samedi 14 mai 2011

Sur le multiculturalisme et l'altérité


Ce texte est le quatrième chapitre d'un livre paru à L'Harmattan sous le titre: Postcommunisme fin de siècle, Paris, 2000.

Un Logos sans ethos*
Considérations sur les notions d’interculturalisme et de multiculturalisme appliquées à la Transylvanie

“ Quelle immense vanité cachée sous les mots ! Un nom, est-ce donc une solution ? Voilà pourtant toute la science. ” Honoré de Balzac, La Peau de chagrin

Les résultats des élections (présidentielles et législatives) qui se sont tenues au mois de novembre 1996 en Roumanie ont porté au pouvoir une coalition rassemblant une alliance du centre, le CDR (PNT-CD, PD)[1], un parti de centre gauche (USD)[2] et le parti hongrois, l’UDMR[3], qui, avec à peu près 8% du total des votants, rassemble l’écrasante majorité de la minorité hongroise de Transylvanie, estimée à environ un million huit cent mille personnes. Ainsi, pour la première fois depuis 1919, depuis la réunion de la Transylvanie au Royaume roumain, sanctionnée par les traités de Versailles et de Trianon (reconfirmés par le traité de Paris de 1947), des Hongrois participent au gouvernement de la Roumanie avec des ministres, des secrétaires d’État, des préfets, des sous-préfets, des directeurs et sous-directeurs de divers services nationaux ou départementaux. Le parti hongrois, dans l’opposition depuis 1990, peut dorénavant mettre en œuvre les clauses de son programme, en particulier celles concernant la renaissance des institutions culturelles magyares fortement malmenées au cours des vingt dernières années du pouvoir communiste, pendant l’ère du national-communisme incarnée par Nicolae CeauÒescu.
Non sans mal, au cours de la précédente législature (janvier 1990-novembre 1996), en raison de l’influence politique des partis nationalistes sur les coalitions gouvernementales qui suivirent la “ révolution ” de décembre 1989, les problèmes soulevés par les enseignements préscolaires, scolaires et secondaires ont été partiellement résolus, malgré certaines restrictions.[4] En effet, la loi sur l’enseignement signée le 24 juillet 1995 par le président Iliescu, après maints débats et controverses tant entre l’UDMR et les divers partis roumains (y compris ceux de l’opposition) qu’entre les partis roumains membres de l’ancienne coalition gouvernementale, le PDSR[5] et le PUNR[6], stipule, entre autres dispositions, que dans les établissements hongrois ni l’histoire, ni la géographie, ni l’éducation civique ne seront enseignées en hongrois. S’y adjoint le fait qu’elle n’envisage l’autonomie de sections d’enseignement supérieur en hongrois que pour les départements de langue et littérature hongroises et de théâtre. Ainsi en sont exclus les facultés de droit, de sciences économiques et de sciences naturelles, tandis que pour les disciplines humanistes la loi admet des groupes linguistiques hongrois sans garanties institutionnelles. C’est pourquoi l’autonomie de l’Université hongroise de Cluj[7] apparaît comme l’une des épreuves cruciales de la nouvelle législature, où se joue en permanence l’avenir de la nouvelle coalition gouvernementale. Enfin, l’une des critiques fondamentales formulées par l’UDMR à l’encontre de cette loi, s’appuie sur le fait qu’elle omet dans son préambule le rappel du droit imprescriptible de recevoir un enseignement dans sa langue maternelle, depuis le jardin d’enfants jusqu’à l’université.[8] Réinstallée en 1946 par un décret royal, elle est à nouveau fermée en 1959, tandis que ses facultés sont transformées en sections adjointes aux chaires (ou départements) de l’Université roumaine. Certes, si entre 1989 et 1996 des assouplissements sont intervenus (entre autres décisions, l’augmentation du nombre des places pour les étudiants hongrois proposées au concours d’entrée), il n’empêche que, sur le fond, la situation administrative est demeurée inchangée : les sections d’enseignement supérieur en hongrois, hormis les deux chaires précédemment mentionnées, ne possèdent qu’un statut de groupes linguistiques adjoints aux chaires correspondantes roumaines, statut plus implicite que légal, sans véritable autonomie administrative et financière, sans véritable liberté de recrutement des cadres selon les besoins réels, en bref, un statut précaire pouvant être toujours révoqué. Cependant, nul ne peut saisir l’ampleur du débat, la tension des controverses et des conflits qu’il suscite, si l’on n’en restitue point la dimension historique et les fondements philosophiques, culturels et politiques.
Le contentieux roumano-hongrois est fort ancien, il remonte à l’origine même du nationalisme roumain en Transylvanie, à ses premières formulations à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, lorsque le pays faisait partie intégrante de la Hongrie royale et que le pouvoir politique était aux mains de l’empire d’Autriche. Ce conflit s’intensifia, après 1867, après le compromis (Ausgleich) d’où naquit l’empire d’Autriche-Hongrie, lequel donnait aux Hongrois des pouvoirs de politique intérieure qui leur laissaient la liberté de déployer une politique d’intégration culturelle des minorités nationales, pratiquée avec une fermeté mêlant au jacobinisme français le Kulturkampf prussien.[9] Jusqu’en 1919, l’enseignement supérieur roumain de Transylvanie se réduisait à une chaire de grammaire roumaine au sein de l’université hongroise de Cluj.
Après la victoire roumaine de 1918 tout change. Une fois la Transylvanie réunie au Royaume roumain, on assiste à la mise en place d’une politique culturelle symétriquement inverse à celle pratiquée par le pouvoir hongrois, engendrant chez les Hongrois des frustrations et des ressentiments identiques à ceux qu’auparavant les Roumains nourrissaient à leur encontre.[10] Ces conflits se radicalisent entre 1940 et 1944, lorsqu’à la suite du Diktat de Vienne (1940), signé sous la pression de la diplomatie de l’Allemagne nazie, la Transylvanie du Nord, dont Cluj, est rétrocédée à la Hongrie. En 1919, l’université hongroise de Cluj quittait la capitale de la Transylvanie pour s’installer dans la ville hongroise de Szeged ; en 1940, l’université roumaine de Cluj abandonnait la ville pour le sud de la Transylvanie (Sibiu), tandis que l’université hongroise se réinstallait à Cluj avec un esprit de revanche. C’est après la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’état des choses se modifie, quand, après avoir récupéré la Transylvanie du Nord, le gouvernement royal roumain signait en 1946 une ordonnance réinstallant l’université hongroise de Cluj au côté de l’université roumaine revenue de Sibiu. Lorsqu’en 1948 les communistes prirent le pouvoir, ils maintinrent cette situation. Plaçant ses hommes à la direction de ces deux institutions, le nouveau pouvoir y déploya une féroce répression politique de “ nettoyage ” idéologique à l’encontre des “ ennemis ” de classe. Certes, il eût été possible de songer qu’au nom des principes internationalistes affichés par les uns et les autres, les relations entre les deux nationalités auraient pris un tour plus équilibré, mais il n’en fut rien : les nouveaux conflits, nommés luttes de classes et internationalisme prolétarien, servirent bien plus souvent à dissimuler la poursuite du même conflit séculaire entre les deux peuples et leurs élites. Profitant de la révolution hongroise de 1956, et par peur de la contagion, les autorités communistes roumaines, appuyées par les Soviétiques dont elles soutinrent la répression[11], décidèrent en 1959 de fermer l’Université hongroise, considérée comme le fief d’une fermentation critique périlleuse. C’est ainsi qu’elle devint l’institution que l’on connaît aujourd’hui, l’université BabeÒ-Bolyai[12]. Dès ce moment, le parti communiste roumain décida simultanément de roumaniser massivement les villes de Transylvanie (le renversement du rapport démographique urbain)[13] ainsi que les cadres administratifs, tandis qu’il entreprenait une lente, mais inexorable politique de réduction des cadres culturels hongrois, que la forme en soit insidieuse ou violente. Confrontés à une stratégie réduisant leur horizon professionnel dans leur langue, les intellectuels hongrois de Transylvanie, de toutes spécialités, commencèrent, avec la “ bienveillante ” complicité des autorités roumaines, à prendre le chemin d’un exil définitif, soit vers la Hongrie, soit vers les pays occidentaux, créant ainsi un vide culturel certain dont on peut, aujourd’hui, constater les effets. A l’évidence, l’intelligentsia hongroise de Transylvanie manque de cadres, ce qui n’est pas sans soulever de graves problèmes quant à la reconstitution de l’université hongroise, même si, comme je le pense, on ne doit pas utiliser ce prétexte réel pour en refuser jusqu’au principe, comme le fait la majorité des universitaires roumains.[14] Cette politique visait, à l’évidence, à marginaliser la haute culture hongroise, à forcer les intellectuels à l’acculturation au roumain (de fait, les étudiants hongrois sont plus ou moins bilingues), transformant le hongrois en une langue privée ou semi-privée, en une langue religieuse, ouvrière, artisanale ou folklorique. Voilà la dynamique qui œuvrait lorsqu’en décembre 1989 le pouvoir communiste s’effondre, et avec lui les relations internationales roumaines ; dorénavant, sous l’égide des États-Unis et de la Communauté européenne, en théorie, d’autres règles constitutionnelles et institutionnelles sont imposées à l’égard des minorités nationales. Les aménagements et les restrictions de la loi scolaire rappelés précédemment ont créé la situation  administrative floue et imprécise qui présidait aux destinées de la haute culture de la minorité hongroise, quand les résultats des élections du mois de novembre 1996 suscitèrent l’espoir de voir naître un nouveau style de pouvoir.
Il n’en fut rien. Opposant une fin de non-recevoir au principe de l’autonomie de l’université hongroise, les autorités universitaires roumaines de Cluj ont fait appel successivement à des arguments qui, mis bout à bout, manifestent une apparente contradiction, une cacophonie démonstrative dont les hypothèses semblent avancées au gré des interlocuteurs : les unes sont à usage interne, les autres à usage externe. Ainsi coexistent des appels à un jacobinisme classique (“ on ne fonde pas d’université sur des critères ethniques ”) ou à des considérations géopolitiques (“ la séparation des deux universités gêne notre intégration aux institutions euro-atlantiques ou à la Communauté européenne ”)[15]. Visant les élites politiques anglo-saxonnes ou la bureaucratie bruxelloise, la présence de groupes linguistiques hongrois auprès des sections roumaines est présentée comme l’accomplissement d’une “ politique interculturelle et multiculturelle ”. En bref, les autorités universitaires roumaines font feu de tout bois afin d’écarter le principe de l’autonomie de l’université hongroise. Outre que cette incohérence argumentaire renforce les radicalismes nationalistes de tous bords, elle ne renvoie à aucune expérience historique et sociale réelles. Certes, il convient de ne pas tomber dans le piège d’un manichéisme simpliste, où d’un côté il y aurait les méchants et, de l’autre, les bons. Les Hongrois de Transylvanie sont traversés, de courants politiques nationalistes et xénophobes, mais c’est précisément en négociant des compromis que l’on peut espérer les marginaliser, voire les neutraliser, et non en jouant d’arguments et de concepts plaqués ex nihilo sur une réalité étrangère à leur élaboration, renforçant ainsi le radicalisme grâce auquel de médiocres intellectuels alimentent une gloire que leurs œuvres ne leur permettent point. C’est précisément en réexaminant l’origine des arguments à usage externe les plus ambigus, ceux qui font appel aux concepts d’interculturalisme et de multiculturalisme, que je souhaiterais interpréter le destin de la haute culture hongroise.

Est-il suffisant de parler d’interculturalisme ou de multiculturalisme pour saisir la spécificité et la nature des relations culturelles roumano-hongroises (j’ajouterais, hongaro-slovaques, ukraino-roumaines) ? Plus précisément, peut-on refuser le principe d’une université hongroise autonome au nom d’une présence nouvellement proclamée de l’interculturalisme, et surtout du multiculturalisme ? Ou bien, avant tout usage descriptif et interprétatif de concepts sociologiques élaborés à partir de phénomènes singuliers, ne faudrait-il pas les réexaminer, étudier leur fonctionnement dans le champ des idées et des relations socio-économiques qui les produit, dégager leur sens implicite et explicite, pour évaluer ensuite leur possibilité d’élargissement à d’autres sociétés ? Ces mots-concepts rendent-ils compte de situations réelles, ou leur énonciation ne serait-elle qu’une nouvelle manière, plus moderne, de dissimuler la réalité et les enjeux de pouvoirs qui perdurent par-delà les changements politiques ?

1- L’interculturalisme et la fin de la culture européenne

Est-ce une nouveauté que de parler d’interculturalisme ? Le préfixe latin inter marque à la fois la séparation, l’espacement et la réciprocité. Aussi cette simultanéité renvoie-t-elle l’interculturalisme à tout ce qui unit et sépare deux ou plusieurs cultures, sans pour autant faire référence à leur présence, ensemble, sur un même espace. Les travaux des historiens nous ont enseigné que, depuis des siècles, diverses formes d’interculturalité se partagent les sociétés. De par sa généralité, cette notion inclut aussi bien le monde savant que les cultures populaires, rurales et urbaines.
Un regard, même superficiel, jeté sur l’histoire de la culture savante européenne montre combien l’interculturalisme se confond avec l’histoire de l’Europe depuis que les élites romaines s’approprièrent la culture grecque.[16] De fait, l’interculturalisme est contemporain de la formation de l’Europe, tant les migrations, les guerres, les échanges les plus divers ont, dès longtemps, mis en relation les coutumes, les traditions, les institutions, les œuvres, les religions des élites, des ethnies et des peuples qui l’ont forgée. Depuis la fin de l’Antiquité, l’histoire culturelle de l’Europe, savante et populaire, se présente comme une vaste syncrétisation de tous les peuples qui la constituent. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, on rencontre au sein des pays modernes de légères différences culturelles, qui sont autant de traces qui nous remémorent cette antique interculturalité. Contrastes des paysages agraires français[17], italiens, ou espagnol ; contrastes des religions chrétiennes qui se partagent les faveurs d’un même peuple (est-on moins allemand, français ou hongrois si l’on est catholique ou protestant ? est-on moins roumain si l’on est orthodoxe ou grec-catholique ?)[18] ; mais encore, copartage séculaire des débats et controverses portant sur les enjeux de la pensée politique[19], ou les multiples imbrications des formes matérielles, rituelles et cultuelles de la culture paysanne[20]. Un œil serein, une oreille attentive, voit et entend ce que furent simultanément les différences, les proximités et les emprunts qui ont fabriqué syncrétismes et identités. Si l’unité théologique de la chrétienté savante médiévale est rompue par la Réforme, celle-ci, inversement, grâce aux traductions que son prosélytisme suscita, porta chez des peuples catholiques et orthodoxes la langue vulgaire au rang de langue divine, y adjoignant des interprétations qui, pour les seconds, intégraient, nolens volens, des éléments de la chrétienté latine. N’est-ce pas ce qui advint en Hongrie, en Transylvanie, en Ukraine, sous l’influence de la réforme allemande et hongroise d’abord, sous l’effet de la Contre-réforme catholique et autrichienne ensuite ?
Au XIXe siècle, la naissance des États-nations, présentée par les historiographies nationalistes comme l’avènement d’une différence radicale entre les peuples-nations, eût pu faire croire, au nom d’une spécificité irréductible de l’ethnie-nation (de “ l’être national ” pour reprendre la formulation caractéristique des philosophies nationalistes), à la disparition de l’interculturalisme savant et populaire des siècles précédents. Mais ce n’est là qu’une vision historique, sociologique, voire philosophique, animée du seul esprit de propagande nationaliste. En effet, les principes et axiomes qui engendrèrent cette forme politique nouvelle procédaient d’une seule même source métaphysique, et ce quel que soit le peuple au profit duquel ils étaient mis au travail.[21] Les jeunes États-nations qui émergent des décombres des empires sont le produit de cette modernité générale. Les empires, quant à eux, régis par un système politique archaïque entravaient la dynamique intégrative de la modernité. Si paradoxale que cela puisse sembler au premier chef, la division de l’Europe en de multiples États-nations entraîna son uniformisation culturelle et politique, comme si, faute de pouvoir transformer progressivement les vieux empires, il avait fallu briser ces vastes espaces de souveraineté où perdurait un archaïsme médiéval rétif aux innovations sociales et politiques imposées par le mode de production techno-insdustriel. L’événement-avènement (Ereignis) de l’État-nation n’est que la nouvelle forme politique nécessaire au gouvernement des hommes organisés par les nouveaux types de rapports sociaux qu’ont engendré simultanément le déploiement de la production techno-industrielle, le capital financier privé ou d’État, et la massification du salariat. Que ce déploiement ne se réalisât point de manière univoque et identique selon les histoires singulières de chaque peuple, ce sont là, à l’évidence, les effets de différenciations antérieures qui marquèrent toute l’histoire de l’Europe : d’abord avec la séparation des empires romains d’Orient et d’Occident, ensuite, et quelques siècles plus tard, avec l’émergence du capitalisme moderne en Hollande et en Angleterre.
Cependant, on commettrait une grave erreur d’interprétation en regardant la multiplication des États-nations comme un moment de régression de l’interculturalité européenne. C’est, à l’inverse, vers son intensification que tendit cette multiplicité et, par-delà, à l’intensification d’une concurrence établie sur des bases identiques. C’est pourquoi les conflits qui marquèrent cet événement-avènement se sont nourris de tous les arguments fourbis par la modernité, ceux des sciences sociales, de l’histoire, de la linguistique, de la philosophie de la culture, de l’ethnologie ou du folklore, etc., justifiant ainsi, avec les armes de la Raison raisonnante, des hécatombes sans précédent. Désormais, l’ennemi n’était plus le barbare ou l’étranger, à contenir au limes de l’empire ou à intégrer (à condition qu’il reconnût la seule suprématie politique et religieuse de l’empereur), mais bien un semblable, que le logos scientifique tirait d’une humanité générale et abstraite[22]. Dans le discours de l’indépendance nationale on trouve en réalité les principes de l’uniformisation, celle qu’imposent l’économie industrielle et financière, l’innovation technologique et culturelle, finalement les mêmes marchandises comme unique valeur d’un devenir implacable : celui du progrès. C’est pourquoi l’indépendance politique des pays sous-développés apparaît toujours comme le simulacre d’un spectacle offert aux masses populaires de plus en plus déracinées de leurs traditions, fussent-elles depuis longtemps le résultat d’un syncrétisme. Ainsi, pour prendre un exemple qui nous est proche, pendant l’Entre-deux-guerres d’une Europe centrale et orientale déchirée par les conflits nationalistes, on constate combien la pénétration rapide des modes et des styles de vie quotidienne, des goûts, des vêtements, des religions néo-protestantes venues d’Europe occidentale ou des États-Unis, accélèrent l’uniformisation. Signe que les traditions, même les plus fortes, n’ont pas la force de résister victorieusement à la modernité. Mais il n’y là rien de nouveau quand on a saisi l’essence de l’histoire de l’Occident : celle-ci a pour nom emblématique la conquête de l’Amérique, laquelle s’est soldée, à l’évidence, par l’élimination de dizaines de cultures indiennes.[23]
Les effets de la Seconde Guerre mondiale radicalisèrent plus encore le travail de l’uniformisation. La division du monde en deux blocs géopolitiques n’interdit point, malgré d’évidentes différences politiques, l’uniformisation d’agir, y compris en la guise des pouvoirs communistes. Il est dans cette histoire quelque chose qui tient du clonage. Les régimes communistes n’ont-ils pas été les instigateurs d’une industrialisation massive et violente, d’une urbanisation rapide, d’une accélération du déracinement, d’une intégration des intérêts économiques par le jeu des concessions, des prêts et de la dette, des transferts de technologie tant de l’Occident vers l’ex-URSS, que de celle-ci vers les nouveaux pays du tiers-monde ? Sous l’effet de la compétition économique et militaire entre les deux blocs, c’est, par-delà l’Europe orientale et les pays de l’Empire soviétique, par-delà même le monde occidental, l’ensemble du monde qui a été pris dans le même maelström : guerres d’indépendance nationale, guérillas anticommunistes, décolonisation, pénétration soviétique, émergence des petits dragons d’Asie du sud-est. On constate combien, en cinquante ans, l’uniformisation du monde s’est intensifiée. Les publicistes et les politiciens préfèrent le terme de globalisation, en apparence économiquement et politiquement plus innocent, j’y reviendrai.
Cette dynamique n’a pas de fin, tant qu’il demeure dans le monde des sociétés qui ne se conforment point à la domination de la techno-science dans son essence de calcul financier. Une fois l’implosion des régimes communistes (ou la conversion de la Chine au capitalisme économique sous l’égide du pouvoir des communistes)[24], il n’existe plus, à l’évidence, qu’un seul empire, celui des États-Unis, enfant prodigue et original de la modernité occidentale[25] qui a mis en œuvre l’infinité productive avec une efficacité sans pareil, parce qu’elle était déliée de toute tradition historique enracinée dans une territorialité limitée. Pays de colonisation, pays de la Terre promise aux dimensions gigantesques, il offre aux émigrés européens, devenus “ l’homme américain ”, un lieu où mettre en œuvre toutes les méthodes objectivantes de l’innovation technique et de la production. Pour ce faire, il n’eut de cesse que d’éliminer les seules traditions qui pouvaient faire obstacle à cette volonté, celles des Indiens. Or, l’essence même du capitalisme (privé ou d’État) tient d’une expansion infinie[26] ; aucun espace, pas même les espaces intersidéraux[27], n’échappe à la transformation de tout élément naturel en marchandises et donc en valeur d’échange. Aussi la notion de “ global village ” doit-elle être entendue non pas comme un vulgaire slogan publicitaire destiné à faire vendre des ordinateurs, mais comme l’expression d’un maillage planétaire de la communication, qui sous le nom d’Internet prépare déjà la création de nouvelles marchandises. A présent, inclus ou exclus de l’Internet, du grand mouvement planétaire des échanges de marchandises, des jeux des marchés financiers, nous sommes tous soumis à une totalité où la notion même d’interculturalité se dissout et tend à n’être plus qu’une série de micro-variations sur un seul et même devenir économique, où les seules différences culturelles qui se manifestent sont celles qui passent entre des hommes qui préfèrent le Coca-Cola et d’autres le Pepsi-Cola, entre les adeptes du MacDonald et ceux du Kentucky Fried Chicken.[28]
Peut-on aujourd’hui parler d’une véritable interculturalité, qui manifesterait à la fois l’union et la séparation de cultures aux traits contrastés ? Ou bien l’emploi de ce concept n’est-il que l’une des nombreuses formes prises par les simulacres du posthumanisme de la modernité tardive ? Pendant que la globalisation devient peu à peu l’expérience existentielle réelle d’une minorité et l’expérience virtuelle d’une majorité, ce qui résiste à la globalisation ne peut réellement s’échanger que s’il se transforme, d’une manière ou d’une autre, en marchandise. En sa généralité, l’Occident, lorsqu’il capte ou phagocyte les événements culturels venus d’autres cultures, n’opère qu’une transmutation des valeurs qui permet ainsi de les intégrer au monde de la marchandise. Autrement dit, tout ce qui apparaît différent, mais qui néanmoins peut être intégré à la sphère de la marchandise, perd la ou les valeurs non utilitaristes (valeurs rituelles ou cultuelles) qui faisait auparavant leur singularité originelle. Voilà où se tiennent les limites des interculturalités historiques, lorsque l’inter ne marque plus aucune différence irréductible, mais sert à dissimuler la donation d’un sens univoque, celui de l’extension productive générale. A l’évidence, c’est là que se dévoile la donation de sens qu’énonce l’inter dans l’Internet.
Parler d’interculturalité pour caractériser les relations entre les peuples qui entrent dans la modernité tardive quand leur devenir devient de plus en plus identique, c’est vouloir faire revivre un mourant entré dans le stade ultime de l’agonie. Dès lors qu’elle devient l’objet d’un discours politique détaché de l’épreuve de la réalité socio-économique, l’interculturalité se réduit à une fable, que l’on sert au bon peuple pour faire croire à une égalité dans les relations internationales. Au moment où l’écart entre les peuples pauvres et les peuples riches n’a jamais été marqué de différences aussi accusées, l’interculturalité ressemble bien à l’un de ces simulacres de démocratie qui scelle la fin du politique à l’époque de la modernité tardive. Serions-nous déjà entrés dans l’époque de la postdémocratie ?

2- Le multiculturalisme ou la face séduisante du “ Global village ”

A la notion d’interculturalité, régissant les relations entre les peuples qui habitent des États différents, s’adjoint celle de multiculturalisme, qui rendrait compte des nouvelles formes de socialisation au sein des pays développés les plus avancés.
D’emblée, relevons le paradoxe présenté par le couple paradigmatique globalisation/multiculturalisme. D’un côté, d’aucuns affirment la fatalité du “ Global village ”, de l’autre, les mêmes assurent que les sociétés-États se fractionnent en de multiples groupes socioculturels coexistant plus ou moins harmonieusement. Les mêmes analystes soulignent encore que cette situation doit être regardée comme la fin du monoculturalisme blanc et européen. Or, ces discours nous arrivent de pays où l’immigration de peuplement a fondé la nation moderne. Après les premières conquêtes européennes, après l’élimination (physique) ou la marginalisation socio-économique des premiers habitants (Indiens américains, aborigènes australiens ou Maoris néo-zélandais), la société-État s’est constituée par des apports massifs de populations venue d’abord d’Europe occidentale (les premiers colons) et d’Afrique (les esclaves), puis des divers pays d’Europe centrale, orientale, de Russie, ensuite d’Asie et du Moyen-Orient. De fait, il s’agit essentiellement des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande.[29] Après l’accélération de la décolonisation dans les anciens empires français, britannique, hollandais et portugais, le développement du néocolonialisme économique et l’appel à la maind’œuvre immigrée pour reconstruire l’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale, le phénomène s’est amplifié, s’étendant à l’ensemble de l’Europe occidentale. Il y aurait donc simultanément deux phénomènes opposés et non contradictoires de même force, d’une part une globalisation de l’ensemble des sociétés humaines, de l’autre une fragmentation multiculturelle.
La globalisation — autre nom de l’uniformisation — indique une standardisation toujours plus accrue des produits, un maillage toujours plus dense des réseaux de communication, des informations, des canaux de circulation des marchandises et des capitaux, et, par là même, une uniformisation des rapports sociaux entre les hommes. Pour lors, quel pourrait être l’espace social de la multiculturalisation au sein du processus de globalisation ? En d’autres mots, quels sont les processus instaurant des différences culturelles au cœur même du lieu qui accouche de cette globalisation ? Enfin, ne faudrait-il pas questionner les conditions de possibilité du discours du multiculturalisme comme manifestation de cette globalisation-uniformisation ? En effet, un simple constat de bon sens nous apprend combien, voici un siècle encore, le monde était bien plus marqué de différences culturelles insurmontables, inintégrables et ignorantes les unes des autres, qui, sous l’effet de la modernité uniformisante, disparurent, soit phagocytées soit syncrétisées, soit purement et simplement détruites lorsque leur originalité faisait par trop obstacle au développement de la modernité.
Dès son origine, la globalisation se présente comme un processus économique, ou plutôt techno-économique, qui ordonne et organise la constitution de formes sociales, politiques et culturelles identiques. Ainsi, progrès et globalisation sont synonymes, y compris dans la manière dont ils énoncent l’événement de leur présence en le déconnectant de sa source techno-économique, sous la forme d’un destin régit par des “ lois naturelles ” — en bref, en naturalisant la rationalisation techno-économique, sa source financière et les enjeux de profits qu’elle supporte. Simultanément, du côté du social, le terme multiculturalisme, par sa neutralité axiologique, écarte de même façon toute pensée politique du social qui articulerait la diversité conflictuelle des intérêts engendrés par la mise en œuvre généralisée et planétaire de la rationalisation de la production. Tant du côté de la globalisation que du côté du multiculturalisme, la notion de classes sociales conflictuelles est expurgée. Et c’est précisément grâce à l’apparente neutralité axiologique de l’économique que la dichotomie globalisation/multiculturalisme peut juguler simultanément et le social et le politique. Mutatis mutandis, cette neutralisation rappelle la pertinence des analyses critiques élaborées par Lukács à propos de la théorie de l’art pour l’art au 19e siècle. Pendant que ses théoriciens — essentiellement les philosophes de l’idéalisme allemand — plaidaient l’autonomie de l’art vis à vis des contraintes de la vie quotidienne et pratique, ils ignoraient le fait que, si l’art s’était en effet émancipé de l’Église, de l’État monarchique, du Prince, cette libération n’avait été possible que par la création d’un véritable marché de l’art, qui déplaçait son aliénation dans une autre sphère. En son autonomie, l’art était devenu l’expression interne de la fragmentation existentielle et sociale accomplie par la rationalisation totalisante de la production dans l’espace public de la bourgeoisie.[30]
Définissant les sociétés modernes comme des ensembles complexes, les sociologues décrivent les multiples divisions fonctionnelles qui les caractérisent, la multiplication des rôles et des statuts contradictoires que chacun doit assumer dans le cours de la vie quotidienne et professionnelle aux enjeux individuels et collectifs antinomiques, dont aucun rituel ne vient codifier ou résoudre les dysfonctions. Chacun est ainsi abandonné à son angoisse, aux interprétations aseptisées de la psychologie, ou pis, à l’usage massif des neuroleptiques, de l’alcool ou de la drogue[31]. La fragmentation de l’expérience existentielle se tient donc dans la déconnexion entre les impératifs de la production capitaliste — les contraintes techno-financières faisant plier le salariat et les exigences du profit organisant les stratégies et les tactiques du Capital — et ce qui ressort à toutes les autres nécessités culturelles de la vie humaine, a priori non utilitaristes. Or, la seule possibilité de réintégrer ces nécessités culturelles dans la totalité rationnelle, c’est de les transformer en marchandises, dussent-elles apparaître comme marchandise de la différence, d’une différence dont Baudrillard a parfaitement relevé le simulacre.[32] La logique d’une production de plus en plus massive d’objets identiques, par exemple, la logique propre à la rationalisation des procédures techniques menant à l’interconnexion de la téléphonie, de la télévision et de l’informatique, déploie une totalisation (ou globalisation) sans précédent de la sphère économique, qu’illustre parfaitement tant la délocalisation des entreprises multinationales (ou transnationales) que la quasi simultanéité des marchés financiers. Que ce processus n’ait fait que s’accélérer au cours du 20e siècle, il n’y a là qu’une banalité cent fois reproduite. Guerres, révolutions, décolonisations, ouverture des marchés, tourisme de masse, sont autant de nouvelles figures de l’éidos occidental parti jadis à la conquête du monde — de ce monde qui nous est donné en copartage — et qui maintenant le soumet à une occidentalisation généralisée transformant tous les peuples en acteurs de cet éidos, dût-il parfois engendrer des formes tératologiques, tant en Occident qu’ailleurs, ou apparaître sous les aspects caricaturaux de plagiats maladroits et ridicules, mais toujours hautement destructeurs.[33]
La globalisation, n’en déplaise aux coryphées du libéralisme économique sans limite, rend plus juste encore qu’en son temps la définition que Marx donnait du monde engendré par le capitalisme : “ Le monde est une accumulation de marchandises ”. A cette définition, il conviendrait seulement d’ajouter à présent : “ le monde est une accumulation d’informations univoques ”. En effet, comment peut-on parler de multiculturalisme lorsque des centaines de programmes de télévision et de radio diffusent les mêmes images, les mêmes dialogues, énoncés en diverses langues réduits à de simples clichés et les mêmes spectacles, et les mêmes sports, et les mêmes clips regardés par des centaines de millions de spectateurs ? Une telle globalisation, inédite dans l’histoire humaine, poursuit son inexorable marche en avant. C’est pourquoi tout discours, mouvement, révolte ou guerre de type nationaliste réactif ne manifeste que des guerres civiles, dont les protagonistes cherchent un partage plus égalitaire de l’abondance des choses. Rien moins que l’accomplissement de l’essence de la technique, dont Heidegger nous a montré qu’elle n’était point technique, mais métaphysique. En d’autres termes plus empiriques, la globalisation n’est, en fin de compte, que la mise à découvert de l’infinité objectivante de toutes les potentialités productivistes.[34]
Envisagé de cette façon, la chute du communisme — lequel se présentait aussi comme une forme réactive de la rationalité productiviste moderne, mais une rationalité toujours subvertie par un télos politique qui crut, un temps, y trouver le salut d’une société sans classe — incarne simultanément l’extension et l’accélération du processus de globalisation. Rien dans la dynamique de cette implosion ne peut s’apparenter à un quelconque dépassement dialectique (Aufhebung) ; elle ressemble plutôt à un apurement des comptes, à une mise à niveau, plus profondément, à la mise en conformité de l’éidos occidental avec lui-même dès lors que sa modernité populo-bureaucratique — le socialisme réel — ne s’accordait plus aux nouveaux besoins de mobilisation et de contrôle des masses, tant à l’Ouest qu’à l’Est.[35] Admettre que l’éidos occidental a sécrété le communisme réel, c’est l’envisager dans la vérité de son événement — à savoir comme l’élaboration d’un syncrétisme entre le culte de la techno-science, la fin de la nécessité et de l’histoire, et le salut du jugement dernier donné et accompli par un nouveau rédempteur collectif, le prolétariat[36], en un lieu nommé Russie où la modernité, en raison de conditions culturelles et politiques originales, pénétrait avec difficulté. C’est donc une hypostase de l’Occident, nommée U.R.S.S., qui a implosé en 1989 et qui, ailleurs, plus à l’Est, en Chine, s’est muée en simple dictature policière et militaire pour se conformer, sans trop de risques sociaux, au même destin économique.
Pour lors, comment, dans ce paysage en même temps réel et métaphysique, convient-il d’entendre le multiculturalisme ?

S’il y eut jamais au sein d’un empire à la fois techniquement moderne et politiquement archaïque, un réel multiculturalisme (une juxtaposition territoriale et contrastée de cultures, de langues, de religions), l’ex-URSS nous en fournit le meilleur exemple. A preuve, une fois le contrôle totalisant du Parti-État défait, une fois le Parti-État littéralement implosé, les nationalismes régionaux ou locaux se sont affirmés comme si soixante-dix ans de pouvoir centralisateur et répressif n’avaient été qu’une parenthèse, sans effet sur les identités collectives. Dans tous les cas, on doit comprendre que la modernité induite par le communisme a fait passer les peuples d’une identité ethnico-religieuse archaïque à une identité nationale prémoderne, sinon moderne. Des Pays baltes à l’Arménie, de l’Ukraine aux républiques caucasiennes et à l’Asie centrale, l’empire a explosé en États différents, modelés sur les divisions fédérales instaurées par le régime communiste. Chacun s’est doté d’un gouvernement et d’institutions étatiques autonomes, chacun se trouve confronté à la problématique des minorités ethniques, nationales et/ou religieuses, chacun mendie sa pitance auprès du F.M.I. Preuves renouvelées que dans la modernité, l’indépendance politique n’est qu’une façade lorsqu’un pouvoir économique ne peut en soutenir les ambitions. Il en fut de même dans l’ex-Yougoslavie, pays multiculturel et multiconfessionnel, qui se désagrégea dès lors que dans chacune des républiques le pouvoir communiste eût perdu tant la puissance de rassemblement et de contrôle politique que la légitimité d’assurer le bien-être économique. Mais, à l’évidence, lorsque l’on avance sur la voie tracée par le concept de multiculturalisme, ce n’est pas de ce type de configuration politico-sociale qu’il s’agit.
Serait-il alors question de culture savante ? Cela ne semble guère le cas. Jamais les cultures savantes n’ont soulevé cette question à propos de leurs relations. De fait, en Occident, ni le multiculturalisme ni le monoculturalisme n’ont fait problème dans la sphère de la culture savante quand elle se confronte au devenir de sa propre pensée, et ce quel que soit le nom qu’on lui donne : philosophie, métaphysique, épistémologie, histoire. C’était cela l’Universitas. Or, tant après la rupture instaurée par la Réforme, qu’après celle installée par les États-nations, le multiculturalisme lui était étranger, dénué de sens, parce qu’érudits et savants ont toujours débattu entre eux d’objets semblables.
Le multiculturalisme serait-il alors la manifestation d’une volonté de protection des cultures archaïques ? Ce souci semble ne pas occuper l’esprit de ses thuriféraires. Aujourd’hui, l’archaïsme est mortou du moins agonisant, c’est là le résultat de la conquête accomplie par l’éidos occidental. Ce que naguère Lévi-Strauss nomma “ l’arc-en-ciel des cultures humaines ” se composait précisément de cultures juxtaposées et contrastées qui, dans leur généralité, s’ignoraient les unes les autres et, dans des espaces restreints, pouvaient s’emprunter des éléments divers et variés qu’elles intégraient ensuite à leur propre système de croyances et de cultes, à leur cosmos, en bref à leur irréductible Weltanschauung. Le temps où l’Occident s’étonnait des cultures primitives est révolu. L’époque où l’Homme “ sauvage ” engendrait tour à tour inquiétudes religieuses (le “ Sauvage ” a-t-il une âme ou non?) ou attractions passionnées (Cf. les romans de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles, Paul et Virginie, Atala, puis au XXe siècle une certaine anthropologie vécue comme un véritable rite initiatique par de jeunes intellectuels occidentaux) s’est achevée avec sa disparition. Aujourd’hui, ce qui reste du “ sauvage ” se confond soit avec le lumpen du XIXe siècle européen, soit avec des objets de consommation pour touristes en goguette. Dans un cas on le marginalise et le contrôle, dans l’autre on le réduit à une marchandise touristique, le traitant comme un animal domestique et le sommant d’obéir à nos désirs d’exotisme de pacotille.
Le multiculturalisme, tel qu’il nous vient des Etats-Unis — et pour être plus précis de la gauche américaine[37] — recouvrait des phénomènes d’une toute autre nature. A son origine, il visait la lutte antiraciste, la reconnaissance d’une dignité culturelle et sociale à tous les émigrés vivant dans les ghettos. Il se rapportait aux phénomènes d’urbanisation des mégalopoles nord-américaines où, aux côtés des afro-américains, se pressaient des populations diverses et nombreuses venues chercher, au cœur du monde capitaliste, travail et richesses dans l’espoir de ne plus subir les discriminations fondées sur la “ race ” ou la religion dans leur pays d’origine.[38] Phénomènes de ghettoïsation moderne croissant, ils s’intensifient avec l’augmentation de la paupérisation du monde engendrée par la radicalisation du capitalisme libéral. Cherchant un minimum de protection (fût-elle illusoire !), les hommes déracinés se rassemblent dans des ghettos selon le pays qu’ils ont quitté, avec leur sous-culture religieuse, régionale, parfois minoritaire au sein de leur terre d’origine. Cette mosaïque d’origines n’a plus rien de commun avec la composition ethnique et sociale des anciennes villes cosmopolites des empires, avec la Salonique de l’Empire ottoman, la Vienne des Habsbourg, la Saint Petersbourg des Tsars. Là, chaque “ nation ” occupait un quartier où cohabitaient dans un continuum riches et pauvres, élites et artisans, intellectuels, clercs et ouvriers, où les solidarités s’articulaient autour d’un communautarisme réel, dont la contrepartie impliquait la soumission à un puissant contrôle social. Après l’amplification de l’émigration du Sud et de l’Est vers le Nord, et la multiplication des groupes communautaires, le multiculturalisme, à la fois comme instrument descriptif et pratique, vise à aménager la démocratie des mœurs et des opinions en reconnaissant un relativisme culturel sans pour autant suspendre jamais le jugement éthique, celui qui permet de soumettre ce relativisme à la conformité des valeurs idéales du Bien, du Bon et du Beau prônées par la démocratie américaine.[39]
Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une transformation du multiculturalisme. Un nouveau monde urbain s’est créé sous l’effet des grandes mutations engendrées par la décolonisation et le néocolonialisme industriel et financier, les multiples guerres, les génocides qui, depuis le début du siècle, ont bouleversé toutes les sociétés d’Europe de l’Est et celles d’Outre-mer, détruit des équilibres sociaux et économiques millénaires et entraîné vers l’Occident des populations de plus en plus nombreuses fuyant les massacres de féroces dictatures de droites ou de gauches, et, last but not least, cherchant à échapper à l’inexorable paupérisation engendrée par une production de plus en plus soumise à la division internationale du travail.
En bref, le triomphe actuel de la conception “ multiculturaliste ” du social aux États-Unis semble bien marquer l’échec du melting-pot, lequel constitua l’un des arguments fondateurs de la démocratie sociale de ce pays depuis le début du siècle. Échec qui s’est étendu à l’ensemble du monde occidental — y compris à un pays comme la France, dont le jacobinisme fortement intégrateur est en faillite — au fur et à mesure que le capitalisme éprouvait l’impérieuse nécessité de briser toute limite étatique, tout l’ensemble de lois et de règlements protectionnistes entravant et l’accroissement de la rationalisation de la division internationale du travail, c’est-à-dire limitant sa quête insatiable de lieux où, grâce à une main-d’œuvre bon marché, à l’absence de lois de protection sociale et de salaires minimum garantis, se réalisent les profits maxima.[40]
Si, dans un premier moment, le multiculturalisme traduit la présence de groupes de déracinés, la multiplication des vaincus de l’économie libérale d’origine rurale ou semi-rurale — lumpen des villes du tiers-monde —, ou venus des classes moyennes paupérisées. Tous ces vaincus, tous venus du Sud et de l’Est se reconstituent en communautés dans les mégalopoles occidentales, dans un second moment, ce concept s’est étendu à une réalité sociale bien plus vaste. Dorénavant, il réunit sous la même entité des groupes qui, après une intégration économique ascendante réussie, affichent une différence culturelle. Dès lors, avec le concept de multiculturalisme s’opère une sorte d’égalisation de toutes les différences, quelles que soient leurs généalogies. Ainsi, tant aux États-Unis qu’au Canada, on a vu se créer une égalité de valeur communautaire entre les restes des tribus indiennes survivantes dans les réserves, le lumpen afro-américain[41], haïtien ou chicanos des ghettos, et des regroupements de nationalités de gens fermement intégrés au système économique et politique général, les Italiens, les Irlandais, les juifs, les Chinois, les Coréens, les Vietnamiens, etc. Plus encore, le même concept inclut des groupes fondés sur des différences sociobiologiques : les femmes[42], ou d’autres groupes recherchant la socialisation de comportements demeurés, jusque là, dans le domaine de l’expérience privée, l’homosexualité masculine ou féminine. Il y aurait donc autant de cultures, égales en valeur “ culturelle ”, que de regroupements communautaires réels, quels que soient leurs traits distinctifs. Que la différence s’instaure à partir de critères ethniques, linguistiques, religieux ou comportementaux et individuels, tous représenteraient une sorte d’idéal attaché à d’irréductibles traditions, incompatibles les unes avec les autres. Une telle construction idéaliste ne résiste pas à une démarche un tant soit peu critique. Pour les pauvres venus chercher le Wellfare de l’American way of life, le multiculturalisme communautaire prôné naguère par la gauche américaine[43] est devenu, par un retournement étrange — celui d’une gauche ayant abandonné le terrain social en s’adonnant à son tour au culte de l’hyperlibéralisme économique — le credo politically correct du conformisme social de ce même libéralisme.[44] Pour lors, ce “ multiculturalisme ” ne s’identifierait-il point à une stratégie de la contrainte, celle qui, grâce à la reconnaissance d’une différence, permet de soumettre au modèle dominant tous ceux qui voudraient encore conserver des traditions socio-politiques incompatibles avec ce même modèle ? Pour ceux qui sont déjà intégrés au système économique global, l’usage du “ multiculturalisme ” offre la possibilité d’une reconnaissance sociale en tant que groupes de pression (lobbies), traduisant une parfaite maîtrise du système politique général dont les acteurs jouent, et se jouent, àfin de négocier avec les pouvoirs centraux et locaux des avantages économiques et des droits qui s’apparentent à des privilèges en ce qu’ils deviennent autant d’exceptions à la règle générale. Une telle fragmentation des intérêts socioculturels œuvrant dans la même sphère économique ne peut s’accomplir sans la bénédiction du capitalisme de la modernité tardive. Non seulement il n’y saisit aucune menace à l’encontre de son pouvoir intégrateur, mais, à l’évidence, il y trouve son intérêt, puisque le “ multiculturalisme ” occulte et évince toute critique politique des ravages économiques et sociaux réels produits par le déploiement de sa rationalité.[45] Si la droite archaïque américaine vitupère encore contre la permissivité du multiculturalisme, en revanche, les couches les plus avancée du capitalisme le favorisent, comme le proclament tous les discours prônant la nouvelle et multiple liberté culturelle offerte par les moyens de communications les plus sophistiqués, c’est-à-dire les instruments électroniques et informatiques du Multimedia Highway pour lesquels, depuis une décennie, sont mobilisés de gigantesques investissements, qui garantissent aujourd’hui les profits légaux les plus rentables.

Au moment où le véritable archaïsme disparaît de la surface de la terre, ce multiculturalisme développe la notion d’altérité généralisée, laquelle finit par désigner le voisin de palier, le compagnon de voyage dans le métro, le collègue venu d’un autre pays et partageant avec moi les mêmes valeurs de la culture savante, voire la femme qu’on aime et avec laquelle on partage la vie. En somme, avec son posthumanisme de la différence, il finit par rendre étranger le plus proche.[46] Le multiculturalisme et son corrélat, l’altérité culturelle étendue à tout le champ du social, se présentent, dans les pays les plus développés, comme une idéologie dissimulant, dans son énonciation même, les véritables différences qui demeurent, volens nolens, celles engendrées par la sphère économique. On ne peut qu’y voir l’incarnation accomplie de la métaphysique de l’infinité qui fit de l’Occident le conquérant destructeur de toutes les réelles différences qui constituaient naguère “ l’arc-en-ciel des cultures humaines ”.
Un tel “ multiculturalisme ” ne manque pas cependant de contradictions qui viennent en contredire l’efficacité théorique et pratique. Ainsi, aux États-Unis, l’espagnol n’est toujours pas reconnu comme seconde langue officielle dans les États de l’Union où, précisémen, vit une minorité nombreuse d’hispaniques. Dans sa factualité socioculturelle, l’accès à la haute culture, celle qui non seulement domine les lettres, mais plus encore les sciences, la gestion industrielle et financière, ne peut s’accomplir sans la maîtrise de la culture anglo-saxonne. En effet, lorsque le président Clinton, dans le discours qu’il a délivré le 14 juin 1997 à l’université de San Diego, plaide pour la réalisation aux États-Unis d’une société multiraciale et multiculturelle égalitaire, sa pensée sous-entend implicitement que celle-ci ne se peut accomplir qu’en anglo-américain, dans le champ des référents culturels anglo-américains. Le non-dit de ce dire nous enseigne qu’il est bel et bien question du pouvoir omnipotent d’un monoculturalisme. Dès lors une conclusion s’impose, à savoir que le multiculturalisme a pour effet de gommer idéologiquement (au sens marxiste du terme) les effets sociaux de la réalité économique, l’hyperfragmentation de la société et la solitude de chacun dans la foule anonyme des salariés et des chômeurs (Cf. le film de Robert Altman, Short Cuts). Effet de dissimulation de la réalité économique de l’homo homini lupus, que met en œuvre l’orchestration de la convoitise généralisée dans la plus féroce des compétitions économiques, ce multiculturalisme offre certes les apparences de gages symboliques donnés à tous ceux qui en subissent les lourdes conséquences, mais sans remettre jamais en cause l’origine des différences réelles que cette même compétition suscite. Pis, la fragmentation tend à faire de la société un ensemble de communautés cherchant à s’approprier des droits particuliers, qui démentent par là même l’harmonie implicite à cette conception multiculturaliste du social et finissent par engendrer des intérêts sociaux contradictoires, qu’aucune instance supérieure étatique ne peut plus concilier.[47] Seule la soumission de chacun et de tous à l’ordre engendré par la sphère économique, à l’ordre qui désigne les dominants et les dominés, ceux qui détiennent le pouvoir de décision et ceux — l’écrasante majorité — qui en subissent les conséquences, est demeurée inchangée.[48]
Le multiculturalisme n’aide en rien ceux que l’hyperlibéralisme non seulement écarte des agapes de la société de consommation, mais plus justement réduit à la plus grande pauvreté. La dynamique purement économique, qui délie le capitalisme de toute responsabilité collective autre que celles impliquées par l’immanence de son propre mouvement d’expansion planétaire, est aveugle devant les effets sociaux catastrophiques produits par la rationalité du profit. C’est précisément au sein de cet oubli que peut s’accomplir la métaphysique de l’infinité du produire (qui est l’infinité du profit), comme devenir évinçant tout projet politique et social porteur de contraintes — et donc de limites posées à la dynamique économique. A l’évidence, ce sont les groupes appartenant aux strates sociales économiquement privilégiées qui sont les promoteurs du multiculturalisme, car, en ultime instance et malgré les combats d’arrière-garde des anciennes idéologies réactionnaires, leurs revendications “ culturelles ” sont regardées comme autant de valeurs communautaires compatibles avec ce devenir : jamais elles ne menacent les fondements de l’ordre établi. A l’inverse, il suffit que des revendications communautaires se tiennent explicitement dans le champ d’une critique politico-économique pour que le système déploie l’usage de la force la plus brutale, de cette force répressive contre laquelle, depuis l’aube du capitalisme, la lutte syndicale s’est élevée avec courage et abnégation, afin d’imposer un contrôle politique démocratique aux enjeux économiques. En relevant en termes politiques le défi des ghettos noirs, les Black Panthers ont payé de leur vie cette lucidité, qui s’est soldée par un massacre. En dépit de leurs aspects désordonnés et incohérents, n’est-ce point une force identique qui sous-tend les révoltes des ghettos noirs quand ils veulent échapper au naufrage de la drogue et de la misère ? Lorsque le multiculturalisme communautaire ne signe pas la faillite du social et que la lutte communautaire s’identifie à la lutte de classe, elle devient inacceptable et dangereuse. C’est dans ces moments de crise que les bonnes âmes démocratiques du multiculturalisme politically correct se découvrent, et proclament haut et fort leurs véritables intérêts : dès lors, il n’est alors plus question de culture, mais de délinquance ; plus question de gages symboliques, mais de solutions judiciaires, pour, une fois encore, exclure ceux qui explicitent avec vigueur et courage les seules véritables différences. Dans ce cas, les affaires du multiculturalisme sont réglées par des opérations de police, par l’intervention militaire de la Garde nationale, voire, lors du dernier soulèvement du ghetto de Los Angeles en 1995, et pour la première fois depuis la Guerre civile, par l’intervention de l’armée fédérale.
En masquant l’atomisation de l’expérience existentielle de tous et de chacun, le multiculturalisme n’en est que plus consubstantiellement uni à la globalisation de la planète sous l’égide d’une économie de plus en plus concentrée par la centralisation de ses décisions et de plus en plus éclatée dans le décentrement de sa production.[49] Sous couvert de différences, le plus souvent illusoires, cette fragmentation laisse les hommes hébétés et sans ressort devant ce qui les rassemble pour un destin unique, commandé par la multiplicité infinie des activités productives et des marchandises offertes à la consommation ou à la convoitise. Comment, dès lors, ne pas voir dans le multiculturalisme un produit (un nouveau produit) de l’éidos occidental, une nouvelle énonciation de son mode-d’être dans le monde, où se révèle le cours même de l’unification planétaire ? Comment enfin ne pas saisir dans l’argumentation du multiculturalisme la version dissimulée d’un monoculturalisme, dorénavant ni spécifiquement européen, asiatique ou moyen-oriental, mais général et inhérent à l’accomplissement de la modernité tardive. A l’échelle de la planète, les ressorts du multiculturalisme ne peuvent donc échapper aux déterminations du “ Global village ”. Certes l’expression sonne agréablement à l’oreille, mais la référence au “ village ” ne rappelle en rien une quelconque nostalgie pour un monde que nous avons définitivement perdu, au contraire, sa positivité pacifique, presque hédoniste, n’est qu’une manière douce et cependant implacable (certains commentateurs avancent la notion de totalitarisme soft) de soumettre la démocratie politique et culturelle aux seules raisons du marché et de la rentabilité.
Or, voici qu’au centre du “ Global Village ”, aux États-Unis, le multiculturalisme est en passe de ne plus pouvoir dissimuler l’échec du melting-pot et la brisure de plus en plus accentuée du lien social qu’il opère[50], faisant de ce pays, selon les mots de Kenneth Galbraith, le plus puissant pays de la planète et le plus riche des pays du tiers-monde. Aujourd’hui, cette brisure du lien social s’est amplifiée a tel point qu’elle suscite l’inquiétude, aussi bien celle d’un grand financier comme Georges Soros[51] que celle d’un journaliste en renom comme William Pfaff[52] du Los Angeles Times, ou celle d’un penseur comme Richard Rorty[53], naguère peu enclin aux discours radicaux. Chacun, à sa manière, mesure les ravages sociaux engendrés par l’hyperlibéralisme d’un marché illimité qui s’impose comme le devenir d’une religion révélée, celle de la main invisible qui équilibrerait l’offre et la demande de biens. Vision aseptisée que dément le bon sens lorsqu’on observe la concurrence exacerbée qui régit les concentrations industrielles, nourrit la lutte acharnée que se livrent les holdings financiers sur les places boursières et suscite la création artificielle de nouveaux besoins, à grand renfort de publicité pour laquelle des sommes colossales sont dépensées. Il y a là le déploiement d’une vérité ontologique, celle de la technique, qui réduit le monde (comme les chasseurs de têtes Jivaros réduisent les têtes des ennemis qu’ils ont tués au combat) aux seuls échanges économiques, réduction que tentent vainement de dissimuler, sous l’égide d’une harmonie multiculturelle implicite, les avatars d’un ultime platonisme de bazar ou, dans une formulation plus juridique, les élucubrations d’un néokantisme de supermarché à la Rawls. A cette crise socio-politique engendrée par le capitalisme de troisième type, le multiculturalisme n’offre que des réponses sans effets, car sa mise en œuvre n’atténue en rien ce qui, à travers une atomisation sociale plus puissante que jamais (ce que certains philosophes nommeraient l’impossible être-en-commun politique), révèle l’échec authentiquement tragique de la modernité tardive, à savoir, l’intensification de plus en plus accusée de la disjonction des pôles de la richesse et de ceux de la pauvreté.

3- Le multiculturalisme et l’autonomie de l’université hongroise de Transylvanie ou les enjeux d’un faux-semblant. **

Si les arguments du multiculturalisme recouvrent et manifestent simultanément l’uniformisation généralisée des cultures et la fragmentation de plus en plus accusée du social, comment la singularité culturelle de la Transylvanie réagit-elle à cette dynamique globale, que certains tentent de lui imposer ? Pour en approcher la complexité et les contradictions, il n’est pas d’autre voie que de la ressaisir dans le cours de l’histoire récente du communisme, et plus particulièrement dans sa phase nationaliste, celle qui commence avec la seconde partie de l’ère de Gheorghiu Dej[54], après la révolution hongroise de 1956, et qui s’achève le 28 décembre 1989, avec la fin tragique de Nicolae CeauÒescu et du régime communiste en Roumanie.
Parmi les opinions écartées de toutes les conversations et déclarations publiques, celles ayant trait à la politique culturelle antihongroise déployée au cours de cette période par le pouvoir communiste en Transylvanie font l’objet d’un pesant silence et d’une occultation qui jette un voile d’ambiguïté et de duplicité sur les attitudes et les stratégies réelles des élites roumaines. En revanche, il n’est pas rare d’entendre dans le cours de conversations privées des intellectuels roumains porter des jugements qui surprendraient bien des observateurs de la Roumanie postcommuniste. Nombreux sont ceux qui approuvent sans réserve la politique culturelle antihongroise du national-communisme roumain : “ Il faudra bien reconnaître un jour, me confessait un distingué historien de l’art, issue d’une famille bourgeoise ayant souffert de la répression communiste au début des années 1950, que la seule action positive de CeauÒescu a été d’avoir renversé dans les grandes villes de Transylvanie le rapport démographique entre les Hongrois et les Roumains. Il en a fait des villes roumaines. ”[55] En dépit de l’empressement fébrile d’une majorité d’intellectuels roumains à dénigrer toutes les décisions et actions mises en œuvre par le régime communiste de l’ère CeauÒescu, en secret ils approuvent sa politique culturelle nationaliste à l’égard des minorités nationales. A preuve, aujourd’hui, lorsqu’il est question de redonner son autonomie à l’université hongroise de Cluj, nombre d’intellectuels — et ce quel que soit le nouveau parti politique qui emporte leur préférence — s’accordent pour la refuser, tant et si bien que tous rencontrent les positions avancées par les représentants des partis ultra-nationalistes.
Certes, l’opposition à cette autonomie emprunte diverses formulations plus ou moins nuancées, dont j’ai rappelé précédemment les arguments : jacobinisme et/ou multiculturalisme pour les plus habiles, exclusion xénophobe pour les radicaux les plus violents. Beaucoup, explicitement ou implicitement, conçoivent les relations roumano-hongroises dans le cadre de l’ancien paradigme territorial de l’État-nation-ethnique, où la minorité nationale joue le rôle de cinquième colonne pour un État voisin souhaitant reconquérir des terres naguère perdues. Cependant le paysage n’est pas aussi clair, parce que la fraction la plus radicale de la minorité hongroise partage cette conception des rapports roumano-hongrois, ne rêvant que de revanche et de reconquête. Or ce cadre conceptuel, ce paradigme du ressentiment collectif se défait peu à peu sous l’effet des mutations économiques et culturelles qui, depuis la fin du régime communiste, modifient irrésistiblement les représentations des nouvelles générations.
Les pratiques quotidiennes révèlent, bien mieux que les discours ad hoc, les réalités sociales de la société roumaine, leurs contradictions, la convergence et la divergence des intérêts des divers groupes culturels en présence. Hormis la gestion bureaucratique des institutions universitaires, des rencontres musicales, plus rarement théâtrales[56], il n’existe pas, à proprement parler, de relations interculturelles entre les universitaires, intellectuels et étudiants roumains et hongrois. Les relations sont, stricto sensu, fonctionnelles, instrumentales, stratégiques et tactiques, et, pour ce qui concerne le contenu effectif des cultures savantes, marquées d’une ignorance réciproque. Certes, il n’est guère difficile de noter diverses situations sortant de ce cadre général, de repérer des rapports d’amitié, des relations de voisinage harmonieuses et des mariages mixtes ; toutefois, il est certains sujets tabous entre amis, entre voisins, ou même dans un couple. Les récents débats sur l’autonomie de l’université hongroise ont mis à nu la force de ces tabous, faisant voler en éclats des amitiés, des relations de voisinages, créant des tensions au sein de couples mixtes. Parmi les étudiants, hormis les clubs sportifs, il n’est guère d’associations syndicales, culturelles ou civiques communes. Dans les cités universitaires, où l’administration distribue les places dans des chambres communes selon les disciplines suivies par les étudiants et l’ordre alphabétique, les étudiants hongrois cherchent des arrangements avec les étudiants roumains pour se regrouper. Même lorsque, par manque de cadres, les étudiants hongrois partagent avec leur condisciples roumains des cours communs donnés en roumain, ils demeurent réunis en un groupe compact dans un coin de la salle de cours. Tout n’est pas uniforme : des différences perceptibles de comportements collectifs divisent les étudiants hongrois selon leur origine géographique, qui est encore la marque d’une origine sociale. Ainsi, les étudiants venus de l’Est de la Transylvanie, du pays des Séklers, où la population rurale et semi-urbaine (de gros bourgs et de petites villes) est presque exclusivement hongroise et marquée d’un fort traditionalisme, se montrent plus repliés sur eux-mêmes, sur leurs institutions communautaires, souvent méfiants à l’égard des Roumains qu’ils connaissent peu, malhabiles à maîtriser leur langue. Pour eux, Cluj représente la grande ville historique, mais une grande ville qui recèle de nouveaux dangers depuis que la population hongroise y a été réduite à 20% du total de ses habitants et que son nouveau maire appartient au PUNR, l’un des deux partis ultra nationalistes. En revanche, les étudiants venus des grandes villes de Transylvanie (Cluj, Oradea, Arad, Timisoara, Satu-Mare, Brasov), et des villages mixtes, véritablement bilingues et plus familiers de la culture roumaine, de ses coutumes populaires et religieuses, font montre d’une plus grande ouverture d’esprit, en particulier par l’attention qu’ils portent à certains aspects de la haute culture roumaine.
Chez les aînés, parmi les générations d’intellectuels roumains promus massivement par le régime de CeauÒescu et qui dominent aujourd’hui la scène culturelle, une attitude d’ignorance tient lieu de comportement général. Littérature et humanités hongroises contemporaines de qualité (de Transylvanie ou de Hongrie) sont peu traduites, inconnues de la majorité de ces intellectuels roumains qui en ignorent la langue originale. Tandis qu’ils se précipitent, sans retenue aucune, sur les moindres stupidités venues d’Occident, ils ignorent le meilleur des œuvres hongroises, et plus généralement, celles qui se sont écrites dans les pays d’Europe centrale et balkanique.[57] Or cette situation n’est pas exactement symétrique, car, en raison de leur bilinguisme plus ou moins accompli, les intellectuels et les étudiants hongrois de Transylvanie ont une connaissance des œuvres culturelles roumaines d’importance.
En dépit de cet état d’ignorance pour les uns, ou de repli méfiant pour les autres, le phénomène culturel le plus manifeste du postcommunisme apparaît dans la soudaine invasion des mêmes sources occidentales, qui ont remplacé, avec une vigueur accrue, les sources soviétiques. Pour les uns et les autres, selon leur spécialité, ce sont les mêmes auteurs, sociologues, historiens, ethnologues, psychologues, politologues, philosophes, linguistes ou essayistes qui sont devenus des références communes. Comme dans tous les pays de l’Europe postcommuniste, ce que l’on définit en Occident comme la pensée unique, économique et culturelle, triomphe en Roumanie. Quant aux générations d’étudiants Hongrois et Roumains du postcommunisme, s’ils vivent pour l’essentiel des vies quotidiennes séparées, il n’empêche, tous participent aux mêmes spectacles offerts par la culture de masse Pop-Rock, consomment les mêmes objets, les mêmes vêtements, regardent les mêmes films, etc. De fait, en dépit de l’appel, chez les plus traditionnels d’entre eux, à des signes, des symboles, des marques vestimentaires historiques et territoriaux devenus largement obsolètes dans le raz de marée culturel de la postmodernité, cet état d’ignorance et de méfiance réciproque relève d’un ensemble référentiel identique, soumis au travail de l’uniformisation généralisée qui, de longue date, œuvre dans le monde.
Voilà le cadre nouveau dans lequel s’énonce la demande d’autonomie de l’université hongroise à Cluj, sa capitale historique, sous l’égide du parti hongrois (UDMR) et d’une partie des intellectuels réunis dans l’association culturelle Bolyai. Fait symptomatique, cette exigence est loin de faire l’unanimité parmi la communauté intellectuelle et estudiantine hongroise. Sans surprise, on trouve d’une part les groupes aux référents politico-culturels archaïsants (terre, mère patrie, l’injustice des Traités de Versailles et de Trianon) alliés pour la circonstance à ceux qui, repoussant le Blut und Boden, veulent néanmoins sauver la haute culture hongroise ; ensemble ils se présentent comme les hérauts de cette renaissance universitaire. De l’autre, il y a ceux qui, s’affichant comme les plus “ modernistes ”, font montre d’opinions plus nuancées, exigent cependant l’amélioration de l’état présent, à savoir un peu plus d’autonomie pour les groupes linguistiques hongrois adjoints aux sections roumaines.[58] Ceux-ci se présentent, avec les autorités universitaires et la majorité du corps professoral roumains, s’accordent sur la possibilité ainsi offerte de réaliser une université multiculturelle. Ils se présentent, à juste titre (même si nombre d’universitaires nationalistes roumains acceptent cette solution comme un moindre mal), se présentent comme les plus ouverts aux courants postmodernes de l’Occident.
Or, ce que ne saisissent point les “ modernistes ” hongrois, aveuglés par une modernité éclatée qu’ils regardent comme la quintessence de la démocratie, c’est précisément ce que j’ai tenté de montrer dans le second chapitre de cet essai, à savoir que le multiculturalisme n’est que le masque d’un monoculturalisme planétaire qui, bientôt, ici même, entre Tisa et Danube, parlera en roumain, en hongrois, ou en toute autre langue, le sabir de la pensé unique du “ Global village ” en ses multiplesoccurences. Déjà, pour ce qui concerne les communautés historiques, l’appel au multiculturalisme fait le lit de décisions démagogiques aux effets inconnus. Ainsi, il est prévu d’ouvrir auprès des groupes linguistiques hongrois, des groupes linguistiques allemands. Or, les derniers recensements entrepris en Roumanie nous apprennent que la minorité allemande a quasiment disparu ! Mieux encore, les autorités universitaires songent à créer des groupes linguistiques tsiganes. Décision qui serait louable si cette langue possédait une tradition écrite, mais il n’en est rien, et d’aucun savent qu’il faut plusieurs décennies, voire quelques siècles de traductions pour qu’une langue de tradition orale acquier le statut de langue de tradition écrite, àfin de partager l’héritage de la plus haute culture occidentale. Démagogie d’autant plus stupide que chacun sait combien les Tsiganes sont polyglottes ; aussi, lorsqu’ils souhaitent intégrer l’Université, leur est-il bien plus aisé de choisir soit le roumain soit le hongrois : choix que certains ont fait dès longtemps, refusant ainsi de demeurer emprisonnés dans une folklorisation “ multiculturelle ” qui nécessairement les exclue de toute culture savante littéraire ou scientifique.
En outre, la notion de “ minorités historiques ” soulève de délicates questions. Explicite en Hongrie, où une loi récente est venue organiser les relations entre ces communautés et l’État, en Roumanie elle ressortit à un non-dit, mais recouvre une réalité identique. Selon la législation hongroise, il y a donc des minorités historiques détenant des droits communautaires et des minorités non-historiques à qui ils sont refusés. Il s’établit ainsi une différence entre, d’une part, les communautés territoriales, religieuses ou linguistiques slovaques, allemandes, ukrainiennes, juives, tsiganes, serbes, croates, roumaines et leurs diverses églises, et, de l’autre, les communautés chinoises, vietnamiennes ou arabes, etc., récemment venues après la chute du communisme et l’ouverture des frontières au commerce international de gros et de détail. Les premières détiennent des garanties juridiques collectives et des aides financières inscrites dans la constitution, les secondes non. Il en va de même en Roumanie, où les Hongrois, les Allemands, les Serbes, les Bulgares, les Ukrainiens, les Lipovenis, les juifs et les Tatars, et leurs églises, sont reconnus par les droits constitutionnels relatifs aux minorités nationales. Voilà une situation en totale contradiction avec le point vue d’un multiculturalisme démocratique, mais qui révèle parfaitement combien la situation de L’Europe centrale et orientale ressortit à d’autres catégories que celles venues des pays occidentaux.
L’occidentalisation rapide de la Roumanie met lentement en évidence l’émergence de groupes d’homosexuels qui, un jour ou l’autre, et malgré les campagnes entreprises à leur encontre par l’Église orthodoxe, réclameront des droits communautaires. Enfin — et ce n’est plus un phénomène marginal — la Roumanie, comme la Hongrie, est prise dans les rets de migrations planétaires ; déjà, des hommes venus de divers pays du tiers-monde commencent à y former des communautés. Quels droits celles-ci revendiqueront-elles ? Comment, au nom de la démocratie du multiculturalisme, leur refuser des droits que l’on accorde aux minorités historiques ? Si tel est le cas — et comment pourrait-il en être autrement sans être accusé de racisme ou d’exclusivisme — le multiculturalisme engendrera la société éclatée que l’on connaît ailleurs et qui, de par sa fragmentation sociale et l’apparition d’intérêts totalement divergents, perdra de vue toute notion du bien commun, sans lequel il n’est guère d’être-en-commun politique possible pour résister aux pouvoirs d’une sphère économique qui n’en a cure.[59]
Or l’autonomie de l’université hongroise n’a pas pour enjeu une recomposition hic et nunc des relations sociales entre d’une part divers groupes ethnolinguistiques et ethnoreligieux, de quelque origine que ce soit, et d’autre part la majorité roumaine. Cette autonomie vise à maintenir et à développer l’enseignement en hongrois de la haute culture hongroise et universelle en Transylvanie, sur l’une de ses terres historiques, dût-elle à son tour être rongée par le jargon du “ Global village ”. Vouloir la traiter par les moyens du multiculturalisme, c’est, à moyen terme, la condamner à disparaître dans sa singularité. Pour lors, il convient de s’étonner de la naïveté des intellectuels hongrois accordant crédit à la mise en œuvre de ce concept ; au nom de la modernité démocratique, ils empruntent sans précautions la sémantique américaine, sans remarquer combien les implications de cette sémantique transforment immédiatement les  Hongrois de Transylvanie en simples émigrés sur une terre où ils vivent depuis plus d’un millénaire ! Ils n’entrevoient point que pour l’idéologie du “ Global village ” il n’est plus de “ home ”, ou, comme le dit si fortement l’allemand, il n’est plus de “ Heimat ”, fût-ce l’esprit d’une culture dans sa langue. Voilà pourquoi cette solution semble recueillir les faveurs des politiciens et des intellectuels roumains simultanément les plus habiles et les plus méfiants à l’encontre des Hongrois.

Cependant, un mal plus grave encore menace la haute culture de la minorité hongroise de Transylvanie : l’exode continuel de ses élites les plus qualifiées. Je l’ai rappelé précédemment, cet exode commence dès la fin des années 1950, quand, après la Révolution hongroise de 1956, ces élites constatent, peu à peu, le rétrécissement de leur horizon professionnel. Depuis, rien n’a freiné ce mouvement. Après l’effondrement du régime CeauÒescu, ni les subventions accordées par le premier gouvernement hongrois postcommuniste, ni le redéploiement des institutions culturelles voté par le parlement roumain, n’ont guère modifié son rythme, qui s’est même intensifié. Aussi paraît-il tout à fait illusoire d’espérer qu’une renaissance de l’université hongroise autonome sera à même d’arrêter cette hémorragie de cadres. Il y a là l’effet d’une complexe combinaison de facteurs généraux et particuliers bien plus puissante qu’une simple décision légale : elle embrasse et réunit étudiants roumains et hongrois et, à l’évidence, constitue le plus grave des périls qui menacent la survie de la haute culture dans la minorité hongroise. Il s’agit de l’état social général, du chômage qui s’intensifie, de l’absence totale d’avenir pour les jeunes diplômés, y compris les meilleurs ; de la baisse drastique du niveau de vie, de la permanence du népotisme, du clientélisme et du féodalisme dans le jeu des relations socioprofessionnelles, de la totale impéritie administrative, en bref,  non point l’absence de lois, mais leur non-application. Confondus, tous ces facteurs ont créé, au fil des ans, un sentiment d’impuissance à accomplir sa vie dans le pays et un irrépressible désir de le quitter, ce que les meilleurs réalisent en partant vers la Hongrie, l’Allemagne, les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud.
Si l’autonomie universitaire, ou à tout le moins celle des sections hongroises se réalisait, on verrait à coup sûr se déployer une salutaire émulation, tendue vers l’excellence, entre les institutions culturelles roumaines et hongroises. Or, en raison des facteurs socio-économiques récessifs généraux qui s’intensifient, on voit immédiatement quels seraient les effets pervers de cette compétition sur les jeunes élites de la minorité hongroise de Transylvanie. Mieux préparées, partant fréquemment compléter leur formation universitaire dans les meilleures universités hongroises, polyglottes par nécessité (outre le roumain, la plupart des étudiants hongrois s’orientent vers l’anglais), elles chercheront ailleurs leur salut professionnel, engendrant ainsi une émigration dont nul ne pourra arrêter le flot, et ce d’autant plus, qu’en acquérant la citoyenneté hongroise elles voient s’ouvrir les portes d’un Occident sans visa.[60]
On le constate une fois encore, ici, dans le cas particulier de la Transylvanie, le multiculturalisme ou l’interculturalisme, bien plus imaginaire que réel, ne répond en rien aux problèmes soulevés par le maintien de la culture savante hongroise. Les conditions générales du postcommunisme la corrodent : l’unicité des politiques économiques suscitées par les grandes puissances, indifférentes à l’état singulier de cette région européenne et à la paupérisation généralisée qu’elle entraîne ; l’uniformisation des modèles culturels offerts aux populations quelles qu’elles soient ; la dissolution irrépressible des spécificités paysannes ; la création d’une classe de managers roumains et hongrois qui participent à l’économie générale ; et, last but not least, le fait de plus en plus patent que, Bucarest demeurant le centre où se négocient toutes les décisions impliquant la politique nationale, les hommes politiques de la minorité hongroise sont entraînés, nolens volens, dans le sillage de la culture politique roumaine. Aussi, les effets de cette dynamique globale renforcent-ils le mouvement d’émigration ; ils convergent et contribuent à fragiliser la haute culture de la minorité hongroise qui, dans les actes quotidiens de ses élites les plus fidèles à leur tradition historique, et sous les provocations des nationalistes roumains, réagit dans le champ d’un double bind, ghettoïsation et défense agressive.[61]
Certes, si dans un premier moment, le multiculturalisme orchestré en Transylvanie par les autorités universitaires roumaines et une partie de la minorité hongroise “ moderniste ” peut habilement dissimuler l’uniformisation culturelle au travail sous l’égide de la culture roumaine, à moyen terme, il apparaîtra comme ce qu’il est partout ailleurs en Occident, comme le simulacre du posthumanisme, s’énonçant ici plus généralement en roumain, plus rarement en hongrois, tout à fait accordé aux inepties qu’il avance déjà en anglais, français, allemand, espagnol ou italien. Demeureront, plus accusées que jamais, les seules différences qui marquent le monde contemporain du sceau du pouvoir ou de la faiblesse : la richesse et la pauvreté.


* Une première version de cet essai a été publié dans la revue Transition (ex-revue des pays de l’Est), vol. XXXVII, n°1&2, U.L.B., Bruxelles, 1997 et en anglais dans la revue Télos, Hiver 1998, n°110, New York.
[1]Parti national paysan chrétien et démocrate d’une part, parti démocrate de l’autre.
[2]Union sociale démocrate. Parti dirigé par Petre Roman, ancien premier ministre du premier gouvernement postcommuniste, congédié par le président Ion Iliescu au mois de septembre 1992 en raison de divergences profondes sur les modalités économiques de la transition.
[3]Union démocrate des Magyars de Roumanie. Parti politique et ethnique rassemblant l’essentiel de la minorité hongroise de Transylvanie. Certains analystes politiques dont Michaël Shafir de Radio Free Europe à Prague y voit plutôt une sorte de fédération de divers partis hongrois. Quant à moi, j’incline à le regarder comme une coalition de diverses tendances dont le fond commun demeure l’ethnisme.
[4] Cf. Michaël Shafir, “ Ethnic Tension Runs High in Romania ”, in RFE/RL Research Report (Weekly analyses from the RFE/RL Research Institute), Vol. 3, n°. 32, 19 août 1994, p. 25 ; Michaël Shafir, Controversy Over Romanian Education Law ”, in Transition, Open Media Institute Research, Vol. 2, n°.1, 12 janvier 1996, Prague, p.35.
[5]Parti démocrate-socialiste roumain. Ce parti a été l’héritier du FSN qui émergea au moment de la “ révolution ”.
[6]Parti de l’union nationale des Roumains. L’un des partis ultra-nationalistes.
[7]Pour les Hongrois, il s’agit d’une université historique en ce qu’elle représente la seconde université créée dans le Royaume de Hongrie au tout début du XVIIIe siècle.
[8]Il n’est pas sans intérêt de souligner que pendant le gouvernement communiste, un tel préambule était inclus dans la loi organisant l’enseignement. Cf. Michaël Shafir, “ Ethnic Tension Runs High in Romania ”, op. cit., p. 25.
[9]Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chroniques de Roumanie. Arcantère, Paris, 1990, cf. chap. IV.
Sorin Mitu, Geneza identitàtii nationale la românii ardeleni, (Genèse de l’identité nationale chez les Roumains de Transylvanie), Humanitas, Bucarest, 1997.
[10]P. J. Thomas, Les Roumains sont-ils nos alliés ?, Sorlot, Paris, 1937 ; Irina Livezeanu, Irina Livezeanu, Cultural Politics in Greater Romania. Regionalism, Nation Building & Ethnic Struggle, 1918-1930, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1995.
[11]C’est en Roumanie que les chefs de la révolution hongroise de 1956 furent détenus avant d’être renvoyés et exécutés en Hongrie.
[12]Victor BabeÒ (1854-1926), nom d’un célèbre médecin et biologiste roumain. Bolyai, nom de l’un des plus importants mathématiciens du milieu du XIXe siècle qui, à l’université de Cluj (à l’époque, université hongroise) apporta une contribution décisive à la mise en place des mathématiques non-euclidiennes.
[13]Ce renversement démographique au sein des populations urbaines s’est opéré par un apport massif de populations roumaines rurales venues soit des campagnes de Transylvanie, soit de Moldavie. Cela s’est réalisé en vertu d’une politique économique et urbaine d’industrialisation et d’urbanisation intense, qui a donné le paysage contemporain des villes roumaines.
[14]Claude Karnoouh, “ Romanók és magyarók, avagy : együtt élni, de hogyan ? ” (Roumains et Hongrois ou comment vivre ensemble ?), in Korunk, n° 4, 1997, Cluj. Livraison spéciale consacrée à l’université hongroise de Cluj.
[15]Les critères retenus par les États-Unis pour l’intégration de la Roumanie à l’OTAN sont étrangers à toutes considérations culturelles. Ceux-ci ont pour référent essentiel des critères économiques.
[16]Cf. l’excellente analyse de Remi Brague, Europe, la voie romaine, Critérion, Paris, 1992.
[17]Marc Bloch, Les Caractères originaux des campagnes françaises, Armand Colin, Paris, 1953
[18]Victor Louis Tapié, Civilisations et peuples du Danube, Fayard, Paris, 1962.
[19]C’est précisément le déploiement de cette pensée politique que Hannah Arendt définit comme la “ tradition ” européenne. Cf. La Crise de la culture (Between Past and Future), Gallimard, Folio, Paris, 1972.
[20]Claude Karnoouh, L’Invention du peuple. Chronique de Roumanie, op. cit., chap. IV.
[21]Ibidem, Cf. chap. V.
[22] Claude Karnoouh, “ The End of National Culture in Eastern Europe ”, in Telos, n° 89, Automne 1991, New York, pp. 132-140.
Claude Karnoouh, “ Le musée national d’art populaire et le piège du nationalisme ”, in Revue des Études slaves, LXIV/4, 1992, pp. 697-704.
Pour une description des danses macabres engendrées par cette unification dans la différenciation nationale, cf. John Reed, The War in Eastern Europe, Charles Scribner’s sons, New York, 1916.
[23] Pour une vision réaliste de l’effroyable cruauté de cette volonté d’élimination, cf. Howard Zinn, A People’s History of the United States. 1492-Present (deuxième édition), Harper, New York, 1995, chap. I, “ Colombus, the Indians, and the Human Progress ”.
[24]Il ne serait pas dénué d’intérêt de s’interroger pour savoir si sous un même nom, communisme, le régime chinois n’aurait pas, de fait, procédé à une radicale mutation socio-économique, se transformant en dictature d’une élite venue du parti, pour mettre en œuvre un développement capitaliste radical tout en conservant et le pouvoir politique et une partie des bénéfices économiques ? Or, des exemples venus d’Amérique latine ou d’Asie du sud-est nous ont appris combien un capitalisme puissant peut s’accommoder d’une politique dictatoriale. C’est là une application des thèses de l’économie ultra libérale de l’école de Chicago qui a toujours délié liberté économique et liberté politique.
[25]Théodor W. Adorno, Minima Moralia, Payot, Paris, 1980.
[26]Hannah Arendt, De l’impérialisme, Calman-Lévy, Paris, 1982. Cf., p. 13.
[27]Cf. l’article du directeur la National Space Society, Robert Zubrin, “ Mon plan pour coloniser Mars ”, in Technology Review, Cambridge Massachusetts, traduit dans Le Courrier international, n° 348, 5-9 juillet 1997. On peut y lire : ” Comment peut-on garantir une société libre, égalitaire et démocratique si elle n’a plus d’espace pour se développer. ” ?
[28]Sur ce thème il convient de lire les deux essais en tous points remarquables de Philippe Forget et Gilles Polycarpe, L’Homme machinal, Syros, Paris, 1991 et Le Réseau et l’infini. Essai d’anthropologie philosophique et stratégique, Économica, Paris, 1996.
[29]Cf. “ Ethnicity and Multiculturalism ”, chap. 14 in, The Cultural Studies, sous la direction de Simon During, Routledge, Londres et New York, 1993.
[30]Georg Lukács, Studies in European Realism, Grosset and Dunlap, New York, 1964.
[31]Les médecins décrivent la fin des années 1990 comme les année du Prozac. Cf. Claude Karnoouh, “ Faut-il soigner les toxicomanes ou la société ? Considérations amorales sur le postmoderne ”, L’Harmattant, in Les Journées de Reims pour une clinique du toxicomane., Paris, 1997.
[32]Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Galilée, Paris, 1994.
[33]Cf. Remo Guidieri, L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1984.
Claude Karnoouh, “ L’Europe existe-t-telle encore ? ”, cf. chap. 9, infra.
Claude Karnoouh, Adieu à la différence. Essais sur la modernité tardive, Arcantère, Paris, 1993.
[34]Cf. Gérard Granel, “ Les années trente sont devant nous ”, in Les Temps modernes, février 1993, Paris. A travers cette citation, je tiens à rappeler tout ce que je dois à la pensée de Gérard Granel pour ce qui concerne la mise à découvert du travail de l’infinité dans la modernité.
[35]Cf. Jean-Christophe Rufin, La Dictature libérale. Le secret de la toute puissance des démocraties au 20e siècle, Jean-Claude Lattés, Paris, 1994.
[36]Il s’agit d’un très bref résumé de la thèse de Berdiaev, Sens et origine… op. cit., que j’ai développée au chapitre précédent.
[37]Cf. Anne Phillips, “  Why Worry about Multiculturalism ? ”, in Dissent, Hiver 1997, New York, pp. 57-63.
[38]Pour une histoire complète de la naissance de la problématique du multiculturalisme aux États-Unis, voir l’imposant ouvrage de synthèse de Denis Lacorne, La Crise de l’identité américaine, Fayard, Paris, 1997. Ce que révèle ce travail, c’est le conflit originel américain entre les assimilationistes et les non-assimilationistes. Or, ceux-ci ne posent pas le problème fondamental de la différence culturelle en sa radicalité (sauf pendant un temps, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle à propos des asiatiques), à savoir que, pour l’essentiel, il s’agit de débats intra-européens, s’articulant autour du même fond métaphysique, entre les membres des diverses religions du livre. Antipapisme, conflits entre catholiques irlandais ou italiens, entre Européens d’Europe du Nord et d’Europe du Sud, balkanique ou orientale, etc. Les anti-assimilationistes regardent les “ Latins ” comme incapables de s’intégrer aux valeurs ethico-politiques du “ bon américain ”, définies soit selon la conception de la tolérance comme principe universel légué par les Pères fondateurs (cf. p. 82), soit selon le racisme social néodarwiniste prévalant à la fin du siècle dernier. Ce qu’il convient de retenir, c’est que, grâce à l’exceptionnelle croissance économique américaine (et ce en dépit des crises porteuses de conflits “ interethniques ” parfois fort meurtriers, cf. pp. 154-155, p. 188) les prétendus inassimilables se sont toujours assimilés, acceptant dans ce mouvement les fondements de la démocratie politique américaine, mais refusant le plus souvent les possibilités de démocratie économique aux émigrés nouveaux venus. Cette opposition entre démocratie politique et démocratie économico-sociale avait été déjà relevée avec force par Hannah Arendt dans son Essai sur la révolution, Gallimard, Les Essais, Paris, 1967.
[39]Anne Phillips, op. cit.
[40]La Roumanie fait partie de ces lieux. Ainsi, de jeunes et brillants ingénieurs informaticiens, travaillant pour des entreprises d’Europe occidentale, élaborent et fabriquent des programmes pour un salaire de 400 DM par mois. En Allemagne, pour un semblable travail, un jeune ingénieur possédant des qualifications identiques exige un salaire mensuel de 4000 DM !
Pour ce qui concerne les intérêts généraux des États-Unis, cf., A. M. Rosenthal, “ Trade is Clinton’s Foreign Priority. Democracy and Rights be Damned ”, in International Herald Tribune, jeudi 28 novembre 1996.
Sarah Anderson et John Kavanah, “ Multinationales. Vers un apartheid économique ”, in The Baltimore Sun, traduit dans Le Courrier international, n° 31, 5-11 décembre 1996. Les deux auteurs sont chercheurs à L’Institute for Policy Studies de Baltimore.
[41]Voir à ce sujet une série d’articles parus dans la presse américaine. Cf. Frank Rich, “ Un flot de belles paroles ”, The New York Times (traduit dans Le Courrier international, n° 349, 10-16 juillet 1997. Cf. Elijah E. Cummings, “ Repeindre la maison qui brûle ”, in The Afro Amarican Newspaper, (traduction, Ibidem). L’auteur remarque : ” Ce que le Président des États-Unis et nombre d’Américains ne parviennent pas à comprendre, c’est que l’on ne peut entamer un dialogue sur les relations interaciales sans s’attaquer aux graves problèmes économiques, sociaux et écologiques qui attisent l’incompréhension entre Noirs et Blancs. Tant que nous ne serons pas prêts à débattre des causes profondes du chômage, de la pauvreté, de la faim, ainsi que des disparités en manière de logement, de santé et d’éducation, il est prématuré de parler de réconciliation entre communautés. ”. Enfin, l’article de Jack E. White, “ Et les quarante âcres ? Et le mulet ? ”, in Time (traduction, Ibidem). En résumé, il y est écrit qu’il ne sert à rien de présenter ses excuses aux descendants des esclaves, si l’on ne s’attaque pas à la situation présente en créant un fonds spécial pour éradiquer la pauvreté des Noirs, ce à quoi s’opposent ensemble, malgré les belles paroles et la défense sans faille du multiculturalisme, le Président Clinton et les élites blanches américaines démocrates.
[42]Cf. l’excellent ouvrage de John Fekete, Moral Panic. Biopolitics Rising, Robert Davis, Montréal-Toronto, 1994.
[43]Op. cit., A cet égard l’article d’Anne Phillips est exemplaire en raison même de l’absence de la sphère économique de son analyse d’un possible multiculturalisme harmonieux, lequel, tout compte fait, n’est autre qu’une version renouvelée de la citée idéale néoplatonicienne.
[44]L’abondance de termes anglo-américains aux connotations difficilement traduisibles en français, permet au lecteur de saisir combien cette langue construit l’horizon de sens de la société américaine contemporaine.
[45]Parmi les républicains favorables aujourd’hui simultanément à l’ouverture des frontières et au libre-échange on trouve “ … les idéologues libertaires (dans la tradition de Hayek et de Milton Friedman) et des industriels représentants des entreprises high-tech… Dans la perspective libérale, les immigrants constituent une main-d’oeuvre idéale, docile, disciplinée, hard-working, et à terme parfaitement assimilable… ”, Cf. Denis Lacorne, op. cit., pp. 188-189. On le constate, une fois encore, le multiculturalisme est consubstantiellement lié au déploiement de la troisième révolution industrielle.
[46]Les tenants du multiculturalisme ont beau plaider pour l’Affirmativ action, il n’empêche, celle-ci ouvre tous les bénéficiaires de cette loi à la même pensée de la science et de l’économie. La seule différence qu’elle engendre se tient dans les actions-réactions des communautés qui en seront bénéficiaires et de celles qui y verront la perte de leurs avantages. Ce n’est là qu’une des nombreuses faces de l’unification du monde, tant et si bien qu’à terme on peut imaginer l’Amérique déchirée par de violents conflits “ ethniques ” aux enjeux économiques, entre groupes parlant la même langue, comme, à sa manière, l’Ulster, déchiré entre catholiques et Unionistes, en fournit un bon exemple.
[47]Ce thème d’un nouveau type de conflits déchirant la société américaine a été mis en scène par Richard Rorty dans un essai de fiction politique. Cf. Richard Rorty, “ Le grand retour de l’État-providence ”, cité in Le Courrier international, n° 320-321, 19 décembre 1996)
[48]Sarah Anderson et John. Kavanagh, op. cit., “ Le mouvement de concentration des entreprises aggrave les inégalités dont nous faisons tous les frais parce qu’il érode la cohésion sociale. […] les entreprises n’ont de comptes à rendre à personne. ”
[49]Frédéric F. Clairmont “  Ces deux cents sociétés qui contrôlent le monde ”, in Le Monde diplomatique, n° 517, avril 1997.
Frédéric F. Clairmont et John. H. Kavanagh, The World in their Web : the Dynamic of Textile Multinationals, Zed, Londres, 1981.
[50]“ That tendency (multiculturalism) has in recent years been reinforced by weakening of the traditional concept of America melting pot. That results in a loss of sense of “ common purpose ” on which we must depend to establish a national consensus. Ethnicity has become the norm and to speak of the national interest in the abstract is simply to invite a rebuke. ”. L’ancien Secrétaire d’État à la défense, James Schlesinger, dans “ A Commencement Address at the University of North Carolina ”, publiée dans l’International Herald Tribune, le mercredi 4 juin 1997.
[51]George Soros, “ The Capitalist Threat ”, in The Atlantic Mounthly, février 1997.
[52]William Pfaff, “ U.S.-British Capitalism or Europe’s Model of Social Capitalism ”, International Herald Tribune, le 15 décembre 1995 et “ Sommation à l’orthodoxie ”, in Commentaire, Été 1997, vol 20, n° 78, Paris.
[53]Richard Rorty, “ Back to Class Politics ”, in Dissent, Hiver 1997.
[54]Gheorghe Gheorghiu Dej, premier secrétaire du Parti communiste roumain de 1945 à 1963.
[55]En effet, si les Roumains (orthodoxes, puis à la fin du XVIIIe siècle, en partie grec-catholiques) sont comptés majoritaires dans les campagnes transylvaines depuis les premières analyses protodémographiques du XVIIIe siècle, les villes, en fonction d’une politique d’exclusion pratiquée par les autorités royales, catholiques ou réformées hongroises d’abord, par les autorités impériales autrichiennes et catholiques ensuite, étaient demeurées, jusqu’au milieu du XXe siècle, essentiellement hongroises ou allemandes. Certes, l’Union de 1919 avait permis d’inverser peu à peu cette situation, mais il fallut attendre la politique volontariste et autoritaire engagée par le Parti communiste à la fin des années 1950 pour que la démographie urbaine de Transylvanie soit véritablement inversée.
[56]Cluj possède un théâtre et un opéra d’État de langue roumaine, un théâtre et un opéra d’État de langue hongroise, mais un seul orchestre symphonique.
[57]Deux exemples remarquables suffiront. Depuis 1990, aucun des grands textes de l’école sociologique hongroise des années 1970-1980 n’a été traduit, et, simultanément, aucun des deux grands esprits tchèques contemporains, le romancier Hrabal et le philosophe Patochka n’ont fait l’objet de traductions et de commentaires en Transylvanie.
[58]Une récente enquête de sociologie menée par deux maîtres-assistants hongrois de la section de sociologie de l’université de Cluj donne des résultats qui méritent attention. Ainsi, une majorité d’étudiants hongrois des disciplines humanistes montrent une préférence pour des sections hongroises autonomes dans le cadre d’une université unie. (Enquête et résultats présentés et interprétés par Nándor Magyari et István Horváth au mois de février 1997).
[59]Lors de l’inauguration du premier restaurant MacDonald de Cluj, le président américain de la filiale roumaine de cette chaîne de restauration rapide a fait savoir “ qu’il n’était pas venu ici pour comprendre les problèmes politiques et culturels de la Transylvanie, mais pour faire de l’argent. ” Cf. Adevàrul de Cluj, le vendredi 20 mai 1997.
[60]Il convient de rappeler que seuls les citoyens polonais, ainsi que ceux de l’ancienne Tchécoslovaquie et de Hongrie, peuvent voyager en Occident sans visa.
[61]Ainsi, il existe au sein du parti hongrois (UDMR) un lobby qui souhaiterait l’autonomie de l’enseignement supérieur hongrois en déplaçant l’université à l’Est de la Transylvanie, au milieu du pays des Séklers, dans l’une ou l’autre de ses petites villes, la coupant ainsi de ses anciennes institutions culturelles, de ses grands lycées, de bibliothèques universitaires séculaires et des centres culturels étrangers qui, depuis 1990, se sont installés dans la capitale de la Transylvanie.
** La rédaction de ce paragraphe doit beaucoup aux nombreux entretiens que j’ai eu avec mes collègues des départements de sociologie et de philosophie, mes amis et mes étudiants roumains et hongrois. Parmi ceux dont les suggestions ont nourri mes réflexions je souhaiterai rappeler plus particulièrement Sorin Antohi, Aurel Codoban, Péter Egyed, Monica Getz, Andor Horváth, István Horváth, Lászlo Kerékes, Marius Lazar, Ciprian Mihali, Adrian Sîrbu, Cristina Stihi et Marius Tabacu. Je me dois de souligner combien le travail de Kinga Mandel (mon étudiante en quatrième année de sociologie) m’a fourni une précieuse description des relations entre les étudiants roumains et hongrois. Enfin, et last but not least, les remarques critiques de Michaël Shafir m’ont aidé à préciser la formulation de certaines de mes interprétations. Il demeure entendu que je suis le seul responsable des faiblesses ou des erreurs d’interprétation qui apparaîtraient ici et là dans le cours de ce texte.

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