 !
Il les avait connus les « dissidents héroïques » de la culture qui, quoique
bardés de diplômes, avaient passé leur temps à courber l’échine comme de
vulgaires laquais devant les maîtres « communistes » du PCR. C’est
pourquoi tout débat sur les dernières nouveautés venues de l’Ouest engendrait
toutes sortes de réserves devant des textes ou des œuvres qui se donnaient
comme nouvelles et/ou iconoclastes. Parce que sa solide culture lui permettait
de saisir immédiatement soit la creuse préciosité et le vide conceptuel, soit
tout bonnement un kitsch qui cherchait à masquer le rien, la banalité ou la
vanité derrière une vaine agitation sémantique. Oui, Codo savait débusquer le
simulacre avec une rare habileté.
Codo me l’avait dit en 1993 ou 94 quand s’enflait de toutes
parts un antimarxisme de pacotille et d’autant plus stupide qu’il venait
souvent de la part de gens qui avaient répété comme des perroquets la doxa ceausiste, c’est-à-dire un
marxisme-léninisme de pacotille. Et oui mon cher comme l’eût dit Caragiale
l’inégalable, au porte de l’Orient tout avait été pacotille et tout était
demeuré pacotille, le marxisme, le léninisme, le libéralisme, la démocratie
représentative. Un après-midi du mois de février, nous étions à bavarder avec
quelques étudiants sur le trottoir, devant l’entrée majestueuse de
l’Université, rue Kogălniceanu : « la preuve que la théorie du
fétichisme de la marchandise chez Marx est juste déclara-t-il, se trouve dans
la chute du communisme en URSS et dans les pays de l’Est ». Je me
souviens avoir ajouté : « c’est Marx et Engels vaincus par les
supermarchés et les malls. » C’était là une redoutable lucidité énoncée
d’un œil narquois.
Avec une telle alacrité et un subtil esprit critique, on
comprend pourquoi ses étudiants étaient fascinés lorsqu’il commentait les
problèmes de l’amour, quand il exposait pendant ses cours ce qui deviendra l’un
de ses meilleurs ouvrages : Amurgul
iubirii, Le crépuscule de l’amour. Après le crépuscule des idoles, moment
tragique de l’expérience du monde énoncé par Nietzsche, venait le second temps,
celui de l’amour en ce que, et c’est moi qui complète, tout n’y est plus déterminé
que par le discours de la publicité qui est la mélodie de l’argent-roi et plus
encore, celle de la chosification de tout, depuis la nature totalement
arraisonnée par le Gestell jusqu’aux
plus élémentaires besoins de l’homme.
Codo me manque depuis que j’ai quitté Cluj pour enseigner à
Bucarest. Nous vivons la même amitié, mais elle est faite aujourd’hui de
rencontres plus rares, quoique nos conversations téléphoniques en tiennent
parfois lieu, mais il n’est là qu’un substitut frustrant. Aurel fait parti des
quelques très rares hommes que j’ai rencontrés lorsque j’avais déjà un âge
avancé (en effet, j’allais sur cinquante-deux ans lorsque nous nous connûmes)
et pourtant il m’est cher comme si je le connaissais depuis toujours. Il y a
ainsi dans la vie des êtres que nous regrettons d’avoir connu un peu trop
tard. Codo fait partie de ceux-là.
Et bien Aurel, en toute fraternité : que tu vives
longtemps !
Claude Karnoouh
Bucarest le 16 décembre 2013.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire