Lampedusa… ou l’immoralisme occidental
L’émotion qui a soudain embrasé tous les responsables de
l’UE et mené jusqu’à Lampedusa le président de la commission européenne, Manuel
Barroso, accompagné du ministre italien de l’intérieur est fort compréhensible,
plus de 500 morts par noyade en quatre jours, sans compter ceux qui ont sombré
corps et bien au large de Malte. Un certain désarroi gagne et l’on parle dès
lors d’augmenter les patrouilles de garde-côtes, et de les doubler par une
surveillance aérienne accrue du détroit de Sicile. Certes on sauvera plus de
vies humaines, et c’est très bien ainsi, mais cela résoudra-t-il le problème de
fond pour autant ? Certes non ! Comme disait ma vieille grand-mère,
ce sera un cataplasme sur une jambe de bois
De fait, que se passe-t-il ? Une intensification
inédite du flux migratoire venu d’Afrique et du Moyen-Orient ? Il est aussi
vrai qu’à l’ouest du Maghreb, pendant cette dernière décennie, les flux venu du
Maroc s’étaient tant enflés que les autorités espagnoles ont dû installer une
double barrière de barbelés à Ceuta. Or, ni les cris d’orfraie et les larmes de
crocodile des responsables politiques européens, ni ceux des ONG dans le rôle
de pleureuses officieuses avec leurs placebos compassionnels ne mettent le doigt
sur le point nodal du problème ou si l’on préfère ne s’attaquent pas à la nature
systémique de ces vagues d’émigrations massives. Pour les comprendre il faut,
comme d’habitude lorsqu’on est confronté à de graves problèmes
socio-démographiques, revenir à la politique ou plutôt à l’économie politique
et, en premier lieu, laisser parler le bon sens. Il convient de partir d’un
simple constat : l’Afrique noire est plongée depuis des décennies dans une
situation néocoloniale de guerres civiles orchestrées ou radicalisés par des
pouvoirs extérieurs agissant sur des sociétés fortement déstructurées par les
effets de la mondialisation productive et financière, sociétés traditionnelles dont
les liens sociaux déjà entamés par la colonisation se sont défaits comme le
prouve les gigantesques bidonvilles qui entourent les villes. Une telle
déstructuration accomplie dans un laps de temps aussi court permet le pillage
légal ou illégal des richesses de ces sociétés, richesses minières, pétrolières
et agricoles par les multinationales des grandes puissances industrielles et
financières occidentales protégées par leurs armées, ou des mercenaires locaux.
Un tel état entraîne à l’évidence une paupérisation massive de populations
déracinées depuis l’Egypte jusqu’en Angola, depuis le Maghreb jusqu’à la Corne
de l’Afrique avec en Afrique noire le surcroît des effets ravageurs du SIDA.
A ces causes strictement économiques, il convient d’ajouter
les stratégies de déstabilisation politique de vis à vis de gouvernements qui jadis
purent être un temps indépendants, et qui, tout en contrôlant des populations
hétérogènes d’une main parfois rude, pouvaient leur assurer un niveau de vie
correct, un système sanitaire et un enseignement de qualité comme c’était le
cas de la Lybie, de la Syrie, de la Somalie sous Siad Barre, de l’Irak de
Saddam Hussein, naguère celui du Mali ou de la République Centre africaine. Il
y a aussi les pays où la main de fer du pouvoir ne se compense pas avec un
niveau de vie acceptable, comme le Gabon de la famille Bongo par exemple ;
il y a d’autres pays comme la Tunisie et le Maroc où si l’on trouve un niveau
d’enseignement de très bonne qualité, produisant chaque années des diplômés de valeur
(surtout dans les techniques), se trouve devant la contrainte économique de sous-prolétariser
au plus bas prix ces jeunes cadres. Il y a enfin toutes les guerres de basse
intensité, mais de haute intensité pour ce qui concerne les pertes humaines
locales, des guerres civiles nourries à la fois de l’aveuglement des
convoitises locales et des intérêts occidentaux (les guerres civiles de RDC
pour des zones de terres rares nécessaires à la fabrication des composés
électroniques en sont un bel exemple) qui déstabilisent tous ces États nouveaux
et fragiles, et dont la centralisation moderne est toujours menacée par la
force centripètes des tensions tribales, ethniques et religieuses archaïques rémanentes.
On est là devant des sociétés où l’arrivée extrêmement rapide de la modernité
techno-financière a engendré des ravages d’une violence telle que le citoyen
occidental de base ne la peut pas imaginer, lui qui n’en a plus eu une
expérience directe depuis le la fin du XIXe siècle.
Encore faut-il souligner que les gens qui s’embarquent sur
ces vaisseaux de fortune, trompés par des passeurs le plus souvent crapuleux,
ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres. Pour traverser la Méditerranée il
leur faut souvent payer quelques milliers d’euros un passage. C’est dire la
situation de ceux qui sont contraints à rester au pays, incapables de
rassembler les sommes nécessaires.
A qui donc la faute de ces naufrages meurtriers. Aux
passeurs peu scrupuleux qui embarquent les gens sur des bateaux déjà en
ruine ? Oui, mais ils ne sont que le dernier maillon de la chaîne du drame.
Aux États qui ne contrôlent pas les départs depuis leurs ports ? Oui, mais
encore eût-il fallu que l’Occident ne déstabilisa point des pays dont les
dirigeants contrôlaient assez fermement leurs frontières : l’élimination
abjecte de Kadhafi, la pseudo-révolution tunisienne avec l’arrivée au pouvoir des
frères musulmans incompétents, les jeux troubles des États-Unis pour renverser
Moubarak en Egypte, et last but not least,
l’entretient d’une guerre civile d’une barbarie sans équivalent en Syrie, ont
eu pour effet quasi immédiat de relâcher tout contrôle des flux migratoires tant
ceux venus de l’Afrique sub-saharienne (Mali, Centre-Afrique, Niger), que ceux
issus d’une partie du Moyen-Orient déstabilisé, Irak, Syrie, parfois même,
au-delà, d’Afghanistan. Politique occidental qui ne vise qu’à recoloniser des
zones riches en pétrole ou en minerais rares qu’il faut impérativement obtenir
au plus bas prix pour réaliser une fois le produit transformé les plus values
les plus juteuses.
En d’autres mots venus du bon sens, l’Afrique et le
Moyen-Orient sont tant pillés, tant ravagés par des guerres d’une cruauté
insigne que nombre de gens préfèrent encore risquer leur vie et quitter le
continent sur de frêles esquifs de fortune plutôt que de tomber entre les mains
de forces militaires ou paramilitaires quelconques pour être torturés, amputés,
éventrés ou décapités (voir le film, Blood
Diamonds). Oui, on l’oublie : ce ne sont plus les boat peoples des régimes communistes de l’Asie du Sud-Est qui
déferlent sur nos côtes, mais ceux des néo-colonies des démocraties
occidentales, des démocraties avec leurs dirigeants de gauche comme de droite
qui trompettent à tout bout de champ les louanges de la démocratie et des
droits de l’homme !
Avec le recul on peut mesurer que la décolonisation n’a été,
sauf une exception, l’Afrique du Sud, qu’il illusion cruelle, pis, une tragique,
une de ces ruses les plus perverses de l’Histoire. Présentement une partie de
la violence directe n’est plus exercée par le garde chiourme blanc, mais par
les intermédiaires locaux des pouvoirs occidentaux, les bourgeoises compradores
et leurs instruments de répression. Les gouvernements africains sont là pour
maintenir l’ordre souhaité par les grandes entreprises multinationales qui parfois
gèrent tout un pays, se partageant les contrats et les exploitations juteux. Les
quelques États qui tentèrent une économie postcoloniale au profit de leur
population et d’une amélioration du mieux être du pays, ont été à plus ou moins
longue échéance balayés par des coups d’État, des guerres civiles suscitées et
financées par l’Europe et les États-Unis. C’est la banale histoire de la RDC et
de la tragique fin de Patrice Lumumba, du socialiste Nkrumah[1] au Ghana, de celle Thomas Sankara au Burkina Faso,
c’est aussi l’invasion de l’Irak, la destruction de la Lybie, et maintenant de
la Syrie (ce qui ne veut pas dire que ces gouvernements étaient démocratiques
au sens de l’Occident, mais plutôt de type prussien).
Dans le nouveau contexte d’une radicalisation du néo-colonialisme
si les gens partent c’est que la vie s’y montre insupportable pour une
majorité. C’est donc toute l’économie africaine et en partie moyenne-orientale
qu’il convient d’analyser pour la réformer afin de préparer un développement
qui profite aux populations locales et non aux firmes occidentales qui laissent
quelques miettes aux valets locaux. Or un tel vœux n’est guère envisageable
demain quand on constate par exemple que l’intervention de la France au Mali et
maintenant en République Centre africaine sous couvert de lutter contre des
groupes terroristes islamistes (et l’on se demande pourquoi quand elle soutient
des groupes de même obédience en Syrie), vise à maintenir les privilèges
exorbitants accordées aux concessions des mines d’uranium attribuées à Areva,
ailleurs, en Lybie par exemple, ce sont des concessions pétrolifères.
Ceux qui naïvement crurent (dont beaucoup d’ethnologues et
sociologues africanistes) que la fin de la domination coloniale classique en
Afrique devait ouvrir des horizons de « bonheur » aux peuples africains
nouvellement indépendants, se sont nourris des illusions superficielles propres
à une gauche salonarde et universitaire, oubliant qu’une politique
d’indépendance et de dignité nationale passe justement par le contrôle strict
des anciennes puissances coloniales devenues impériales. Soumis économiquement aux
contraintes d’une monnaie commune (le franc CFA) administrée par l’ancienne
puissance coloniale, ou aux « relations privilégiées » avec la Banque
d’Angleterre, enchaînés à des accords militaires et de coopération dits de
défense, les pays nouvellement indépendants dirigés sauf exception par des
élites imposées par les puissances coloniales, élites avides de consommation et
donc prêtes à tous les compromis économiques, se sont montrées entièrement
disposées à brader les richesses de leur pays en multipliant les bénéfices des
multinationales qui dans la banale réalité des faits, ruinent le pays et
simultanément paupérisent les
populations : le plus bel exemple nous est fourni par le Nigeria dont
l’énorme richesse pétrolière gérée par Total laisse néanmoins sur le carreau de
la pauvreté des millions de citoyens (Guerre du Biafra naguère, aujourd’hui
guerre d’indépendance du Delta, toutes liées aux royalties engendrées par le
pétrole où des groupes tribaux locaux sont, selon les moments et les intérêts
d’une géopolitique mondiale, soutenus par l’une ou l’autre des anciennes
puissances coloniales).
Les politiciens de l’UE peuvent donc essuyer leurs grosses
larmes hypocrites, parler d’une réforme du droit d’asile, plaider pour un
accueil plus humain, il ne s’agit là que des placebos. Ce qu’il faut, et tout
le monde le sait car c’est là un secret de polichinelle, c’est changer la
politique de développement… mais voilà un programme qui n’est pas du tout à
l’ordre du jour de l’impérialisme parce qu’il cela ne l’a jamais été.
Claude Karnoouh
20 octobre 2013.
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