mercredi 13 avril 2011

Commentaires après la lecture de mon dossier de Securitate... qui vient à point nommé


« Profonde est la haine qui brûle la beauté dans les cœurs abjects. »
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbres.

Considérations personnelles

Je viens de terminer la lecture du dossier établi sur mon compte par la Securitate (police politique du régime communiste roumain) entre 1973 et 1984[1]. J’en ressors non pas dégoûté d’y avoir découvert les délations de quelques bons collègues, lesquels, non seulement rapportaient nos conversations privées, mais en rajoutaient, et en rajoutaient beaucoup sur les étapes de ma vie, sur l’état de mes opinions, le linéament de mes pensées, comme s’il avait fallu qu’ils justifiassent leur bassesse en me transformant en un véritable vilain petit canard, nouvel ennemi du peuple roumain, et, last but not least en un anthropologue incompétent, incompétent et vendu aux Hongrois ! Tant et si bien que pendant cette lecture, je me suis souvent demandé si c’était bien de moi, de Claude Karnoouh, né le 25 mars 1940 à Paris dans le dix-huitième arrondissement, en France, dont il était question dans le décours de ces dizaines de pages de rapports, en tout huit cent vingt… Déjà une œuvre sérieuse ! Même s’il s’est écoulé environ trente-cinq ans depuis les premiers « faits » rapportés tout au long de ces pages, je ne peux m’empêcher de ressentir une forte impression d’étrangeté à moi-même, une sorte d’extranéité, d’aliénation, en lisant une partie de ma vie résumée et interprétée selon une grille organisée autour d’un seul critère, le soupçon d’espionnage et de malveillance à l’égard du pays. J’ai ainsi revu une partie de mon courrier intercepté, j’ai lu tant et tant de délations, tant et tant de rapports de filatures et de résumés de conversations téléphoniques, y compris des dialogues amoureux, en bref je me suis retrouvé dans une situation double en remontant de si longs moments d’une vie qui, en définitive, eussent été miens. Or, que ce soient les très nombreuses lettres que j’ai mandées naguère à celle qui, à cette époque, était mon épouse ou à mes deux amis les plus intimes, ou les dizaines de pages de mes carnets personnels, tous ces écrits témoignent exactement du contraire.
Chaque rencontre, chaque conversation, à tout le moins celles rapportées par les « bons » informateurs, les « bons » patriotes, les « défenseurs » de la patrie, tous bons arrivistes, « Maria », « Magda », « Sonia », « Cornelia », « Balint », « Apam », « Jean », « Gigi », « Pierre », « Coca », « Dimitri », « Rohianu », etc. ont été prises pour argent comptant par les officiers traitants qui s’occupaient de ce « dangereux espion », chercheur au CNRS et essentiellement intéressé par les rites de la paysannerie archaïque, et accueilli en connaissance de cause par le département des relations internationales de l’Académie des sciences de la République socialiste de Roumanie. Souvent, sachant l’atmosphère d’espionnite ambiante qui régnait dans le pays, il n’était de ma part que rhétorique du dialogue ou petites provocations, un style de conversation cherchant à déjouer les pièges et tenter de saisir ce que l’autre a dans la tête, si toutefois il a une tête. Et c’est bien ainsi que l’avait déjà écrit Nietzsche, puisque « la vie n’est que le théâtre de la vie », aussi sommes-nous tous contraints à jouer un rôle eût ajouté Pirandello. Mais les canailles (je parle des informateurs-délateurs) ne pouvaient pas même concevoir un seul instant cette part de jeu qui anime toute conversation, la rend plus vivante, plus insaisissable, plus cryptique. Ils avaient peur, devançant même les demandes du maître, ils étaient (sont) habités d’une lâcheté abyssale qui leur tenaillaient les tripes, ils vendaient au pouvoir communiste dominé par un nationalisme exacerbé leur antisémitisme, ils auraient même vendu au pouvoir leur proches pour une promotion, vanitas vanitatum omni vanitas. Pourquoi ? Car, en ces années 1970-1980, le véritable temps du goulag roumain (1948-1962) était bien passé… De plus, d’autres ne l’ont pas fait, soit ils surent habilement l’éviter, soit, avec fermeté, l’ont refusé. J’en ai les preuves par l’absence de rapports, voire de références à des jugements qu’ils eussent prononcés en public sur mon compte. Combien de bêtises, que dis-je d’absurdités, n’ai-je pas lu à mon propos, mais surtout quel sentiment étrange de distance à moi-même que de me voir comme dans une glace dont le reflet me renverrait une sorte d’objet déformé en tous sens. « Objectivul » (l’« objectif ») souvent les rapports me désignaient ainsi, comme si j’avais été une cible à abattre, quoique les flics usassent aussi d’autres noms de code (numele conspirative !) à mon égard : « Carol », « Cucu », « Doctorandul »… Si la Securitate n’avait pas été l’institution du contre-espionnage de l’État, j’eusse crû me trouver au centre d’une sorte de jeu de piste un peu hard, comme il m’arriva d’y participer lorsque j’étais jeune scout.
Tous ces hommes, toutes ces femmes, environ une quinzaine d’individus dont j’ai en partie deviné les noms selon les situations précises qu’ils décrivent et dont je me rappelle fort bien. Tous ces « braves gens », apparemment honnêtes, moraux, sont à présent actifs dans leurs domaines de spécialité : certains ou certaines ont obtenu, après la pseudo-révolution de décembre 1989, d’importantes fonctions dans l’appareil culturel de l’État, d’autres ont quitté le pays, exerçant leurs talents à l’étranger, essentiellement aux États-Unis ou dans des institutions internationales, d’autres enfin sont retournés ad patres (Que Dieu ou la Divine Providence leur pardonne, sait-on jamais !). Dans ces pages que j’ai lues sans trop de dégoût – étant déjà protégé spirituellement par nombre de mes analyses du postcommunisme roumain –, mais avec un certain amusement teinté d’un profond mépris rétroactif pour ces êtres, on rencontre toute la misère humaine, toute la faiblesse humaine et ce d’autant plus visibles et notables que, pour ce qui concerne ma présence à Bucarest, les délateurs étaient uniquement des universitaires, des chercheurs et des intellectuels. Preuve, une fois encore, que l’érudition, le savoir et le savoir-faire, la capacité de lire et de comprendre des textes, de les classer, de les commenter, tout cela n’engendre pas simultanément le sens de la rigueur éthique. Il est vrai aussi, qu’en dehors d’une érudition fondée sur des connaissances locales, la plupart de ces universitaires et de ces chercheurs (mais pas tous loin s’en faut) n’étaient que des semi-doctes s’agitant en marge du monde réellement savant, mais il n’empêche, ils avaient aussi leur rôle, fût-il modeste, dans la construction de ce qui se présente comme la culture roumaine.
En revanche, pour ce qui concerne les informateurs des villages des Carpates où j’exerçais mes qualités d’anthropologue, plus précisément au Maramures, il en va autrement. D’une part, je savais que mon ami le pope Antal de Breb[2] était légalement obligé de résumer nos rencontres dont il me donnait une sorte de synopsis avant de les envoyer au colonel de la Securitate qui répondait de moi à la sous-préfecture, Sighet. C’est même le père Antal qui m’en fournit le nom, le colonel Bob[3], lequel ne cessait de lui demander des rapports sur mes pensées les plus intimes. Or, le pope Antal qui était tout sauf un imbécile, était doté d’une vivacité d’esprit fort plaisante pour toute personne qui savait dialoguer avec lui (il était même un peu féroce devant les interlocuteurs qu’il méprisait), aussi rappela-t-il un jour à ce brave imbécile de colonel qu’étant baptisé protestant, et de surcroît fort peu croyant, je ne me confessais, si d’aventure j’eusse dû le faire qu’à Dieu directement, sans intermédiaire aucun. Quant aux autres rapporteurs de mes faits et gestes, de mes opinions et comportements, j’ai deviné une institutrice de l’école élémentaire, un garçon du village ayant suivi l’université par correspondance (fàrà frecventa, fàrà sperantà, sans présence sans espoir[4], comme on le disait alors !), une sorte d’activiste local du Parti chargé des maisons de la culture dans les villages du rayon municipal, et, enfin, une belle et grosse paysanne chez laquelle il semble que le colonel susnommé venait passer des soirées bien arrosées de palinca[5] (les paysans ajoutaient aussi que ces soirs-là, qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, étaient aussi des veillées de « baise » – sic !). De tout ce cloaque la seule exception qui m’attriste, c’est un jeune poète-philosophe qui se prétendait mon ami, mais qui, pour une promotion professionnelle, s’est offert informateur volontaire de la Securitate !!! Sic transit gloria mundi !

L'essence de la police politique

Voilà pour les rapporteurs, les délateurs, les informateurs. Mais il y a encore les rapports de synthèse des officiers de la Sécurité qui permettent de mesurer l’incommensurable stupidité de la politique de l’État communiste roumain du milieu des années 70 à la fin des années 80. On y voit comment ces bureaucrates du renseignement fabriquaient les ennemis de l’État, non pas de classe puisque moi j’étais un homme de gauche, marxiste – certes pas vraiment orthodoxe, mais néanmoins marxiste –, mais les ennemis nationaux du peuple-nation. Les exemples abondent dans leur dureté bureaucratique stupide. Ces tristes crétins, sous prétexte que j’avais donné à Budapest quelques conférences sur l’anthropologie de l’Europe centrale et orientale, et avais fait quelques comparaisons entre les coutumes rituelles de divers peuples circonvoisins (comparaisons classiques dans l’analyse anthropologique), eurent tôt fait de moi un agent des Hongrois[6]. On comprend ainsi la manière dont ils défendaient bec et ongles leur petit commerce, en excipant de la prétendue protection du pays pour justifier de bons salaires et de gros avantages en nature qui en faisaient la caste privilégiée du régime… Outre qu’ils ne comprenaient rien à rien, leurs synthèses, de plus, tenaient d’une affabulation se situant entre le père Ubu (« cela se passait en Pologne donc nulle part ! ») pour l’aspect surréaliste, Kafka pour l’ineptie bureaucratique et Caragiale[7] pour l’humour involontaire. Mais la définition la plus extraordinaire donnée de ma personnalité profonde, la plus véritablement hors du commun et l’interprétation la plus étonnante que j’ai lue jamais sur mon compte, est résumée à la fin d’une note de synthèse de 1982 dans laquelle mon officier traitant à Bucarest rassembla ses connaissances où il précisait mes modes de pensée et mes opinions. Il écrivit exactement ceci :
« Claude Karnoouh est un homme difficile à manier, extrêmement têtu, de mauvais caractère. Il a des opinions tendancieuses à propos de la Roumanie. Il a beaucoup lu sur la Roumanie et connaît très bien le roumain, mais étant d'origine juive il a de puissantes conceptions sémites et est un adepte de l'extrémisme sémite. » (sic et resic !!!)»[8]
Une telle formulation fait souvenir et époque. Elle appartient au vocabulaire de tous les partis politiques et régimes racistes d’avant la Seconde Guerre mondiale, aux nazis, à la Garde de fer, aux Croix fléchées, comme à tous les mouvements xénophobes qui fleurirent en Europe Centre orientale en ce temps, mais aussi aux discours du KKK, du parti nationaliste anglais, etc. En définitive, ce qui, dans un régime prétendument communiste, permet une telle affirmation aux résonances très lourdes, c’est que le grand danger dû à ma présence en Roumanie nommée RSR (République socialiste roumaine) tenait au fait que j’étais resté fidèle à certains préceptes politiques énoncés par Karl Marx, et en particulier à l’internationalisme nécessaire au combat politique imposé par la modernité capitaliste. De fait, il y avait entre Marx et moi quelques similitudes : lui aussi était d’origine juive, lui aussi avait été baptisé protestant, lui aussi avait développé en quelque sorte un « extrémisme sémite » totalement laïcisé qu’il nomma « lutte de classe », un concept essentiel à la compréhension de la dynamique historique de la modernité qui  avait toujours une réalité prégnante, dût-elle être détournée, occultée, masquée au sein des régimes communistes ? Il n’empêche elle était présente à qui savait voir et entendre la réalité des pratiques socio-économiques. Aveugle devant mes affinités évidentes avec Marx qu’il n’avait pas mêmes entrevues, et, en dépit de son éclatante bêtise et de son racisme exalté, cet officier ne s’était pas trompé. Preuve que la Divine Providence ou le Grand Hasard sait parfois bien faire les choses, en l’espèce permettre d’énoncer le réel, ou le vrai, à travers ceux qui croient pouvoir le refouler. La Roumanie des années 1970-1980 avait abandonné le matérialisme dialectique et historique comme grille d’interprétation historique du monde et de son présent politique au profit d’une version ethno-nationale des origines et d’une dictature hypernationaliste quant à l’exercice de son pouvoir. Certes, le régime pratiquait une économie socialisante qui fondamentalement travaillait au profit d’une classe dirigeante qui ne voulait en aucune façon perdre ses avantages. La preuve se trouve dans la manière dont le coup d’État déguisé en Révolution (quelles que soient les authentiques manifestations populaires qui éclatèrent ici ou là, et leur cortège de morts) quasi parfaitement organisé par la haute administration du Parti, de la Securitate, de la Milice et de l’armée a fait de la majorité de ses membres la classe politico-affairiste qui domine aujourd’hui le pays… Il est, parfois involontairement, sous la plume de fonctionnaires de police obtus, des rencontres ou des télescopages surprenants d’énoncés qui rencontrent la vérité du moment. Je ne doute pas que certains y verraient la preuve de l’existence de Dieu !

De l'inefficacité du flicage

Une demi-journée me suffit pour achever ma lecture après cette merveilleuse découverte… J’ai refermé mon dossier, l’ai remis à la très aimable personne qui surveillait la salle de lecture et décliné poliment l’offre d’en avoir une photocopie… Après avoir signé tous les documents attestant ma présence et ma lecture, j’ai quitté le CNSAS[9] pour ne plus y revenir… La vie est courte, et à mon âge, banale remarque, plus courte encore, aussi ne faut-il pas perdre son temps avec ce qui pollue et la vue et la pensée…


Mais, et c’est en fin de compte l’ironie de l’histoire qu’il ne me faut pas omettre tant elle illustre la gabegie roumaine des années 1970-1980. Entre 1973 et 1984, j’ai fait dans le pays un certain nombre de voyages, au cours desquels il m’est arrivé des aventures et des péripéties qui sont demeurées inconnues des services de la Securitate. En effet, s’étant déroulées ailleurs qu’à Bucarest et au Maramures, c’est-à-dire hors des seules circonscriptions administratives où j’étais censé résider, et donc sans filatures, mais apparemment aussi sans délateurs, il semble que ma présence ne fut pas remarquée. Mais il convient de rappeler sans cesse que pendant les années 70-80 du siècle dernier, les services de la Securitate étaient au niveau de toutes les organisations et institutions roumaines : désorganisés, confus, dysfonctionnels, cafouilleux, irrationnels et, last but not least profondément corrompus… Aussi, cet état des choses humaines, très humaines, trop humaines, laissait-il un espace non négligeable de liberté à qui savait en user avec talent. Je dois dire que je ne m’en suis pas privé.

Considérations générales

Hormis le dégoût que chacun pourrait éprouver devant toutes ces phrases banalement abjectes, devant ce qui n’est rien moins que de la plus infâme délation, devant tous ces mots ignominieux et méprisables, devant ces dizaines de pages hideuses et avilissantes qui tentaient de m’enserrer dans une nasse pour donner de ma vie un sens qui n’a jamais été celui que j’ai tenté, avec plus ou moins de succès de construire.[10] Toutefois, et en dépit de ce dégoût, je perçois un aspect bénéfique à cette lecture, en effet, elle permet d’entrevoir plus précisément les enjeux tactiques et stratégiques du régime où ma présence servait, avec bien d’autres, de prétexte sans danger pour justifier ses finalités. Je dis bénéfique car cette lecture m’a permis de réévaluer, voire de modifier quelque peu mon analyse du communisme roumain en phase terminale, ce que la vulgate politologique définit comme l’ère ceausiste. Et, bien au-delà de ma modeste personne, l’intérêt principal d’un tel dossier (comme celui de mes collègues et amies étasuniennes, Gail Kligman et Katherine Verdery), c’est d’ouvrir vers une intelligence plus précise les visées idéologiques de la forme réelle du pouvoir « communiste » roumain après la promulgation des thèses de juillet 1971 sur le développement autonome du pays (dans le langage du Parti, sur le « socialisme multilatéralement développé » !).
C’est pourquoi, il me faut reconnaître une erreur d’appréciation. Je n’ai pas mesuré assez précisément l’écart entre la rhétorique banalement marxiste-léniniste du pouvoir et les déclamations nationalistes et autochtonistes, lesquelles prenaient parfois des accents quasi légionarisants.[11] À l’époque, je pensais que l’essentiel de la rhétorique nationale dont la figure emblématique de très haut niveau intellectuel était le philosophe Constantin Noica, tandis que pour les semi-doctes, apparatchiks de troisième ordre, courtisans sans vergognes, cyniques sans éthiques aucune, on trouvait une constellation de démagogues bas-de-gamme, l’écrivain Làncràngean, le troubadour de bistrot Pàunescu, les sociologues Achim Mihu ou Vadim Tudor, donc que l’essentiel n’était qu’une diversion spectaculaire pour maintenir une indépendance chèrement acquise, à laquelle la haute administration ne croyait guère. Mais ce n’était pas cela. Le pouvoir communiste avait stimulé, sinon réactualisé le retour du refoulé xénophobe des années de l’Entre-deux-guerres. Chacun selon le rôle que le pouvoir lui attribua renvoyait à une sorte de critique très contrôlé de toutes les formes d’internationalisme –internationalisme communiste bien évidemment, internationalisme capitaliste. On avait donc affaire à une critique fade, formulée avec la lourdeur lexicale et grammaticale d’une inimitable langue de bois, afin de mettre en garde les populations contre toute forme de rapport avec l’étranger, car il s’agissait pour le pouvoir de repousser tout constat remarquant l’éradication des différences. Idéologie d’une sorte de simulacre de guerre civile essentiellement culturelle, on faisait accroire les populations que le monde entier souhaitait la destruction du pays, et la mise sous tutelle de n’importe quelle volonté d’indépendance économique. Il est vrai, me semble-t-il, que ce dernier aspect de la dynamique du socialisme réel roumain, ne doive être ni nié ni moqué, car, après 1989, le nombre des réalisations techno-industrielles rachetées par des entreprises occidentales en témoigne. Pourtant, la lecture de mon dossier m’a prouvé que le but fondamental du pouvoir était, dans le cadre d’une économie fondée sur le socialisme d’État (rien de commun avec ce que l’on pourrait imaginer d’un communisme réalisé où les travailleurs seraient réellement propriétaires et gestionnaires des moyens de production organisés selon leurs intérêts et eux seuls !), la mise en marche d’un régime proche d’une version soft d’un type de socialisme national, où l’un des moteurs essentiels de la mobilisation des consciences pour accélérer la modernité, s’articulait sur la conception d’une xénophobie exacerbée, servant de déterminant aux relations avec les États-nations circonvoisins. D’où, en effet, la hantise, voire la haine de l’étranger, et le pire, de l’étranger de gauche, ou plutôt fidèle à une gauche communiste attachée à certains principes essentiels formulés tant par le marxisme politique et le luxemburgisme que par le léninisme. Un tel intellectuel était bien plus dangereux dans l’imaginaire des élites ceausistes que l’homme de droite occidental traditionnel (par exemple giscardien), auquel on pouvait toujours administrer une leçon de rhétorique socialiste sans qu’il se rende compte de la supercherie. À une époque de coexistence pacifique (et même pendant les rodomontades reaganiennes sur l’empire du Mal), on pouvait trouver un terrain d’entente économique (sous-traitances diverses, joint ventures industrielles avec l’Europe occidentale) et politique (par exemple comme intermédiaire dans les négociations entre Israël et l’Égypte), avec le bénéfice de la « nation la plus favorisée » aux États-Unis, en bref, des ententes fondées sur la finance, le commerce, les importations, les exportations et celui d’intermédiaire politique, etc. ! Pour l’apparatchik roumain des années 70-80 (et non seulement roumain) le rapport d’opposition avec l’homme de droite occidental était une relation clairement définie et donc politiquement rassurante. Car en politique, et nous le savons de longue date, rien n’est plus dangereux que les « amis », les « proches », les « camarades », les pays « frères », parce que les ennemis on s’en charge bien plus aisément ! Donc un chercheur occidental ne dissimulant pas son marxisme certes non-conformiste, représente un danger dans un pays communiste qui n’a jamais connu de dissidence de gauche, de critique marxiste de l’exercice du pouvoir communiste. En Roumanie la critique du communisme a été le fait soit des réfugiés politiques venus des partis traditionnellement bourgeois et nobiliaires conservateurs (Parti national paysan, parti libéral essentiellement), soit, plus clairement, de réfugiés (ou de citoyens en attente presque silencieuse dans le pays) purement et simplement fascistoïdes, d’anciens légionnaires ou d’esprits très proche des thèses les plus xénophobes de la Garde de fer ! L’étranger marxiste menace parce qu’il est culturellement et politiquement inclassable ; il menace ensuite parce que, assez rapidement s’il domine la langue, il perçoit parfaitement la nudité obscène du « roi » qui se prétend communiste, et, qu’entre sa rhétorique communiste et ses pratiques réelles il y a un hiatus bien plus large que le décalage toujours présent entre théorie et praxis.
Pourquoi donc, au-delà de ce que j’ai précédemment remarqué, d’une certaine étrangeté et d’une possible vision aiguisée de la réalité du pouvoir des apparatchiks et des hauts fonctionnaires en principe nourris de culture marxiste, d’une version assez réaliste de l’histoire et des pratiques de la politique et de l’économie, le pouvoir « communiste » roumain se méfiait-il tant d’un Occidental de gauche d’origine juive, quand les hommes de droite représentés par des ingénieurs, des représentants de commerce et divers diplomates qui nourrissaient pour les responsables du pays un profond mépris, une ignorance culturelle et historique hautaines, suscitaient beaucoup moins de suspicion ? Il me semble que la réponse à cette question soit à rechercher dans une procédure de la psyché mise à jour par la psychanalyse sous le nom de dénégation. La dénégation s’énonce intérieurement sur le mode interrogatif de la suspicion : « Je sais bien, mais quand même… ». Dans le cas illustré précédemment, on peut traduire la dénégation ainsi : Je sais bien qu’untel, venu d’Europe occidentale, est un marxiste-léniniste, certes oui, mais, il n’empêche, cela n’est pas clair, car comment peut-il vraiment manifester une opposition radicale à ce monde d’abondance où le problème de la rareté semble avoir été résolu. S’il pense cela, c’est qu’il doit appartenir à un courant de pensée dangereux pour l’ordre des choses existant, à un courant de pensée propre à ces gens qui corrodent et détruisent les peuples et leurs cultures. Or, ce à quoi il ne faut surtout pas toucher, c’est à l’image idyllique du peuple et aux reconstructions nationalitaires et fantasmatiques de son histoire et de sa culture populaire, dussent-elles répondre parfois aux angoisses de populations rurales déracinées par un massif et extrêmement rapide processus d’industrialisation.[12] Et, continuant la prosopopée, on peut ajouter sans erreur aucune : cet homme qui se prétend marxiste-léniniste est d’origine juive d’Europe orientale (d’Ukraine), et nous savons, par expérience, nous Roumains, que ces gens ne veulent qu’une chose, détruire l’ordre et l’existence historique des peuples. C’est là un refrain bien connu, une vieille antienne antisémite et anticommuniste. C’est grâce à la dénégation des apparatchiks que les clichés les plus éculés de l’antisémitisme fleurissaient à l’encontre des intellectuels qui avaient (et ont aujourd’hui) encore conservé leur fidélité aux analyses marxistes. Or, la génération de ces apparatchiks est le produit de ce même déracinement et de sa conséquence sociopolitique, la nationalisation du Parti communiste roumain entreprise massivement au milieu des années 1960, au détriment des gens d’origine juive roumaine, juive hongroise, hongroise réformée ou catholique qui avaient représenté l’essentiel des cadres supérieurs et moyens du Parti, de la milice et de la Securitate durant les douze premières années de l’exercice de son pouvoir. Á l’évidence, la dénégation a fait ressurgir le vieux problème des minorités nationales en Roumanie, celui de la concurrence qui, avant l’arrivée du pouvoir communistes, se manifestait avec une grande férocité dans professions libérales, le journalisme, la médecine, à l’Université, dans le commerce, puis après 1948, dans la promotion aux postes de direction au sein du Parti communiste et de ses diverses institutions politiques et culturelles de prestige. Apeurés par cette compétition impitoyable entre aspirants à la promotion sociale, la concurrence n’en fut pas moins implacable aux temps du véritable internationalisme du communisme roumain, entre 1948 et le début le début des années 1960. En effet, les militants qui détruisaient les traditions au nom de l’internationalisme révolutionnaire, de la modernité techno-industrielle dans son modèle communiste, étaient souvent des Non-Roumains, des juifs, des Hongrois, parfois des Grecs. Tous ces hommes ont été plus ou moins rassemblés sous le vocable interne  de « Sémites », nouvelle langue de bois pour dire les « juifs » en tant que porteur d’un internationalisme qui était jadis celui du capital et, naguère, celui de l’internationalisme communiste. Or, la critique antisémite joue de fait sur le même registre, sur le nationalisme fascisant, sauf que dans un cas, pendant la période 1920-1944, il agissait ouvertement, clairement, sans détour, tandis que dans l’autre, celui qui m’intéresse ici, il apparaissait sous couvert, masqué dans les rapports secrets, comme le retour du refoulé dans le discours interne de l’élite. Si l’on poursuit ce raisonnement venu du point central de la dénégation, nous sommes conduits à y entendre une sorte de conscience malheureuse, laquelle se cache et s’occulte aux masses car les relations internationales obligent. Pour l’entendre il faut donc appartenir à l’élite politico-policière. Il semble donc que dans le secret d’une conscience du monde placée dans l’impossibilité de formuler ses référents, se tenait un double-bind engendrant chez les acteurs une authentique schizophrénie, car derrière la critique du capitalisme, se tient en embuscade l’admiration, l’envie, la convoitise de participer à ce capitalisme se donnant comme le « paradis déjà accompli sur terre », dût-il être celui des Sémites génériques. Conscience malheureuse et fausse conscience travaillent ensemble et, dans cette optique, au-delà de toutes les apparences énoncées dans le discours officiel du présent, le télos du marxisme-léninisme se trouve repoussé, mieux évincé comme futur possible accompli. On pourra, me semble-t-il, trouver la preuve la plus éclatante de ce que j’avance dans la vélocité, la férocité, l’arrogance et le cynisme avec lesquels, les anciens apparatchiks ont endossé, du jour au lendemain, les habits neufs du néolibéralisme sous les oripeaux de n’importe quel discours politiques, affichant toutes sortes d’associations où l’origine des gens ne comptait plus puisqu’ils avaient compris que dans la nouvelle donne de l’économie politique mondiale (celle du Global village), seul l’argent était devenu le facteur déterminant qui, en ultime instance, permettait de mesurer les avantages obtenus avec les pratiques réelles de tous les acteurs majeurs de la « transition », acteurs de « gauche », de « droite », du centre ou d’ailleurs ! Au bout du compte, et après quelques cafouillages encore un peu archaïques aux débuts de la transition (1990-1998), les élites roumaines ont remisé les origines ethniques, nationales ou religieuses pour simplement faire de l’argent.[13] Tout ce monde était d’accord pour mettre le pays, c’est-à-dire la richesse collective, en coupe réglée sous diverses formes. La grande alliance planétaire (comme ailleurs en Europe de l’Est) s’établissait sur le vol de la propriété publique, sur le non-respect général des lois, sur la constitution d’une classe compradore, résultat d’une économie mafieuse issue d’une relation hautement incestueuse entre politiciens, hommes d’affaires et valetaille d’intellectuels stipendiée…
En lisant mon dossier après vingt ans de postcommunisme, j’ai pu mesurer combien cette suspicion de l’étranger, de l’étranger de gauche (je me suis souvenu aussi de la manière dont étaient surveillés les réfugiés communistes grecs dès 1949, et chiliens au début des années 70), était l’instrument, parmi d’autres, qui permettait aux apparatchiks des services de police de contrôler moins la population dans son ensemble que de se garantir le statut d’une élite indispensable à la défense du pays. Or, en dépit du montage de la propagande médiatique (en alliance avec l’Occident)  des meneurs du coup d’État de décembre 1989, la Securitate y a prouvé très vite sa réalité. Non seulement elle été incapable, sinon de maintenir le pouvoir communiste, à tout le moins de le défendre sérieusement, mais, bien au contraire, comme partout ailleurs en Europe de l’Est, elle fut le principal acteur de l’implosion du régime, du retournement des alliances et, à l’origine de la naissance d’une nouvelle et authentique bourgeoisie compradore…

Claude Karnoouh
Saint Roman de Tousque (Cévennes), juillet 2009


[1]         NDLR. Époque où l'auteur résidait en Roumanie en tant que chercheur ethnologue.
[2]         Nom du village où j’avais installé ma résidence principale.
[3]        Lors de mon dénier séjour en Roumanie (mars-juin 2009), de passage à Sighet pour une conférence et une réception officielle à la Mairie, je m’étais promis de rendre aussi visite au colonel Bob, retraité de la Securitate, pour lui coller deux claques bien méritées pour son imbécillité la plus crasse et son acharnement insensé. Malheureusement, lorsque j’arrivais, milieu juin, il y avait deux mois que son « créateur » l’avait rappelé à lui, et comme il n’est pas dans mon style de cracher sur les tombes, j’ai dû me contenter de rappeler sa sinistre mémoire ainsi que celle de ses informateurs lors d’une des conférences que j’y donnai.
[4]         Il est bien évident que l’harmonie sonore de l’expression ne peut être conservée en français.
[5]         En Transylvanie, nom roumain et hongrois de l’eau-de-vie de fruit.
[6]         Cet attribut m’est resté dans les premières années de postcommuniste ; si bien que je me demande encore si au début des années 1990, quand j’enseignais à l’Université Babes-Boyai, certains intellectuels de Cluj n’avaient pas été instruits de ces rapports par le SRI, nouveau nom, postcommuniste, des services du contre-espionnage ?
[7]         Ion Luca Caragiale, au début du XXe siècle auteur d’un théâtre comique très féroce à l’encontre des nouveaux riches, des structure administres modernes et totalement réduite à fonctionner selon les critères traditionnels du clientélisme et de népotisme. Sa critique était si acérée qu’il fut obligé de s’exiler en Allemagne.
[8]        « Claude Karnoouh este un om dificil, are opinii tendentioase la adressa României. A citit mult despre România, cunoaste foarte bine limba româna (…) de origina evreiascà, are conceptii semite puternice, adept al extremismului semit… »  (sic et resic !!!).
[9]         Institution qui rassemble et conserve les archives de la police politique précédant le régime communiste (Siguranta) et celle de la Securitate. Elle est aussi un centre de recherche sur les différentes censures et exactions. Elle été fondée en 1999 par un vote du Parlement.
[10]       En France, il y a quelques universitaires qui pratiquent ce genre de traque avec des ouvrages qui ressemblent plus à des registres de police établissant des corrélations stupides, parfois crapuleuses, qu’à des enquêtes cherchant à saisir le sens complexe de vies qui sont aussi des aventures de l’esprit et de l’éthique. 
[11]       Il s’agissait des références à certains thèmes nationalistes, xénophobes et franchement racistes propres à la Garde de fer, le mouvement fascisto-chrétien de la Roumanie des années 1930-1941.
[12]       Voir sur ce thème mon ouvrage de référence : Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie et d’Europe orientale, 2è. Edit., revue, corrigée et augmentée d‘une postface, L’Harmattan, Paris, 2008.
[13]       Que ce soit avec les hommes affaires israéliens, hongrois, étasuniens, européens, russes ou chinois, plus rien d’autre ne compte que le calcul des profits matériels escomptés.

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