L’union européenne pourra-t-elle survivre à l’élection
grecque ?
Ὦ ξεῖν᾿, ἀγγέλλειν
Λακεδαιμονίοις ὅτι τῇδε κείμεθα, τοῖς κείνων ῥήμασι πειθόμενοι. (« Étranger,
va dire à Lacédémone qu'ici nous sommes morts, fidèles à ses lois. ») Après
la bataille des Thermophiles.
L’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce, se présentant comme
une gauche en partie radicale n’est pas en-soi une véritable nouveauté.
Plusieurs fois déjà des gauches, plus ou moins critiques, ont été élues dans
les divers pays de l’Union européenne, il suffit de rappeler le Parti
socialiste français en 1981 allié aux communistes, le Parti socialiste espagnol
sorti de la clandestinité lui aussi allié aux communistes, puis à nouveau le PS
français en 2013 alliés aux Verts, ou les gouvernements SPD allemands. Mais ce
qui apparaît comme un réel coup de foudre dans le ciel fort tourmenté de l’UE,
c’est qu’une fois élus, et quoiqu’ils aient quelque peu tempéré leur discours,
les responsables de Syriza dont son leader charismatique Tsipras, n’ont pas,
jusqu’à présent, cédé aux injonctions de Bruxelles sur le volet économique et
social de leur programme électoral. Donc, ne pas sortir a priori de l’euro, mais renégocier la dette de manière à contrebalancer
les résultats de ce qui se révèle, depuis 2010, comme un pillage systématique du
pays par la célèbre et honnie Troïka (FMI, Commission européenne et BCE),
pillage qui a conduit à ruiner une majorité de citoyens dont plus du tiers sont
entrés dans la zone de la grande pauvreté, et un autre tiers dans la précarité.
Car, quelque fut la corruption de la gouvernance grecque avant Syriza, en
particulier la tradition d’une grande évasion fiscale, celle-ci ne suffit ni à
expliquer ni à justifier le pillage dont le pays a été la victime expiatoire.
Cette paupérisation d’un peuple sans précédent en temps de paix est dû bien
plus aux intérêts de prêts basés sur des contrats léonins conclus avec des
banques allemandes ou anglo-saxonnes, par exemple ceux mis en chantier pour
acheter de l’armement teuton sophistiqué dont le pays n’avait nul besoin d’une
part, et, de l’autre, sur des expertises produisant des bilans financiers
faussés par des spécialistes à la botte des grandes banques internationales et
plus particulièrement de Goldmann Sachs. Cette synergie de diverses escroqueries
légales a mené la Grèce à tomber dans un état de quasi faillite qu’aucun remède
économique appliqué jusqu’à présent n’a pu guérir, en dépit des rodomontades de
la Troïka ! En revanche, la médication de la Troïka a toujours plus aggravé
le mal : dégringolade inexorable des recettes des finances publiques et ce
malgré la mise à l’encan des richesses nationales, y compris le port du Pirée
et certaines des célèbres îles de la mer Egée, et, comme il se doit, paupérisation
générale des salariés, de tous les salariés, démolition des systèmes de
protection sociale, de santé publique et d’enseignement… en bref la
transformation du pays en un tiers-monde africain. Ainsi, comme le notait un
commentateur averti : « Vous pouvez
faire tourner n’importe quel modèle (Excel ou n’importe quel autre) en
introduisant les hypothèses raisonnables que vous souhaitez sur des choses
telles que les taux d’intérêts, le taux de croissance du pays, la pression
fiscale, en aucun cas le pays ne sera capable de rembourser sa dette ou même de
la servir »[1]. L’ancien premier ministre du
PASOK Georges Papandréous l’avait pressenti au printemps 2011, lorsque
pendant le sommet de l’UE à Nice il annonça qu’il organiserait dans le cours de
la semaine suivante un référendum pour savoir si le peuple grec acceptait ou non
de telles coupes coercitives dans les budgets sociaux et le patrimoine
industriel. Mal lui en prit, les représentants de l’UE Barroso et van Rompuy en
tête avec le Président Sarkozy et la chancelière Merkel le menacèrent des pires
exactions. Manquant à l’évidence de courage (aurait-on menacé sa vie ou celle
de ses proches ?), il s’enfuit, rentrant chez lui la queue basse pour
donner sa démission. Il laissa sa place à Antonis Samaras, ancien étudiant à la
faculté d’économie de Harvard, haut lieu de la théorie néolibérale, devenu le
familier des « experts » de Goldmann Sachs et plus particulièrement
de Mario Draghi président de la BCE, le grand-prédateur de la richesse sociale,
technicien non-élu qui décide sans aucun aval démocratique de la politique économique
de tous les États de l’UE, une institution supranationale devenue le Bureau
Politique d’une dictature à peine masquée d’un verni pseudo-démocratique.
Sans présager de l’avenir, l’on peut aisément remarquer
qu’il y a eu la trahison totale de tous les partis socio-démocrates au pouvoir
en Europe : du PS français et SPD allemand, du commissaire européen à
l’économie le socialiste Moscovici ; et même si l’Italien Matteo Renzi de
l’Olive a fait montre d’un verbe un peu moins réprobateur, aucun acte positif
de solidarité suivit les bonnes paroles. En effet, l’alternative au
développement proposé par Syriza est totalement incompatible avec le programme
néolibéral de Bruxelles, de la BCE et du FMI dont les socialistes européens
sont les chantres au même titre que les partis dit de droite réunis à
Strasbourg sous l’acronyme de PPE. C’est pourquoi Syriza représente un très grand
danger pour l’oligarchie financière, celui de jouer le jeu sincère d’une
véritable démocratie issue d’une authentique volonté populaire qui n’est rien
de moins que la volonté générale.
Depuis l’accession au pouvoir de Syriza, il y a dans les comportements
des partis politiques européens de gauche quelque chose qui me fait songer à la
guerre d’Espagne quand, en 1936, le gouvernement de Front populaire présidé par
le leader de la SFIO[2], Léon Blum, n’aida que du
bout des lèvres l’Espagne républicaine en but à une rébellion militaire des
plus violente, tandis que les gouvernements fasciste et nazi y envoyaient leurs
régiments d’élite et y testaient sans compter leurs armes les plus modernes.
Manque de courage politique et absence de solidarité de classe sont les traits
caractéristiques de la social-démocratie comme l’a emblématiquement démontré
l’assassinat, le 15 janvier 1919, de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, commandité
par les sociaux-démocrates Ebert et Noske, et exécuté par l’extrême droite
militaire, les Corps-francs.
Ce détour historique était nécessaire pour préciser la
complexité du combat de Syriza, lequel se tient sur plusieurs fronts tout en
étant parsemé de redoutables chausse-trappes. Dans les faits, Syriza est
quasiment seul, n’ayant le soutient que d’un petit parti souverainiste (le parti
grec indépendant) opposé à la zone euro et à l’UE avec qui il a fait une
alliance de gouvernement, tandis qu’à l’assemblée national, il pourra parfois compter
sur le vote des communistes. A présent on peut se rendre compte de l’obsolescence
du vieux clivage droite/gauche hérité de la révolution française. Il a déjà fait
en partie long feu. Il eût été par ailleurs surprenant que les bouleversements
des formes de production et de socialisation dans la postmodernité n’aient pas eu
simultanément des effets sur la restructuration politique des peuples. En
effet, de Syriza à Podemos en passant Bepe Grillo les concepts de la pratique
politique semblent changer. On trouve ainsi alliés ce qui était impensable
voici encore une dizaine d’années, des mouvements souverainistes à tendances
sociales plutôt conservatrices avec des mouvements souverainistes à tendances
socialistes, voire parfois à des mouvements antilibéraux bien plus marqués à
l’extrême gauche. Ce point de vue qui paraît devenir une pratique évidente en Europe
du Sud, semble absent ou presque en France qui fait donc exception[3], le pays s’étant figée, de
la droite à la gauche, dans le discours creux de la moraline
droit-de-l’hommiste et le vide référentiel des prétendues « valeurs
républicaines » qui ne sont plus, dans la réalité de la vie quotidienne,
que le mince cache-sexe dissimulant idéologiquement le pillage systématique,
financier et bancaire des citoyens.
C’est donc l’économie qui est au centre de la rude bataille
qui s’est déjà engagée entre Syriza et l’UE et le FMI ; bataille qui
ressemble à une partie d’échecs, ou mieux, à une partie de poker menteur. Or
dans cette bataille Syriza se tient à l’avant-garde européenne, car il ne s’agit
pas seulement du futur de la Grèce, mais celui de toute l’UE. En définitive, les
problèmes sont clairs, en revanche ce sont les moyens de les résoudre qui sont
compliqués. De son côté l’UE proclame par la voix de ses ministres de finances
et du président de la BCE : payez, privatisez encore et toujours, et
réduisez plus encore les dépenses sociales et les salaires ; de l’autre,
le gouvernement grec affirme : « nous avons un mandat du peuple, nous
ne pouvons pas le trahir, mais si vous insistez trop, alors il ne nous restera
qu’à nous mettre en défaut de paiement et à sortir de la zone euro, alors les
créanciers verront ce qu’il leur en coûte ! ». Déjà la BCE, refusant
toute idée de négociation, a suspendu la plupart des lignes de crédit
nécessaires aux banques grecques, ne leur laissant que celles à très court
terme. Un tel chantage menace directement la capacité des banques grecques à
pourvoir le pays en liquidités pour honorer le fonctionnement minimal de
l’économie quotidienne, en particulier les retraits des particuliers et les
paiements des entreprises. De plus, Mario Draghi a précisé que si pour subvenir
à ses besoins en liquidités la banque nationale grecque imprimait sans
autorisation des euros grecs, ils seraient refusés tant sur les marchés
financiers et que pour régler les échanges commerciaux internationaux. Or
malheureusement cette limite des liquidités fiduciaires ne peut être compensée
par les rentrées fiscales de l’agroalimentaire et du tourisme grecs, et encore
moins avec ceux d’une industrie mise à l’encan depuis 2008. Dans ce cas de
figure, il ne restera plus à la Grèce
qu’à revenir à la drachme, avec pour conséquence une guerre économique ouverte
et sans merci avec Bruxelles (Berlin et Paris) et le FMI. Or, les Anglais,
toujours habiles, par la bouche de leur Premier ministre Cameron a fait savoir que
les autorités britanniques seraient prêtes à une certaine souplesse sans la préciser,
mais les initiés savent qu’une proportion non négligeable des dettes
souveraines grecques est détenue par les banques du Royaume Uni…
Malgré sa grande solitude dans ce combat où les socialistes
européens les ont abandonnés, les responsables politiques de Syriza possèdent
quelques atouts dans leur jeu et non des moindres. En premier la
réactualisation de la dette de guerre de l’Allemagne qui n’est toujours pas
réglée (la Grèce n’ayant signé aucun accord en ce sens), avec les intérêts qui
courent depuis 1945, il s’agit de 163 milliard d’euros, ce qui représentent la
moitié de la dette souveraine grecque ! Plus encore et peut-être plus
immédiatement profitable, la découverte de fraudes énormes sur les impôts commises
sur le sol grec par des entreprises allemandes comme Mercédès et Siemens, ou le
scandale des pots-de-vin accordés à des fonctionnaires grecs par des firmes
allemandes pour faciliter leurs exportations, en particulier du matériel
militaire ! C’est pourquoi la présidente du Parlement a rappelé fermement
à l’UE que « le Parlement ne peut pas opérer comme un dispositif de
blanchiment de scandale »[4]. Ce qui renvoie Wolfgang
Schaüble, le ministre allemand des finances allemand, à la réalité des
corruptions engendrées par les grandes firmes de son pays et devrait lui faire
perdre un peu de sa superbe et de son arrogance moralisatrice.
Cependant de telles négociations, où se joue non seulement
l’avenir de la Grèce, mais celui de toute l’Union européenne, exige du temps,
du courage, de l’abnégation, et last but
not least, de la finesse diplomatique en raison de l’obstruction
systématique que mettra en œuvre la Troïka afin de conduire à l’effondrement de
Syriza. En fin de compte, il reste toujours une arme, celle qu’ont employé
certains pays d’Amérique latine dont l’Argentine lorsqu’il s’est agi de
renégocier les conditions usurières de leurs dettes auprès des banques
étasuniennes : le non-paiement. Dans ce cas là ce serait vraisemblablement
tout le système de l’Europe financière, déjà extrêmement fragile, qui risquerait
de s’effondrer du jour au lendemain, entraînant à coup sûr de nouvelles tentations
de guerres intra-européennes. Le capitalisme européen allié aux États-Unis le
souhaite-t-il comme moyen de résoudre la crise systémique qui ronge les bases
de son économie et de son système politique fondé sur la démocratie
représentative ? Il y a là une option à ne pas négliger, elle a déjà été
mise en œuvre en Europe en 1940 lorsque les capitalistes français
proclamaient : « mieux vaut Hitler que le Front
populaire ! ». Aujourd’hui ce serait l’ensemble du capitalisme
européen qui pourrait avancer : « mieux vaut la guerre avec la
Russie que la contagion de Syriza en Europe ! »
Claude Karnoouh
Bucarest le 15 février 2015
[1]
Frédéric Lordon, Le Monde diplomatique,
vendredi 6 février
2015.
[2]
Section française de l’internationale ouvrière.
[3]
Sauf quelques rares intellectuels comme le journaliste de droite Eric Zemmour
ou comme des philosophes tels Jean-Claude Michéa ou Alain de Benoist depuis
qu’il a abandonné nommément la droite, vers 1985. Ce dernier est le fondateur
de la revue théorique qu’il dirige Krisis,
laquelle illustre depuis plus d’un quart de siècle cette tendance où l’on
rencontre des textes d’auteurs classés résolument à gauche, Régis Debray ou
Jean-François Khan, ceux d’un souverainiste de centre-droite comme l’ancien
ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou, Michel Jobert et du philosophe conservateur schmittien,
feu Julien Freund. On y trouve encore des articles d’une gauche plus radicalement antilibérale représentée par Bernard
Langlois (fondateur de la revue Politis
et co-fondateur d’Attac) ou Igniacio
Ramonet (ancien directeur du Monde
Diplomatique et co-fondateur d’Attac).
Mais cela reste dans un cercle restreint d’intellectuels, même si le
journaliste Eric Zemmour a atteint récemment une notoriété nationale de grande
ampleur.
[4] Voilà
une leçon que devraient méditer les élus roumains et des autres pays de l'ex-Europe communiste…
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