mardi 18 avril 2017

Une rencontre entre hommes de bonne volonté


Une rencontre entre hommes de bonne volonté ou comment un anthropologue très à gauche devient l’ami proche d’un pope venu d’une famille de légionnaires

Parmi les images et les mots jetés en vrac comme une partie des souvenirs de ma vie d’anthropologue en Roumanie, je ne saurais omettre celles qui me rappellent les traits du père Antal sur lequel j’avais déjà longuement disserté dans un paragraphe de mon opus magnum, Inventarea popurului-natiune (Idea, Cluj, 2011). Mais à présent, je ne vise plus comme naguère à élaborer le plan quelque peu académique d’un ouvrage que j’avais voulu anti-académique. Aussi, ai-je donc toute liberté d’esquisser quelques traits plus quotidiens de nos rapports amicaux dans le cadre d’une affinité qui, au fil du temps, s’est avérée profondément élective et qui, malheureusement aujourd’hui ne se nourrit plus que de mes souvenirs : relativement jeune, le père Antal est mort voici plus d’une quinzaine d’années. Outres son sacerdoce qu’il accomplissait avec une grande ponctualité et une réelle dévotion sans aucune trace de bigoterie (il haïssait tous les prêtres qui donnaient dans une sorte de sorcellerie para-chrétienne), son activité sociale était l’incarnation même du prêtre de l’Aufklärung si caractéristique de la Transylvanie que le ministre du culte soit pope orthodoxe ou grec-catholique chez les Roumains, curé catholique romain ou pasteur luthérien ou ministre réformé calviniste ou unitarien chez les Saxons, les Souabes, les Hongrois.
Le père Antal était aussi un botaniste en renom, reconnu par les autorités académiques de Cluj. Il avait été l’élève d’abord, l’héritier ensuite du professeur Borza, lequel lui avait fait don de son célèbre et immense herbier que le père conservait dans un studio conçu à cet effet et placé dans l’enclos de la grande maison paroissiale, à droite en entrant. Mais il n’était pas en reste et possédait bien d’autres talents. Parmi ses activités profanes il y avait tout d’abord celle de l’apiculteur très réputé parmi ses confrères de Sighet et qui avait enseigné cette passion et le savoir technique qui l’accompagne à de nombreux paysans de Breb auxquels il avait, de ce fait, permis de notables revenus supplémentaires. Il avait de surcroît les talents d’un chef de chantier de constructions, ainsi, il était capable de dresser les plans en projection d’une maison, d’une église (il le fit en partie pour les deux églises, celle d’Ocna-Șugatag en bois, et la seconde de Breb, en béton qu’il réalisa), le dessin et la projection d’un pont, le relevé topographique d’une route. Sa curiosité insatiable l’avait entraîné au fil du temps de son ministère à relever systématiquement bien des habitudes et des expressions, des mots et des locutions du dialecte populaire lié à la botanique, si bien que jamais je ne me privais de l’offre qu’il me rééditait fréquemment de lire et de recopier ses notes d’ethnobotanique et d’ethnomédecine populaires qu’il avait mis généreusement à ma disposition. Un jour que je lui apportai une prêle (Equisetum arvense) cueillie sur les bords marécageux d’un petit étang sis assez haut dans la montagne, il me rappela qu’il s’agissait là d’une plante survivante de l’ère primaire, ce que je savais, mais moi j’en voulais connaître le nom populaire, ce que les paysans rencontrés sur mon chemin ainsi que mes hôtes avaient refusé poliment de décliner en esquissant un sourire entendu. « Normal dit-il en riant, ici ils l’appellent ‘pula popii[1] » !
Il m’arrivait souvent les longs soirs d’hiver de demeurer à dîner dans la grande maison paroissiale toujours très animée, surtout en fin d’après-midi et en début de soirée quand l’épouse du père Antal (doamna preoteasă Lidia) recevait les paysannes ou les paysans qui venaient demander un conseil pratique, médical, vétérinaire, matrimonial, ou lui offrir du lait, des œufs, du beurre, un bout de lard gras, un morceau de saucisse fumée ou de porc frais l’hiver, du fromage de brebis du début du printemps au début de l’automne, un morceau veau ou de bufflon quand par malheur une pauvre bête « venait à se casser une patte »… car à cette époque du ceaușisme triomphant entre 1973 et 1982, il y avait beaucoup de veaux et de petits buffles qui se cassaient une patte dans les étables ! C’était là le seul moyen de ne pas déclarer aux autorités tout le bétail possédé et d’éviter de ce fait les tracasseries administratives qui n’auraient pas manquées de survenir si l’on avait su au chef-lieu du département qu’une bête avait été égorgée sans autorisation. Dans la commune les règles du jeu étaient quelque peu différentes, les autorités locales, celles d’Ocna-Șugatag, le savaient et en profitaient, c’est pourquoi l’omerta fonctionnait au bénéfice de tous.
En général nous mangions tous les deux seuls. Madame Antal ou l’une des filles aînées nous servait le souper dans le grand bureau du Père simplement éclairé par une énorme lampe à pétrole, sur la grande table recouverte d’un beau tapis coloré où il rédigeait rapports, mémoires et suppliques adressés à diverses autorités, ecclésiastiques et administratives, mais aussi scolaires, universitaires, culturelles, politiques. Pour l’occasion, chacune de nos places était recouverte de deux napperons de lin blancs dont un coin était brodé du monogramme de ses parents, des couverts en argent avec aussi un monogramme, signe évident d’une vie bourgeoise antérieure. En général, le souper, tradition oblige, commençait par une prière, le Notre Père commun à toutes les religions chrétiennes, puis il versait un ou deux petits verres de horincă[2], suivit immédiatement d’un consommé de poulet ou de veau grossi de nouilles ou d’une sorte de beignets de semoule (galușcă) confectionnés à la maison ; ensuite arrivait soit une viande bouillie agrémentée d’une sauce, une sorte de ragout (tocaniță) soit une escalope milanaise (snițel) accompagnée l’hiver de cornichons confits dans la saumure, castraveți[3] et, l’été, d’une salade verte baignant dans une sauce vinaigrée et sucrée comme c’est la coutume sur les tables urbaines transylvaines. Souvent nous avions droit aussi à un dessert, un gâteau au chocolat surmonté d’une montagne de crème Chantilly, ou un gros beignet, pancove[4], ou une sorte de pâtes levée, fourrée de pommes hachées avec des noix ou du fromage blanc sucré et parsemé de raisins de Corinthe et parfumée à la cannelle ayant la forme d’un placenta (pălăcintă) ou enfin,  plus classique, d’un vrai apfel strudel. Enfin, pour achever le repas, un ou deux verres d’un vin blanc doux, fort en alcool, un Mulfatlar presque liquoreux nous était servis dans de grands verres en cristal de Bohême entaillés de facettes rouges ou bleues. C’était une bonne table, comme je les aime, avec ce petit rien de solennité qui fait du souper une sorte de cérémonial convivial clôturant une journée occupée souvent à bien des tâches banales ou triviales.
Ensuite, selon l’humeur du père ou la mienne, soit nous entamions l’une de nos longues discussions sans fin sur l’histoire, le rôle de la Roumanie et de ses voisins, amis, ennemis, et celui des grandes nations ; soit il m’enseignait des rudiments de théologie orthodoxe, car, comment peut-on demeurer ignorant de cela dans un pays où les paysans appartiennent à l’église orthodoxes roumaine (BOR) ou à l’église grecque-catholique, dès lors qu’on aborde les rapports entre religion savante et religion populaire, pour ensuite les comparer à ce même thème dans l’Occident latin ou germain, catholique ou réformé. Ici ce n’était ni le lieu ni le moment de débattre de mon agnosticisme ou de l’agnosticisme en général… je laissais cela à la schizophrénie du Ketman des petits apparatchiks locaux ou au moralisme à trois sous des anthropologues, sociologues ou politologues occidentaux toujours prêts à donner des leçons d’athéisme quand on ne le leur demande pas : moi je n’étais pas venu en Roumanie en tant que missionnaire laïque, au contraire, j’étais curieux de ces hommes en leurs voies et manières avec lesquelles ces paysans construisaient, avec une intense foi chrétienne populaire et syncrétique, une intellection du monde qui leur était propre. Le père Antal connaissait mon incrédulité tolérante, les origines juives de mes parents, la conversion de ma mère à la Réforme calviniste et mon éducation réformée, mais jamais il ne tenta de me convertir, et jamais cet agnosticisme personnel, respectueux de la foi des autres, n’altéra notre confiance réciproque. C’est pourquoi, parfois, il ne s’interdisait pas de me dire qu’il avait prié pour moi et ma famille : « Cela ne fait jamais de mal, disait-il en souriant ». Il dit même une messe spéciale pour le repos de l’âme de ma grand-mère maternelle (fille de rabbin), lorsqu’à la veille du jour de l’An 1979 j’appris par un télégramme qu’elle était morte subitement. Je l’en remerciai chaleureusement. Il avait fait de même lorsque je lui avais appris de France, en septembre 1975, la mort tragique de ma jeune sœur Evelyne dans un accident de voiture aux États-Unis.
Dans ses relations avec les autorités communistes qui passaient par le village ou les divers touristes roumains qui venaient rendre une visite sa vieille église aux icônes très anciennes, il manifestait parfois un humour redoutable. Un jour, vers la fin du mois de juin 1979, sous la chaleur moite d’un puissant soleil estival, un artiste peintre de Baia Mare fort en vogue à l’époque, Mihai Olos (lequel appartenait à l’école néo-traditionnaliste de Baia-Mare) vint à Breb afin de montrer la belle petite église de bois et ses icônes anciennes à deux jeunes étudiantes en architecture suédoises, beautés blondes aux formes régulières, harmonieuses et généreuses, à la peau légèrement halée, habillées chacune d’un débardeur au décolleté fort avantageux qui laissait entrevoir sans effort des seins fermes et bien droits, et d’un short s’arrêtant à la pliure d’une fesse rebondie et fort captivante. Je me trouvai là, dans la cour de la maison paroissiale, devisant avec le père, quand l’artiste, le visage orné d’une lourde barbe noire arriva avec ses deux égéries hyperboréennes. Saluant le père respectueusement, il lui demanda sur un ton un peu trop vif l’autorisation de faire visiter l’église à ses jeunes compagnes. Le père, tranquillement, lui répondit : « Vous ne pouvez entrer en ce lieu consacré avec des jeunes personnes ainsi dévêtues » ; « Qu’à cela ne tienne répondit le peintre, demander à vos filles de leur prêter une jupe et un corsage » ; « Mais croyez-vous que je sois payé pour habiller les visiteuses trop décolletées ? répondit Mircea avec un beau sourire » Le pauvre Olos resta bouche bée, et ne sachant quoi répondre repartit dépité de n’avoir pas pu jouer le rôle de maître des cérémonies touristiques !
Mieux encore, en 2009, j’ai pu encore constater, trente-six ans plus tard et douze ans après sa mort, son humour redoutable comme le signe même de sa liberté de pensée en lisant mon dossier de Securitate conservé à Bucarest au CNSAS. Durant mes séjours et pendant mes absences il était fréquemment harcelé par le colonel Bob, le chef de la Securitate de Sighet. Ce dernier exigeait qu’il lui rapportât le fond de mes pensées les plus secrètes à l’égard de la Roumanie, du Maramureș, du village, du régime, voire des gens. Ces exigences ennuyaient le père au plus haut point. Il était tout, sauf un prêtre délateur comme il s’en rencontrait beaucoup dans l’Eglise orthodoxe selon ses dires[5]. Ainsi donc, dans une lettre trouvée dans mon dossier établi par la Securitate, et rédigée de sa splendide écriture régulière et parfaitement formée, le père Antal signalait courtoisement à ce flic stupide et borné qu’en dépit de son ministère auprès des paysans qu’il confessait, il était bien incapable de connaître mes opinions et mes pensées les plus secrètes, car, écrivait-il (sic !), « […] étant de religion réformé dans la confession calviniste genevoise, Monsieur le professeur Karnoouh ne se confesse qu’à Dieu, directement et sans intermédiaire. » J’avoue avoir franchement ri en lisant avec grand retard certes, cette phrase qui, rédigée par un ancien étudiant en biologie, emprisonné pendant un an pour avoir manifesté contre le régime communiste en 1948 à Cluj, ne manquait certes pas d’humour, et qui, plus encore, manifestait le panache d’un courage certain. C’est encore grâce à lui que je pouvais accéder, à la sollicitation des paysans, au rôle de parrain de baptême ou de mariage. C’est lui qui donnait son imprimatur, en leur rappelant que les calvinistes étant baptisés au nom « Père, du Fils et du Saint Esprit », sous-entendu qu’ils ne sont ni monothélites, ni monophysites, il n’y avait donc aucune contre-indication théologique de la part de l’Eglise orthodoxe à ce que je sois parrain. Cela me permettait donc d’être simultanément acteur et observateur de rituel, ce qui, si j’en crois les dénonciations auprès de la Securitate de certains de mes « bons » collègues de l’Institut d’ethnographie et de folklore de Bucarest (lesquels après décembre 1989, ont fait de brillantes carrières académiques)[6], était la preuve tangible, évidente, voire spectaculaire de ma totale incompétence professionnelle. Venant de misérables jean-foutres aux connaissances folkloriques étriquées, la lecture de ces dénonciations « spontanées » m’a beaucoup amusé, réjouit oserais-je dire, tant le mépris des veules et des lâches est souvent la preuve de sa dignité, d’une certaine grandeur d’âme et d’un sens aigu de la liberté.
Parmi les distractions qui parfois agrémentaient nos longues soirées hivernales en tête à tête, il y avait le poker que le Père aimait bien. Nous jouions un peu d’argent, cinq centimes (bani) la mise. J’ai été tout de suite frappé par la chance du père, à la fin des fins je n’ai jamais passé une soirée sans qu’il gagnât la majorité des parties. C’était identique aux parties de scoppa que je faisais l’été à Moresco (en Italie dans les Marches) avec le père de mon ami Remo, un ancien combattant de la résistance communiste italienne contre les nazis et le régime de Salo… avec lui aussi je perdais toujours…Preuve qu’il y a des hommes aimés des dieux et d’autres non !
Demeure un trait important dans le portrait du père Antal que je tente rétrospectivement de brosser, c’était la manière dont il était vu et compris par ses ouailles. En dépit du respect dû au prêtre es magister, il était à la fois admiré et moqué. Admiré pour le sérieux avec lequel il accomplissait son ministère, déroulait les rites, et la fermeté avec laquelle il refusait tout débordement incongru dans son église, en particulier lors des mariages. Les paysans l’appréciaient aussi pour la tolérance qu’il manifestait à l’égard de quelques expressions issues de la tradition ecclésiale grec-catholique qu’il énonçait, par exemple il disait lors de la messe Spiritus Sanctus au lieu de Sfântului Duh. C’était là une petite consolation pour ces hommes et ces femmes que l’Eglise orthodoxe roumaine (BOR), dans un concubinage malsain avec le Parti communiste, avait forcé à abjurer leur foi. Un tel geste lui avait acquis la sympathie de nombreux villageois, et avait empêché soit la fuite des croyants vers l’église catholique hongroise, quoique quelques irréductibles la préférassent envers et contre tout, soit vers les sectes néo-protestantes. Breb était précisément réputé pour le très petit nombre de néo-protestants parmi ses habitants, alors que d’autres villages, spirituellement administrés par des sortes de missionnaires conquistadors orthodoxes en général venus de Moldavie ou de Monténie, les églises orthodoxes s’étaient vidées au profit des maisons de Baptistes, Adventistes, Pentecôtistes et autres Témoins de Jéhova. Cependant, et malgré toutes ses qualités, cela n’empêchait pas les paysans de rire sous cape du Père. Ils s’amusaient de sa manière de toujours donner son avis sur tout, et parfois même sur des problèmes agricoles qu’il connaissait peu en dépit d’un véritable savoir encyclopédique de base puisé dans les encyclopédies de vulgarisation rurales. Bon parleur, la pensée et la rhétorique très articulées, il les ennuyait avec ses souvenirs d’une enfance choyée et luxueuse dans les appartements de la Patriarchie où son père avait été le secrétaire particulier de son grand-oncle, le patriarche Miron Cristea, puis à la mort de ce dernier, le détenteur d’une des meilleures paroisses de Bucarest. Les paysans admiraient son épouse (doamna preoteasă) pour son courage sans limite. Mère de huit enfants, administratrice de la vie domestique, professeur de sciences naturelles à l’école du village, conseillant les paysannes qui ne manquaient jamais de venir la voir pour la maladie d’un enfant ou d’un vieux, les états d’âme d’une jeune-fille, les déboires d’un adolescent. Tous avaient bien évidemment remarqué que le Père ne faisait pas grand-chose pour aider aux tâches domestiques. De fait « pupii », comme il appelait son épouse, faisait tourner la maisonnée. Moi je l’ai toujours vu comme une grande dame, habitée d’un grand courage et d’une très grande sagesse. Sans elle à ses côtés, le Père n’eût pu gérer sa paroisse avec autant de succès et de respect.
Jamais auparavant dans le cours de ma formation affective et intellectuelle, de ma Paideia, j’eusse pu imaginer pouvoir devenir l’ami, voire l’ami intime, d’un prêtre orthodoxe perdu aux tréfonds d’une vallée des Carpates roumaines. C’est là que l’on peut mesurer combien les hasards de la vie vous enrichissent l’âme et l’esprit à condition d’être disposé non seulement à les voir avec tolérance, mais, plus encore, à les accueillir, ou mieux, comme le disait avec plus de force les mystiques allemands de Maître Eckart à Angelus Silesius, en laissant Gelassenheit zu den Digen.



[1] En français, la « bite du pope ».
[2] Nom local et générique des alcools de fruits, en général fait par la fermentation de prunes d’Ente.
[3] Gros cornichons conservés dans de la saumure et parfumés de diverses épices dont des feuilles de fenouil.
[4] Sorte de gros beignet rustique.
[5] Cela s’est vérifié à une grande échelle après décembre 1989.
[6] Par charité chrétienne je ne citerai aucun nom plus ou moins connus… mais au moins cela m’a permis de me renforcer dans l’opinion que les maîtres du coup d’État du mois de décembre 1989 avaient récompensés ceux des intellectuels qu’ils avaient employés auparavant pour leur basse besogne de délation.

lundi 17 avril 2017

Vivre sur le terrain de longs mois ou comment regarde-t-on son pays, son université, ses collègues.Un capitol din amintirile mele


Vivre sur le terrain de longs mois ou comment regarde-t-on son pays, son université, ses collègues

Celui qui vit intensément pendant de long mois son aventure d’anthropologue sur le terrain ne peut continuer sa vie sans être marqué de quelques cicatrices culturelles. Comme dans tout rapport humain, s’il est total et authentiquement vécu, quelque chose de cette société vous marque, en positif comme en négatif. La prétendue neutralité axiologie n’est qu’une billevesée d’universitaires positivistes et scientistes, une sotte platitude pour des esprits et des âmes insensibles qui pourraient être tout autant des gardiens de prison, un jargon transformant les choses de l’esprit en connaissance objective, et souvent abjective. Cela n’implique aucunement qu’il faille sombrer comme je l’ai vu, surtout chez les femmes anthropologues, dans un sentimentalisme de midinette, cela veut simplement dire que l’investissement n’est pas simplement intellectuel, méthodologique et conceptuel (il l’est à coup sûr), car il est aussi un investissement empathique où des sentiments tels que sympathie et antipathie, affection et mépris, se créent au fil des jours et des soirées qui passent au rythme des saisons. Travaillant en général tous les jours, l’Automne et l’Hiver plutôt le soir durant les longues veillées sans télévision, au Printemps et en Eté plutôt dans les prairies, les alpages, les bois, les enclos de transhumance (stâna), il se crée ainsi des relations durables surtout lorsqu’elles se doublent simultanément d’un apprentissage de la langue dans sa sémantique dialectale. Comprendre le linéament de la vie des gens, des aspects de leurs pensées, l’enchevêtrement de leurs sentiments, le dédale de leurs explications, les fondements de leurs amitiés, de leurs amours, de leur mépris et de leurs haines, tout cela crée des tensions et des liens qui parfois mènent vers une véritable amitié faite à la fois de respect pour les hommes et les femmes plus âgés, et de fraternité avec ceux de la même classe d’âge. Le terrain solitaire, à la différence du travail à la chaîne des équipes, c’est encore une longue observation patiente, et, avec ses meilleurs informateurs et informatrices, un véritable dialogue où l’anthropologue, semblable à un enfant apprenant la langue, sa sémantique, les mœurs s’engage dans les ténèbres et la lumière d’un véritable chemin initiatique-interprétatif. Démarche ambitieuse certes, dont il convient de connaître les limites. Pour cela il faut en finir avec l’arrogance du sujet omnipotent qui seul détermine la vérité de l’objet ; il faut, autant que faire se peut, abandonner le soubassement de la philosophie du sujet qui est le fondement ontologique de l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire les récits de la métaphysique moderne depuis Descartes, si l’on souhaite entrer dans la pensée du sujet pour tenter, avant toute approche conceptuelle généralisante, de le comprendre comme il se comprend lui même, c’est-à-dire dans le cas des sociétés primitives ou archaïques, s’auto-questionner en termes non-philosophiques. Il n’y a pas à rechercher une vérité plus vraie derrière les énoncés, les actes rituels et les commentaires indigènes comme nous l’enseigne la philosophie depuis Socrate-Platon (cela se nomme la métaphysique), mais à assumer que l’essence d’une culture et d’une pensée se donne pleinement dans l’immédiateté de son énonciation et de sa praxis. L’essence est là dans la présence de ce qui se donne à la perception et à l’intellection des hommes, entre eux, dans leur communauté, où forme et substance sont congruents. Seulement s’il n’est pas caché, le sens n’est pas immédiat, car il convient de lire énonciations et pratiques dans l’esprit d’un déchiffrement herméneutique : la pensée sauvage ou archaïque même dans ses aspects conceptuels, n’est pas analytique, mais cryptique. Les ombres que j’entr’aperçois du fond de ma caverne culturelle me révèlent quelque chose qui est en rapport direct avec le dévoilement de la vérité de et étant humain singulier (Dasein) que nous avons pris l’habitude de nommer l’homme sauvage ou archaïque dans sa détermination culturelle. Cela suppose que l’opposition entre Nature et Culture comme Lévi-Strauss l’a construite en tant que paradigme fondateur de toute entreprise anthropologique, son objet donc, ne répond pas à la pensée des sujets agissants et pensants. La Nature en soi, nous ne savons pas ce qu’elle est et ce qu’elle serait ! La Nature chez les sauvages et les paysans archaïques est une série de vivants symboles que le grand poète moderne avait perçu[1] qui agencent des interprétations du monde d’où prend forme dans la matérialisation d’objets, de gestes, de vêtements, de maquillages, de masques, de statues, et  qui dessine et structure l’irréductibilité, l’idiosyncrasie, l’ipséité d’un groupe humain cohérent dans sa langue et son espace propre, qu’on l’appelle clan, tribu, peuple.
Quand on pense et vit ainsi le rapport à l’altérité culturelle une symbiose s’accomplit, symbiose qui n’a, au bout du compte, qu’un nom, l’existence dans ses multiples jeux intellectuels et affectifs. Je souviens ainsi d’un célèbre collègue, Jean Rouch pour ne pas le nommer, qui m’avait accueilli dans son centre de cinéma ethnologique au Musée de l’Homme du Trocadéro, lorsque j’avais déposé à la fin des années 1960 un projet de film sur les rapports entre micro politique et relations parentales dans un village français. Très célèbre pour ses admirables films ethnographiques, pour la force et la puissance évocatrice de sa narrativité tant cinématographique que verbales, pour l’exceptionnelle la grandeur des situations qu’il avait su représenter, simultanément respecté pour son endurance sur le terrain, la longueur de ses séjours, un jour donc que nous discutions du terrain et des rapports à la véritable altérité indigène, il me dit :
         Tu sais, moi j’ai compris comment vivre en Afrique occidentale le jour déjà fort lointain où, quand j’étais encore ingénieur des Ponts et Chaussées et devant demeurer quelque temps dans un village du Niger pour des travaux de voierie, le chef a désigné un jeune homme pour être « mon copain de chier » (sic !). J’ai compris que nous allions partager quelque chose d’intime qui faisait de nous des quasis « frères classificatoires ».
Or cette intimité allait bien au-delà du cadre des règles de la politesse locales envers l’étranger (à cette époque le colonial) en visite auquel on indiquait un coin de savane hors du village en lui disant de faire attention aux bêtes sauvages!!! Vous imaginez la situation! Accroupi, le pantalon sur les chevilles pendant une défécation bienfaisante, les yeux mi-clos du plaisir de se soulager d’un matériel physiologique devenu au fil de la journée encombrant, quand, soudain, vous apercevez non loin deux yeux brillants qui vous fixent dans le noir. Que faire en effet ? A cette époque, juste avant la Seconde Guerre mondiale, le blanc prenait son fusil ou son révolver et tirait. Or s’il y avait mort du lion ou du léopard il était exigé au préalable un rituel de pardon qui, s’il n’était pas accompli, mettait le village en danger. Tandis qu’avec le « copain de chier », on est protégé et on le protège, un lion ou un léopard ne peut pas attaquer deux personnes à la fois, quand la menace d’une lance et de cris est en général suffisante pour dissuader l’animal.
Dans un registre moins sauvage, je me souviens des deux mois qu’il me fallut pour, accompagnée de Mihai, me rendre aux toilettes au fin fond du long jardin et apprivoiser Sultan, le premier berger carpatique que j’ai vu de ma vie. Une bête splendide, d’un blanc immaculé sauf une petite tâche marron au milieux du dos, énorme, taillée pour se battre avec les ours et les loups, et qui l’hiver gardait les deux fermes mitoyennes de Mihai et du voisin Dumitru. Très amène le jour avec tout un chacun, la nuit il était intraitable avec les inconnus. Ainsi, il fallut deux bons mois pour que le puissant Sultan acceptât ma présence nocturne sans manifester d’agressivité qui commençait par de sourds grognements lourds de menaces, et puis, si cela n’était pas assez dissuasif, par toutes sortes de grondements sonores, les babines retroussées montrant ses crocs, grands et affutés d’un blanc nacré. Dans une version moins sauvage, Mihai, sans le savoir, avait joué « mon copain de chier ».
Quand on vit ainsi, si intimement auprès des gens, car dans la maisonnée chacun savait exactement quand la nécessité physiologique me dominait au point que rien n’était plus important que cette ruée nuitamment vers le fond du jardin même lorsque la température avoisinait les moins trente degrés, on ressent une distance quasi infinie avec ce que l’on a laissé derrière soi, et ce en dépit de l’intense correspondance que j’entretenais avec mon ex-épouse Martine ou avec mon ami Remo travaillant de son côté au Vanuatu (British Solomon Islands). Paris, la France, l’Université, le CNRS, les cafés du quartier latin, tout cela me paraissait à des années lumières de ma vie quotidienne. Mes soucis non seulement intellectuels, mais de la vie au jour le jour, voire parfois de ma santé (je suis rendu deux fois à l’hôpital municipal de Sighet), m’occupaient ainsi que mes prolixes discussions avec les paysans ou le pope. Un jour d’Automne, vers le soir, un enfant vint me trouver, il m’était envoyé par le directeur de l’école qui me priait de m’y rendre le plus vite possible, car quelqu’un du central téléphonique de Sighet lui avait fait savoir que je devais recevoir incessamment un coup de fil de France. Cette annonce m’avait angoissé. Le coup téléphone n’avait pas été planifié, avec aucun des membres de ma famille ne devait m’appeler. Qu’était-il donc arrivé de si grave pour qu’on mît en branle toute la petite région depuis Sighet ? Descendant d’un pas vif le chemin semé de grosses pierres jusqu’à mi-côte, j’arrivai à l’école essoufflé et anxieux. Je me plantai devant le vétuste appareil dont il fallait tourner une manivelle pour avoir le contact avec la centrale, un téléphone militaire de fabrication hongroise datant de la Première Guerre mondiale. Enfin il sonna, hurlant plus que parlant : allo ? Claude Karnoouh au téléphone… qui parle ? C’est moi Colette… Etonnement total ! Une de mes collègues du département d’anthropologie de l’Université de Nanterre voulait dans l’urgence m’entretenir des prochaines élections syndicales ! Sur le coup je crus à une blague, pensant qu’elle voulait avoir de mes nouvelles au nom de l’ensemble de mes collègues. Mais non… le but véritable était bien les élections syndicales. Elle me demandait mon aval afin que je votasse in absentia. Je balbutiai tant je fus pris au dépourvu, énervé et dégoûté de ce que je considérais comme une absence de respect pour mon travail, pour ma vie, comme si une élection syndicale était plus importante que l’expérience existentielle que je menais aux tréfonds des Carpates du Nord de la Roumanie.



[1] Charles Baudelaire, Correspondances (quatrième édition) :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.