Un
soir d’hiver à Budapest, assis devant un verre de barack pálinka[1], un ami de longue date me demanda à
brûle-pourpoint :
—
Pourquoi viens-tu si souvent par ici ? Pourquoi fuis-tu la France, Paris,
pour Budapest, Cluj, la Puszta, le Baragan, le plateau et les montagnes de
Transylvanie, de la Slovaquie, le delta du Danube ?
—
Quel plaisir as-tu éprouvé à vivre de longs mois au fond de vallées carpatiques.
Et, pourquoi sans cesse y reviens-tu ?
J’étais
embarrassé et ne savais que répondre à sa question. J’avais déjà tenté de
décrire quelles avaient été mes émotions lorsque, jeune ethnologue, j’avais
découvert les Carpates roumaines et rencontré ce que plus tard j’ai nommé mon
« Heimat spirituel ». En
effet, cette expérience avait outrepassé le travail académique, celui d’un rite
méthodologique et scholastique universitaire, « la recherche de
terrain », pour se transformer peu à peu en une voie initiatique :
celle de la vie quotidienne et son rude labeur, celle de la vie spirituelle et
la complexité de ses paroles rituelles. Je m’étais essayé à traduire en mots et
en phrases les multiples impressions, les images, les sentiments, les
associations d’idées et de souvenirs qu’avaient fait naître en moi tous les
mots d’une langue étrangère devenue lentement familière, les voies et manières
des hommes et des choses ouïes et vues, les odeurs nouvelles humées parfois jusqu’à
l’écœurement, les objets inconnus palpés, les nourritures goûtées jusqu’à
satiété. Oui, j’ai beaucoup appris à « battre » les routes, les
chemins de terre, les venelles, des campagnes et des villages d’Europe
orientale. J’en garde aujourd’hui des images nostalgiques qui se confondent
avec celles de l’enthousiasme émoussé, des illusions perdues d’une jeunesse
insouciante et qui s’est dès longtemps émoussée. J’y ai gagné de fidèles amis
et, je le ressens ainsi, une froide lucidité qui me fait souvent passer pour un
dandy cynique. Je me surprends encore à m’étonner de ce parcours. En effet,
j’étais parti pour mettre à l’épreuve l’efficacité interprétative des sciences
sociales, pour tester sur un cas singulier leur aptitude à classer et
homologuer les hommes en leurs décours singuliers pour, au bout du chemin,
découvrir la force de la pensée méditative dans la poiésis de la parole rituelle d’une culture agonisante,
aujourd’hui disparue.
Je
ne réécrirai donc point les pages que j’ai consacré à cette longue route
initiatique[2], cependant je ne peux m’en détacher et
quelque chose de plus fort que ma volonté consciente me pousse sans cesse vers
ces paysages et ces hommes que j’entrevis pour la première fois il y a plus de quarante
ans — que le temps coure vite ! — lorsque le pouvoir
communiste semblait établi pour l’« éternité » !
Je
répondis à mon vieil ami :
—
Oui, je fuis. A présent on peut aller partout, mais partout c’est simultanément
nulle part, ou plutôt c’est la réédition ailleurs de la même chose. Pour
découvrir, il faut être patient, il faut créer une intimité qui outrepasse la simple
connaissance fût-elle sérieusement établie, car, comprendre n’est pas
connaître, comprendre c’est annuler cette objectivité oublieuse du sujet. Ici, comme
dans la poésie en langue française, quelque chose me parle immédiatement.
—
Oui je fuis ! Je fuis l’ennui qui m’étreint dans mon pays… je fuis pour
oublier, fût-ce un court moment, son moralisme déplacé, sa superbe et son
arrogance grotesques, son dogmatisme entêté de puissance déchue. Tu le sais,
c’est toujours aux marges de sa culture que l’on mesure plus justement sa
grandeur et… sa décadence.
Non
qu’ici, entre Danube et Tisza, entre Someş et Puszta, je m’attende à des
miracles, à un renouvellement spirituel qui viendrait changer le cours affolé
et l’errance de ce monde, de notre monde. Ici, hic et nunc, tout devient peu à peu comme chez nous, sauf que dans
le déploiement d’une toute nouvelle richesse insolente face à une misère
archaïque omniprésente tout s’y montre plus clairement que sous nos climats
plus hypocritement policés. Ces peuples n’ont pas encore été totalement mâtés
et lobotomisés par des siècles d’administration uniforme ; ils manifestent
encore, à de rares moments les ruades d’un cheval rétif aux faux-semblants de
jeux politiques et médiatiques trop bien rôdés. Partout à l’Est, et en deux
décennies, le désenchantement et le scepticisme l’ont emporté.
Paradoxalement
la rigidité politique des régimes communistes y a laissé subsister des pans
d’autonomie sociale, d’une autonomie anarchique doublée d’une corruption
généralisée qui rend illusoire toute pratique réelle du civisme au sein d’une
société civile, et ce en dépit du mimétisme législatif européen dont se targe
la classe politique. La creuse rhétorique de la langue de bois communiste y
était trop manifestement dirigée par les ordres du maître pour tromper les
gens. Aussi aujourd’hui y demeure-t-il quelque chose d’archaïque, un mélange de
jacquerie implicite et de soumission servile, d’arrogance féodale et de
promiscuité rurales, un peu comme une chaleur d’étable, y compris dans les
relations les plus mondaines, les hommes et leurs actions d’avancent sous une
lumière plus intense. Les pouvoirs communistes y étaient rudes, mais trop
préoccupés de contrôle policier immédiat et de compromis sociaux comme le présent
le prouve pour être capable d’affronter la planétarisation totale du marché et
de la marchandise. Aussi se sont-ils montrés incapables de changer la société
en profondeur, à preuve le retour en force du nationalisme xénophobe propre à
l’Entre-deux-guerres (différent de celui d’Europe de l’Ouest)… Les communistes
ont toujours parlé de la fin de la nécessité, d’un possible et probable bonheur
terrestre sans jamais ou presque réussir à le faire éprouver dans la vie
quotidienne. Or, même si la Hongrie kadariste faisait figure d’exception, il
n’était là que la confirmation d’une règle plus générale. Par-delà l’échec de
la guerre froide et ses immenses gaspillages, la chute des régimes communistes
comme pouvoirs plus ou moins légitimes ayant vaincu le nazisme (la légitimité
de Yalta), est le résultat d’une victoire culturelle transformée en victoire
politique, celle des « idéaux » des classes moyennes nord-américaines. Au
bout du compte, ce sont les aspirations consuméristes non assouvies qui ont
détruit de l’intérieur le communisme d’Europe de l’Est. Le communisme n’a donc pas
été « soluble dans l’alcool », en revanche, il a été enseveli sous
les images des marchandises d’un supermarché, des Malls comme on le dit
aujourd’hui !
En
revanche, le capitalisme nouveau qui s’y déploie, apparaît sous un jour
sauvage… fruste, sans fard… il ne s’embarrasse guère du verni des bonnes
manières, comme à la fin du XIXe siècle en Amérique du Nord, quand les grands
requins du capitalisme de frayaient la voie du profit à coup de révolver, d’attentat,
de véritable guerre contre les gueux (cf. le film There Will be Blood). C’est pourquoi en ce début du XXIe siècle la
pauvreté qu’il engendre se montre immédiate, perceptible à chaque coin de rue,
moins dans le spectacle des miséreux auquel l’Occident m’a habitué dès
longtemps que parmi la masse des vendeurs à la sauvette sans cesse pourchassés
par la police, la même qui, sous le nom de milice, poursuivait auparavant les
dissidents ! Voilà au moins une institution qui a su se reconvertir avec talent
au nouvel ordre mondial. C’est ça la nouvelle misère d’Europe orientale et
d’Extrême Orient qui s’étale dans les rues de Budapest, de Debrecen, de Cluj,
de Bistriţa, de Iaşi. A tout Occidental présomptueux et gonflé de ses
« Droits de l’Homme », je conseillais naguère de faire un tour au
marché de Szólnok, de Nyiregháza, à celui de Cluj, d’Oradea, de regarder et
d’éprouver un peu de compassion pour ces centaines de Polonais, d’Ukrainiens,
de Russes, de Bulgares, de Vietnamiens, d’Azerbadjanais, qui, les yeux rougis
de nuits sans sommeil, dans le froid de loup de l’hiver, dans la chaleur brûlante
de l’été, étalent sur le capot de voitures automobiles en ruines, les riens
avec lesquels ils espèrent survivre : de tristes jouets en plastiques, de
vieux caramels à moitié fondus, quelques épingles à nourrisse, des outils
rouillés, des ampoules usagées, un paire de chaussures de piètre qualité, une
pauvre veste usagée en tissu plastifié, de mauvais alcools… du caviar de
contrebande, etc… Autant de signes qu’une inexorable tiersmondisation de
l’Europe de l’Est est en marche…
On
(les peuples) a remercié les apparatchiks, et on a cru ainsi « jeter aux
poubelles de l’histoire » la parcimonie communiste pour entrer de
plain-pied dans l’abondance capitaliste. Qu’elle terrible illusion a piégé
l’esprit des gens… Ils (ils veut dire ici les intellectuels et les politiciens
stipendiés ou simplement stupides) ont tout bonnement oublié de leur dire qu’il
leur faudra attendre longtemps… très longtemps. Sous nos climats plus tempérés
et moins continentaux, d’aucuns savent depuis belle lurette — le moindre
employé de bureau, la vendeuse de fringues, le marchand de quatre-saisons, le
travailleur émigré, le clandestin — que l’argent ne profite qu’aux riches.
Cela vaut tant pour les individus que pour les peuples. Les émeutes de la faim
n’ont pas fini d’ensanglanter l’Albanie, et les démagogies nationalistes et
xénophobes de ronger tous les pays d’Europe de l’Est, et la crise gagnant,
l’Ouest aussi.
Parler
de la misère des « autres » qui sont nos semblables, c’est, avant
tout jugement, savoir la regarder pour y discerner nos propres tares… C’est,
pour l’intellectuel (j’écris l’intellectuel et non l’artiste ou le créateur),
toujours privilégié dans un monde voué à la production technique, se défier des
discours officiels ou officieux qu’avancent des histrions usurpant (du genre
Groupe pour le dialogue social !) le parler d’un peuple trop souvent
silencieux et exigeant de lui, encore et toujours, des sacrifices, tandis qu’en
sous-main, ces bonnes âmes manœuvrent pour se protéger de toute épreuve. Il est
quelque chose d’indéfinissablement obscène dans l’arrogance des nouveaux
réformateurs quand ils exhortent leurs concitoyens à plus de sacrifices,
d’efforts, de parcimonie, disons-le sans détour, plus de chômage, plus de
thérapie de choc, plus de privatisations sans jamais appliquer à leur propre
vie ces résolutions économiques et morales, en général se calfeutrant dans des
think-tank ou des postes de fonctionnaires fort bien rémunérés. La « thérapie
de choc » est bonne pour le peuple et non pour l’élite ! Lorsque j’entends
ces phrases, il m’arrive de songer à la voix de saint François d’Assise… Autres
temps, autres mœurs ! Ce n’est pas moi qui suis cynique, mais bien ceux
qui assènent aux autres le nouveau libéralisme comme potion miracle de
l’économie et l’humanisme des Droits de l’Homme comme morale, tandis qu’avec
férocité ils défendent bec et ongles et renforcent leurs privilèges.
—
En somme ajouta mon ami tu viens nous voir parce que nous sommes
archaïques !
—
Oui, c’est en partie vrai. Mais par ailleurs, tu le sais, je n’attribue à
l’archaïsme aucune valeur rédemptrice et ne lui voue donc aucun culte. Je ne
lui trouve aucune grâce inamissible. Je méprise les populistes braillards qui
veulent nous faire accroire une renaissance quand eux-mêmes courent après les
gadgets qui détruisent cette même tradition. Qu’il était triste et grotesque
cet intellectuel hongrois de Transylvanie (on en trouve de pareil dans tous les
pays d’Europe orientale) quand il dégoisait ses lamentations sur la fin de la
culture paysanne du Kalotászeg. D’un côté il me vantait les mérites du
libéralisme et, de l’autre, il dénonçait l’individualisme consumériste qui peu
à peu gagnait ces campagnes : les paysans veulent des voitures
automobiles, des tracteurs, des magnétoscopes, etc… et les jeunes filles
entendent suivre les modèles présentés dans les revues de mode étrangères qui
circulent aujourd’hui librement. Se rendait-il compte de l’immoralité de son
propos, lui qui à présent possède une voiture automobile et les moyens de
voyager à l’étranger comme bon lui semble ! Au nom de quelles valeurs
morales, culturelles ou politiques les clercs osent-ils souhaiter enfermer les
gens dans des réserves folkloriques. Si ce n’était parfois mortellement
dramatique, je n’y verrais que les ressentiments ridicules de petits-bourgeois
déchus.
Quant
aux défenseurs du néo-libéralisme, zélateurs des vertus du mimétisme avec
l’Occident, ils ne comprennent pas (ou font semblant !) que ce mimétisme
n’est rien moins qu’une totale soumission au vouloir occidental. Les populistes
prétendent le combattre en jouant sur le registre des traditions, ou plutôt des
pseudo-traditions, quand ils ne font que s’y soumettre aussi à leur manière,
c’est-à-dire dans le pire des faux-semblants. La vérité des aspirations des
gens est simple, elle se tient dans leur vouloir vivre à l’occidentale, et ce
quelle que soit l’idéologie qui légitimera l’accès à l’abondance. C’est là, en
effet, l’heure de tous les dangers. Mais la solution ne peut venir que de
l’Occident : c’est lui qui détient et les cordons de la bourse et le
pouvoir militaire.
Il
n’empêche que dans sa longue agonie l’archaïsme rémanent, en sa guise, sert de
révélateur. Il n’a pas à être aimé, haï ou moqué, mais simplement compris. Sa
présence fait apparaître l’économie de marché dans ce qu’elle a de plus féroce,
brutal, injuste, corrompu… de plus maffieux. C’est à ce même archaïsme que
s’étaient heurtés les régimes communistes qui, en leur temps et à leurs
manières, plus violentes ou plus feutrées, s’affirmaient la modernité
alternative au vieux capitalisme occidental plus policé par une expérience
séculaire de la gestion des hommes.
Pour
s’en rendre compte il suffit d’une promenade au marché aux fruits et légumes.
On y voit des paysans sans âge, de solides jeunes filles aux pommettes roses,
aux mains épaisses et à la poitrine forte, offrir aux chalands des récoltes qui
sont le fruit du labeur familial. Certes le commerce comme revente, comme
médiation entre des producteurs inconnus et des consommateurs anonymes, le
commerce comme généralisation de la marchandise uniforme gagne du terrain,
pourtant, le chaland curieux peut encore y rencontrer des paysans et pressentir
le travail de la terre en jetant un regard sur les mains calleuses qui pèsent
des pommes de terre ou des pommes en l’air, en surprenant l’œil matois qui vous
jauge, en attrapant la parole un peu moqueuse qui vous hèle. Autant de preuves
des ultimes rapports vivants qui demeurent entre l’homme et sa terre
nourricière. Ridicule me diront les nouvelles classes moyennes urbaines (hipsterii) ! Relents de passéisme «
romantique » ajoutera-t-on pour faire bonne mesure et me renvoyer à un
exotisme de pacotille qui, d’aucun le savent, me dégoûte ! Non ! Simple
constat d’un regard qui cherche à ne pas dissimuler sous de sots bavardages
identitaires, sous les fadaises d’enracinements historiques controuvés, sous
l’incantation démocratique vidée de son expérience d’abondance quotidienne, les
progrès de l’errance moderne.
Oui,
c’est cet archaïsme là qui m’appelle et non les ridicules spectacles
folkloriques des traditions trahies. Je le regarde encore et toujours pour ne
point l’oublier tandis qu’il se agonise, ici, à Budapest, à Debrecen, là, à
Oradea, à Cluj, à Baia Mare, à Bucarest. Il me suffit de parcourir les
faubourgs, ou parfois les villes même pour y découvrir des maisons entourées
d’un vrai verger, d’un vrai potager, d’une vigne d’où sortira du vin, parfois
bon, plus souvent aigrelet, qu’importe, l’homme y saisit encore le pouvoir
irréfragable de la nature.
Je
me souviens à Cluj, en 1991, il était
quelque chose d’émouvant dans la vue de ce bouvier menant ses deux vaches et
son veau paître sur les herbages sauvages séparant des blocs de HLM… il
possédait une étable non loin de là et y vendait un lait crémeux et odorant aux
habitants voisins. Et que dire de ce berger, appuyé dans une pose immémoriale
sur sa houlette, qui gardait patiemment son troupeau de moutons sur les bords
du Someş, à quelques centaines de mètres du centre de la ville. Cette relation nourricière
à l’arché est bien plus authentique que le port d’un costume régional les jours
de fête nationale. Rapportant mes impressions à des amis, j’ai entrevu sur leur
visage la crispation d’une gène mal dissimulée, l’ombre d’une honte. Etait-ce
si grotesque ? A mon goût bien moins que ces dizaines de kilomètres
d’embouteillages sur les autoroutes à la fin de la semaine, ou, les jours de
brouillard, ces gigantesques carambolages, leurs blessés et leurs morts causés
par des vacanciers pressés d’aller retrouver la même foule dans des stations de
sports d’hiver ou des villes balnéaires aussi populeuses que les couloirs du
métro parisien aux heures d’affluence ! Voilà à quoi se réduit à présent
le tragique occidental !
Ajoutons
à cela le mépris des intellectuels occidentaux pour le travail manuel qui gagne
lentement l’Europe de l’Est. C’est dommage. Car parler du travail des autres
sans jamais en éprouver soi-même la rigueur et les exigences, c’est reproduire
le même comportement que la nomenklatura, laquelle se conduisait, de fait,
comme n’importe quelle élite moderne ! Pourtant, lorsque j’entends les
nouvelles-anciennes élites plaider pour retrouver la haute culture d’Europe
occidentale, je crois qu’elles mentent et se mentent à elles-mêmes. Cette haute
culture a disparu dès longtemps. Plus aucun philosophe ne polit des lentilles,
n’exerce la médecine, ne construit de drôles de machines (ce sont les artistes
qui le font), ne pratique l’agronomie. Aujourd’hui l’activité la plus banale
est affaire de spécialistes et avec diplômes. Or, les récents bouleversements
des pays de l’Est, nous ont montré combien les spécialistes patentés et
autorisés se trompent. Il n’importe, pourvu que la parole soit énoncée au
moment opportun pour les pouvoirs, c’est la seule chose qui compte, les gogos
auront tôt fait de les oublier dans le fatras des sottises déversées sur les
ondes — dits et contre-dits s’y bousculent sans autre raison que
l’exacerbation de la peur… et des émotions primaires qu’elle engendre.
J’ai
encore rencontré outre-Danube des professeurs d’université, des médecins, des
écrivains, des poètes, des peintres, des sculpteurs, qui savaient planter une
rangée de salades ou de radis, faucher un pré, tailler des arbres fruitiers,
faire du vin, distiller de l’eau-de-vie, traire une vache, tresser des branches
de coudrier pour en faire une clôture, voire réparer le métier à tisser de leur
mère, etc… J’aime à me souvenir de ce professeur, habitant une petite ville de
Transylvanie, qui m’avait un jour demandé de l’accompagner arracher des racines
de raifort… il préparait ses conserves de légumes pour le prochain hiver. Ici,
le sens vital de l’alternance des saisons n’est pas encore tout-à-fait oublié.
Ici, on mesure encore la fugacité de la richesse estivale dans le souvenir de
la rudesse hivernale, tout en sachant qu’elle annonce déjà l’abondance
printanière : « If Winter comes can Spring be far »,
prophétisait ailleurs le poète dans son « Ode to the West Wind ».
C’est pourquoi le temps n’y a pas le même rythme que sous nos climats, tout y
est plus lent, bien sûr plus incertain, plus étiré, plus nonchalant, plus
méditatif et moins analytique, parfois totalement irrationnel et donc pour moi,
demeuré par certains aspects un Occidental, insupportable lorsque cette
incertitude nonchalante et brouillonne touche de simples tâches techniques
comme avoir affaire à un artisan, un plombier ou un électricien !
Une
fois passée la frontière autrichienne, plus on s’éloigne vers le Levant et le
Midi, les rémanences d’archaïsme se montrent dans leur interminable agonie.
Ici, où j’écris aujourd’hui, à une heure de route de Budapest, dans les
collines escarpées du Matrá, une femme partie à la cueillette des champignons a
disparu dans une quelconque ravine pour ne plus reparaître jamais, et voilà que
les sorciers s’attellent à décrypter sous quelle forme son esprit se
réincarnera… Pendant ce temps, les intellectuels s’agitent pour savoir si oui
ou non la Hongrie ou la Roumanie seraient capables d’entrer en Europe… Mais, il
n’y a guère, cette culture européenne occidentale qu’ils admirent tant
possédait encore cette tonalité rurale qui faisait de la ville un lieu de
symbiose. A la fin des années 1930, l’arrière-grand-mère de ma fille ainée envoyait
sa servante acheter du lait dans une ferme installée à la porte d’Auteuil.
Rappelez-vous ces pages de Proust, quand le héros allongé sur le sofa du salon
d’Albertine et plongé dans une semi-somnolence perçoit les bruits de la rue
filtrés par son engourdissement ; avec délectation il discerne le cri du
marchand de peaux de lapin, celui du vitrier, du laitier, et les modulations
stridentes du flûtiau du chevrier menant son troupeau au travers les rues pour
y vendre ses fromages… Enfant, arrivant de ma campagne à Paris à la fin des
années 1940, j’ai encore entendu ces bruits, ces voix, ces mélodies… et,
dans la cours de l’immeuble où je logeais avec mes parents, j’aimais à voir les
montreurs d’animaux savants, des singes ou un ours, ou bien écouter les
complaintes populaires chantées par des voix gouailleuses et éraillées,
accompagnées des trémolos plaintifs ou joyeux d’un accordéon essoufflé. Etions-nous
moins européens pour cela ?
Plus
loin, dans les Carpates roumaines, un soir du mois de mars 1990 des paysans de
mes amis interprétaient le meurtre de Nicolae Ceauşescu comme un acte impie
dont le châtiment retomberait sur tous les habitants, coupables et innocents
confondus. J’y ai entendu une version rustique ou primitive du Jugement
Dernier. Vivant, ils l’avaient injurié, voué au diable et aux flammes de
l’enfer… Allez comprendre quelque chose aux humeurs des hommes et aux énigmes
de leur âme..! N’était sa volonté de croisade anti-orthodoxe, le Pape polonais aurait
dû avoir à cœur de louer ces chrétiens qui croient encore à l’omniprésence des
signes de la Divine Providence dans les moindres gestes, actions et paroles des
hommes et de la nature. Dans les campagnes roumaines ou bulgares les gens se
signent lorsqu’ils passent devant une église, entreprennent un long voyage en
automobile ou en autocar, tandis que les automobilistes croisant un corbillard
allument leurs phares : sait-on jamais, la lumière électrique peut aussi
monter vers le Seigneur !
Ici,
dans les campagnes, les hommes et leurs visions de l’au-delà, chacun en leur
guise, dénient aux choses le pouvoir absolu de l’immanence… Ah les choses..!
surtout celles qui sont pleines d’électronique fascinent… Comme partout, tous
courent après.., mais sans oublier jamais de les marquer de quelque signe
rappelant une force supérieure. Bigoterie rétrograde pour les clercs
« modernes », peut-être, mais pourquoi ne pas y entendre l’ultime
écho d’un monde qui garde encore le sens de la transcendance populaire. Le
chapelet pendu au rétroviseur de la voiture, de l’autobus, du camion, ou le
poste de télévision « habillé » comme une icône d’une serviette
cérémonielle, me paraissent touchant, comme si ces rappels dérisoires pouvaient
pacifier ces machines dont chacun pressent vaguement le terrifiant pouvoir.
C’est
la présence des hommes qui donnent à la plupart des paysages européens leurs
tonalités. Ceux-ci ne sont pas simplement beaux, impressionnants, majestueux,
impénétrables, austères, tendres, ils sont les résultats d’une longue activité,
d’un long travail, d’une infatigable activité de destruction et de
reconstruction. On a beaucoup détruit à l’Est, mais ni plus ni moins qu’à
l’Ouest, simplement on le faisait en un temps où l’écologie n’était pas l’un
des crédos de sa puissance, lorsqu’il construisait et développait sa première
infrastructure sans souci des hommes et des espaces naturels. Nouveau venu en anthropologie,
j’ai fait mes premières armes dans le bassin minier de Lorraine. Quel
enfer ! Jours et nuits les fours crachaient dans le ciel leurs vapeurs
méphitiques et une fine poussière rougeâtre, la minette, qui recouvrait les
villes, villages et forêts alentours d’une épaisse couche de cette poudre
volatile. Qui s’en plaignait alors ? Il fallait que la machine industrielle
tourne ? Aujourd’hui tout y est propre, et pour cause, la sidérurgie
lorraine est morte et les chômeurs pléthoriques. C’est ailleurs, dans le tiers
monde, que l’Occident implante ses industries les plus polluantes.
Ici,
on a beaucoup détruit, surtout en copiant ce que l’Occident avait fait de pire.
L’urbanisation et le bétonnage des littoraux, des rives des lacs ou des
rivières, n’a rien d’essentiellement différent de ceux de nos banlieues HLM,
des ravages commis sur nos plus beaux rivages, aux flancs de nos montagnes. En
bref, ici ou là, l’homme de l’ère industrielle est le pire des prédateurs, le
pire ennemi de sa propre vie. Les sociétés archaïques, avec leurs rites, leurs
mythes et tous leurs cortèges d’interdits savaient préserver une nature unie à
l’homme et au Cosmos. En elle demeurait les dieux, les fées, les esprits des
morts, les forces bénéfiques ou maléfiques, si bien que les espaces devaient
être ménagés afin de point enfreindre les lois divines. Et, si d’aventure il
arrivait qu’on le fît, alors de grands rituels s’éployaient afin de rappeler à
tous l’impérative présence de ce qui est plus grand, plus fort, une éternité
garante de l’harmonie pérenne du monde, le Kosmos, le diadème du monde
selon Héraclite. Ce ne sont point les paysans des Carpates, ni les anciens
pêcheurs-paysans du lac Balaton, de l’Olt ou du delta du Danube qui ont dévasté
ces lieux, mais l’exploitation industrielle des forêts, des eaux, des pêches, des
mines à ciel ouvert… et le tourisme…
Je
ne nourris aucune illusion sur le devenir de l’Europe et du monde en général.
Tout et partout devra se conformer aux volontés que l’Occident trace pour la
planète dans une version inédite de l’État universel gouvernant le monde. Voilà
pourquoi je cherche à garder en mémoire ces quelques bribes européennes d’une
société que nous avons perdu et qui demeure ici, en quelques lieux qui, peu à
peu, — et plus rapidement depuis que l’économie de marché y domine sans
partage —, s’étiolent. Une nouvelle pauvreté, une nouvelle richesse aussi,
accélèrent le déracinement vertigineux des hommes et étendent inexorablement
les métastases de l’errance. Voilà pourquoi je cherche encore à m’enivrer de
paysages dont la force magique sourd de leur contemplation.
Il
est diverses manières d’éprouver la force de la terre. Certains la saisissent
en regardant du fond d’un cirque la couronne de montagnes qui le surplombe.
L’homme moderne y perçoit certes sa petitesse, se sent écrasé, mais excité dans
sa volonté de dominer cette nature imposante, il se provoque et accomplit les
exploits de l’alpiniste, conquiert l’inutile, déploie l’usage de techniques de
plus en plus complexes qui font des parois rocheuses des lieux d’expériences
scientifiques ou des pentes des alpages des couloirs pour concours de vitesse
et de mode… D’autres, au bord d’un atoll, cherchent à se noyer dans l’immensité
océanique, oublient la terre, et abîment leur regard dans l’horizon laiteux où
la mer et le ciel s’épousent. Moi, à la fin de l’été, j’aime à contempler le
soleil se coucher à l’horizon des grandes plaines labourées de la Puszta ou du
Baragan, lorsque la terre bruneâtre semble avaler le soleil rougeoyant, à cet
instant unique où la terre libre de toute aspérité s’identifie à la mer, où la
planète ne fait qu’un, où, dans le lointain, un maigre bouquet d’arbres,
délicatement bercé par une brise légère, attrape l’œil comme une fragile
felouque ballottée par la houle. Ici, la moindre butte crée l’illusion d’un
relief mouvant. Et puis, soudain, la terre engloutit le soleil en de
flamboyantes funérailles. Les nuits sans lune, aux abords d’un village assoupi,
le silence déchiré par les jappements d’un chien errant, les miaulements
tragiques d’une chatte en chaleur, le meuglement sourd d’une vache esseulée,
j’y ai éprouvé ma fragilité. Ici, rien d’extérieur n’offre l’illusion d’un
dépassement, rien ne distrait l’attention du veilleur, sauf à laisser courir
l’imagination, ce don divin fait à l’homme. Pas de sommet à escalader, pas de
profonds ravins ou de périlleux torrents à franchir, pas de désert ou de jungle
sauvage dont il faut tromper les pièges, rien, sauf l’eau glauque, assoupie et
mystérieuse d’une mare, et, parfois, le vent furieux qui accroit plus encore
l’immensité. Alors, dans l’attente sans autre objet qu’elle-même, s’ouvre et se
donne l’interrogation primordiale devant le vide. Sans détour, les plats pays
nous portent vers l’essentiel, vers cette question initiale… qui suis-je ?
et pourquoi je suis celui qui dit, qui suis-je ? Ici, devant la terre
silencieuse, rassasiée du travail des hommes, la sempiternelle question renaît,
plus forte dans cet espace dépouillé de décors, d’exploits architecturaux,
d’autoroutes, de vitesse, de temps rattrapé et définitivement perdu.
Ici,
en ces moments, j’éprouve la force poétique de l’imagination, quand en écho me
reviennent en mémoire les paroles des poètes dont les mots surent rappeler une
vérité première, notre faiblesse physique et la puissance infinie de la
nature :
« Le
ciel est triste et beau comme un grand encensoir »
« Le
soleil s’y noie dans son sang qui se fige. »
Par-delà
les Carpates, les vers de Baudelaire ressurgissent de ma mémoire et résonnent
d’une force neuve, gage qu’il n’y a de vraie patrie qu’en la guise poétique,
dans une géographie métaphysique qui se défie des peuples, des nations et des
États, parce qu’elle montre à l’homme habité du souci, le chemin qui le mène
vers sa véritable demeure.
* Ce
texte, rédige à Budapest et à Cluj au mois de mars 1992 pour Les
Nouveaux cahiers de l’Est (Paris) et la revue hongroise Holmi, est dédie à tous ceux que j’ai rencontré en Europe de l’Est
et auxquels je dois d’avoir entrevu bien des hommes en leurs voies et manières.
La présente version a été réactualisée en octobre 2013, sans perdre, me
semble-t-il, rien de sa pertinence première.
[1] Eau-de-vie d’abricot.
[2] Claude Karnoouh, Inventarea poporului-natiune, Idea, Cluj, 2011.
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