dimanche 15 février 2015

L’union européenne pourra-t-elle survivre à l’élection grecque ?

L’union européenne pourra-t-elle survivre à l’élection grecque ?

Ὦ ξεῖν᾿, ἀγγέλλειν Λακεδαιμονίοις ὅτι τῇδε κείμεθα, τοῖς κείνων ῥήμασι πειθόμενοι. (« Étranger, va dire à Lacédémone qu'ici nous sommes morts, fidèles à ses lois. ») Après la bataille des Thermophiles.


L’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce, se présentant comme une gauche en partie radicale n’est pas en-soi une véritable nouveauté. Plusieurs fois déjà des gauches, plus ou moins critiques, ont été élues dans les divers pays de l’Union européenne, il suffit de rappeler le Parti socialiste français en 1981 allié aux communistes, le Parti socialiste espagnol sorti de la clandestinité lui aussi allié aux communistes, puis à nouveau le PS français en 2013 alliés aux Verts, ou les gouvernements SPD allemands. Mais ce qui apparaît comme un réel coup de foudre dans le ciel fort tourmenté de l’UE, c’est qu’une fois élus, et quoiqu’ils aient quelque peu tempéré leur discours, les responsables de Syriza dont son leader charismatique Tsipras, n’ont pas, jusqu’à présent, cédé aux injonctions de Bruxelles sur le volet économique et social de leur programme électoral. Donc, ne pas sortir a priori de l’euro, mais renégocier la dette de manière à contrebalancer les résultats de ce qui se révèle, depuis 2010, comme un pillage systématique du pays par la célèbre et honnie Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), pillage qui a conduit à ruiner une majorité de citoyens dont plus du tiers sont entrés dans la zone de la grande pauvreté, et un autre tiers dans la précarité. Car, quelque fut la corruption de la gouvernance grecque avant Syriza, en particulier la tradition d’une grande évasion fiscale, celle-ci ne suffit ni à expliquer ni à justifier le pillage dont le pays a été la victime expiatoire. Cette paupérisation d’un peuple sans précédent en temps de paix est dû bien plus aux intérêts de prêts basés sur des contrats léonins conclus avec des banques allemandes ou anglo-saxonnes, par exemple ceux mis en chantier pour acheter de l’armement teuton sophistiqué dont le pays n’avait nul besoin d’une part, et, de l’autre, sur des expertises produisant des bilans financiers faussés par des spécialistes à la botte des grandes banques internationales et plus particulièrement de Goldmann Sachs. Cette synergie de diverses escroqueries légales a mené la Grèce à tomber dans un état de quasi faillite qu’aucun remède économique appliqué jusqu’à présent n’a pu guérir, en dépit des rodomontades de la Troïka ! En revanche, la médication de la Troïka a toujours plus aggravé le mal : dégringolade inexorable des recettes des finances publiques et ce malgré la mise à l’encan des richesses nationales, y compris le port du Pirée et certaines des célèbres îles de la mer Egée, et, comme il se doit, paupérisation générale des salariés, de tous les salariés, démolition des systèmes de protection sociale, de santé publique et d’enseignement… en bref la transformation du pays en un tiers-monde africain. Ainsi, comme le notait un commentateur averti : « Vous pouvez faire tourner n’importe quel modèle (Excel ou n’importe quel autre) en introduisant les hypothèses raisonnables que vous souhaitez sur des choses telles que les taux d’intérêts, le taux de croissance du pays, la pression fiscale, en aucun cas le pays ne sera capable de rembourser sa dette ou même de la servir »[1]. L’ancien premier ministre du PASOK Georges Papandréous l’avait pressenti au printemps 2011, lorsque pendant le sommet de l’UE à Nice il annonça qu’il organiserait dans le cours de la semaine suivante un référendum pour savoir si le peuple grec acceptait ou non de telles coupes coercitives dans les budgets sociaux et le patrimoine industriel. Mal lui en prit, les représentants de l’UE Barroso et van Rompuy en tête avec le Président Sarkozy et la chancelière Merkel le menacèrent des pires exactions. Manquant à l’évidence de courage (aurait-on menacé sa vie ou celle de ses proches ?), il s’enfuit, rentrant chez lui la queue basse pour donner sa démission. Il laissa sa place à Antonis Samaras, ancien étudiant à la faculté d’économie de Harvard, haut lieu de la théorie néolibérale, devenu le familier des « experts » de Goldmann Sachs et plus particulièrement de Mario Draghi président de la BCE, le grand-prédateur de la richesse sociale, technicien non-élu qui décide sans aucun aval démocratique de la politique économique de tous les États de l’UE, une institution supranationale devenue le Bureau Politique d’une dictature à peine masquée d’un verni pseudo-démocratique.
Sans présager de l’avenir, l’on peut aisément remarquer qu’il y a eu la trahison totale de tous les partis socio-démocrates au pouvoir en Europe : du PS français et SPD allemand, du commissaire européen à l’économie le socialiste Moscovici ; et même si l’Italien Matteo Renzi de l’Olive a fait montre d’un verbe un peu moins réprobateur, aucun acte positif de solidarité suivit les bonnes paroles. En effet, l’alternative au développement proposé par Syriza est totalement incompatible avec le programme néolibéral de Bruxelles, de la BCE et du FMI dont les socialistes européens sont les chantres au même titre que les partis dit de droite réunis à Strasbourg sous l’acronyme de PPE. C’est pourquoi Syriza représente un très grand danger pour l’oligarchie financière, celui de jouer le jeu sincère d’une véritable démocratie issue d’une authentique volonté populaire qui n’est rien de moins que la volonté générale.
Depuis l’accession au pouvoir de Syriza, il y a dans les comportements des partis politiques européens de gauche quelque chose qui me fait songer à la guerre d’Espagne quand, en 1936, le gouvernement de Front populaire présidé par le leader de la SFIO[2], Léon Blum, n’aida que du bout des lèvres l’Espagne républicaine en but à une rébellion militaire des plus violente, tandis que les gouvernements fasciste et nazi y envoyaient leurs régiments d’élite et y testaient sans compter leurs armes les plus modernes. Manque de courage politique et absence de solidarité de classe sont les traits caractéristiques de la social-démocratie comme l’a emblématiquement démontré l’assassinat, le 15 janvier 1919, de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, commandité par les sociaux-démocrates Ebert et Noske, et exécuté par l’extrême droite militaire, les Corps-francs.
Ce détour historique était nécessaire pour préciser la complexité du combat de Syriza, lequel se tient sur plusieurs fronts tout en étant parsemé de redoutables chausse-trappes. Dans les faits, Syriza est quasiment seul, n’ayant le soutient que d’un petit parti souverainiste (le parti grec indépendant) opposé à la zone euro et à l’UE avec qui il a fait une alliance de gouvernement, tandis qu’à l’assemblée national, il pourra parfois compter sur le vote des communistes. A présent on peut se rendre compte de l’obsolescence du vieux clivage droite/gauche hérité de la révolution française. Il a déjà fait en partie long feu. Il eût été par ailleurs surprenant que les bouleversements des formes de production et de socialisation dans la postmodernité n’aient pas eu simultanément des effets sur la restructuration politique des peuples. En effet, de Syriza à Podemos en passant Bepe Grillo les concepts de la pratique politique semblent changer. On trouve ainsi alliés ce qui était impensable voici encore une dizaine d’années, des mouvements souverainistes à tendances sociales plutôt conservatrices avec des mouvements souverainistes à tendances socialistes, voire parfois à des mouvements antilibéraux bien plus marqués à l’extrême gauche. Ce point de vue qui paraît devenir une pratique évidente en Europe du Sud, semble absent ou presque en France qui fait donc exception[3], le pays s’étant figée, de la droite à la gauche, dans le discours creux de la moraline droit-de-l’hommiste et le vide référentiel des prétendues « valeurs républicaines » qui ne sont plus, dans la réalité de la vie quotidienne, que le mince cache-sexe dissimulant idéologiquement le pillage systématique, financier et bancaire des citoyens.
C’est donc l’économie qui est au centre de la rude bataille qui s’est déjà engagée entre Syriza et l’UE et le FMI ; bataille qui ressemble à une partie d’échecs, ou mieux, à une partie de poker menteur. Or dans cette bataille Syriza se tient à l’avant-garde européenne, car il ne s’agit pas seulement du futur de la Grèce, mais celui de toute l’UE. En définitive, les problèmes sont clairs, en revanche ce sont les moyens de les résoudre qui sont compliqués. De son côté l’UE proclame par la voix de ses ministres de finances et du président de la BCE : payez, privatisez encore et toujours, et réduisez plus encore les dépenses sociales et les salaires ; de l’autre, le gouvernement grec affirme : « nous avons un mandat du peuple, nous ne pouvons pas le trahir, mais si vous insistez trop, alors il ne nous restera qu’à nous mettre en défaut de paiement et à sortir de la zone euro, alors les créanciers verront ce qu’il leur en coûte ! ». Déjà la BCE, refusant toute idée de négociation, a suspendu la plupart des lignes de crédit nécessaires aux banques grecques, ne leur laissant que celles à très court terme. Un tel chantage menace directement la capacité des banques grecques à pourvoir le pays en liquidités pour honorer le fonctionnement minimal de l’économie quotidienne, en particulier les retraits des particuliers et les paiements des entreprises. De plus, Mario Draghi a précisé que si pour subvenir à ses besoins en liquidités la banque nationale grecque imprimait sans autorisation des euros grecs, ils seraient refusés tant sur les marchés financiers et que pour régler les échanges commerciaux internationaux. Or malheureusement cette limite des liquidités fiduciaires ne peut être compensée par les rentrées fiscales de l’agroalimentaire et du tourisme grecs, et encore moins avec ceux d’une industrie mise à l’encan depuis 2008. Dans ce cas de figure,  il ne restera plus à la Grèce qu’à revenir à la drachme, avec pour conséquence une guerre économique ouverte et sans merci avec Bruxelles (Berlin et Paris) et le FMI. Or, les Anglais, toujours habiles, par la bouche de leur Premier ministre Cameron a fait savoir que les autorités britanniques seraient prêtes à une certaine souplesse sans la préciser, mais les initiés savent qu’une proportion non négligeable des dettes souveraines grecques est détenue par les banques du Royaume Uni…
Malgré sa grande solitude dans ce combat où les socialistes européens les ont abandonnés, les responsables politiques de Syriza possèdent quelques atouts dans leur jeu et non des moindres. En premier la réactualisation de la dette de guerre de l’Allemagne qui n’est toujours pas réglée (la Grèce n’ayant signé aucun accord en ce sens), avec les intérêts qui courent depuis 1945, il s’agit de 163 milliard d’euros, ce qui représentent la moitié de la dette souveraine grecque ! Plus encore et peut-être plus immédiatement profitable, la découverte de fraudes énormes sur les impôts commises sur le sol grec par des entreprises allemandes comme Mercédès et Siemens, ou le scandale des pots-de-vin accordés à des fonctionnaires grecs par des firmes allemandes pour faciliter leurs exportations, en particulier du matériel militaire ! C’est pourquoi la présidente du Parlement a rappelé fermement à l’UE que « le Parlement ne peut pas opérer comme un dispositif de blanchiment de scandale »[4]. Ce qui renvoie Wolfgang Schaüble, le ministre allemand des finances allemand, à la réalité des corruptions engendrées par les grandes firmes de son pays et devrait lui faire perdre un peu de sa superbe et de son arrogance moralisatrice.
Cependant de telles négociations, où se joue non seulement l’avenir de la Grèce, mais celui de toute l’Union européenne, exige du temps, du courage, de l’abnégation, et last but not least, de la finesse diplomatique en raison de l’obstruction systématique que mettra en œuvre la Troïka afin de conduire à l’effondrement de Syriza. En fin de compte, il reste toujours une arme, celle qu’ont employé certains pays d’Amérique latine dont l’Argentine lorsqu’il s’est agi de renégocier les conditions usurières de leurs dettes auprès des banques étasuniennes : le non-paiement. Dans ce cas là ce serait vraisemblablement tout le système de l’Europe financière, déjà extrêmement fragile, qui risquerait de s’effondrer du jour au lendemain, entraînant à coup sûr de nouvelles tentations de guerres intra-européennes. Le capitalisme européen allié aux États-Unis le souhaite-t-il comme moyen de résoudre la crise systémique qui ronge les bases de son économie et de son système politique fondé sur la démocratie représentative ? Il y a là une option à ne pas négliger, elle a déjà été mise en œuvre en Europe en 1940 lorsque les capitalistes français proclamaient : « mieux vaut Hitler que le Front populaire ! ». Aujourd’hui ce serait l’ensemble du capitalisme européen qui pourrait avancer : « mieux vaut la guerre avec la Russie que la contagion de Syriza en Europe ! »
Claude Karnoouh
Bucarest le 15 février 2015






[1] Frédéric Lordon, Le Monde diplomatique, vendredi 6 février 2015.
[2] Section française de l’internationale ouvrière.
[3] Sauf quelques rares intellectuels comme le journaliste de droite Eric Zemmour ou comme des philosophes tels Jean-Claude Michéa ou Alain de Benoist depuis qu’il a abandonné nommément la droite, vers 1985. Ce dernier est le fondateur de la revue théorique qu’il dirige Krisis, laquelle illustre depuis plus d’un quart de siècle cette tendance où l’on rencontre des textes d’auteurs classés résolument à gauche, Régis Debray ou Jean-François Khan, ceux d’un souverainiste de centre-droite comme l’ancien ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou, Michel Jobert et du philosophe conservateur schmittien, feu Julien Freund. On y trouve encore des articles d’une gauche plus radicalement antilibérale représentée par Bernard Langlois (fondateur de la revue Politis et co-fondateur d’Attac) ou Igniacio Ramonet (ancien directeur du Monde Diplomatique et co-fondateur d’Attac). Mais cela reste dans un cercle restreint d’intellectuels, même si le journaliste Eric Zemmour a atteint récemment une notoriété nationale de grande ampleur.
[4] Voilà une leçon que devraient méditer les élus roumains et des autres pays de l'ex-Europe communiste…

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