Du
moderne au moderne (post) en Europe et
Quelques
réflexions autour de l’origine de la chute du communisme*
I. En guise d’introduction quelques
remarques sur l’antique et le moderne
Les historiens ont défini naguère les Temps modernes
comme la période comprise entre la fin du Moyen-Âge, marquée par la chute de
Constantinople en 1453, la découverte de l’imprimerie et celle de l’Amérique,
et la Révolution française ; ensuite, nous entrons dans une époque dite
contemporaine. D’autres, plus récemment, ont relevé le caractère trop
arbitraire de cette division tant pour l’histoire de la pensée que pour
l’histoire politique, sociale et culturelle de certaines parties de
l’« Autre Europe » envisagées dans leurs diversités. Quant au reste
du monde avant la conquête occidentale qui l’intégra dans l’histoire
universelle, il s’agit d’une toute autre histoire. Pour lors, cette
classification ne vaut que pour ce que Spengler appela la « civilisation
faustienne », c’est-à-dire celle de l’Europe Occidentale héritière juridique
du droit romain, et .philosophique d’une histoire qui commence avec la Grèce
antique présocratique, se poursuit par la scolastique médiévale, jusqu’aux
déploiements les plus récents de la métaphysique moderne, leurs critiques,
toutes les tentatives pour la dépasser, l’achever, voire pour la reconstruire.
Le célèbre, « Soyons moderne » d’Apollinaire ou, peu auparavant, le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud (Une saison en enfer, « Adieu »), n’est pas, au moment de sa proclamation comme critère esthétique chez le premier, comme profession de foi plus prophétique chez le second, une nouveauté de la pensée européenne. Penchons-nous sur le dictionnaire : moderne, « du bas latin modo », « récemment », donc, « ce qui est contemporain ». Le Petit Robert donne un exemple fort éclairant de ce sens : « Pour un homme du XIIIe siècle, le gothique était moderne » (Malraux). Aussi en musique les inventeurs des polyphonies complexes qui dès la première moitié du XIIIe siècle ouvrirent la voie à l’ars nova, ont-ils été vivement critiqués par les tenants de la tradition ; en 1242 les dominicains s’y opposent et saint Thomas fit amplement publicité de cette opinion. Au début du XIVe siècle Jacques de Liège écrivait à propos de l’ars nova : « la musique à l’origine discrète, décente, simple, virile et de bonnes mœurs, les modernes* ne l’ont-ils pas rendue lascive au-delà de toute mesure ? ».[1] N’y a-t-il point ici la première manifestation d’une critique menée contre une avant-garde, et l’origine de la dynamique propre à la modernité ? Puis le dictionnaire avance un autre sens plus banal : « Qui bénéficie des progrès récents de la technique et de la science ». Ce sens s’oppose certes à antique, mais aussi à ce qui est ancien en général, et varie donc selon l’époque : « Qui existe depuis longtemps, qui date d'une époque très antérieure au moment où l'on parle ». Il y a aussi un sens plus général de moderne : « Qui appartient à une époque postérieure à l’antiquité ».[2] Appliqué à l’enseignement, on appelle « études modernes » celles qui concernent l’apprentissage des sciences, des techniques et des langues vivantes, et qui s’opposent aux études classiques, celles des langues et des civilisations du Moyen-Orient et de la Méditerranée mortes immédiatement après la fin de l’Empire romain d’Occident. En suivant le décours de la haute culture, le moderne s’identifie, outre à l’enseignement des sciences et des techniques, aux langues qui en ont formulé les postulats, les théories et les procédures de recherches expérimentales, ce que la philosophie contemporaine nomme l’horizon de sens de la subjectivité, ou du rapport sujet/objet. Opposition héritée du Moyen-Âge entre les Arts libéraux (arithmétique, astronomie, géométrie, musique, grammaire, rhétorique et logique) et les Arts mécaniques ou serviles, et qui réactualise une dichotomie déjà élaborée par la philosophie grecque entre la théoria (les spéculations contemplatives) et la praxis.[3] Dans la dynamique de la provenance de notre présent, le moderne apparaît donc consubstantiellement lié à l’émergence de la science comme praxis efficiente, laquelle a engendré la représentation dominante du monde, son intellection totalisante par l’uniformisation (son mode d’objectivation général) et, en ultime instance, le moyen de déchiffrer le sens de l’existence, de la présence des choses et des hommes, selon ce que Roger Bacon et trois siècles plus tard Descartes avait défini comme le rôle transcendantal du calcul mathématique.
Le
moderne peut être aussi appréhendé au travers des conflits esthétiques qui
agitèrent les intelligences européennes à l’aube de ce qu’il est convenu
d’appeler trop rapidement sous nos climats la modernité, dès la fin du XVIIe
siècle. Il en fut ainsi de la querelle littéraire et musicale des Anciens et
des Modernes.[4] On y
remarque l’accomplissement de quelque chose qui sanctionne une véritable
rupture d’avec l’une des plus importantes traditions de l’Occident
méditerranéen, la fin des théories et des pratiques instituant l’unité
harmonique (au sens des rapports géométriques) de la musique et de la parole
dans le chant. C’est avec Rousseau que s’est imposé définitivement la
séparation de la musique et de la parole commencée dès la naissance de l’ars nova ; dès lors, la parole se
transforme en prétexte afin de déployer la seule virtuosité musicale du chant
qui écarte définitivement la prosodie de la langue de la mélodie comme la
musique arabe, iranienne ou chinoise la conserve vivante aujourd’hui encore.
Depuis les temps les plus reculés de la musique connue de la Grèce antique,
ensuite depuis le chant grégorien (mais aussi dans les musiques et les chants
populaires les plus archaïques d’Europe orientale relevés par Béla Bártok et
Constantin Brăiloiu), la parole et la musique constituaient une seule et même
entité, essentiellement incantatoire et rituelle chez les païens, tendue vers
la dévotion pour le Salut chez les Chrétiens (sans instruments de musique tel
que cela se continue dans la tradition orthodoxe), donc en chaque cas sacrée.
Aèdes et rhapsodes ne faisaient-ils pas chanter la langue, comme nous le dit le
premier vers de L’Iliade :
Or si
le poète chante, c’est que la musique n’accompagne pas la langue, mais
qu’ensemble, langue et musique s’entremêlent et chantent selon des modalités
consubstantiellement unies.[6]
Cette conscience de l’unité fut échue aux Grecs de l’époque classique pour qui
le concept de musiké exprimait
l’union des mathématiques et de la grammaire : « Dans le concept
grec de musiké, l’univers et l’âme — kosmos et psyché — étaient reliés en une unité, en une harmonie qui
n’était pas mystique mais mathématique, que le logos, i.e. le concept grec de ‘langue’, formule et qu’en même
temps il est. »[7]
Cette parole qui chante harmoniquement sa musique dans la musique durera en
s’oubliant peu à peu jusqu’à ce que Rousseau « coupe la parole à
Rameau »[8],
jusqu’à ce qu’on oublie que « c’est la langue qui demande à
chanter ».[9]
Rousseau le moderne formule la théorie d’une véritable révolution culturelle
dont les effets nous font paraître aujourd’hui comme « naturel «
l’univers musical dans lequel le monde médiatique de la musique dite de
variété, nous immerge, et ce, malgré les expériences de certains musiciens
contemporains qui, à leurs manières, tentent de renouer avec cette antique
tradition, je songe ici à Berio par exemple. Or, pour revenir un instant encore
sur le découpage artificiel des époques historiques, il convient de rappeler
que ce sont les musiques et les chants populaires européens les plus archaïques
qui ont conservé jusque dans notre présent cette unité entre la musique de la
langue (la prosodie) et la mélodie de la musique.[10]
Phénomène sur lequel les philosophes contemporains n’ont jamais réfléchi depuis
Herder et Nietzsche dont Les origines de
la tragédie illustrent magistralement cette unité à l’époque de la Grèce
présocratique.
Cette
conception unitaire du monde entre la musique, la langue, la grammaire et les
mathématiques qui prévalait à l’aurore de l’histoire de la philosophie
– c’est-à-dire, à l’aurore de notre histoire de l’Être et de sa
réalisation comme historicité –, et qui s’incarna dans la tragédie, vivait
encore à l’époque de l’ars antica
médiéval, et vit toujours aujourd’hui dans les chants des diverses églises
chrétiennes du Moyen-Orient, chez les Nestoriens, les Chaldéens, les Esséniens,
les Coptes, etc. Il en allait de manière semblable avec le concept grec de techné, lequel englobait une activité
unique qui relevait à la fois de ce que le moderne définit et sépare, les arts
d’une part, l’artisanat de l’autre, et qui vivrait pleinement jusqu’à ce que la
spécialisation industrielle commandât une séparation tant des savoirs que des
activités pratiques, imposée par les impératifs utilitaristes et les
contraintes productivistes de la rationalité technique et économique.
Séparation qui finit inexorablement par créer deux mondes différents : le
monde de l’art d’une part, longtemps considéré comme non-utilitariste malgré sa
soumission au marché, et, d’autre part, celui de l’artisanat regardé comme le
sous-produit ou le complément plus domestique des activités industrielles. Exercé
à titre privé, l’artisanat s’appelle, en français, le bricolage (en anglais, do-it-yourself) qui est aujourd’hui
l’objet d’un marché réalisant des dizaines de millions d’euros de chiffre
d’affaire annuel.
La
situation d’épuisement de la représentation classique que l’on pouvait
constater vers le milieu du XIXe siècle
suscita brusquement chez certains artistes devenus sensibles à la réalité du
quotidien de la modernité, la volonté de montrer, d’ex-poser, de présenter, la
vérité immédiate de leur présent. On constate, d’une part comme l’a fait
Malraux, qu’« à la mort de l’art populaire, vers 1860, celui-ci entre dans
l'univers des artistes au moment même où il cesse de vivre. »[11],
et, de l’autre, qu’après avoir, chacun à sa guise, halluciné les paysages de
campagne et une vie rurale déjà moribonde (Monet, Van Gogh, Gauguin, mais aussi
Émile Verhaeren dans ses poésies), les artistes ont répondu, à leur manière, à
la généralisation de l’univers industriel en expansion constante, par une
révolution esthétique, mêlant souvent esthétique renouvelée et révolution
politique : le geste inaugural des Ready-made
de Marcel Duchamp d’un côté, les avant-gardes futuristes, suprématismes,
constructivistes, agit-prop russes,
polonaises, hongroises de l’autres. Ensemble, certes avec des enjeux et des
finalités très différents, ils donnent dignité esthétique à l’objet industriel,
à l’objet purement fonctionnel, voire, pour les Russes, par l’intégration
théorique du geste de l’artiste au geste du producteur, ils ouvrent la possibilité
de réintégrer dans l’art la dignité philosophique (fût-elle antiphilosophique)
du prolétaire que quatre décennies auparavant Marx lui avait déjà offerte. D’un
côté Duchamp assume qu’il suffit de trouver et le lieu où l’installer, le
musée, et une signature qui lui confère l’aura d’unicité garantissant sa double
valeur, esthétique et financière pour que l’objet industriel, répétitif et
non-esthétique trouve sa place dans le monde de l’art ; de l’autres, les
constructivistes de la jeune Union soviétique pensent et agissent afin de
réconcilier dans le geste de l’artiste-producteur et le monde artistique et le
monde de la production, engendrant ainsi la grande unité révolutionnaire où
travail productif et création artistique synthétisés en une seule même
activité, retrouveraient, dans le devenir renouvelé du progrès total
(scientifique et social) débarrassé de la nécessité économique, l’unité perdue
de la techné grecque : en bref,
art et production engendreraient la nouvelle cité idéal construite par Marx,
corrigée et adaptée par Lénine aux conditions politiques du moment et accomplie
par l’artiste révolutionnaire, nouveau démiurge du monde à venir.[12]
Sans forcer le trait, on pourrait affirmer qu’il s’agissait là d’une autre
tentative de retour à la source de l’unité harmonique grec, cette fois, non
plus accomplie par le surhomme nietzschéen, héritier de l’exemplarité du héro
solitaire romantique, mais par un nouvel acteur, un surhomme collectif, tout
aussi héroïque et romantique que l’individu solitaire, le prolétariat.
Mais
la roue de bicyclette placée sur un socle ou la pissotière contre le mur du
musée d’une part, la réduction de toute représentation à la géométrie de ses
épures minimales (Malevitch, El Lissitzky), ou les collages et les assemblages
réalisés grâce à l’usage simultané de produits industriels, de photographies et
de dessins montrant la modernité productive et productiviste (Rodchenko) de
l’autre, traduisent à la fois la crise de la représentation (que tentèrent
aussi de résoudre de manière tout à fait classique les cubistes et les
expressionnistes) et la quête de l’unité perdue. Cependant paradoxes et apories
ne manquaient point. On avait voulu échapper au simulacre de l’éidos, sans jamais y parvenir, car, si
le nouvel éidos qui semblait détaché
de la transcendance de l’idéa
platonicienne ou de la mimétiké
aristotélicienne dans la réconciliation de l’art et de la vie selon les vœux
des artistes d’avant-garde, le simulacre n’en demeurait pas moins, mais cette
fois en instaurant le simulacre de lui-même ou directement en se parodiant
(« Ceci n’est pas une pipe »
de Magritte). Le détachement de la transcendance entraînait le signe de la
représentation à se soumettre, à son tour, à la domination de l’immanence des
choses. Or dans le capitalisme l’immanence de toute chose, c’est son équivalent
général travail : l’argent ! Ce que démontre chaque jour le marché de
l’art depuis plus d’un siècle.
Une
fois la crise de la représentation n’ont point surmontée, mais acceptée, par une fuite en avant vers le « tout et
n’importe quoi » du présent, devenue la doxa de la modernité et le sens commun de l’establishment culturel
et social, il faut bien constater que la victoire n’a jamais été autre chose
que celle de la Marchandise et de l’Industrie. Chronologiquement, il fallut attendre
que l’éidos de la dérision de l’art soit
directement touché par la marchandise, c’est-à-dire qu’il soit capté par le
marché et la consommation de masse, pour que l’unité essentielle qui réunissait
déjà au milieu du XIXe siècle art et industrie[13],
s’éploie alors dans sa vérité, qui n’était pas, malgré les apparences, celle de
la révolution sociale souhaitée par les avant-gardes, mais celle de
l’esthétisation générale des objets industriels les plus usuels. C’est pourquoi
le retour vers l’harmonie première, que les futuristes et les constructivistes
avaient quêté en vain – parce que l’itérabilité des formes n’implique
jamais celle du sens –, ne pouvait plus avoir de relation authentiquement
vécue avec l’harmonie première telle que l’entendait le monde grec, par
exemple, dans ce qu’Héraclite nous dit du kosmos
comme diadème du monde, c’est-à-dire simultanément et avec un seul mot, parure
et ordre du monde. Or, à l’observer de près, cette généralisation esthétique
appliquée à toute la production des produits industriels – à l’origine de
laquelle se tenait le geste de l’artiste esthétisant le produit
industriel – n’est rien d’autre que le travail accompli par la publicité
(la réclame), le propagande économique qui sert à faire vendre tous les objets.
C’est
à partir de cette généralisation de l’esthétique qu’il convient maintenant de
reposer la question du moderne sous ses deux aspects complémentaires. D’une
part, qu’est-ce que la modernité et pourquoi sommes-nous si assurés qu’elle
s’est autodépassée en « post « ?
Ici autodépassée ne doit pas être compris sous le concept d’Aufhebung de la dialectique hégélienne,
mais sous le concept heideggerien d’ouverture, du laisser ad-venir dans
l’ouvert, du Gelassenheit zu den Dingen.
II- Notes complémentaires concernant la modernité tardive
Depuis
une vingtaine d’années, l’énonciation de l’adjectif « postmoderne «
semble tenir lieu à la fois de description et d’interprétation de la vérité de
notre temps. De fait, son contenu sémantique est ambigu quand on s’attache à en
saisir la provenance. Le terme nous vient des architectes qui, en réaction
contre le avant-gardes, prônèrent une sorte de retour hétérodoxe aux formes
classiques, comme si, une fois encore, le retour pouvait être la solution à la
crise révélée par les avant-gardes. Pourquoi ce mouvement esthétique de retour
a-t-il été qualifié de postmoderne et non de néoclassique ? La chose
dut paraître impossible, car le néoclassique avait déjà eu son heure de gloire
bien avant la naissance des avant-gardes. Pourquoi alors ne pas avoir inventé
un mot tel que, post-néoclassique ou
néoclassique tardif (en italien
neo-tardo-classico)? Si cette
rétroaction vers le classique, conçue à l’encontre d’une avant-garde toujours
en quête de nouveautés, car installées dans une pensée de l’infinité des
possibles, s’est définie comme « postmoderne », c’est que ce retour
participait, lui aussi, de cette infinité des possibles, marquant la fin du
sujet historique – et non la fin de l’histoire – en tant que fin
d’une époque de la métaphysique où des entités transcendantes telles que le
Beau, le Bon et le Vrai, ou Dieu, la Divine providence, la Raison, l’Esprit
absolu, le Prolétariat, dessinaient l’horizon indépassable des idéaux humains.
Le « postmoderne » c’est, me semble-t-il, une fois encore, faire du
nouveau, fût-ce avec des bribes d’ancien ! Ce mouvement architectural
traduisait clairement dans l’habiter, le monde de la marchandise (la nouvelle Physis) qui exige sans cesse de nouveaux
objets (ou qui apparaissent tels) de manière à toujours renouveler le produire
en vue de l’acheter, du consommer dans l’espace-temps (topos) propre au capitalisme (premier ou tardif), celui que dessine
la lutte titanesque et sans fin de la baisse tendancielle du taux de profit. En
effet, le renouvellement des choses fonctionne sur une double exigence, d’une
part il faut un capital financier, et, de l’autre, un socius cherchant dans le « droit naturel », i.e.
universel — et non plus sur le préalable transcendant d’une hiérarchie
immuable organisant le monde — la garantie des appropriations privées pour
les uns, et des exclusions pour les autres.[14]
Voilà le monde créé par cette nouvelle Physis
où se met à découvert l’union intime du capital et de la techno-science et où,
simultanément, se dissimule son origine métaphysique.
Ce
retour à des éléments classiques dans la contemporanéité signait la fin d’une
modalité de la pensée du devenir des communautés humaines, celle des
téléologies de l’histoire où les principes premiers servaient à la fois de modèles
pratiques à réaliser et de causes idéales finales à accomplir. C’en est donc
fini des vastes et imposants systèmes qui donnent, sans aléas, ni hasard ni
échecs possibles, sens au monde, au passé, au présent, au futur. La nouvelle
époque était déjà celle où le devenir ne se montrerait plus qu’en la guise
d’une simultanéité, d’une juxtaposition sans continuité et d’une permutabilité de
tous les styles. Dès lors toute rupture, toute césure auparavant discrète
engendrant l’inconciliable s’abolit ; dès lors, tout rappel, toute
référence, tout collage devient l’autoréférence légitimante d’une possibilité
acceptable, présentable et vendable bien sûr.
Or ce
retour aux formes classiques n’avait rien d’un retour aux valeurs classiques,
mais s’inscrivait lui-même dans le mouvement des possibilités infinies caractéristiques
des juxtaposition propres à la temporalité de la durée du moderne (post) que la
forme asymptotique représente le plus fidèlement en ce qu’elle tend à unifier
dans le présent un futur sans passé, son côté nihiliste, et, simultanément, à
rapporter tout passé (ou toute altérité archaïque) aux valeurs du présent, son
aspect anachronique. N’est-ce pas cela qui se donne à entendre avec la nouvelle
musique de masse ou à voir la mode vestimentaire sous les formes infinies des
métissages culturels diachronico-synchroniques. Mais avant de devenir
« culture de masse », ne trouve-t-on pas déjà les signes
avant-coureurs de cet état des choses chez les avant-gardes picturales du début
du siècle, quand elles cherchèrent dans l’art « nègre «, et plus
radicalement encore dans les Ready-made,
et les objets industriels en général, des solutions formelles à la crise de la
représentation qui se démasquait cruellement après les expériences portées à la
limite par Cézanne et ses héritiers cubistes, puis, plus radicalement encore
chez Malevitch ou dans la sculpture de Brâncusi et de Moore. Chez ces grands,
très grands artistes, le mysticisme s’ingénie à vouloir représenter chez le
premier l’essence même de la peinture pure par un Carré blanc sur fond blanc ou, chez le second, celle du vol dans
une forme oblongue épurée de toute aspérité décorative. On se trouve en
présence d’une crise identique dans le cours d’un autre retour à l’origine,
dans la reprise joycienne de l’épopée homérique où, en quelque sorte, se signe
la fin de l’invention de la narrativité romanesque, ce dont le nouveau roman
portera le deuil précisément par ses échecs narratifs : raconter
l’impossibilité de raconter. Après le coup d’envoi de ces artistes, toutes les
reprises stylistiques et formelles ne feront que se multiplier, s’accélérer,
additionnant et accumulant toutes les juxtapositions de simultanéités propres
aux incarnations du post-néo-rétro.
Si
les artistes furent et pour certains sont encore les héros légendaires et
prémonitoires de cette fin ouvrant la possibilité d’un recommencement encore
indéchiffrable, il faut s’en remettre aussi aux quelques penseurs qui, sans le
nommer post, ont abordé le moderne
par la crise de la représentation, en saisissant combien l’expérience
existentielle de ce même moderne se montrait sous le sceau de l’effondrement de
la relation objet/sujet et l’échec, après les premières danses macabres de ce
siècle, des philosophies de la transcendance moderne du Bon quelles qu’elles
soient (Raison, Esprit, Science). Chacun en sa guise a insisté sur
l’impossibilité de rebâtir un système global de valeurs fondé sur une
métaphysique totalisante, dès lors que le penseur se donne pour tâche de ne pas
tomber dans l’illusion métaphysique, de ne pas se dissimuler la réalité du
monde sous un double imaginaire, de ne point s’en remettre à des jeux logiques de
concepts désincarnés qui ne sont, au bout du compte, que des jeux de langage,
et ainsi propre à refuser d’accepter le seul empire de l’esprit qui rejette
toutes les expériences existentielles singulières qui lui seraient rebelles[15] :
ce que les logiciens nomment le reste, et qui, au bout du compte, n’est que
l’inentamable liberté humaine du devenir.
C’est
là une manière, une manière philosophique d’aborder la crise de la
représentation qui était aussi (et demeure encore et toujours) celle de la
conscience de soi et du monde. Cependant, il ne s'agissait plus là de la
conscience malheureuse de Hegel, de la crise d'une conscience du monde
travaillant encore dans l'idéalisme transcendant et pouvant ainsi affronter,
non sans questions tragiques, une réalité qui se dérobait sans cesse à elle. En
effet, si pour Hegel « tout ce qui est réel est rationnel », il faut
conclure que tout ce qui était irrationnel devait être logiquement
irréel ! Mais qu’est-ce qui se donne à la conscience de soi comme réel
dans le monde ? A quel référent le rapporté-je pour ensuite pouvoir en
décréter la rationalité ? Comment enfin renvoyer à l’irréel, c’est-à-dire
dans la version de Hegel, à l’inexistant (au non-être), ce qui, par rapport à
la convention de rationalité (convention hautement épocale), peut apparaître
comme irrationnel ? Le réel est rationnel, non pas en vertu d’une
mise à jour toujours plus claire d’un devenir appelé « Histoire » en
lequel l’homme occidental moderne a quêté – accomplissant pour cela des
meurtres de masse au nom de la « vérité » de cette même
Histoire – sa transparence à lui-même, mais parce que depuis Descartes, le
réel n’a jamais été autre chose que le donné-objet de l’ego cogitans assuré, dans le doute, de la certitude de son
énonciation, de par la seule logicité de ses deux prédicats. « Je pense
donc je suis » ? Est-ce bien ainsi ? Oui, parce que dans
l’énoncé le donc, la conjonction, est
le foncteur logique de la langue qui sert à amener la conséquence et la
conclusion de ce qui précède à ce qui suit. Et si j’avais dit : « Je
pense et malgré tout, ou néanmoins, ou cependant, ou pourtant, ou, ô miracle,
je suis » ou « Je pense et en définitive je suis », ou encore
simplement « Je pense et je suis » il n’en irai pas de même avec la
certitude de l’ego cogitans.[16]
S’il y a vérité, celle-ci n’est, au bout du compte, que la vérité du discours.
Ainsi, le « cogito ergo sum »
n’est qu’une fable, ce qui ne l’empêche nullement de construire des artéfacts
efficients et efficaces dès lors que le donné-objet est un exemple incarné
parmi d’autres des idéalités mathématiques de l’infinité objectale, même si, de
fait, elles sont toujours limitées précisément lorsqu’elles s’incarnent en
objet ; mais c’est aussi pourquoi elles permettent toujours de nouvelles
objectivations.[17]
Revenons
donc à la crise de la conscience, d’une conscience non pas en soi, car Husserl
nous a appris qu’il y a toujours conscience de quelque chose, mais de la
représentation des choses. Il s’agissait donc de la conscience d’un sujet
historique qui avait fini par se dissoudre dans l’objectivation infinie qu’il a
engendrée sans plus pouvoir ressaisir jamais le sens du monde dans un devenir
qu’il avait lui-même contribué à mettre à feu. La formulation première de cette
crise revient à Nietzsche, « Dieu est mort, tué par les hommes qui n’en
ont plus besoin », sous-entendant ainsi que la mort du Créateur engendre
aussi la mort de sa créature. Formule que l’on peut aisément, et sans la
gauchir, transposer dans le domaine de la Raison (Kant), dans celui de l’Esprit
absolu (Hegel), ou dans celui de l’Histoire comme apocalypse de la fin de la
nécessité (Marx). Dieu est mort, mais la Raison raisonnante et raisonnable qui
devait occuper sa place pour accomplir un monde meilleur, est elle aussi
définitivement morte entre 1914 et 1918, sur les champs de bataille où se
déchaînèrent les « Orages d’acier », puis dans tous les camps de concentration
et d’extermination, sous tous les bombardements massifs en tapis et atomiques
de la seconde guerre mondiale, tardivement sous la « yellow rain ». L’Esprit absolu, quant à lui, a fini par
s’identifier à la somme des marchandises du monde et bientôt à l’appropriation
privée du capital génétique des êtres vivants de la planète. La promesse
apocalyptique de la fin de la nécessité s’est soldée par des famines inédites
et une misère inconnue des époques de moindre développement, voire de franc
archaïsme ; enfin, et last but not
least, le raisonnable, le rationnel et le fonctionnel qui débouchent sur
l’annonciation de catastrophes technologiques et écologiques sans précédent,
sauf peut-être celles engendrées par les chutes d’astéroïdes aux époques
géologiques. Quel que soit son nom, les hommes n’ont plus besoin de la
transcendance et des valeurs qu’elle proposa (ou que des illusionnistes d’abord,
puis ensuite des escrocs, veulent réactualiser aujourd’hui :
néo-thomistes, néo-kantiens, néo-hégéliens, certains néo-marxistes, puis
néolibéraux, néocons, etc… néo-néo…) comme finalités à réaliser et limites idéelles
infranchissables. En effet, si tout le réel se confond ou s’identifie avec le
monde devenu la somme idéalement infinie des objets possibles, alors le sujet
qui posait la transcendance comme principe premier, cause finale et limite,
s’abolit, devenant lui-même un objet parmi l’infinité des objets possibles.
Voilà, brièvement rappelé ce qui marquait dès le XIXe siècle, dès l’ère de
l’industrialisation massive, le destin de la modernité (post), même si les hommes de ce siècle, hormis Nietzsche,
Baudelaire et Rimbaud ne l’avaient pas entrevu. Et c’est précisément cette fin
de la transcendance dès longtemps annoncée qui, au cours de l’année 1989, fit
tomber, dans le spectacle de sa propre chute (toujours son autoréférence),
c’est à dire dans un simulacre de simulacre, le signe emblématique du pouvoir
communiste, le Mur de Berlin. Après cette implosion, la Russie et l’Europe de
l’Est étaient entrées véritablement dans l’ère du moderne, post et tardif,
auparavant elles n’avaient été que modernes.
En
quoi cette chute ou mieux cette implosion peut-elle nous aider à comprendre ce
devenir que beaucoup présente comme l’irruption du nouveau ? En effet, la
chute telle qu’elle nous fut offerte ne nous dit qu’une seule
chose : nous avons manqué de perspicacité, car l’effondrement d’un
tel empire, qualifié d’« empire du Mal » par un président
nord-américain, acteur de second plan et néanmoins très versé dans l’art du
spectacle cinématographique, ne s’accomplit pas en un laps de temps aussi
court. Cette chute qui a mis à nue l’obsolescence du système, ne nous dit
cependant rien de sa propre origine. La sénescence de l’empire ne peut dater
des quelques années qui précédèrent son effondrement soudain ; un tel
événement se prépare de longue date : il devait être annoncé dès
longtemps[18],
mais notre aveuglement idéologique devant l’actualité nous a égaré, nous
laissant comme pétrifiés au moment où il s’offrait dans l’apparente apogée de
sa puissance. Une fois encore, nous avons oublié que c’est dans l’inactualité
— dans ce qui semble être dépassé ou pis, dans ce qui s’oublie et
s’occulte — que se tiennent la provenance et les promesses de demain.
III. Du moderne et au-delà en Russie et en Europe
de l’est
Dans
un livre, La comparution, écrit en
1990, juste avant l’effondrement définitif de l’U.R.S.S., deux philosophes,
Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, posent, dès l’introduction, ce qu’ils
conçoivent comme le double enjeu originel de l’aventure communiste[19] :
1-
« Le communisme provient de la philosophie, mais provient aussi (ou dérive
ou bifurque à l’intérieur) de toute une tradition qui se confond avec la
tradition même de l’Occident, où la recherche d’un « en-commun »
trame depuis l’origine la totalité de l’activité politique et
religieuse : tout l’onto-théologique se déverse dans cette quête d’un
‘en-commun’ dans cette recherche d’une puissance massive de
convocation . »[20]
Si
les formules employées pour parler de la question de l’origine semblent
nouvelles, le problème avait été déjà posé par Kostas Axelos, dans un ouvrage
malheureusement oublié aujourd’hui, mais qui demeure cependant essentiel pour
qui veut s’engager dans une interprétation phénoménologique tant du marxisme de
Marx que du communisme réel. Il y a plus de quarante ans, Axelos
écrivait : « Marx a derrière lui tout un monde – de
provenance grec et romaine, juive, chrétienne, européenne et moderne (…) il
rend ‘concret’ quelque chose qui vient de loin. »[21]
Or cette source lointaine qu’elle est-elle, si ce n’est l’origine de la
philosophie, celle de la métaphysique et de la politique ?
Puis
nos deux auteurs ajoutent :
2-
« Le communisme n’apparaît au fond que comme l’effet (démesuré, gauche,
brutal) de rabattre les motifs d’une telle convocation dans l’unique rumeur
d’une humanité délivrée de la transcendance, ne trouvant plus hors d’elle même
mais en elle-même le tenon de son unité. »[22]
Deux
suggestions essentielles ressortent, me semble-t-il, de ces phrases :
1-
D’une part l’origine philosophique et, au-delà, la totalité de l’héritage
occidental du communisme se confondent avec l’histoire de l’Occident, ou, si
l’on préfère dans une langue plus heidégerrienne, avec l’onto-théologie comme
histoire de la métaphysique en ses diverses désignations de l’Être.
2-
D’autre part, nos deux auteurs relèvent que la finalité du communisme fut
d’arracher l’humanité à la transcendance : autrement dit, à la
métaphysique afin de rendre l’humanité à l’immanence du devenir qu’elle se
forge, même sans le savoir (nommé histoire), tout en la délivrant de la
« malédiction attachée au travail productif ».[23]
Pour ma part, j’ajouterais que le communisme dans son discours
« scientifique » cherchait simultanément à rendre l’humanité transparente
à elle-même ; d’où, à mon sens, l’origine du « totalisme ou
holisme » du marxisme dans sa version sociologisante, avec ses effets
pratiques de terreur meurtrière : la science (celle du cogito ergo sum, de fait celle de la certitude de l’ego transcendantal) s’affirmant comme Vérité absolue et éternelle
— fût-ce celle du moment pouvant toujours être modifiée précisément au nom
de la connaissance scientifique « transcendante ». Dès lors tout
homme doit se soumettre aux décrets de ceux qui détiennent le savoir, en
l’espèce selon la construction de Lénine, à l’avant-garde d’un prolétariat
hyper-minoritaire en Russie au début du XXe siècle, avant-garde qui se nomma,
le Parti communiste, seul détenteur de l’objectivité absolue, c’est-à-dire non
seulement du Vrai, mais encore du Bon et du Beau.
Ces
deux paragraphes résument l’esprit qui dirige l’ouvrage, au demeurant fort
stimulant et roboratif, publiés sur l’événement qui a pour nom, la chute du
régime communiste. Cependant, leur approche apparaît amphibologique, offrant
des analyses qui soulèvent une contradiction essentielle non résolue que je
résumerai ainsi :
a- Si
le marxisme se présente dans l’héritage de l’histoire de l’Occident comme
histoire de la métaphysique, alors son but ultime, « rendre l’humanité à
elle-même » n’est qu’une nouvelle manière de réinstaurer une
transcendance, de recréer une nouvelle illusion métaphysique, de préparer un
nouveau double du réel plus vrai que le réel lui-même, faussement vrai ou, à
tout le moins, trompeur. N’est-ce pas ce que l’on rencontre dans la reprise de
la thématique hégélienne de l’achèvement de l’histoire qui, dans la vulgate
marxiste associe à la démiurgie du prolétariat la fin de la
nécessité ? Thématique sur laquelle est revenue Hannah Arendt dans La Crise de la culture, pour montrer
précisément le caractère métaphysique du matérialisme de Marx, rappelant sans
la nommer – mais la connaissait-elle ? – l’analyse déjà formulée
en 1898 par le très jeune Giovanni Gentile, avant qu’il ne devienne le
philosophe du fascisme, dans un ouvrage intitulé, La philosophie de Marx. Études critiques[24],
où il met en évidence l’idéalisme de la praxis
chez Marx.
b-
Plus encore, si en rapportant la finalité du communisme à sa chute, les deux
auteurs sont à même de poser radicalement la question du signifié de cet
effondrement, en revanche, la réponse qu’ils donnent demeure dans une
intemporalité, une anhistoricité qui la renvoie à une abstraction désincarnée.
Omettant d’enquêter sur l’essence historiale et historique du signifié, c’est
alors la singularité de la chute qui se trouve occultée, sinon totalement
oubliée et renvoyée à une généralité qui en fait un événement conceptuel,
abstrait et désincarné. Car, qu’est-ce qui s’est effondré ? Qu’est-ce qui
a implosé ? Est-ce le marxisme de Marx incarné en communisme ou bien
quelque chose qui, tout en lui appartenant pour partie, n’en demeurait pas
moins partiellement étranger à la tradition occidentale, à la naissance de sa
première philosophie ? En fin de compte, ne s’agirait-il pas de
l’effondrement du communisme tel qu’il s’est manifesté comme événement dans un topos qui, avant d’englober les pays
circonvoisins et plus tard nombre de peuples de par le monde, fut d’abord et
avant tout un phénomène russe ?
En
effet, ce qui ressort de l’ouvrage de Nancy et Bailly me fait songer, mutatis mutandis, à l’opposition
augustinienne entre la Civitas dei et
la Civitas Homini. Or, si Augustin
les fait parfois s’approcher, elles n’en demeurent pas moins opposées dans
leurs devenirs et leurs finalités réciproques. Chez nos deux auteurs contemporains
les deux Cités semblent se recouvrir au bénéfice de la seule cité divine, comme
si c’était le marxisme de Marx qui eût épuisé ses possibles dans sa première et
unique (jusqu’à aujourd’hui) incarnation soviétique. Si la réalité de la chute
est prise en compte pour ce qu’elle est, alors le corps que voient chuter ces
deux philosophes me paraît bien plus une idéalité pure qu’une idéalité
singulière (idiotique) réalisée, accomplie en une modalité elle-même singulière,
laquelle laisse toujours en réserve bien d’autres possibilités en devenir, et
donc, comme tout futur, sans visage. L’approche proposée par Nancy et Bailly
manifeste l’une des illusions énoncées par de nombreux commentateurs du
communisme russe, y compris parmi ceux qui participèrent un temps à la
construction du système pour s’en éloigner ou s’en retirer par la suite. Je
songe à Rosa Luxembourg, Trotski, Boris Souvarine, Emma Goldman, Anton Ciliga,
Panaïs Istrati ou Victor Serge, qui tous expliquent la dégénérescence bureaucratique
de l’État soviétique par la trahison stalinienne du marxisme, ou pour certains
par celle du léninisme. C’est, à la question initiale, une réponse
insuffisante, voire trompeuse, tout autant que les interprétations historiques
qui font appel au seul ressort d’une tradition autocratique russe inaltérable
et inaltérée par la modernité et se perpétuant sans changer jamais, ou pis
encore, celles qui recourent aux versions sociologiques qui mettent en avant
les dysfonctions socio-économiques du système. Car, bien avant que le système
— en tant que pouvoir réel incarné dans une ou des praxis — ne commence à donner des signes d’épuisement pour
finir par imploser lamentablement après un grotesque coup d’État d’opérette,
c’est une idéalité singulière et un ensemble de représentations qu’elle portait
qui se sont effondrés.
S’essayer
à comprendre cette chute impose donc une approche phénoménologique et
généalogique de l’événement communisme dans l’horizon de sens qui fut le sien,
c’est à dire dans le topos défini et
organisé par ses propres valeurs transcendantes. Une telle approche de
l’événement communisme fut ouverte il y a plus de soixante-quinze ans par
Nicolas Berdiaev, dans un ouvrage inégalé à ce jour : Source et sens du communisme russe
publié en 1937.[25] Dans
un chapitre intitulé, « Le marxisme classique et le marxisme russe »,
nous trouvons l’une des clefs qui permet de saisir la différence pertinente
entre le marxisme de Marx et le marxisme russe, celui forgé par Lénine qui
s’est ensuite incarné en État et pouvoir d’État. Le travail généalogique de
Berdiaev explicite la manière dont le marxisme de Lénine — le léninisme
des bolcheviques — se tient essentiellement dans une tradition, celle de
la Russie moderne, et non dans celle d’une Russie archaïque comme certains
commentateurs, trop rapides en besogne et peu enclin à l’exercice de la pensée,
le prétendent. Il s’agit donc de l’entrée de la Russie dans la
modernité inaugurée par Pierre le Grand – certes à la manière
russe, c’est-à-dire sans signes avant-coureurs, soudainement, fondant avec
brutalité et violence sur un peuple surpris, abasourdi et impréparé – qui
engendra les termes d’un débat permanent opposant les intellectuels slavophiles
et les intellectuels occidentalistes (débat que l’on rencontre dans tous les
pays d’Europe centrale et orientale quel que soit les noms que se sont donnés
les « traditionalistes »), et laissa, de fait, la réalité populaire
comme entre parenthèses. Débat qui occupa tout le XIXe siècle et le début du
XXe et qui, selon Berdiaev, n’a jamais été autre chose que des rêves :
« Les
slavophiles regardaient vers le passé[26],
vers la Russie précédant Pierre le Grand, tandis que les occidentalistes
regardaient vers l’Ouest : mais que ce soit l’ancienne Russie ou
l’Europe occidentale, ensemble elles composaient des rêves et non des
réalités. »[27]
C’est
pourquoi la déchirure entre le peuple et l’intelligentsia, comme celle relevée
entre le peuple et son église officielle, ou encore entre le peuple,
l’intelligentsia et son prince, fut, tout au long du XIXe, douloureuse,
déchirante et insoluble. Plusieurs fois Berdiaev revient sur la puissance de la
tradition populaire russe, laquelle, depuis Pierre le Grand, se tient dans
l’attitude d’un nihilisme chrétien, celui du Raskol, d’une eschatologie de l’apocalypse qui trouvera à
s’exprimer soit par une voie religieuse, et donc familière, soit par une
inversion spéculaire de la religion, par une anti-religiosité demeurant
toujours dans le religieux (l’orthodoxie populaire) et par la croyance en un changement
radical se présentant et étant vécue comme la nouvelle version de la
Révélation.
C’est
ici qu’il convient de resituer l’arrivée du marxisme en Russie en tant que
théorie occidentale. En cette fin du XIXe siècle, après tous les échecs subis
par les élites puis les intellectuels révolutionnaires pour tenter d’ébranler
le pouvoir autocratique — que ce soit le complot des élites en vue d’un
coup d’État, l’union organique avec la paysannerie et la marche (ratée) vers le
peuple, que ce soit encore l’assassinat terroriste, rien n’avait
réussi —, quand ceux-ci revinrent de tout ce qui fit la gloire
tragique des intelligentsias russes, ne croyant plus en la paysannerie, ni en
la valeur de l’héroïsme individuel, arrive, à point nommé, porté par les émigrés,
la théorie marxiste qui offre un espoir totalement nouveau. Le paysan qui, un
temps, avait représenté l’espoir vite déçu en impuissance d’un socialisme
archaïque engourdi, est remplacé par le travailleur industriel, le prolétaire,
tandis que la critique de la société capitaliste se substitue à celle de la
société féodale. Le capitalisme industriel est critiqué, quand,
contradictoirement, l’émancipation du joug archaïque, le réveil du peuple ne se
peut réaliser qu’avec ce même travail industriel qui représente la base
pratique et le fondement théorique de la modernité induite par ce capitalisme.
La contradiction est déjà chez Marx (comment concilier la nécessité ontologique
du capitalisme industriel et sa critique radicale ?), mais en Russie elle
devient une totale irréalité, à la fois aveuglante et cependant occultée dès le
début. En bref, après l’échec politique et social du retour à la terre, il
n’est plus question que d’industrie là où l’industrie reste encore à
construire.
En
insistant sur le caractère déterminant de l’économique, les marxistes russes
demeurent encore fidèle à Marx : on peut dire que le Capital fait fonction
d’Être de l’Étant de l’Économie laquelle fait œuvre de poiésis du monde sous la forme de la lutte de classe ; et en
cela les socio-démocrates russes, puis les bolcheviques peuvent maintenir le
caractère messianique attribué au prolétariat afin de subvertir ce qui, dans le
rapport Capital/Travail, déshumanise l’homme, la Verdinglichung, la réification : l’homme identifié aux choses
qu’il fabrique et qui s’échangent contre de l’argent. La tâche essentielle du
devenir est ainsi attribuée au prolétariat dans son faire, le travail
industriel qui, en dernière instance, constituera le fond à partir duquel
s’élabore le rapport subjectif/objectif de l’homme moderne au monde, et par
là-même engendre la modernité du Politique et de la société. C’est cette
attribution qui unit dans le marxisme de Marx et plus encore chez celui des
premiers intellectuels russes, et le caractère objectif d’une science qui a
pour nom « Économie politique » et l’aspect subjectif de la mission
transcendante du prolétariat, lequel accomplit l’histoire comme sens de la fin
de la nécessité seule garante de la libération de l’homme de toute servitude.
Ainsi s’est déployée une théorie de la modernité où le travailleur industriel
occupe une position centrale à la fois théorique et pratique, à la fois
instrument dépassé par le sens total de l’histoire (la fin du capitalisme) et
acteur conscient de son agir comme faiseur de l’histoire. Il s’agit
d’une théorie de la modernité que les mencheviks, fidèles à
l’occidentalisme du marxisme de Marx, suivront à la lettre : attendre
les conditions objectives de la révolution, c’est-à-dire que le développement
du capitalisme engendre une classe ouvrière puissante et nombreuse pour changer
le système politique, en bref, le modèle réformiste de la sociale démocratie
allemande. Nous savons, et ce très tôt, qu’ils perdirent la partie, entendant
par partie, celle du pouvoir et de sa légitimité. D’un point de vue purement
factuel on comprend aisément où se situe le divorce entre les
sociaux-démocrates russes et les divers populistes, dans le fait que le
prolétariat tout autant que la bourgeoisie, classes modernes par excellence,
détruisent peu à peu toutes les traditions archaïques.
Cependant,
pour celui qui, à ce moment-là, regardait la Russie avec une lucidité minimale,
il eût dû s’apercevoir que le prolétariat était une infime minorité de la
population, et malgré l’importance des investissements étrangers (les célèbres
emprunts russes français), son augmentation supposait un processus de longue,
voire de très longue haleine. En ce cas, la révolution n’était ni pour demain
ni même pour après-demain.
Derrière
ces débats agités au sein d’une infime minorité d’intellectuels d’autant plus
marginaux qu’ils étaient pourchassés sans merci par la police tsariste, se
profilait, comme en réserve, le révolutionnaire russe du XIXe siècle, celui que
Berdiaev définit comme un être habité par un « totalisme »[28]
hérité du Raskol devenu une
tradition, où « la révolution était à la fois une religion et une
philosophie »[29]
et dont l’origine religieuse et proto-politique relève, selon les historiens
Pierre Pascal et Claudio Sergio Ingerflom, du schisme religieux et des grandes révoltes
de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles contre les Tsars.[30]
Selon
Berdiaev, le Raskol et une lecture
sociologisante de Marx aboutissent à la synthèse réalisée par Lénine et les
bolcheviques :
« Pour
le marxisme bolcheviste, le prolétariat cessait d’être une réalité empirique, puisqu’en cette qualité il eût été réduit à
rien* , — il était avant
tout l’idée du prolétariat, une idée
qui peut être incarnée par une minorité […]. » [31]
et,
poursuit-il, « Le marxisme de Lénine détruit définitivement la conception
de peuple en tant qu’organisme intégral (celle des révolutionnaires populistes,
narodniki), il le décompose en
classes distinctes ayant des intérêts opposés. Mais, dans ce mythe du
prolétariat, c’est néanmoins le mythe du peuple russe qui ressuscite sous une
forme nouvelle. Une sorte d’identification se produit, celle du peuple russe
avec le prolétariat, celle du messianisme russe avec le messianisme
prolétarien. »[32]
N’est-ce pas là un parfait exemple de ces syncrétismes propres au moderne que l’on rencontre
dans tous les pays sous-développés confrontés plus tardivement à la modernité
occidentale en sa version coloniale, mêlant aux arguments de la libération
nationale (venus d’éléments pris à la théorie de l’État-nation hégélien et à
l’esprit du peuple, le Volksgeist,
herdérien), des éléments propres à la théorie de la lutte de classe empruntés
au marxisme, et dont les révolutions chinoises et vietnamiennes sont les
exemples emblématiques ?
Au
bout du compte, Lénine argumente, non pas « sur la dictature d’un
prolétariat effectif, toujours faible numériquement, mais sur la dictature de
l’idée de prolétariat dont une minorité insignifiante peut-être
pénétrée. »[33]
Or,
ce nouveau marxisme (il faut insister sur le côté nouveau), fût-il féroce avec
les paysans, et il le fut, se garda toujours en théorie d’opposer paysans et
ouvriers dans la construction de son idéalisme de classe. D’où, au moment où intervient
la pratique politique réelle, la nécessité d’inventer le koulak (même s’il y en eut de vrais), c’est-à-dire « le
méchant, le mauvais paysan » celui qui ferait travailler à son profit la
rente foncière et le journalier, quand il s’agissait, le plus souvent, de
contraindre à la modernité technique des paysans archaïques rétifs aux
innovations et à l’exode rural. A l’encontre de propos maintes fois réitérés
par Marx, le discours léniniste affirma que la paysannerie était aussi une
classe révolutionnaire. C’est exactement cela que mirent en œuvre les
communismes chinois, vietnamiens, cambodgiens, laotiens, de la Guinée Bissau,
ceux d’Amérique latine (y ajoutant une conception chrétienne de la libération
dans le monde), et de manière générale tous les mouvements des pays du tiers
monde lorsqu’ils assimilèrent à la lutte de classe la lutte de libération anticoloniale
nationale ; agissant ainsi, ils participèrent, à leur manière, au
déploiement du rapport Capital/Travail moderne-(post) à l’échelle de la
planète, contribuant par l’impensé de leur agir à l’occidentalisation du monde,
et à la généralisation de ce qui, à terme, devait balayer l’idéalité communiste[34],
la seule logique de la Technique alliée à celle du Capital pour le profit sans
responsabilité sociale.
C’est
pourquoi la collectivisation généralisée représente simultanément et le moment
de la mise en œuvre de la praxis
idéaliste révolutionnaire et la vérité de l’aveuglement que porte la théorie
marxiste : le paysan pauvre théorique étant a priori universellement révolutionnaire, il fallait impérativement
(au sens de l’impératif catégorique) anéantir le paysan réel pour que la
révolution se réalisât. Il n’est là qu’une variation sur le thème propre à la
démiurgie d’une vérité métaphysique et aux valeurs transcendantes qu’elle porte
et légitime, à savoir qu’en sa caverne elle s’aveugle de cette réalité-même
qu’elle repousse comme trompeuse, et, par conséquent, se dissimule toujours à
elle-même sa vérité : tant et si bien que le peuple réel n’étant ni bon ni
vrai, et encore moins beau, il faut impérativement le changer pour réussir à
accomplir son bonheur. Fidèle à la théorie originale — les paysans ne sont
pas révolutionnaires —, Trotski s’éleva contre ces écarts, et son
opposition à Staline peut se subsumer comme l’opposition entre le marxisme de
Marx radicalisé en ses propres termes (ce que l’on a appelé le marxisme de
guerre) et le marxisme russe de Lénine. Quoiqu’il en soit, comme en d’autres
domaines, Staline ne fut jamais que le fidèle héritier de Lénine.[35]
Ce qui fait dire à Berdiaev que Lénine :
« […]
accomplit la révolution au nom de Marx, mais pas selon Marx […], dans les faits
au nom d’une religion, celle du prolétariat. »[36]
Ainsi, le communisme russe s’avance sur la scène de
l’Histoire comme une religion, même si l’une de ses discours et nombre de ses
actions fut l’anti-religiosité et l’antichristianisme. En effet, il y a une
manière de nier l’existence de Dieu qui se tient, comme son affirmation, dans
la croyance révélée. Dans la sphère de la transcendance désertée par « la
mort de Dieu », une autre vérité transcendante, intemporelle et
anhistorique, fût-ce le sens de l’Histoire comme fin de la nécessité, s’est
glissée pour s’y substituer. La politique, en son agir le plus élevé, voire le
plus grandiose, le plus général, est devenue le nouveau théos de la modernité, d’où son caractère totalitaire. Prétendant
donner une réponse totale à l’ensemble de la vie économique, sociale,
politique, artistique, voire privée, le communisme bolcheviste se plaçait dans
la même position que l’Église catholique avant les premiers craquements
réformés mettant en cause son unité, donner l’horizon du sens à toutes les
sphères hiérarchisées de l’activité humaine. Mais, à la différence de l’Église
catholique qui attendait le moment apocalyptique du Jugement dernier, le
communisme bolcheviste, quant à lui, voulut réaliser immédiatement la cité
idéale, la Jérusalem céleste sur la Terre et, semblable en sa forme aux
Anabaptistes de Munster, sa foi fanatique en la science moderne lui donna la
ferme conviction de pouvoir accomplir sa mission rédemptrice et de la réaliser
dans le temps d’une vie d’homme. Tendu vers ce but, il se montrera inflexible,
implacable, sans merci pour tous ceux qui émettront quelque doute à l’encontre
de son projet pharaonique.
« Pour
Lénine comme pour le procureur du Saint synode, le monde et l’homme sont infectés
par le péché : et ce péché à ses yeux, c’est l’exploitation de
l’homme par l’homme, le péché de l’inégalité de classe. […], mais lui (Lénine)
ne croyait pas au Dieu chrétien, il croyait seulement à une vie future, non pas
dans l’au-delà, mais à une vie future réalisée en ce monde. Pour la société
communiste nouvelle qu’il appelle de ses vœux, il remplace l’idée de Dieu par
l’attente de la victoire du prolétariat qui représente son Nouvel
Israël. »[37] A
n’en point douter, nous sommes confrontés à la reconstitution d’une
transcendance et d’une onto-théologie qui n’est plus l’immanence comme principe
de « convocation » pour une nouvelle communauté (en-commun) dont
Nancy et Bailly ont fait le principe de la « comparution » de la
communauté communiste face au devenir de la modernité. On saisit ici combien
l’analyse de ces deux philosophes est éloignée d’une emprise sur le marxisme
russe, sur celui qui fit de l’URSS à la fois le pays d’expériences sociales et
économiques radicales pour lesquelles des hommes furent condamnés au Goulag,
mais aussi pour lesquelles des hommes enthousiastes sacrifièrent volontairement
leur vie en en faisant la seconde puissance du monde ; expériences
radicales qui entraînèrent simultanément la ruine des années 1980-2000.
La
révolution réelle, celle qui mit en mouvement toute la société russe, celle de
la révolution agraire (« toute la terre aux paysans »), celle qui
suivit le coup d’État d’Octobre 1917 (car, ce jour là, il s’est agit bien plus
d’un coup d’État que d’une révolution, d’un coup organisé par un groupe de
révolutionnaires décidés et lucides qui recueillirent un pouvoir sans plus de
détenteur), s’alimenta de la nouvelle transcendance offerte par les
bolcheviques, tant et si bien que l’on y rencontre la preuve de l’efficacité idéologique
du syncrétisme léniniste et la capacité de Lénine (et aussi de Trotski) de
saisir ce que Gorgias appelait le kairos
et Machiavel, la fortuna : il
offrait aux masses paysannes asservies la possibilité, à la fois réelle et
illusoire (voir ce qu’il adviendrait plus tard des paysans en tant que groupe
socio-économique réel), de devenir rapidement les nouveaux maîtres. Après 1948,
c’est un processus identique qui se mettra en mouvement dans les pays Europe
orientale, essentiellement peuplées d’un monde agraire archaïque.[38]
Cette dynamique manifeste exactement ce que Nietzsche d’abord, Max Scheler
ensuite, ont défini comme le pouvoir du ressentiment, celui engendré par la
révolution des esclaves, lesquels ne visent à se substituer aux maîtres que
pour en reproduire les mœurs.[39]
C’est pourquoi si de nombreux commentateurs ont souligné, sans jamais en saisir
l’origine métaphysique, combien le pouvoir bolchevique ressemblait au pouvoir
tsariste, ils oubliaient de préciser qu’il s’agissait du pouvoir tsariste déjà
entré dans le processus de la modernité.
Cependant
le constater ne nous dit toujours rien de sa nouvelle efficacité. Pour
l’entendre, sans jugement a priori,
il faut se tourner vers sa violence politique. Mise en œuvre comme une éthique,
cette violence permet de saisir combien elle travaillait sous la garantie du
Transcendant. Ainsi on éclaircit quelque peu l’énigme de ce peuple paysan qui,
quelques années plus tard, après l’échec de la N.E.P., accepterait avec une
longanimité somme toute déroutante, la contrainte d’un pouvoir dictatorial
exercé par des chefs venus de ses rangs (Marx eût dit venu du lumpen). Il faut en accepter
l’évidence : le peuple et ses élites partageaient la même
représentation du pouvoir. Berdiaev en saisit la manifestation sociologique :
« Mais
cette contrainte nouvelle leur venait (aux paysans) d’hommes à eux, sortis des
basses couches populaires, ce n’étaient plus des seigneurs, des privilégiés
descendus de leur tour d’ivoire qui la leur infligeaient. »[40]
car :
« Le
bolchevisme absorbe en lui à la fois le populisme et les sectes, les pétrissant
selon les besoins d’une époque nouvelle. »
« Il
répond admirablement à ce collectivisme, dont les bases sont religieuses, et
qui reste toujours latent dans un peuple pour lequel […] la notion romaine de
propriété et le droit bourgeois sont demeurés lettres mortes. »[41]
On ne saurait mieux réitérer ce que le vieux Platon
avait déjà compris des sources de la tyrannie dans la démocratie
égalitariste ! Mais plus encore, on saisit combien le syncrétisme
léniniste sut accorder, non seulement la tradition de la religiosité de la
révolte russe à la modernité russe, ou, selon la formule de Jünger, à la figure
du « Travailleur » propre à l’ère de la Mobilisation totale et
générale des habitants des pays industriels ou de ceux commençant le plus
rapidement possible une industrialisation massive. C’est là la clef de sa
fortune momentanée.
C’est
à cet idéalisme là et à sa mise en œuvre et non à celui, réel aussi, mais
différent, proposé par Marx, auquel la chute du communisme réel nous confronte.
En d’autres mots, cette transcendance s’est évanouie bien avant que Mikhail
Gorbatchov n’en signe l’acte de décès, comme si le Parti-État agonisant avait
eu besoin d’auto-confirmer officiellement sa mort :
— Que
tu le saches, tu n’es plus, aurait en quelque sorte proclamé le dernier
secrétaire général du PCUS !
Ayant
narré tout cela, je n’ai pas abordé l’effondrement lui-même en sa source
originelle.
Surprenante
aventure que celle du léninisme qui, voulant éliminer la transcendance, n’a
fait qu’en restaurer une version, plus ambiguë encore que celle de Marx, en ce
qu’elle affirmait donner les armes d’une praxis
et la force d’une morale transcendante permettant d’accomplir la vérité du
monde en sa totalité dans le temps d’une vie d’homme. Cette transcendance se
subsume en un mot-concept, le prolétariat-idée comme nouvel ego transcendantal[42],
source d’une vérité absolue et générale, engendrant dans le Politique un nouvel
impératif catégorique devant lequel tout doit plier, y compris le réel qui n’en
finit jamais de le démentir, voire de le dénier. Il est le nouveau topos du Vrai, du Bon et du
Beau : le Vrai qui se tient dans l’origine économique des rapports
entre les classes en conflit : là se tient la fidélité à Marx le Père
fondateur ; le Bon, parce qu’il permet d’assumer la positivité du
devenir général du moderne, le progrès, et, que par là-même, il instaure sa
vocation universaliste, là se tient son héritage venu tant de l’Aufklärung et de Kant que de Hegel
lorsqu’il affirme l’essence toujours rationnelle du réel, fût-ce comme on l’a
compris un réel décrété tel quel hic et
nunc ; enfin le Beau, en ce qu’il s’incarne dans les
représentations idéales du prolétariat-idée et de sa praxis, grâce à une mimésis d’icônes qui a eu pour nom le
réalisme socialiste ; et de là s’explicitent et sa provenance classique et
son naturalisme.
Dans le léninisme, le prolétariat-idée est l’entité
qui, en raison de son statut onto-théologique — ontologique, parce qu’il
réalise depuis l’origine l’histoire dans et par la lutte de classe ;
théologique, car il sert à la fois de principe premier, de cause éminente et de
fin ultime —, ne peut trouver à s’incarner pour s’accomplir pleinement
dans la réalité que par l’achèvement et la fin de l’histoire humaine,
formellement identique à la preuve ultime de la vérité chrétienne qui doit se
montrer au moment du Jugement dernier.
Cependant, le succès de ce principe onto-théologique
tient en ce qu’il a réussi à se présenter dans les moments de crises qui marquèrent
la fin de l’innocence du progrès (c’est-à-dire, le moment de la Première Guerre
mondiale) non point comme restreint à l’expérience russe, mais comme mise à
l’œuvre de l’Apocalypse de l’Histoire générale et universelle, celle qui ouvre
l’Homme à sa complétude — l’Homme renvoyant ici à tous les hommes,
dans toutes les cultures, depuis la formation des temps historiques jusqu’à la
fin de ceux-ci — pour l’accomplir dans sa pure vérité dans sa
transparence à lui-même hors de la fin de la nécessité matérielle. Or la suite
de Hannah Arendt on a remarqué qu’il y a dans le marxisme de Marx, et tout
autant dans le léninisme, la reprise d’un très ancien télos doublé d’un messianisme propre à la philosophie politique
apodictique, la construction d’une cité idéale où, au bout du compte, au bout
de tout le développement techno-industriel, se sont les hommes, tous les hommes
sans aucune détermination liées à leur place dans le système de production,
dans la connaissance et la culture, le savant et la cuisinière pour reprendre
la célèbre formule de Lénine, qui seront les administrateurs égaux de leur
destin dans la pure conscience de ce destin lui-même.
Dès
lors que la réalité première se fonde sur le prolétariat-idée réduit, dans les
faits, à une avant-garde qui le « représenterait » en sa totalité, et
dont la vérité ultime serait de le réaliser (poiésein) comme société prolétarienne. Le but des bolcheviques a
donc été de donner corps à ce concept : en bref, comment l’incarner. Mais
le réel auquel se heurta cette incarnation-réalisation du prolétaire-idée appartenait
encore à un autre monde. De prolétariat réel il y en avait quantitativement
très très peu dans la Russie du début du XXe siècle, et souvent il était
composé de paysans fraîchement déracinés, portant en eux et avec eux, au sein
des usines et des chantiers, leurs anciennes traditions culturelles, cultuelles
et religieuses. Pour lors, le communisme russe devait non seulement inventer
une alliance théorico-pratique entre le prolétariat et la paysannerie pauvre,
mais, de fait, il était contraint d’inverser les termes menant à
l’accomplissement du télos :
c’est avec de la paysannerie réelle qu’il faudrait fabriquer du
prolétariat-idée incarné. C’est pourquoi le pouvoir communiste au faîte de sa
puissance intérieure, dans l’assurance de sa foi en la révolution dont il se
prétendait le seul porteur, « le socialisme dans un seul pays » des
années 1930, n’hésiterait pas, au nom du prolétaire-idée incarné à mettre au
travail forcé des dizaines de milliers de paysans devenus dans l’expérience
quotidienne, non pas des prolétaires réels en train de se libérer de
l’exploitation et de la réification du Capital, mais des esclaves modernes
enchaînés pour engendrer une accumulation primitive du Capital d’État
impérativement nécessaire à la mise en œuvre de la puissance de
l’empire-nations-parti. Toutefois il demeure une question et non des
moindres : savoir si un autre choix politico-économique était possible
soulève en effet le problème de fond du développement technique dans la
modernité, que nous aborderons plus avant et que les philosophes Nancy et
Bailly passent amplement sous silence.
Pour
faire du prolétaire-réel il faut donc faire de l’industrie. Or faire de
l’industrie, c’est arracher le pays à son archaïsme paysan pour soumettre la
société aux déterminations de la programmatique industrielle, c’est-à-dire
changer les rythmes de la vie quotidienne, l’habitat, la temporalité de
l’organisation du travail dont la logique immanente n’est autre que la gestion
et l’organisation de la techno-science et de toutes les bureaucraties de
contrôle qu’elles suscitent. Ainsi, la périodicité millénaire du travail
agricole et du repos fondée sur l’alternance originelle du jour et de la nuit,
de l’été et de l’hiver, est abolie par les 3x8 (trois équipes travaillant huit
heures par période de vingt-quatre heures) appliqués tout au long de l’année,
sans interruption ; ainsi, l’électricité qui transforme les ténèbres
nocturnes en espace éclairé faisant de la nuit un moment d’activité identique à
celui de la journée. C’est au cœur de ce processus d’accomplissement réel de la
modernité qu’intervient l’impératif du prolétariat-idée comme onto-théologie de
l’Histoire et comme téléologie du politique. Et c’est là que se tient la clef
de son échec, dans le travail de sape ou mieux, dans la ruse de l’historialité propre
à la Technique.
L’idéalisation
de la praxis d’un développement
industriel massif, rapide et donc violent engagée au nom du prolétariat-idée
par le léninisme a engendré une inversion des déterminations hiérarchiques
entre infra et superstructures telles que les a mises à découvert la
phénoménologie du Capital proposée par Marx. En définitive, chez Lénine, puis
chez Staline et leurs émules, le politique (le gouvernement des hommes et la manière
dont l’État exerçait le monopole de la violence) représentait la forme incarnée
de l’onto-théologie du prolétaire-idée, et, malgré une fidélité hautement
proclamée à l’orthodoxie marxiste, il se donnait comme la vérité transcendante
commandant à l’économie. C’est, me semble-t-il, dans le mouvement même de ce
renversement que fut signé la chute du communisme russe et, en conséquence,
celui qu’il transmit à l’Europe de l’Est.
La
métaphysique moderne préparée par toutes les expériences théorico-pratiques de
la science médiévale[43],
poursuivie à la Renaissance et parfaitement énoncée par Descartes dans Le Discours de la Méthode (1637), avait
jadis, et avec quel succès, proposé de soumettre la nature aux décrets de la
science, c’est-à-dire à la mathématisation du monde.[44]
Plus tard ces décrets de la science seront aussi ceux de la technologie permettant
de transformer toute chose produite en marchandise. C’est cette histoire de la
relation causale de la pensée et de la praxis
de la modernité que la version bolcheviste du communisme a cherché à renverser.
A partir de l’analyse économique marxiste qui saisit le prolétaire réel en
Europe occidentale, Lénine et ses émules bâtirent, comme on l’a déjà entrevu,
un prolétaire-idée universel faisant fonction d’impératif catégorique et donc
de valeur éthique collective, qui deviendrait la pierre angulaire de l’édifice
politique censé soumettre à son vouloir tout l’économique, tout le technique,
tout le scientifique ? La démiurgie du prolétaire-idée renversa donc non
seulement Marx, mais aussi Descartes : désormais, selon la doxa léniniste, l’économique et la
technique se tiendraient sous les décrets de la transcendance du Politique.
C’est pourquoi, si l’on avait compris et développé Berdiaev en temps voulu, on
eût saisi d’où provenait et où se tramait la possibilité, par exemple, de
maîtriser le biologique avec les caractères acquis tel que Lyssenko le proposa.
« Le
marxisme remanié et refondu, remarque Berdiaev, par les Russes proclame le
primat du politique sur l’économique, la force qu’a le pouvoir de modifier à
son gré la vie économique du pays. »[45]
J’ajouterais, en complément, la force qu’a le politique de tout régenter à son
gré.
S’il
y a une leçon à tirer de l’analyse historiale de la Technique selon Heidegger,
c’est que la dynamique du moderne demeure toujours guidée par une seule et même
détermination, l’autoreproduction accélérée de la puissance de la
techno-science.[46] Il
n’est donc pas de puissance politique sans industrialisation massive, et il
n’est pas de puissance politique sans production d’objets (en particulier
d’objets militaires : armes, systèmes de communications et de
surveillance) de plus en plus complexes, sans la création des cadres
spécialisés pour inventer, réaliser, mettre au point, contrôler et utiliser ces
productions, et donc, il n’est pas de puissance politique sans la création
d’une nouvelle société technicienne. Au fur et à mesure qu’elle se déploie sous
le volontarisme politique (et même si dans le cas russe cela se fit de manière
extrêmement chaotique), la logique de la programmatique propre à la production
industrielle et scientifique impose implacablement sa loi d’airain à toute la
société. Inversement, il faut souligner que pendant un temps, celui où la croyance
intangible dans le primat du politique et dans le devenir épiphanique et
messianique du prolétariat-idée comme révolution mondiale – et que cela
plaise ou non, celui complémentaire d’une éthique, fût-elle celle du primat de
la fin sur les moyens –, ont fait accomplir aux Russes une œuvre
industrielle et technique pharaonique sous le sceau d’une signature
métaphysique. En d’autres mots, les Russes bâtissaient des complexes
industriels comme les princes, les évêques, les artisans et le peuple du
Moyen-Âge occidental bâtissaient des cathédrales gothiques : pour
l’éternité. D’où les manifestations que tout observateur sensé a pu remarquer,
la négligence de l’entretien,[47]
le souci du produire réduit au produire en-soi, parce que la seule présence de
l’objet suffisait à garantir la destinalité transcendantale de l’Histoire communiste
comme accomplissement du Vrai. Au bout du compte, le syncrétisme léniniste
n’avait fait que permuter les objets de croyance de la tradition vers un
modernisme simpliste, et cependant d’une efficacité redoutable à court
terme :
« Les
paysans russes vont s’incliner devant la machine comme devant un
totem ; la technique ne sera pas entre leurs mains cette chose
coutumière et prosaïque qu’elle est devenue pour l’homme
d’Occident : elle se mue en une mystique, liée à un plan de
bouleversement presque cosmique. »[48]
Pendant
la N.E.P., la chose avait été déjà entrevue par Joseph Roth :
« Les
villages de la Volga — à l'exception des villages allemands —
fournissent d'ailleurs au Parti ses plus fidèles adeptes parmi la jeunesse.
Dans la région de la Volga en effet, l'enthousiasme pour la politique se trouve
plus souvent à la campagne que dans le prolétariat des villes. […] Pour l'homme
naturel — et naïf — d'un village sur la Volga, le communisme, c'est
la civilisation. […] une caserne de l'Armée rouge, en ville, est un palais
– et, qui plus est, un palais qui lui est ouvert, la septième merveille du
monde. Électricité, journal, radio, livre, encre, machine à écrire, cinéma,
théâtre – tout ce dont nous sommes tellement fatigués – ont le
pouvoir de redonner courage et confiance dans la vie de l'homme simple. Tout cela est l'œuvre du Parti.* »[49]
Mais
c’est au moment de la grande collectivisation, en décrétant le socialisme dans
un seul pays, réalisant ainsi l’accomplissement du politique par
l’industrialisation à outrance et la fabrication massive de prolétaires, que le
communisme russe signait sa propre fin, c’est-à-dire se dissimulait à lui-même
sa vérité sous le sang, les efforts volontaristes et les gigantesques mutations
sociales qu’ils engendraient. Dès le début des années vingt, le communisme
bolcheviste affichait une totale fascination pour le modèle américain, seul
modèle qui mérita d’être dépassé. Le récit d’un ingénieur français qui, au
début des années trente, dirigeait la construction d’usines agroalimentaires en
U.R.S.S., et ne manifestait aucune sympathie pour les communistes russes, le
montre le plus simplement du monde :
« Le
goût de l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici
installé dans la Russie des Soviets […]. Ajoutons que les conditions qui
président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent
étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de
l’Amérique.
[…]
une chose diffère cependant, l’esprit, l’animus
qui inspirait les dirigeants américains et l’esprit
d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[…] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un
mauvais pastiche*
[…] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan quinquennal, ils
dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement leur point de
repère dans la course au progrès. »[50]
Ces
observations nous aide d’une part à saisir le fond du syncrétisme léniniste où
l’industrialisation apparaît, en quelque sorte, comme dirigée par un plan divin
caché dont le bolchevisme révèlerait la gnose politique. N’est-ce pas, à proprement
parler une modernisation, sous la forme d’une sécularisation conservant
cependant la transcendance, via la technique, de la destinalité sacrale de
l’homme telle que la conçoit la religion orthodoxe ? Voilà pourquoi un
observateur occidental d’opinion libérale comprenait cette modernisation comme
un pastiche quand tout, en apparence, suivait la voie d’une industrialisation
massive et rapide copiée à partir de modèles déjà éprouvés ailleurs ?
Pastiche, en raison du rôle transcendant détenu par le prolétaire-idée dans
l’agir du Politique au sein de l’utopie d’une société à accomplir sans plus de
contraintes dues à la nécessité (ce que Moshe Lewin nomme la « nouvelle
piété russe »[51]),
lequel ne s’accorde jamais avec la logique immanente du déploiement de la
science, de la technique et de l’industrie. Sous l’empire de leur nouvelle
piété, celle du prolétaire-idée et de son incarnation politique en parti
communiste, dans le verbe prophétique du léninisme, les Russes devenus les
Soviétiques crurent pouvoir dominer politiquement, c’est-à-dire éthiquement, le
déploiement de la techno-science. L’inverse s’imposa, c’est elle qui finit par
les dominer, et par faire imploser le communisme réel.
IV. Communisme russe et modernisme (post)
Ce
serait mésinterpréter et la techno-science et l’industrialisation que de les
voir déliées du capitalisme, elles lui sont consubstantielles ; et la
société communiste imaginée par Marx aussi, comme le communisme russe dans la
croyance naïve en son pouvoir à la dominer n’en furent que des sous-produits.
Industrialiser et produire, que ce soit au profit d’une classe ou d’une autre,
des producteurs ou des détenteurs du capital, c’est, en fin compte, se tenir au
centre du déploiement de l’objectivation pour laquelle le Capital, dans son
essence de Calcul généralisé des dépenses et des profits, ouvre les
possibilités pratiques de se réaliser en choses. Sa définition magistrale en fut
donnée par Hobbes il y a trois cents ans, « La Raison (…) n’est rien
d’autre que des comptes ». Vision prophétique qui trouverait à s’accomplir
pleinement lorsqu'à la fin du XIXe siècle Cecil Rhodes, fondateur de
l’industrie sud-africaine du diamant, en dessina l’horizon pratique en
affirmant : « L’expansion, tout est là. Toutes ces étoiles (…) ces vastes
mondes qui restent toujours hors d’atteinte ! Si je pouvais, j’annexerais les
planètes ».[52]
Aujourd’hui, il semble que l’aventure se prépare sérieusement.
Voilà
qui nous remémore l’interprétation plus déductive de Hannah
Arendt : « La notion d’expansion illimitée, seule capable de
répondre à l’espérance d’une accumulation illimitée du capital, et qui entraîne
la vaine accumulation de pouvoir*, rend la constitution de nouveaux
corps politiques – qui, jusqu’à l’ère de l’impérialisme, avait toujours été une
conséquence de la conquête – pratiquement impossible. En fait, sa suite logique est la destruction de toutes les communautés
humaines, tant celles des peuples conquis que celles des peuples souverains*. »[53]
« Expansion
illimitée », voilà bien le télos
de la modernité du Capital et de son action incarnée en industrialisation, commerce
et finance. Les communistes russes l’appliquèrent dans l’espace d’un empire politique
clos qui en freina la marche. Partant, l’expansion communiste souffrait d’une
tare constitutive, le primat du politique sur l’économique entraînant, de fait,
et malgré toutes les proclamations quant à sa prochaine victoire, une faiblesse
ontologique face à l’adversaire-modèle qui avait fait du primat de la valeur
d’échange le principe de transvaluation de toutes les valeurs d’usage, de
toutes les valeurs politiques et de toutes les valeurs éthiques. Le télos d’expansion illimitée du capital
industriel a donc très vite rencontré en U.R.S.S. (et dans les pays de
l’empire) des limites intangibles établies par le télos politico-social de la métaphysique du prolétaire-idée et de
son utopie socio-historique. Face au capitalisme-modèle des États-Unis, le communiste
russe s’enchaînait à des contraintes que son adversaire dépassait sans cesse en
ce que le caractère essentiel (son essence) de sa téléologie ne se conforme
(c’est-à-dire forme le monde) qu’au devenir de sa propre immanence se montrant
sous trois hypostases : le capital comme profit, le travail comme
instrument de la plus-value, le calcul financier comme mesure de toute valeur
et le crédit généralisé comme nouvel esclavage de la convoitise. Aussi, d’une
manière ou d'une autre, à un moment donné de son développement, le Capital rejette-t-il
toute contrainte exogène d’ordre transcendantale qui viendrait à lui imposer
des limites. Le Capital se déploie selon une modalité d’autofondation et
d’autosuffisance parce que l’élément constitutif de sa dynamique, le profit
monétaire lui sert de principe, d’argumentation logique et de fin, de mesure et
d’échelle, et, de ce fait, légitime tous ses actes et toutes les valeurs qu’il
prétend attribuer à l’agir humain : de la production des voitures à celle
des œuvres d’art, de la santé à l’enseignement tout répond à des calculs
comptables, tandis que l’homme lui-même, réduit aux seules fonctions de
producteur-consommateur-chômeur, se jauge simultanément en termes de
« ressources humaines », donc de quantités de travail positif
(travail effectif) ou négatif (chômage, exclusion) et de pouvoir d’achat
potentiel inclus dans une dette perpétuelle, le crédit.
Comme
le rappelle Gérard Granel, dans le champ de l’économie politique, le Capital
est une des incarnations de l’empire de l’infinité objectale mathématique,
repoussant définitivement ce qui était déjà perçu comme un danger par Aristote
affirmant : « Ce n’est pas l’infini qui commande »[54].
Cette remarque de Granel s’inscrit dans une reprise de l’analyse existentiale
de la modernité inaugurée par Heidegger dans La Lettre sur l’humanisme et La
Question de la technique où l’essence de la modernité est comprise
comme : « […] le premier et le seul des systèmes d’idéalités apparus
dans l’histoire où le sens même de l’idéalité soit donné par le concept
d’infinité. »[55]
Or, de ce système dont il était l’héritier Marx en fit la phénoménologie
économique, faisant ressortir le rôle central du rapport du Travail au Capital
que Granel reprend d’une manière synthétique en l’élargissant :
« […]
la détermination centrale des société modernes est le fait qu’elles constituent
des corps productifs, et que le concept central de toute analyse de la
production est le concept de travail […] ; il faut d’abord éclaircir
le caractère du travail moderne à partir de la caractéristique ontologique qui
imprime sa marque à tous* les phénomènes modernes et que nous
avons nommée infinité.* »[56]
On
comprend pourquoi il ne saurait être question de donner la signature
métaphysique d’une transcendance politique à quelque réalisation
techno-industrielle que ce soit. Capital et Production ont sans cesse besoin de
se renouveler pour accomplir le caractère ontologique de l’infinité qui les
produit et les garantit. Cette infinité (que le calcul algébrique explicite parfaitement)
implique technologiquement qu’il faille sans cesse détruire pour sans cesse
reconstruire, sans cesse jeter pour sans cesse acheter, et que l’obsolescence
doit se présenter avant même que le processus productif de masse soit achevé. C’est
ce que nous montre admirablement l’art moderne (post) depuis la fin des avant-gardes[57],
en particulier avec les installations fugitives et éphémères ou l’usage des
images télévisuelles.
Quant
on a remarqué cela, l’essence infinie du
Capital, alors on constate que le léninisme fut la négation, ou mieux la
dénégation du statut ontologique de l’infinité. C’est pourquoi très tôt il
signa la fin du communisme russe, au moment même où il se constituait comme
onto-théologie politique, avant même que ses chefs, par une exceptionnelle intelligence
et habileté tactiques, n’accédassent au pouvoir suprême. Une fois encore, le
vers d’Homère nous apparaît dans sa vérité la plus crue : « Zeus
aveugle ceux qu’il veut perdre ».
Ce
n’est donc pas le marxisme de Marx qui s’est effondré en 1989, mais quelque
chose qui en avait le nom et en avait oublié la plus magistrale et essentielle
leçon, le fétichisme de la marchandise et le monde comme somme des
marchandises produites dans le monde : leçon où était déjà reconnu, certes
sans encore en saisir l’origine métaphysique, la domination de l’infinité. Ce
ne sont ni les sacrifices exigés par la démesure de son industrialisation, ni
les gigantesques destructions de la soldatesque teutonne, ni les menaces du feu
nucléaire ou de la guerre des étoiles qui, peu à peu, ont anéantis le
communisme russe, mais sa propre destinalité dans le moderne, fût-elle celle
d’une industrialisation souvent chaotique et mal articulée. A preuve que je ne
cherche point à « épater le bourgeois » en ayant choisi le parti-pris
d’une démarche paradoxale ; en effet, ne sont-ce point les hommes les plus
au fait du devenir occidental, voire les plus occidentalisés du système
soviétique, oserais-je dire, ceux qui, de par leurs hautes fonctions dans les
services d’espionnage et, ensuite, au sommet de l’État, qui ont donné la
pichenette qui consacra définitivement l’effondrement de l’empire ?[58]
Pour
lors, c’est dans l’origine même de la chute que l’on peut à présent entrevoir
le modernisme (post) dans le
communisme lui-même comme devenir d’une « normalisation », celle de
l’accomplissement de l’infinité dans un topos
qui a eu pour nom U.R.S.S. C’est dans la modernité du communisme lui-même que
se préparait l’advenue de son moderne (post)
et la rupture des limites qui mirent fin à son existence.
Une
fois encore il nous faut tourner le regard du côté des artistes, vers ceux qui
furent les accoucheurs de la monstration de cette advenue ; non pas
vers ceux qui ressassaient avec nostalgie les formes inventées par les
avant-gardes des années 1910-1930 et qui subissaient les foudres d’un régime
agonisant, mais vers ceux qui, au tournant des années 1970, intégrant par la
dérision les icônes du réalisme socialisme (de la mimétiké du Beau, du Bon et donc du Vrai) — les artistes
du Soc-art, le Pop-art
soviétique — rendaient présent le passé comme advenir de la chute future.[59]
Il y a là une différence notable d’avec les pays de l’Est où le moderne (post) s’est contenté soit de copier
l’Occident contemporain selon un mimétisme vidé de sens, soit de faire appel
aux avant-gardes de l’Entre-deux-guerres, soit en revenant à des thématiques
traditionnelles paysannistes (portraits, paysages, impressionnisme agraire,
icônes ou scènes religieuses). Seul le Soc-art
soviétique et certains artistes d’Allemagne de l’Est passés à l’Ouest ont su
assumer, c’est-à-dire dévoiler par leurs œuvres, cet héritage onto-théologique
qui commandait le devenir de la chute prochaine. Or, si la majorité des élites,
des intellectuels ou des artistes tentent présentement de refouler leur
aveuglement en scellant dans l’oubli leur pleine participation à la vie sociale
de leur pays communiste, il n’empêche, ce qui fut demeure une trace indélébile,
car il n’est rien moins que le refoulement pour intensifier la présence en ce
qu’« il est une des formes les plus vivantes de la mémoire. »[60]
Il
m’a donc fallu recourir à ce long, voire tortueux détour généalogique par les
fondements du moderne dans son rapport à l’archaïque, l’antique et au médiéval,
puis par les fondements métaphysiques du léninisme pour renouer avec mon propos
initial, avec l’autodépassement du moderne et ses ouvertures vers le post dans le topos russe. C’est donc à partir de cette
déconstruction-reconstruction qu’il est possible d’entrevoir comment et
pourquoi, là, en ce lieu, cet autodépassement procéda d’une crise de la
représentation, un temps occultée (ou si l’on préfère refoulée), mais, à terme,
impossible à éviter. En Russie, en Europe de l’Est, comme auparavant en Europe
occidentale, c’est le sujet historique qui s’est trouvé incapable de poser
quelque valeur transcendante que ce soit pour diriger son action,
s’enthousiasmer, se surpasser pour le meilleur, l’héroïsme, pour le pire, le
crime collectif. En effet, c’est la logique même de la technique et son utilitarisme
qui y ont réduit le sujet historique à l’individu en le plaçant dans l’horizon
de sens du produire, du consommer et du profit, fût-ce le profit du Parti-État,
avec pour corollaire, un destin qui se confond avec l’appropriation des choses
et les moyens de la mettre en œuvre. Une fois la téléologie de l’histoire
effacée ou sécularisée dans les choses, une fois le devenir identifié à la
fonctionnalité d’une gestion d’un éternel présent dirigée par la seule
augmentation quantitative, en bref, une fois cette modernité accomplit à
travers et contre ce qu’il y avait encore de politiquement archaïque dans le
léninisme, il ne restait plus aux hommes qu’à se contempler eux-mêmes sans plus
jamais se projeter dans un quelconque futur. N’est-ce pas ce que l’on voit aujourd’hui
en Russie et en Europe de l’Est lorsque l’on constate combien la privatisation
se confond avec la mise à l’encan de tout le bien public, de tout ce qui somme
toute, les a fait modernes, tandis que la majorité de la population est exclue
des bénéfices qu’aurait dû lui apporter ses précédents sacrifices.
Ce
qui se déploya naguère en Occident et s’y réalise pleinement aujourd’hui, la
fin du politique et la domination de l’économique, a touché le système
communiste dès lors que la téléologie du politique se trouvait réduite à
légitimer l’autoreproduction d’un pouvoir aux idéaux (aux valeurs
transcendantes) devenus totalement obsolètes ou vidés de sens, face à une
Technique qu’il avait contribué à mettre en place et à développer. Que l’agonie
du pouvoir (celui du communisme réel) se soit prolongée longtemps après sa mort
métaphysique, pourquoi s’en étonner si l’on accorde quelque crédit à l’analyse
de Ruffin, lequel offre des arguments éclairant les zones d’ombres des
stratégies mises en œuvre pendant des décennies par le monde occidental pour
sauver le pouvoir soviétique au bord de la catastrophe chaque fois que se
faisait sentir le besoin d’un ennemi crédible et à vocation planétaire,
c’est-à-dire chaque fois que l’Occident devait remobiliser ses propres citoyens
pour accélérer l’expansion de sa machine économique à travers sa recherche et
sa production militaires ![61]
En fin de compte, c’est avec le syncrétisme léniniste que s’est joué, dans un topos qui a eu pour nom U.R.S.S.,
l’épuisement ultime de la dernière version populaire de la philosophie
politique et sociale des Lumières.
Les
artistes du Soc-art ont rappelé
(remémoré) que pour se réaliser à l’Est, et donc s’autodépasser en post, la modernité y avait pris la forme
du syncrétisme léniniste où s’étaient engendré les plus fols espoirs de
libération et d’émancipation des hommes, tandis qu’en leurs seins travaillaient
déjà la simultanéité et la permutabilité des choses en l’immanence de leur
objectivation infinie, réduisant à rien sa transcendance politique. Dorénavant
la transcendance du prolétaire-idée nous apparaît dans son aveuglante lumière,
dans le cheminement d’une tragédie souvent héroïque certes, mais aussi parfois
grotesque ou pis, dérisoire, où pourtant s’est jouée l’ultime mort de Dieu.
Ce qui suivit la chute de 1989-1991, à savoir les églises pleines du postcommunisme, les processions démultipliées, les bénédictions de tout et n’importe quoi, ne sont que le versant bigot des plus démunis, des ratés de la transition vers la société de consommation. Les autres, dans le grand enthousiasme de la marchandise-reine harmonisent dans les plus obscènes mises-en-scène les paraboles évangéliques et les gestes rituels avec la justification du plus sauvage des capitalismes.
Ce qui suivit la chute de 1989-1991, à savoir les églises pleines du postcommunisme, les processions démultipliées, les bénédictions de tout et n’importe quoi, ne sont que le versant bigot des plus démunis, des ratés de la transition vers la société de consommation. Les autres, dans le grand enthousiasme de la marchandise-reine harmonisent dans les plus obscènes mises-en-scène les paraboles évangéliques et les gestes rituels avec la justification du plus sauvage des capitalismes.
Claude Karnoouh
Première version 2000
Reprise, réécrite et augmentée février 2015
* Le
lecteur retrouvera dans cet essai des éléments d’analyse du communisme et du postcommunisme qu’il a peut-être déjà lu dans
certains de mes ouvrages, livres et essais précédemment publiés. J’ai pensé
qu’il me fallait en finir avec cette dispersion et les rassembler sous la forme
d’une synthèse que je pense définitive.
* C’est
moi qui souligne.
[1] Cité
in Alfred W. Crosby, La Mesure de la
réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600),
Allia, Paris, 2003 (édition originale, The
Measure of Reality : Quantification and Western Society, (1250-1600),
Cambridge University Press, 1997). Cf. p. 166. A ce propos il convient de
signaler que cet ouvrage représente à coup sûr la meilleure synthèse historique
de cette thématique essentielle à la compréhension de l’originalité du devenir
de l’Occident.
[2] Voilà
une citation qui illustre parfaitement le sens tel qu’il était entendu à l’aube
de la modernité :
« Les anciens, Monsieur,
sont les anciens; et nous sommes les gens de maintenant. » in, Molière, Le Malade imaginaire, II, 7.
[3]Hannah
Arendt Condition de l’homme moderne,
Calman-Lévy, Paris 1961. Cf. chap. I, « La condition humaine ».
[4] Ces
deux citations illustrent l’état d’esprit d’un auteur qui tenait avec les
Anciens :
« On ne saurait en
écrivant (...) surpasser les anciens que par leur imitation (...) »
« Quelques habiles
prononcent en faveur des anciens contre les modernes (...) », in La
Bruyère, Les Caractères, I, 15.
[5] « Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille »,
j’ai choisi la traduction de Frédéric
Mugler, Actes Sud, 1995, comme la plus proche de l’expression grecque.
[6]Johannes
Lohmann, « Mousiké et Logos », in Mousiké
et Logos. Contributions à la philosophie et à la théorie musicale grecques,
T.E.R, Mauvezin, p. 13.
[8]Martin
Heidegger, Aufenthalte, Vittorio Klosterman,
Frankfurt am Main, 1989. Dans la traduction française de François Vezin, Séjours, Éditions du Rocher, Paris 1992.
Cf. notes du traducteur, « Pindare chante », pp. 107-108.
Je rappelle pour mémoire que
dans notre contemporanéité se sont les grands poètes lyriques et métaphysiques
qui ont conservé la volonté à chanter propre à la langue.
[10] Cf. Claude Karnoouh, Vivre et survivre dans la Roumanie
communiste, Rite et versification
chez les paysans du Maramureş, L’Harmattan, Paris,
1998. Paru en roumain, Cluj, Dacia, 1999.
[11] André
Malraux, Les Voix du silence,
Gallimard, Paris, 1963, p. 499. Bien sûr il s’agit de l’art populaire
occidental. En Europe oriental cela durera encore un demi-siècle.
[12] Cf.
Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste… » in Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[13] Il
n’est pas sans intérêt de signaler ici l’intuition de Flaubert qui, dans L’Education sentimentale, donne au
magasin de reproductions de gravures et de tableaux de Monsieur Arnoux, le nom
de, A l’art industriel. Thématique
que trois-quarts de siècle plus tard Walter Benjamin théorisera dans son essai
sur « L’art à l’époque de la reproduction technique ».
[14] Il
y a là ce que Tosel relève, les « limites de la réserve éthique »
chez Kant., tel que l’idéal de Raison et de Progrès occulte chez Kant « la
mauvaise conscience de la catégorie juridique » qui, en dernière instance,
attribue à l’ordre juridique la défense de la propriété privée « comme
rapport essentiel à la nature ».Cf. André Tosel, « La fondation de la
catégorie juridique chez Kant », in Démocratie
et libéralisme, Edit. Kimé, Paris, 1995, pp. 91-119, cf. p. 119.
[15]On peut
indiquer quelques jalons importants qui marquent le décours, fût-il parfois
contradictoire, de ces interprétations. Depuis l’École de Francfort, avec
Adorno, (Dialectique négative, Minima Moralia), mais surtout, depuis
Heidegger (Nietzsche, Brief über Humanismus, Die Frage dem Technik ) — et
ce malgré leurs différentes interprétations de la métaphysique comme histoire
de la philosophie —, on a tenté de définir l’époque commençant avec la
Première Guerre mondiale comme le temps du déchaînement de la domination de la
technique, avec toutes une séries d’éléments et phénomènes adjuvants qui la
manifeste de plus en plus clairement.
En 1967, Guy Debord publie La société du spectacle, texte dans
lequel il détermine le sceau social de cette domination absolue en explicitant
la relation qui unit dans le Politique le fétichisme de la marchandise à sa
mise en scène publicitaire. Dès les années suivantes, ce travail sera poursuivi
par Jean Baudrillard, Le Système des
objets (1968), puis par La Société de
consommation (1970), Le Miroir de la
production (1985), La Transparence du
Mal (1990). On rencontre encore plusieurs auteurs importants qui, chacun à
sa manière, rapportent cet état de transhistoricité ou de nihilisme des
valeurs : Jean-François Lyotard, La
Condition postmoderne (1982), Gianni Vattimo, La fine della modernitá. Nichilismo ed ermeneutica nella cultura
post-moderna (1985), Remo Guidieri, Cargaison
(1991), Clément Rosset, Le Monde et ses
remèdes (1964) et Le réel et son
double (1976), Philippe Forget, L’Homme
machinal (1992), enfin, et non le moindre, Gérard Granel, Écrits logiques et politiques (1992) et Études (1995). Il convient encore
d’ajouter à ces réflexions celles d’un ouvrage démontant les sources du
nihilisme contemporain, Critique de la
raison cynique (1983) de Peter Sloterdijk, et, à coup sûr, ne pas omettre
l’article fondamental de Rainer Shürmann, « Anti-humanism. Reflection on
the Turn Towards the Post-modern Epoch », in Man and the World (1979), n°2, pp. 160-177. Mais, à tout seigneur
tout honneur, le précurseur philosophique de la pensée du moderne-(post)
demeure incontestablement Nietzsche, en particulier dans des aphorismes de
1872, 1873, 1875, rassemblés dans une publication posthume sous le titre, Das Philosophen Buch, traduit en
français par Angèle Kramer Marietti, Le
livre du philosophe (1966).
[16]Conjonction
de coordination qui sert à lier les parties du discours, les propositions ayant
la même fonction ou le même rôle.
[17]Cf.
Gérard Granel, “ Les années trente sont devant nous ”, in Études, Galilée, Paris, 1995.
[18]Cf.
Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la
bourgeoisie », in Post communisme
fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[19]Jean-Luc
Nancy et Jean-Christophe Bailly, La
Comparution (politique à venir), Christian Bourgeois, Paris, 1990.
[20] La Comparution, op. cit., p. 12.
[21]Kostas
Axelos, Marx penseur de la technique,
Minuit, Paris 1961, p. 24.
[22]Jean-Luc
Nancy et Jean-Christophe Bailly, op. cit.,
p. 13.
[23]Kostas
Axelos, op. cit., p 24.
[24]Giovanni
Gentile, La Philosophie de Marx. Études
critiques, (édition bilingue) T.E.R., Mauvezin, 1995, dans la traduction de
Gérard Granel et André Tosel. Voir encore l’introduction d’André Tosel.
[25]Nicolas
Berdiaev, Source et sens du communisme
russe, op. cit. Voir aussi en complément, The Russian Revolution, Sheed and Ward, New York, 1931, Republié en
1961 par Ann Arbor Paperback.
[26] C’est
à cette époque, antérieure à Pierre le Grand, que les historiens occidentaux
partisans d’une interprétation fondée sur l’« éternelle Russie » font
appel. Croyant ainsi lutter contre les slavophiles, ils ne font qu’en
confirmer, fût-ce en négatif, les convictions. Aujourd’hui Soljenitsyne
illustre parfaitement ce rêve d’une Russie éternelle, corrompue par le moderne,
et qui, de fait, en termes positifs représente une éternelle Russie
autocratique et inchangée à qui d’autres attribuent une valeur négative.
[27]The Russian Revolution, op.
cit., p. 4. Ce débat appartient à la plupart des pays d’Europe centrale et
orientale où, avec l’avènement de la modernité, s’articulent des systèmes
culturels et politiques s’appuyant sur une tradition objectivée en
savoirs : populisme hongrois, « protochronisme » roumain,
etc. Cf. Claude Karnoouh, L’Invention du
peuple. Chroniques de Roumanie, Arcantère, Paris, 1990.
[28]Nicolas
Berdiaiev, Source et sens du communisme
russe, op. cit., p. 143.
[30]Pierre
Pascal, La religion du peuple russe,
L’Age d’Homme, Lausanne, 1973.
Claudio Sergio Ingerflom,
« Communistes contre castrats (1929-1930) », introduction à l’ouvrage
de Nicolaï Volkov, La Secte russe des
castrats, Les Belles lettres, Paris, 1995.
* C’est moi qui souligne.
[31]
Nicolas Berdiaiev, Source et sens du
communisme russe, Ibidem.
[32] Ibidem, pp. 144-145.
[34] En
effet, c’est l’idéalité communiste qui est balayée en Chine par exemple, et
non, bien évidemment, l’élite politique et souvent économique toujours
rassemblée dans et autour d’une institution qui a pour nom : PCC, Parti
communiste chinois.
[35]Cette
fidélité apparaît plus clairement encore dans les débats sur la constitution de
la doxa du réalisme socialiste. Cf.
Claude Karnoouh, « Le réalisme socialiste ou la victoire de la
bourgeoisie », in Postcommunisme fin
de siècle, L’Harmattan, Paris, 2000.
[36]Nicolas
Berdiaev, loc. cit.
[38]Cf.
Victor-Louis Tapié, Monarchies et peuples
du Danube, Fayard, Paris, 1964.
[39] Je ne
parle pas ici des premières élites bolchevistes connues pour l’ascétisme de
leur vie privée.
[40]Nicolas
Berdiaev, ibid., p. 185.
[42]Si
certains philosophes ont défini le christianisme comme un néoplatonisme
populaire, alors on peut tout autant, voir
le prolétaire-idée comme l’ego
transcendantal un kantisme populaire.
[43]
Cf., Jean Gimpel, La Révolution
industrielle du Moyen-Âge, edits. du Seuil, Paris, 1975
[44]
Roger Bacon n’avait pas dit autre chose lorsqu’il affirmait en 1263 que
« les mathématiques représentait le chemin d’accès à toutes les
sciences », în Jean Gimpel, op.cit.,
p. 171.
[45]Ibid., p. 192.
[46]Ce sont
aussi à ces conclusions qu’aboutissent les méditations de Hannah Arendt sur la
modernité. De semblables conclusions sont encore l’aboutissement des recherches
de Simone Weil développées dans ses Considérations
sur la liberté et l’oppression humaine, Gallimard, Paris, 1949.
[47]Remarquons
ici que le libéralisme est aussi marqué par des négligences colossales dans la
gestion des techniques : pannes d’électricité étasuniennes, ruptures du système
électrique des trains en France dès que les températures baissent trop,
déraillement des trains en Grande-Bretagne, catastrophe chimique en Inde. Mais
d’aucuns savent l’origine de ces dysfonctions : le moindre coût de la
sécurité pour le plus grand profit.
[48]Nicolas
Berdiaev, op. cit., p. 193.
[49]Joseph
Roth, « Sur la Volga jusqu'à Astrakhan », paru dans la Frankfurter Zeitung, le 5 octobre
1926).*C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
[50]Victor
Boret, Le Paradis infernal (U.R.S.S.
1933), Paris, 1933, pp. 85-86.
[51] Moshe
Lewin, La Formation du système soviétique,
Gallimard, Paris, 1987.
[52]Cité
par Hannah Arendt, Les Origines du
capitalisme : L'impérialisme (1951), Seuil, 1982, p. 13.
* C’est moi qui souligne.
* C’est moi qui souligne.
[54]Gérard
Granel, « Les années trente sont devant nous », in Les Temps modernes, février 1993,
p. 65. Réédité dans l’ouvrage Études,
Galilée, Paris, 1995.
*Italique dans le texte.
*Italique dans le texte.
[57]Claude
Karnoouh, « La fin des avant-gardes et le triomphe du marché », in Adieu à la différence, Arcantère, Paris,
1993. (roumain, deuxième édition, Idea, Cluj, 2001)
[58]Parmi
les anecdotes que rapporte le politologue américain d’origine roumaine Vladimir
Tismaneanu, j’ai noté celle-ci. Interrogeant en 1995 un ex-dignitaire du parti
communiste bulgare, il lui demanda : « Si en 1989 il croyait
encore au communisme. « La réponse de cet ex-grand apparatchik est
éclairante ; « Quoi ! Vous me prenez pour un
imbécile ! » Cf, Libéralisme et
antilibéralisme en Europe de l’Est, conférence donnée à l’Université de
Cluj (Roumanie), le 27 mai 1996.
[59]Boris
Groys, « A la recherche du pouvoir artistique perdu », in L’Art au pays des Soviets, Les Cahiers
du musée national d’art moderne, N°26, Hiver 1988, Paris, Centre Georges
Pompidou.
[60]Jacques
Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Essais, Seuil, Paris, 1970,
pp. 138-139.
[61]Jean-Christophe
Ruffin, La Dictature libérale, Jean
Claude Lattès, Paris, 1995.