De l’espace public en
Roumanie ou comment parler de rien
Disons le d’emblée, il est toujours malaisé, ardu, voire
pénible, de parler ou d’écrire sérieusement (je ne suis ni romancier, ni homme
de théâtre) à propos de quelque chose qui n’existe pas. Non que les chantres de
l’antienne démocratique en Roumanie (une énorme partie des élites ou de ceux
qui se prétendent y appartenir) n’affirment pas journellement la présence dans
un avenir immédiat de l’espace publique. Dussent-ils reconnaître qu’il est difficilement
saisissable aujourd’hui, il n’empêche, ces bons prophètes le voient se profiler
à l’horizon de leurs espérances ou de leur hypocrisie. C’est la raison qui les
entraîne à critiquer très sévèrement les comportements et les mœurs de leur
société, de leur peuple, comme si eux-mêmes, par je ne sais quel miracle de la
foi, par quel effet d’une grâce inamissible, n’agissaient jamais selon des
mœurs semblables, lesquelles ne sont rien moins que les traits culturels
propres à ce peuple. Ces « élus » autoproclamés de la société civile
seraient-ils des saints, des renonçants pour pouvoir ainsi s’offrir en modèle
au mauvais peuple ? Rappelant un mot Brecht à l’encontre des apparatchiks
de feu la RDA, on pourrait leur répondre avec une pointe d’humour :
« Si le peuple est mauvais camarade, changeons le peuple ! ».
Certes nombre d’entre eux seraient prêts à le proclamer si la parole n’était
venue d’un artiste communiste. Toutefois, si ces parangons de l’éthique se
sentaient tant étrangers parmi ce « peuple mauvais et corrompu », ils
s’échapperaient et partiraient. En d’autres temps, et sous un autre régime
politique, d’autres le firent. S’ils ne le font point, c’est qu’ils trouvent
des avantages certains à cet état de la chose publique.
De fait, à l’épreuve des jours et d’un solide bon sens,
aucune analyse logico-conceptuelle sérieuse, aucune approche herméneutique
subtile, aucune enquête de sociologie quantitative ou qualitative, ne laisse
entrevoir, dans un avenir prévisible, l’espace public roumain comme une possibilité
en voie d’accomplissement en tant qu’être-là-dans-le-monde-ainsi et non
autrement… C’est une constatation à peu près générale pour tout observateur
dénué d’arrière-pensées (y compris de manière contradictoire et paradoxale dans
les discussions privées, parmi les « démocrates » qui en annoncent la
présence !). Il suffit d’écouter de très nombreux citoyens appartenant à
divers milieux socioprofessionnels, à divers groupes socioculturels et
linguistiques pour se convaincre qu’en Roumanie, l’un des traits
essentiels propre à la modernité, l’espace public, un espace réel et
symbolique, qui appartient simultanément à tous et à personne, est le grand
absent de la vie politique, professionnelle et sociale. Et, malheureusement,
une absence sans espoir prévisible de présence. Beaucoup s’en plaignent, aucun
n’agit, preuve nouvelle, s’il en fallait encore, que la notion, fût-elle connue
intuitivement des uns, théoriquement des autres, relève d’un discours qui se
tiendrait sur le sexe des anges argumenté par des athées… Il s’agit là d’un
débat de pure rhétorique produit dans le champ clôt et schizoïde de certains
cours et séminaires universitaires, lors de colloques insipides organisés par
des ONG où les cocktails et les repas festifs sont plus importants que les débats,
pendant des universités d’été où de prétendus séminaires ressemblent plus au
farniente hédonisto-érotiques des vacances qu’à la mise en œuvre de la patience
du concept. Et, quand le débat réussit à avoir lieu quelque peu, il s’agit
toujours d’un discours déplorant l’absence presque totale de l’espace publique,
alors que c’est précisément l’absence en-soi et pour soi, qui est le
sujet-objet dont il faudrait parler… Non pas geindre et se lamenter sur ce qui
n’advient point, mais argumenter sur le pourquoi et le comment de l’absence, en
bref, sur l’absence en tant que sa présence.
En effet, dans un pays où la culture politique et sociale
des relations institutionnelles et humaines se subsume avec le proverbe
suivant, « Qu’elle meure la chèvre de mon voisin ! », il n’est
pas surprenant de constater que la moindre loi se présente toujours dans un
contexte d’extrême relativité. En fait, comme les contraventions pour excès de
vitesse, tout écart à la loi, ou toute exigence du respect de la loi en Roumanie,
se tient dans le domaine du négociable, du marchandage permanent et du
passe-droit. L’État de droit qui garantit l’autonomie et la protection de
l’espace public, serait-ce un modèle idéal jamais réalisé nulle part au monde,
ressortit ici à une praxis nominaliste où les mots qui désignent ne possèdent
aucune résonance dès lors qu’il s’agit des praxis sociopolitiques et
socio-économiques des institutions et des individus. Cela aurait dû entraîner,
non seulement de sérieux débats, mais, plus encore, la mise en place d’actions
visant à obtenir des résultats, y compris par la contrainte, afin d’imposer un
minimum de respect des lois… Or, à l’épreuve des jours, les beaux discours des
élites ne manifestent que des vœux pieux, autant de hochets que l’on présente
et agite lorsque les envoyés de l’UE et les diplomates occidentaux parcourent
les institutions ad hoc du pays. Dans
l’expérience des gens normaux, d’aucuns constatent que rien ne vient
transformer les mœurs quotidiennes institutionnelles, administratives, industrielles
et commerciales. Un tel diagnostique aurait dû, de longue date, mobiliser la
curiosité des fonctionnaires bruxellois chargés de l’intégration européenne.
Mais ils s’en sont gardés dès lors que la libre circulation des capitaux, d’une
main-d'œuvre à bon marchée pour les délocalisations et le rapatriement rapide des
plus-values peu imposées étaient garantis… De ce point de vue il ne faut pas
jeter la pierre aux seuls Roumains, les Occidentaux sont tout aussi
responsables de cette déréliction qu’ils n’ont certes pas créée, mais qu’ils
ont tolérée parce qu’elle permettait d’installer sans mots dire un capitalisme
« sauvage » et cruel aux plus-values très avantageuses – et le
capitalisme, malgré certains moments de tempérance en raison de conjonctures
politiques défavorables comme à l’époque de la « guerre froide »,
doit être toujours « sauvage » et cruel pour répondre efficacement à
la logique intrinsèque de la baisse tendancielle du taux de profit.
Tout « naturellement », les élites accusent les
communistes d’être les responsables de l’absence d’espace public du débat et de
l’action collectifs. Mais qui étaient-ils donc ces communistes dont tout le
monde parle et qui, depuis décembre 1989, ne montrent pas même le bout du nez
sinon, sauf rares exceptions, ces mêmes élites d’aujourd’hui. Il n’est guère
besoin de fouiller dans les archives de l’ex-Securitate pour savoir qui fut qui ! Un peu de mémoire suffit
à établir des biographies individuelles qui prouveraient, sans coup férir, sans
médisance ni commérages vulgaires, où se tenaient ces élites. Plus encore, un
peu d’effort de lecture et cette accusation disparaitrait. De Caragiale à Paul
Morand, de John Reed (Guerre dans les
Balkans) à Lucien Romier (Au
carrefour des empires morts), dans les pages inégalées de Greggor von
Rezzori (L’Hermine souillée, Mémoires d’un antisémite, Neige d’antan), dans l’ouvrage
remarquable de l’historien Sorin Antohi (Civitas
imaginalis), on constate, depuis la fondation de la Roumanie moderne, la
domination de formes politiques et sociales totalement imposées de l’extérieur,
sans fondements vécus et produits par le peuple. C’est cette absence de
fondements (en tant qu’expérience existentielle et subjective de l’absence) qui
vide toute forme institutionnelle moderne de sa force, de son dynamisme
démocratiques ou autoritaires. Car s’il en fut ainsi pour la monarchie
constitutionnelle, il en alla pareillement pour le régime communiste qui fut
subverti aussi par la culture locale : les traits culturels essentiels
d’un peuple dépassent et outrepassent toujours les régimes politiques et les
institutions qui les soutiennent. Jamais, à ma connaissance, l’espace publique
n’a été en Roumanie autre chose qu’une figure absente qui néanmoins nourrit les
réunions mondaines de fades jérémiades, de lamentations pleurnichardes, de
déplorations sur l’impuissance et la corruption.
Si la modernité roumaine est assise sur des formes
politiques modernes sans fondement social, ou mieux, si l’énonciation de la
présence d’un espace public se vérifie par l’absence de sa pratique, on est
donc parfaitement en droit d’affirmer qu’il est là un état normal de la
modernité roumaine… Et, simultanément, au moment que l’espace public essaie
avec peine d’émerger du chaos, il est immédiatement vidé de ses débats de fond
(qui sont des débats sur ses fondements), en particulier ceux relatifs à la
légitimité des institutions, des lois, de la constitution d’une part, et ceux
portant sur l’intériorisation de pratiques respectueuses du bien commun de la
collectivité de l’autre. On est toujours dans la normalité de l’absence.
Aujourd’hui on est submergé de fadaises sur le multiculturalisme (imposé par
l’Occident et non pratiqué par lui), mais lorsque de jeunes universitaires
hongrois de l’Université de Cluj veulent apposer des plaques bilingues dans les
bâtiments de la dite université proclamée multiculturelle (« Interdiction
de fumer » par exemple, tilos a
dohányzás), alors le recteur Andrei Marga, grand chantre du
multiculturalisme devant ses maîtres étrangers, menace de les renvoyer !
Aucun débat public n’ayant eu lieu pour que leurs pairs et les étudiants
puissent faire connaître au moins leur opinion !
Si l’on devait faire une analyse phénoménologique des
manifestations de cette absence, le mieux serait d’observer le fonctionnement
des institutions et des comportements. Ainsi, comment comprendre un pays où, au
nom d’une loi d’autonomie des universités publiques, celles-ci se sont
transformées en entreprises essentiellement privées, dont les salaires des
cadres supérieurs (les professeurs), hormis la base minimale garantie par
l’État (que l’on appelle ici budgétaire), sont distribués selon le bon vouloir
du secrétariat d’un Sénat agissant comme une sorte de capo maffioso prodiguant des récompenses à ses fidèles selon les
« services rendus ». Un tel usage de l’autonomie universitaire
présente l’exemple parfait de cette forme sans fondement et ce d’autant plus
que la direction peut changer la structure et la hiérarchie administrative
selon une dynamique que lui dictent ses propres intérêts. Des facultés sont
subventionnées et d’autres ne le sont point en fonction d’arguments financiers
dignes d’une entreprise privée (succès auprès d’étudiants conçus comme des
consommateurs !)[1],
sans qu’aucun débat ne soit organisé jamais parmi les membres du corps
enseignants tout grade confondu sur la légalité et le bien-fondé d’une telle
transformation. En effet, un tel débat contradictoire aurait dû être le fait de
véritables syndicats (d’enseignants, d’étudiants, des personnels techniques)
occupant leur place dans l’espace public. Mais comment un véritable syndicat
pourrait-il exister puisque le lieu de son expression, précisément l’espace
publique n’est point. Dès lors, dans la réalité des pratiques, l’autonomie
universitaire (une loi et ses articles) se confond avec le clientélisme et le
népotisme.
Pis, le silence pesant sur le fonctionnement pédagogique
réel de ces institutions cardinales pour la reproduction des élites, se fait au
détriment des meilleurs parmi les étudiants, car tous savent que de très
nombreux travaux universitaires (sans parler des articles publiés dans les
revues locales) présentés comme thèses de mastère et de doctorat, et assurant
une promotion des impétrants, ne sont que de vulgaires plagiats de publications
occidentales (y compris des ouvrages entiers). Y a-t-il eu de vrais débats et
des sanctions quelconques ? À ma connaissance, rien de systématique. De
temps à autre un scandale éclate dans la presse, or son but n’est pas de mettre
en scène une polémique sérieuse sur les moyens d’instaurer des contrôles
efficaces, car, dans les faits, il s’agit toujours de sordides et mesquins
règlements de compte entre forces politico-économiques. Aucune élite prompte à
se montrer sur le devant de la scène comme parangon de la moralité publique n’a
appelé à ce genre de controverse… elles se complaisent à macérer dans la fange
de leur moralisme, s’accusant mutuellement d’appartenance à l’ancienne police
politique, comme si la majorité de la population croyait encore sérieusement à
la spontanéité de la révolte de décembre 1989 et ne l’avait pas comprise depuis
longtemps comme un coup d’État bien organisé, avec, de surcroît, le nombre de
victimes populaires nécessaires pour faire accroire une révolution !
Ce qui a été dit des universités vaut pour bien d’autres
domaines qui relèvent de l’espace public, c’est-à-dire non seulement du jeu
strictement politique ou strictement institutionnel, mais de controverses et de
polémiques entre les fractions composant la sphère politique et celles composant
la société dans sa complexe diversité. Par exemple, il y a en Roumanie des lois
et des décrets qui règlent la conservation des monuments religieux inscrits au
patrimoine national. En principe, aucune action technique ne peut y être
envisagée sans l’approbation d’une commission dirigée par le responsable
départemental des monuments historiques. Dans les faits, les choses
fonctionnent bien différemment… Ainsi, un village du département d’Hunedoara
possède l’une des plus anciennes églises orthodoxe en pierre de Roumanie. Voici
à peu près un an, un journaliste découvrit que les minuscules fenêtres et leur
encadrement de vieux bois y avaient été remplacés par un ensemble fait de PVC (thermopan). Interrogé, le prêtre
répondit qu’il n’avait rien pu faire pour s’opposer à la volonté de ses
paroissiens (note de l’auteur : qui lui versent son salaire), quant au
directeur départemental des monuments historiques averti par le pope, il
s’était bien gardé d’intervenir pour imposer son veto. Voilà un petit incident
certes, mais ô combien exemplaire d’une totale absence du sens de l’espace
public et de la conception que les fonctionnaires publics ont de leur
responsabilité, non point tant face à l’État qu’à l’égard de la société qui
devrait attendre d’eux qu’ils fassent respecter la loi, ni plus ni moins… Or,
si la société se sent déliée de responsabilité vis-à-vis de la loi, c’est parce
qu’elle pense pouvoir réaliser ainsi sa volonté privative. Mais le
fonctionnaire, quant à lui, ne pense pas différemment ; lui aussi appartient
à cette société, et considère que les fenêtres d’une petite église perdue dans
les campagnes de Transylvanie n’ont, au bout du compte, aucune importance
patrimoniale. Car l’essentiel n’est-il pas de délier foi et morale, de se
montrer à l’église les jours de fêtes, d’embrasser les icônes, de faire le
signe de croix, les génuflexions et d’être assuré, au bout du compte, que Dieu
reconnaîtra les siens. C’est pourquoi, sans pessimisme aucun, il n’y a guère
d’espoir de voir surgir du polémos
entre l’État et la société, l’État et l’Église, l’Église et la société, entre
diverses factions de la société, et de là l’ébauche d’un quelconque espace
public… Je pourrais multiplier les exemples à l’infini au risque d’accabler et
d’excéder le lecteur. Ainsi, au Maramures, célèbre pour ses églises de bois
d’un gothique tardif, de taille modeste, sauf les clochers, impressionnants par
l’élégance des proportions harmonieuses de leur hauteur, se multiplient à leur
côté de nouvelles églises, écrasant les anciennes de leur masse de béton, de
leurs parois de verre parfois même colorés. Or, je sais qu’il y a des lois qui
protègent l’intégrité de ces sites… néanmoins, personne ne dit mot… les
politiciens par peur de perdre des électeurs, les intellectuels parce qu’ils
s’en moquent, et tous, peut-être, parce que, comme les paysans, ils pensent que
c’est cela la loi du progrès : le bétonnage généralisé !!! Il
faudrait encore rappeler les « palais » tsiganes qui fleurissent
partout et viennent, comme à Turda, s’implanter, semblable à un château du
Disneyland tombé du ciel, au beau milieu d’un vieux quartier d’artisans bâtit
entre les années 1900 et 1940 de charmantes maisons néoclassiques avec leur
jardin. N’y a-t-il pas à Turda un plan d’occupation des sols ? N’y a-t-il
pas des règles d’urbanisme ? Et si le maire de l’époque n’eut rien à
redire (!) à ce qu’il faut bien regarder comme une totale incongruité
architecturale et urbaine, pourquoi la population du quartier est-elle demeurée
silencieuse ? Pourquoi a-t-elle accepté une telle monstruosité… C’est bien
là la preuve que ce goût est partagé par tous, et que, simultanément, tout le
monde trouve normal que la corruption permette d’agir à sa guise. Chacun, en
son fort intérieur, espérant un jour faire travailler cette possibilité à son
profit… C’est exactement cela l’absence de conscience d’un espace public
Ce qui a été dit pour le fonctionnement des universités,
pour la défense des monuments historiques, pour le respect d’un minimum de
rationalité urbaine, vaut et peut-être avec plus de force encore pour
l’écologie. Une fois encore la Roumanie n’est pas en reste d’une loi sur
l’écologie. Elles ont toutes été votées dans l’enthousiasme d’une
synchronisation avec l’entrée du pays dans l’Union européenne… Or que
constate-t-on lors d’une promenade hors des villes (voir dans la ville), dans
les campagnes, à l’orée des bois et des forêts, le long des ruisseaux et des
rivières, en musardant sur les rives des lacs ? Partout surgissent des
décharges d’ordures, partout fleurissent des bouteilles en plastique, des
boîtes et des bouteilles de bière, des capsules de métal, partout papiers gras
et sacs en plastique volettent au gré du vent, se déposent ici et là comme
d’énormes papillons, s’accrochent aux branches des buissons, planent au milieu
des pâturages, s’amoncellent sur les berges et les bancs de sables des rivières
pendant l’étiage estival. En bref, les cours d’eau du pays sont transformés en
autant d’égouts à ciel ouvert… Qui dit quoi ? Certes on mobilise les
enfants d’une ville le jour de l’écologie : petite fête, flonflons
pop-rock, distribution de gadgets quelconques, beaux discours des édiles,
bla-bla des ONG… on promet d’agir (surtout si l’argent de l’UE est attendu)… et
puis, les choses reviennent à la normale…
Université, monuments historiques, écologie, toujours les
formes sans fondement… Allocutions et harangues les jours de fêtes, lors des
visites officielles, belles paroles tout à fait conformes aux normes exigées
des maîtres : démocratie, multiculturalisme, protection du patrimoine, écologie
agissante… Une fois les lampions éteints, la fête terminée, l’affrontement des
intérêts strictement privés recommencent de plus belle. En effet, dès lors que
les formes étatiques et institutionnelles sont sans fondement social, sans
bases publiques, l’État n’est qu’une coquille creuse (hormis les forces du
maintien de l’ordre, l’État gendarme souhaité par l’hyperlibéralisme hayékien
qui fascine tant les anciennes-nouvelles élites communistes), délimitant le
champ de bataille d’intérêts strictement privés… Or la somme des intérêts
privés n’a jamais constitué un espace public. L’espace public est précisément
ce qui n’est ni à l’État ni aux personnes privées, mais à tous, entendu comme
la société dans sa plus grande diversité. Dans ce cas l’État (fût-il selon la
définition marxiste, l’État de classe) doit néanmoins pour posséder un minimum
de légitimité collective défendre le bien public en sa généralité. Et c’est ce
bien public qui, au-delà des classes sociales en lutte, constitue l’espace
public comme objet et lieu de débats ininterrompus, d’incessantes controverses,
de vivaces conflits, mais aussi comme moments de négociations et de compromis
plus ou moins durables. C’est cela, et seulement cela, qui peut engendrer les
fondements d’une réelle démocratie moderne, vivante, et respectueuse des
différences, dût-on savoir que le pouvoir des élites ne se laisse pas subvertir
aisément.
On le constate, en Roumanie il n’y a pas de débats publics
sérieux dès lors qu’il n’y a pas d’espace public reconnu comme tel et défendu
comme tel. Mais pour qu’un tel espace, à la fois réel et imaginaire puisse
exister, il faut qu’auparavant d’aucuns se pensent et agissent comme citoyens,
c’est-à-dire comme autant d’individus à la fois conscients de leurs droits,
mais, et, c’est fondamental, de leurs devoirs vis-à-vis de la collectivité… Or,
une telle conscience de la citoyenneté qui est à la fois exigence à l’égard de
l’État (les droits) et sacrifice d’une fraction de sa liberté privée (les
devoirs), n’est pas l’horizon de la vie sociale de demain en Roumanie… Un
simple coup d’œil jeté sur les nouvelles banlieues « chics » de
Bucarest, de Cluj ou de Timisoara, en fournit la plus parfaite illustration…
Claude Karnoouh
Paris, juin 2008
[1] Il va sans dire que les disciplines classiques,
philosophie, lettres classiques, voire lettres modernes, sont les premières
touchées par ces mesures financières en ce qu’elles sont très largement passées
de mode au profit de machines à fabriquer des ignorants, sciences politiques,
études européennes (comme si la philosophie, le latin ou le grec ne
constituaient pas les études européennes par excellence), langues étrangères
appliquées (appliquées à quoi ?), etc. Le modèle étant pris parmi les
sections bas-de-gamme des universités occidentales…