Rosia Montana ou l’option morale comme anti-politique
Les manifestations qui occupent les grandes villes de Roumanie, recouvrent une critique de la politique écologique menée par la classe politique du pays, toutes tendances politiques confondues… On comprend que la jeunesse des upper middle class (même si elle n’en a pas les moyens financiers, elle en a copié l’idéologie), jeunesse éduquée, ayant fait des études supérieures voit d’un œil critique la destruction d’un paysage naturel, l’un des plus beaux, situé au cœur de la Transylvanie. Le danger écologique est certain en dépit de toutes les dénégations des entrepreneurs (Gabriel Investments), des politiciens à leur solde et des intellectuels qui essaient de les légitimer. La construction de bassins de rétention d’eaux usées saturées de cyanure grâce auquel on extrait l’or qui dort au cœur des Mont Apuseni engendre un singulier danger de pollution généralisée en cas d’accident. Mouvement important par la mobilisation qu’il a réussi a mettre en scène le dimanche 15 septembre 2013 entre 20 et 25.000 milles personnes à Bucarest qui se retrouvèrent à marcher dans les avenues de la capitale pour exiger la fin de ce projet minier. Cependant, la lucidité cynique nous oblige à constater qu’en dépit des chants de victoire des animateurs du mouvement, celui-ci est pauvre si on le replace dans l’absolu démographique de la capitale, en le mettant en relation avec le nombre d’habitants, et dans l’absolu sociologique, car réunissant pour l’écrasante majorité les jeunes de l’upper middle class (pas tant économique comme je l’ai déjà souligné, mais culturelle)… Une fois encore le prolétariat, les petites gens, les petits salariés, les ouvriers et les employés des services, les hommes et les femmes lumpénisés n’étaient pas au rendez-vous et pour cause. Car on ne les y avait pas conviés par un travail préparatoire dans les quartier : travail de longue haleine, ennuyeux, pénible et sans gloire personnelle tant s’en faut, travail souvent harassant, voire par moment dangereux et surtout, travail qui ne porte ses fruits qu’à long terme. En effet, la pédagogie de la critique radicale pratique ne réussit pas du jour au lendemain…
Certes, je ne peux ni ne veut cacher la sympathie que j’éprouve pour ce mouvement, dussé-je en avoir saisi très vite les limites. Pourquoi ? Parce que le mouvement est localisé, que dis-je, autolimité par son style, par son approche de la problématique et donc dans sa pratique, en ce que la majorité des acteurs centraux et périphériques y expriment une critique qui se limite à une sorte de morale, parfois même à un moralisme à deux sous, quelque chose qui serait un humanisme-écologisme qui se cantonne aux effets et ne débouche jamais sur une énonciation des véritables causes de ce mode d’exploitation. L’indignation est donc sans cesse freinée par un apolitisme sans lendemain, sauf à enrayer un développement plus radical de l’action…[1] Ce dont les maîtres du capital se réjouissent en tous points !
Qu’est-ce à dire ? Il semble évident que l’exploitation à ciel ouvert de la mine aurifère implique la destruction de très larges pans du splendide paysage montagneux entourant Rosia Montana qui ne s’en remettra pas de si tôt. Ensuiten il est tout aussi évident que l’extraction du métal fondée sur la procédure chimico-physique de l’acide cyanhydrique avec les boues résiduelles contenues dans de vastes bassins de décantation implique des risques écologiques majeurs pour la région : dans l’Ouest de la Transylvanie et la vallée de l’Ariès, et par de-là, en cas de fuite massive, c’est la vallée du Somes et, plus loin, celle du Danube qui sont mis en danger. De plus, il existe un autre danger dont on parle moins, c’est celui propre aux boues restantes de la décantation qui, après avoir séché, vont se transformer en poussières saturées de résidus de métaux lourds hautement toxiques (hautement cancérigènes), lesquels seront dispersées par le vent, et donc par les eaux de pluie tombant ruisselant des forêts et des pâtures. Aussi, toutes les peurs suscitées par ce projet sont-elles hautement légitimes, sans toutefois toucher à la racine du mal. Car ces peurs, une réaction émotionnelle, alimentent une attitude morale (compréhensible), sans que jamais se déploie une réelle attitude politique, ou si elle pointe ici ou là, sa voix est largement étouffée par celle l’indignation apolitique.
Que veut dire politique dans ce cas ? Une réflexion et une attitude (théorie et praxis) qui lierait cette volonté d’exploitation à tous prix et à tous risques au déploiement propre à l’essente de l’impérialisme industriel et financier hors de contrôle des peuples où s’exerce cette pratique. En conséquence, il conviendrait de développer publiquement une réflexion renouvelée sur le capitalisme financier postmoderne, ses crises, ses jongleries et ses pitreries culturelles et son piratage économique. Par ailleurs, que la classe politique roumaine soit dans son écrasante majorité corrompue, c’est une évidence connue de tous et de longue date sans que personne ne fasse quoique ce soit à l’encontre hormis des blagues et des enquêtes diligentées en tant qu’instrument de manipulations électorales locales. Si le système est si pourri qu’on le dit, pourquoi alors avez-vous voté quand on ne vous présentait que fausses alternatives, PSD, PNL, PDL, PC, UDMR (pour ces derniers la seule différence c’est qu’ils sont corrompus en hongrois, la langue change, la religion aussi, mais la même corruption demeure). Que les multinationales corrompent pour obtenir des marchés ou des concessions, voilà une situation très générale dans notre monde de la fiance reine et qui en Roumanie date de la chute du communisme sans que personne n’envisagea jamais depuis 1990 d’entamer une lutte sérieuse contre cela ; même les syndicats s’y refusent parce qu’ils sont dirigés par des leaders tout aussi corrompus qui profitent de leurs fonctions pour accumuler des fortunes personnelles qui en font les membres de la couche la plus riche de la population.
Développer la réflexion politique c’est, d’une part, relever que Rosia Montana n’est que le cas particulier d’une multitude de situations identiques propres aux pays soumis au colonialisme classique et au néo-colonialisme postcommunisme : voir les mines d’uranium du Mali, de la République Centre africaine, celles de Papoua-New-Guinea, du Chili, de la Bolivie, de la Colombie, de la Chine, d’Australie, etc… voir les exploitations de pétrole du Gabon, du Nigéria, du Congo Brazzaville, etc… le « fracting » du gaz de schiste au Canada et aux États-Unis, voir les ravages fait par les mines toujours à ciel ouvert de terres rares de la République démocratique du Congo, les mines de diamants d’Afrique, celles de pierres précieuses de l’Inde ou du Brésil, les mines d’or clandestine de Guyane française ou hollandaise, voir la déforestation massive de Timor, de Bornéo, de la forêt équatoriale africaine, des forêts de Roumanie, etc.., etc.
Que représente Rosia Montana dans ce tableau apocalyptique de la planète ? Rosia Montana incarne sa part de la guerre économique permanente que se livrent les grandes compagnies minières et financières qui font feu des quatre fers, utilisant tous les moyens, les plus violents comme les plus dissimulés, les campagnes de presse calomnieuses comme la promotion des laquais intellectuels qui les servent, usant de toutes sortes de manipulations des jeux boursiers comme des émotions des masses, comme elles peuvent se servir des justes craintes des citoyens de voir leurs paysages ruinés par le déploiement massif de mines à ciel ouvert, pour préparer le terrain à d’autres propriétaires ! Mais pour entreprendre une telle analyse, pour affiner l’approche des divers instruments de cette guerre, il ne faut pas tomber dans l’angélisme moralisateur, il ne faut pas croire à la bonté des promesses d’une démocratie irénique (Obama a bien obtenu le prix Nobel de la Paix et il fait la guerre !) où la prétendue société ouverte n’est, de fait, ouverte qu’à la libre circulation de la grande spéculation et à la maind’œuvre esclave pour l’industrie occidentale ; il ne faut tomber dans le piège d’une « neutralité » des subventions offertes aux petits jeux culturels de la lumpen intelligentsia, ou croire à ces contes de fées qui prônent dans les université d’été et autres séminaires de formation la résolution pacifique des conflits d’intérêts quand ils reflètent les enjeux majeurs de la géopolitique. Il convient au contraire de prendre et d’assumer une posture analytique à fois cynique (au sens étymologique) et tragique, car en effet, cette guerre économique généralisée par acteurs interposés est authentiquement tragique.
Disons-le d’emblée, s’il convient de refuser cette bombe chimique placée au milieu des plus beaux alpages d’Europe, en Transylvanie, il faut si cela est nécessaire la refuser y compris par la violence, n’en déplaise au chœur des « vierges » des ONG. Mais cela dit, nous devons impérativement et simultanément porter notre souci et donc notre analyse sur le sort des milliers de chômeurs, des paysans paupérisés depuis la chute du communisme qui tous vivotent de manière précaire dans la région. A l’évidence, comme je l’ai déjà souligné, les manifestants ne sont ni mineurs, ni ouvriers, ni paysans, ni même petits employés non-qualifiés, vendeurs et vendeuses de fringues dans les malls, tous ces gens que Florin Poenaru appelle hipsteri cu muschi. En revanche, les manifestants rassemblent tous les échantillons des classes moyennes non-productrices, cette masse que j’appelle la lumpen intelligentsia et que Vasile Ernu nomme hipsterii lenesi. Or lorsque le penseur et le militant d’une gauche qui ne se présente pas comme simple posture d’opérette, doit se poser la question de savoir ce qu’il faudrait dire aux ouvriers dont beaucoup sont chômeurs et dont les meilleurs partent le plus souvent travailler comme esclave à l’Ouest (voir à ce sujet tous les scandales d’esclavagisme tant en Italie qu’en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne). Car je n’ai pas entendu exprimer de la part des manifestant une véritable solidarité de classe en dehors de phrases convenues du genre « c’est un premier moment », « nous commençons, quelque chose va suivre » ! Car essentiellement on n’entend rien, ou plutôt on n’entend proposer ou suggérer aucune solution pour le peuple. Il est vrai que ce genre de situation, profondément aporétique sur le plan écologico-humain, ne se peut contenter d’une agitation fondée sur un moralisme angélique, hédoniste et pacifique, avec des défilés qui ressemblent à des défilés de carnaval, à des picnics de weekends, avec poussettes d’enfants bien proprets, bien polis, agrémentés de slogans souvent creux ou composés de jeux de mots de potaches certes pleins d’humour, mais dérisoire pour ceux qui n’ont plus l’espoir du travail (c’est aussi celui de l’aliénation comme eût dit Lafargue dans Le Droit à la paresse). L’analyste doit procéder à l’inverse de ce que font tous les agitateurs sur les réseaux sociaux, à savoir qu’il doit partir d’une analyse globale de la situation économique pour en montrer les multiples variables puis les incidences locales. Une fois ceci réalisé ne serais-ce que succinctement, il convient de suggérer les pistes pour de possibles solutions partielles.
Il me paraît évident qu’une fois encore un mouvement de protestation urbain (Bucarest, Cluj et Timisoara essentiellement) n’a pu faire la liaison avec les éléments les plus avancés de la classe ouvrière, ici des mineurs, car le fait que ces travailleurs ont peu de soucis écologiques face à l’inquiétude d’une survie immédiate doit précisément nous suggérer des réponses nuancées dans le présent de leur contexte, lequel est très loin d’être révolutionnaire comme toute une bande naïfs le prétendent en écrivant sur des calicots des slogans du genre : « Revolutia începe la Rosia Montana ». Quelle révolution ? J’aimerais qu’on m’en détaille la stratégie et les tactiques. Jouer sur les émotions légitimes d’une destruction annoncée du paysage, cela, n’ouvre pas un agir du combat politique. Il ne suffit pas de défiler dans quelques cartiers des boulevards Stefan Cel Mare, ou du côté d’Obor vers Pantelimon pour entrer en contact avec le monde ouvrier. Pour le rencontrer, il faut toujours aller au devant de lui, sur son terrain, là où il est exploité comme travailleur ou comme chômeur. Le modèle a été réalisé par l’équipe de théâtre politique de David Schwartz et Mihaela Mihailov, c’est-à-dire partir enquêter là, dans la Vallée du Jiu, laisser parler les sujets, rappeler les contextes pour, au bout du compte, nous offrir un synthèse avec cette splendide pièce de théâtre sur les mineurs, leur femme et leurs enfants qui, maintenant, dans la Vallée du Jiu, croupissent dans la misère : il s’agit de la sublime expérience théâtrale qui a pour titre SubPàmânt…
Plus encore, si l’on veut comprendre Rosia Montana il faut le réinsérer dans le mouvement qui a paupérisé la Roumanie, qui l’a vidée de sa souveraineté sur son industrie (bradée ou mis sciemment en faillite par des élites politiques et économiques criminelles, oui, je dis bien criminelles, et légitimée par des intellectuels tout autant responsables) et qui a jeté dans l’émigration au moins deux millions et demi de travailleurs et de paysans, sûrement les plus qualifiés et les plus entreprenants, y compris des infirmières et des médecins (et fréquemment les meilleurs étudiants d’une génération).
C’est en étudiant autrement la transition dite « démocratique » et sa thérapie de choc qui fut la dépossession d’une propriété collective réaliser par le travail des ouvriers et des ingénieurs roumains, que l’on comprendra la volonté de certains, poussés par des forces économiques étrangères et par leur propre goût insatiable du lucre, de soumettre le site de Rosia Montana à l’extraction de l’or par le cyanure. Rosia Montana n’est que l’un des derniers maillons d’une chaîne qui part de la destruction de l’industrie sidérurgique, chimique, de la vente de la régie du gaz et de l’électricité et de l’eau (l’eau gérée par Véolia est plus chère à Bucarest qu’à Paris, un comble !). Dépossession qui dure depuis vingt trois ans et n’a pas beaucoup émus les « hipseristes » bucarestois et ceux de Cluj qui préféraient s’agiter pour de ridicules causes culturelles et non pour les éléments fondamentaux et nécessaires à la survie indépendante du pays. Car il semble que les bonnes âmes « ONG-istes » avaient jusqu’à présent omis que la postmodernité est, de fait, l’achèvement du règne de la quantité, c’est-à-dire de l’économique qui a pris le pas sur toutes les autres activités humaines, y compris en transformant la culture en une sorte de marchandise de la distraction et du showbiss. C’est donc une réflexion globale sur l’économie de la transition et de ses ravages qui doit être menée en l’expliquant aux ouvriers pour les motiver à manifester. Même s’ils veulent ouvrir l’exploitation de la mine, même s’ils ne sont pas modernes, même s’ils repoussent les mouvements LGBT et tous les gadgets des bobos locaux qui se veulent encore plus occidentaux que les Occidentaux. Vieux caractère culturel que le mimétisme des élites roumaines : naguère bonjuristes, présentement goodmorning-iste.
Toutefois, il semble que cette agitation urbaine bon enfant ait fait en apparence plier le gouvernement Ponta. La loi permettant l’exploitation de Rosia Montana ne sera pas votée par le Parlement. Très bien. Et après ? Y aura-t-il même un après. Car si la licence d’exploitation change de main à la bourse de Toronto, ne peut-on pas s’attendre à d’énormes pressions d’un pouvoir étranger pour faire céder les politiciens roumains qui, remarquons-le, n’ont jamais manifesté un grand sens de l’indépendance et de la dignité, préférant les bons pourboires versés dans des banques suisses ou luxembourgeoises ! Va-t-on se battre avec autant de monde et d’enthousiasme contre la privatisation de CFR ? Va-t-on, comme en Hongrie, exiger la renationalisation des assurances maladies ? Va-t-on voir les gens dans la rue s’opposer aux cultures transgéniques (les plus répandues de toute l’Europe en Roumanie) ou à l’enfouissement des déchets sanitaires des pays de l’Ouest au milieu de la plaine Valaque où à terme ce sont les nappes phréatiques qui seront définitivement polluées ? Va-t-on voir autant de jeunes gens dans les rues pour exiger une solution au cas d’Oltcim qui serait la plus bénéfique à l’économie roumaine et aux travailleurs ? Bref, je ne vois rien au-delà parce que le mouvement s’est placé d’emblée sous le signe de l’indignation, mouvement éthique sans pensée politique, dont les acteurs affirment que plus c’est pacifique plus c’est efficace : « gentle mobilisation »… ce dont je doute selon les évidences d’ici et là dans le monde, y compris chez nos voisins Bulgares et Grecs.
Hormis Rosia Montana et le gaz de schiste, le reste est l’objet d’un grand silence, sauf de temps à autres la voix de grévistes jamais relayés par la prétendue gauche. Silence sur les cultures transgéniques répandues dans tous le pays, sur les ordures extrêmement dangereuses enfouis à la marge des communes de la plaine, et, last but not least, silence sur les prisons secrètes de la CIA où l’on torturait de prétendus ou de vrais terroristes. La gauche roumaine me paraît encore engluée dans le spectacle de ses postures pour de pseudo-combats, dans son autojustification spectaculaire qui veut se déprendre de la politique, dans la confiance mise en des fondations étrangères qui ne visent précisément qu’à promouvoir ceux qui font semblant de… mais qui veillent aussi à castrer tout mouvement qui se montrerait quelque peu radical, c’est-à-dire marxiste (non pas académique et rhétorique à la Zizeck, Toni Negri ou Badiou) et explicitement anti-impérialiste. Car, au bout compte de la transition, la Roumanie étant devenue une colonie, l’essentiel de la mobilisation générale contre ces exploitations multiples qui ruinent le pays à la fois économiquement et écologiquement doit se faire à partir d’un discours anti-impérialiste et d’abord contre la classe des compradores.
Me répétant ad nauseam, je redirai : encore un effort amis et camarades pour être révolutionnaires.
Claude Karnoouh
Paris, le 20 septembre 2013.
[1] Voir le très bon commentaire de David Schwartz du texte de Ciprian Şiulea dans voxpublica du 20 septembre 2013, Demisia lui Ponta o mare gresalà.
« To further its strategy of tension, Golden Dawn will try to drag the left down into civil war with it. We must not allow that to happen. However disgusting and dangerous these neo-Nazi pigs may be, the left has bigger fish to fry. As long as austerity-loving bankers and politicians run free in government, fascists will roam the streets. It’s time to go back on the offensive and remind ourselves of our one and only real objective in this struggle: to put an end to the capitalist terror that has bred the murderous climate in which Pavlos lost his life. This is our only objective: to continue the revolution for which he died. Pavlos vive! »
Felicitări! E primul articol bun pe care îl citesc despre fenomenul protestelor.
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