lundi 17 avril 2017

Vivre sur le terrain de longs mois ou comment regarde-t-on son pays, son université, ses collègues.Un capitol din amintirile mele


Vivre sur le terrain de longs mois ou comment regarde-t-on son pays, son université, ses collègues

Celui qui vit intensément pendant de long mois son aventure d’anthropologue sur le terrain ne peut continuer sa vie sans être marqué de quelques cicatrices culturelles. Comme dans tout rapport humain, s’il est total et authentiquement vécu, quelque chose de cette société vous marque, en positif comme en négatif. La prétendue neutralité axiologie n’est qu’une billevesée d’universitaires positivistes et scientistes, une sotte platitude pour des esprits et des âmes insensibles qui pourraient être tout autant des gardiens de prison, un jargon transformant les choses de l’esprit en connaissance objective, et souvent abjective. Cela n’implique aucunement qu’il faille sombrer comme je l’ai vu, surtout chez les femmes anthropologues, dans un sentimentalisme de midinette, cela veut simplement dire que l’investissement n’est pas simplement intellectuel, méthodologique et conceptuel (il l’est à coup sûr), car il est aussi un investissement empathique où des sentiments tels que sympathie et antipathie, affection et mépris, se créent au fil des jours et des soirées qui passent au rythme des saisons. Travaillant en général tous les jours, l’Automne et l’Hiver plutôt le soir durant les longues veillées sans télévision, au Printemps et en Eté plutôt dans les prairies, les alpages, les bois, les enclos de transhumance (stâna), il se crée ainsi des relations durables surtout lorsqu’elles se doublent simultanément d’un apprentissage de la langue dans sa sémantique dialectale. Comprendre le linéament de la vie des gens, des aspects de leurs pensées, l’enchevêtrement de leurs sentiments, le dédale de leurs explications, les fondements de leurs amitiés, de leurs amours, de leur mépris et de leurs haines, tout cela crée des tensions et des liens qui parfois mènent vers une véritable amitié faite à la fois de respect pour les hommes et les femmes plus âgés, et de fraternité avec ceux de la même classe d’âge. Le terrain solitaire, à la différence du travail à la chaîne des équipes, c’est encore une longue observation patiente, et, avec ses meilleurs informateurs et informatrices, un véritable dialogue où l’anthropologue, semblable à un enfant apprenant la langue, sa sémantique, les mœurs s’engage dans les ténèbres et la lumière d’un véritable chemin initiatique-interprétatif. Démarche ambitieuse certes, dont il convient de connaître les limites. Pour cela il faut en finir avec l’arrogance du sujet omnipotent qui seul détermine la vérité de l’objet ; il faut, autant que faire se peut, abandonner le soubassement de la philosophie du sujet qui est le fondement ontologique de l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire les récits de la métaphysique moderne depuis Descartes, si l’on souhaite entrer dans la pensée du sujet pour tenter, avant toute approche conceptuelle généralisante, de le comprendre comme il se comprend lui même, c’est-à-dire dans le cas des sociétés primitives ou archaïques, s’auto-questionner en termes non-philosophiques. Il n’y a pas à rechercher une vérité plus vraie derrière les énoncés, les actes rituels et les commentaires indigènes comme nous l’enseigne la philosophie depuis Socrate-Platon (cela se nomme la métaphysique), mais à assumer que l’essence d’une culture et d’une pensée se donne pleinement dans l’immédiateté de son énonciation et de sa praxis. L’essence est là dans la présence de ce qui se donne à la perception et à l’intellection des hommes, entre eux, dans leur communauté, où forme et substance sont congruents. Seulement s’il n’est pas caché, le sens n’est pas immédiat, car il convient de lire énonciations et pratiques dans l’esprit d’un déchiffrement herméneutique : la pensée sauvage ou archaïque même dans ses aspects conceptuels, n’est pas analytique, mais cryptique. Les ombres que j’entr’aperçois du fond de ma caverne culturelle me révèlent quelque chose qui est en rapport direct avec le dévoilement de la vérité de et étant humain singulier (Dasein) que nous avons pris l’habitude de nommer l’homme sauvage ou archaïque dans sa détermination culturelle. Cela suppose que l’opposition entre Nature et Culture comme Lévi-Strauss l’a construite en tant que paradigme fondateur de toute entreprise anthropologique, son objet donc, ne répond pas à la pensée des sujets agissants et pensants. La Nature en soi, nous ne savons pas ce qu’elle est et ce qu’elle serait ! La Nature chez les sauvages et les paysans archaïques est une série de vivants symboles que le grand poète moderne avait perçu[1] qui agencent des interprétations du monde d’où prend forme dans la matérialisation d’objets, de gestes, de vêtements, de maquillages, de masques, de statues, et  qui dessine et structure l’irréductibilité, l’idiosyncrasie, l’ipséité d’un groupe humain cohérent dans sa langue et son espace propre, qu’on l’appelle clan, tribu, peuple.
Quand on pense et vit ainsi le rapport à l’altérité culturelle une symbiose s’accomplit, symbiose qui n’a, au bout du compte, qu’un nom, l’existence dans ses multiples jeux intellectuels et affectifs. Je souviens ainsi d’un célèbre collègue, Jean Rouch pour ne pas le nommer, qui m’avait accueilli dans son centre de cinéma ethnologique au Musée de l’Homme du Trocadéro, lorsque j’avais déposé à la fin des années 1960 un projet de film sur les rapports entre micro politique et relations parentales dans un village français. Très célèbre pour ses admirables films ethnographiques, pour la force et la puissance évocatrice de sa narrativité tant cinématographique que verbales, pour l’exceptionnelle la grandeur des situations qu’il avait su représenter, simultanément respecté pour son endurance sur le terrain, la longueur de ses séjours, un jour donc que nous discutions du terrain et des rapports à la véritable altérité indigène, il me dit :
         Tu sais, moi j’ai compris comment vivre en Afrique occidentale le jour déjà fort lointain où, quand j’étais encore ingénieur des Ponts et Chaussées et devant demeurer quelque temps dans un village du Niger pour des travaux de voierie, le chef a désigné un jeune homme pour être « mon copain de chier » (sic !). J’ai compris que nous allions partager quelque chose d’intime qui faisait de nous des quasis « frères classificatoires ».
Or cette intimité allait bien au-delà du cadre des règles de la politesse locales envers l’étranger (à cette époque le colonial) en visite auquel on indiquait un coin de savane hors du village en lui disant de faire attention aux bêtes sauvages!!! Vous imaginez la situation! Accroupi, le pantalon sur les chevilles pendant une défécation bienfaisante, les yeux mi-clos du plaisir de se soulager d’un matériel physiologique devenu au fil de la journée encombrant, quand, soudain, vous apercevez non loin deux yeux brillants qui vous fixent dans le noir. Que faire en effet ? A cette époque, juste avant la Seconde Guerre mondiale, le blanc prenait son fusil ou son révolver et tirait. Or s’il y avait mort du lion ou du léopard il était exigé au préalable un rituel de pardon qui, s’il n’était pas accompli, mettait le village en danger. Tandis qu’avec le « copain de chier », on est protégé et on le protège, un lion ou un léopard ne peut pas attaquer deux personnes à la fois, quand la menace d’une lance et de cris est en général suffisante pour dissuader l’animal.
Dans un registre moins sauvage, je me souviens des deux mois qu’il me fallut pour, accompagnée de Mihai, me rendre aux toilettes au fin fond du long jardin et apprivoiser Sultan, le premier berger carpatique que j’ai vu de ma vie. Une bête splendide, d’un blanc immaculé sauf une petite tâche marron au milieux du dos, énorme, taillée pour se battre avec les ours et les loups, et qui l’hiver gardait les deux fermes mitoyennes de Mihai et du voisin Dumitru. Très amène le jour avec tout un chacun, la nuit il était intraitable avec les inconnus. Ainsi, il fallut deux bons mois pour que le puissant Sultan acceptât ma présence nocturne sans manifester d’agressivité qui commençait par de sourds grognements lourds de menaces, et puis, si cela n’était pas assez dissuasif, par toutes sortes de grondements sonores, les babines retroussées montrant ses crocs, grands et affutés d’un blanc nacré. Dans une version moins sauvage, Mihai, sans le savoir, avait joué « mon copain de chier ».
Quand on vit ainsi, si intimement auprès des gens, car dans la maisonnée chacun savait exactement quand la nécessité physiologique me dominait au point que rien n’était plus important que cette ruée nuitamment vers le fond du jardin même lorsque la température avoisinait les moins trente degrés, on ressent une distance quasi infinie avec ce que l’on a laissé derrière soi, et ce en dépit de l’intense correspondance que j’entretenais avec mon ex-épouse Martine ou avec mon ami Remo travaillant de son côté au Vanuatu (British Solomon Islands). Paris, la France, l’Université, le CNRS, les cafés du quartier latin, tout cela me paraissait à des années lumières de ma vie quotidienne. Mes soucis non seulement intellectuels, mais de la vie au jour le jour, voire parfois de ma santé (je suis rendu deux fois à l’hôpital municipal de Sighet), m’occupaient ainsi que mes prolixes discussions avec les paysans ou le pope. Un jour d’Automne, vers le soir, un enfant vint me trouver, il m’était envoyé par le directeur de l’école qui me priait de m’y rendre le plus vite possible, car quelqu’un du central téléphonique de Sighet lui avait fait savoir que je devais recevoir incessamment un coup de fil de France. Cette annonce m’avait angoissé. Le coup téléphone n’avait pas été planifié, avec aucun des membres de ma famille ne devait m’appeler. Qu’était-il donc arrivé de si grave pour qu’on mît en branle toute la petite région depuis Sighet ? Descendant d’un pas vif le chemin semé de grosses pierres jusqu’à mi-côte, j’arrivai à l’école essoufflé et anxieux. Je me plantai devant le vétuste appareil dont il fallait tourner une manivelle pour avoir le contact avec la centrale, un téléphone militaire de fabrication hongroise datant de la Première Guerre mondiale. Enfin il sonna, hurlant plus que parlant : allo ? Claude Karnoouh au téléphone… qui parle ? C’est moi Colette… Etonnement total ! Une de mes collègues du département d’anthropologie de l’Université de Nanterre voulait dans l’urgence m’entretenir des prochaines élections syndicales ! Sur le coup je crus à une blague, pensant qu’elle voulait avoir de mes nouvelles au nom de l’ensemble de mes collègues. Mais non… le but véritable était bien les élections syndicales. Elle me demandait mon aval afin que je votasse in absentia. Je balbutiai tant je fus pris au dépourvu, énervé et dégoûté de ce que je considérais comme une absence de respect pour mon travail, pour ma vie, comme si une élection syndicale était plus importante que l’expérience existentielle que je menais aux tréfonds des Carpates du Nord de la Roumanie.



[1] Charles Baudelaire, Correspondances (quatrième édition) :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire