Hopper ou le réalisme à peine capitaliste
Devant l’énorme succès, quoique
surprenant me semble-t-il, de la très importante exposition d’Edward Hopper qui
se tient à Paris, au Grand Palais,[1] les organisateurs ont décidé de la prolonger jusqu’au 7
février. Je connais Hopper de longue date, surtout quelques uns des tableaux les
plus célèbres de la seconde période de sa vie, celle qui coure des années 1930
à sa mort en 1967 à New-York, et qui montrent des parcelles de la vie urbaine étasunienne,
des vues des campagnes et des côtes de l’Est des Etats-Unis.
Je ne vais pas entreprendre ici une
analyse exhaustive de l’art de Hopper, d’autres s’y sont essayés, et certains
avec talent.[2] Ce qui m’intéresse, c’est la raison de ce tardif succès,
en France, d’un artiste américain, somme toute peu connu du grand public
français voici encore quelques années. Certes, cette exposition a fait l’objet
d’une intense campagne de publicité tant dans la presse qu’à la radio et la
télévision, mais seule, cette agitation médiatique, ne peut expliquer le
pourquoi de queues si longues, où, même avec un coupe-file, il fallait attendre
parfois une heure pour entrer ! Ce succès égale celui obtenu, quelques
années auparavant, par l’exposition Renoir. Toutefois, le cas Renoir est bien
plus simple. Renoir est l’impressionniste le plus aimé, le plus admiré, le
moins étrange, le plus proche de l’image que se font les Français, les
Européens et les Américains de la douceur vivre en France à la fin du XIXe et
au début du XXe siècles. Rien de cela ne ressortit à l’œuvre de Hopper.
Ce succès peut être imputer au
fait que Hopper, dans un style simultanément réaliste et synthétique, usant de couleurs
froides, d’ombres et de contrastes fortement marqués, montre – ex-pose –
une Amérique apparemment tranquille et sereine : l’Amérique des classes
moyennes, l’Amérique des upper middle
class, mais aussi, une Amérique plus énigmatique, celle des nuits urbaines,
voire, et qui saurait le dire puisqu’en apparence rien ne le suggère dans ce
qui est montré, une Amérique plus dangereuses, celles des paumés nocturnes, peut-être
celle des gangsters, des nuits qui ont illustré tant de romans et de films
noirs. Que ce soit dans la ville, en banlieue, dans la campagne, de cette
œuvre, il se dégage une impression de solitude insondable, d’isolement de
l’individu perdu dans l’environnement minéral de la grande ville ou du couple
isolé dans sa résidence secondaire. Hopper est en effet le peintre de toutes
les strates des classes moyennes étasuniennes, de ces groupes sociaux issus de l’ingénierie
du capitalisme fordien et keynésien commencé aux États-Unis avec le New Deal et
déployé en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Rien n’est donc
plus immédiatement réaliste, que dis-je, plus crûment réaliste que Hotel Room (1931). Dans une chambre
quelconque, non miséreuse sans être luxueuse, banale sans être particulièrement
laide, quelque part dans une ville qui pourrait être située partout et nulle
part aux États-Unis en ce que la chambre n’a pas d’autres caractéristiques que
le lit, les bagages posés dans un coin, une robe et des chaussures ôtées. Là, assise
sur le lit, une femme dans un justaucorps rose saumon lit une lettre. Pourquoi
est-elle là ? Rien ne le suggère. Mais on devine l’attente et l’ennui,
mais sans marques de tristesse ou d’angoisse. On ne perçoit aucun signe d’une
quelconque agitation, pas de drame personnel ou social ne transparait sur les
traits esquissés de son visage. L’univers de la chambre et de ce qui est
supposé l’entourer semble lisse, tranquille, plat, sans aspérité. Un an plus
tard il peint Room in Brooklyn
(1932), douze ans plus tard, Morning in a
City (1944) et vingt ans plus tard Morning
Sun (1952) : dans chacune de ces œuvres il y a toujours une femme qui regarde
à travers par la fenêtre la ville suggérée soit par une ligne de quelques
fenêtres sur le mur d’en face, soit par quelques cheminées plantées sur les
toits voisins. Couleurs franches, jaune, brun, vert, ou le blanc d’un rayon de
soleil ou du reflet des draps éclaire un bout de chambre ou le haut de la
cuisse de la femme. Même mornitude calme et presque détachée dans cet autre
tableau d’une femme assise au café tenant une tasse dont le titre ô combien
suggestif, Automat (1927) nous parle
encore de solitude et d’une vacuité répétitive sans tension. S’y dégage
toujours le calme d’un profond ennui sans drame explicite, tout y est lissé,
précis, mais sans l’obsession du détail comme chez Dali par exemple, héritier
direct de la Renaissance italienne et flamande, non plus qu’on y trouverait des
symboles dramatiques ou tragiques synthétisés comme chez de Chirico.
Toutefois, ce qui donne peut-être
le ton général de la peinture de Hopper s’expose dans l’admirable Nighthawks (1942). Pourquoi nommer
« Faucons de la nuit » le restaurant du coin de la rue, vu de
l’extérieur par un passant attardé. Il est déjà bien tard, à travers la vaste vitrine,
on voit trois personnes attablées au bar, un homme seul de dos, un couple de
face silencieux, et le barman tout de blanc vêtu, le calot planté sur le chef,
affairé à laver quelques assiettes, et, au fond, deux percolateurs demi-pleins
ou demi vides. Seule la lumière électrique et blanchâtre du bar éclairent la
nuit et illumine la robe rouge de la femme, rompant ainsi la monotonie des
bruns noirs et du rouge sombre des murs des immeubles d’en face. Solitude abyssale
de la nuit dans la grande ville. Quelle angoisse, quelle peur conduit-elle ces
gens à demeurer là, hors de chez soi, assis dans ce lieu lugubre ? Y va-t-on
seulement pour y rencontrer ne serait-ce qu’un être humain ? Être dehors,
au bar, se taire, regarder les yeux vides, ou échanger des banalités, pas même avec
son voisin, mais avec le barman aux réponses banalement laconiques :
« It’s OK ! », « Been a long day to day ! »,
« Out late tonight, huh ? ».
Peur de rentrer chez soi, de se retrouver face à soi-même sans rien avoir à se dire,
ou simplement attendre un événement certainement improbable. Autant de tableaux,
autant d’images synthétiques condensées et figées venues de cette invention
étasunienne hautement originale, le film noir, le film de gangsters, lui-même issu
de cette haute littérature, le roman policier, authentique saga américaine
(avec le western), tout à la fois poésie
de la vie urbaine, de sa face violente, criminelle, hideuse, vicieuse, vulgaire,
mais parfois grandiose, passionnelle ou quasi épique, et sociographie de ses
classes sociales. Arrêt sur la page d’un premier chapitre, arrêt sur l’image d’un
premier plan qui pourrait être celui du Maltese
Falcon ou The Big Sleep, je vois
surgir devant mes yeux Humphrey Bogart et Lauren Bacall, ou ce rappel de pieuse
mémoire de la scène du lugubre café aux heures tardives du soir qui ouvre et
clôt l’ultime film de Robert Altman A Prairie Home Companion, (2006).[3] Regardons
encore cet homme seul, le cigare à bouche, assis sur le trottoir de bois d’une
ville quelconque, moyenne ou plus grande, d’une ville perdue dans le Middle
West ou d’une banlieue, les manches de chemises retenue par un sorte de
jarretière, comme en portent les joueurs professionnels. Il est là, immobile,
enveloppé d’un suaire de lumière verte et jaune délavée, en plein soleil :
lui aussi le regard perdu, comme plongé dans le vide existentiel d’une attente
de rien, Sunday (1926). Cet homme seul,
en attente, me fait songer à un personnage du roman noir de James Hadley Chase,
No Orchid for Miss Blandish – sans
doute le plus faulknérien de tous les romans policiers que j’ai lu –, le
vieux fermier borgne, assis dans son fauteuil à bascule, fumant un pipe de
panouille de maïs, se balançant lentement sur le plancher d’une véranda en
ruine, un œil crevé purulent « comme un crachat sur le visage ».
Il y a aussi un
Hopper hors la ville, un Hopper captant les urbains dans la campagne dans leurs
confortables maisons aux couleurs délavées ou blanches, plantées là, au milieu de
douces collines ou près du bord de mer. Visions simples, une maison de bon
alois, toujours Upper Midlle Class, un
paysage tranquille, sans agitation aucune, un jour de très beau temps, l’air est
calme et chaud, des gens d’âge moyen jouent avec leur chien dans une prairie
jaunie sur le devant de la maison, Cape
Cod Evening (1939). Une jeune femme moitié dénudée dans son peignoir,
debout sur le seuil, au moment que le soleil brille à son zénith, plantée là
sans but, et toujours de simples couleurs, des ombres franches ; ou la
jeune fille endimanchée dans sa robe légère, à peine transparente à
l’entre-jambe, attendant sur un seuil à colonnade qu’un hypothétique jeune
homme la prenne pour une promenade, Summertime
(1943)[4] ;
un jeune couple, lui debout sur le seuil de la maison, elle assise sur la rampe
de l’escalier qui mène à la pelouse bordée plus loin d’un bois sombre
frondaisons indistinctes, et dans le clair-obscur d’une journée ensoleillée, tous
deux demeurent le regard lointain, plongés dans une tonalité de jaunasse et verdâtre
où seule la robe bleutée de la femme donne un ton un peu moins morne, Sunlight on Brownstones (1956).
Ce qui surprend chez
Hopper c’est de constater combien le réalisme qu’il développe au cours de ses
années de maturité et de vieillesse – ce réalisme tant urbain que campagnard –,
et qui synthétise la vie quotidienne des classes moyennes du rêve américain,
est totalement déserté des graves événements qui ont marqué l’Amérique des deux
décennies qui courent de la fin années 1920 aux années 1950 du siècle dernier.
Jeune, ses choix étaient plus éclectiques : lors de l’un de ses premiers
séjours parisiens, le jeune peintre illustra les poèmes que Victor Hugo consacra
à La Commune, L’année terrible, 1870-1871
(1906-1907), puis de retour aux États-Unis, vers 1914 il nous offre par exemple
une marine franchement colorée, presque joyeuse, un rivage apaisé certes, mais
peuplé de petites barques de pêche d’une blancheur immaculée qui suggèrent une
vive activité des marins-pêcheurs côtiers, The
Dories, Ogunquit (1914). Réalisme encore et toujours, mais un réalisme
extrêmement sélectif, les peintures de Hopper ne montrent jamais quoi que ce
soit de la grande crise de la fin des années 1920 et de ses effets ravageurs
sur la société étasunienne, comme on les rencontre exposés, explicités et
illustrés dans les romans et les films inspirés de la misère due à la grande
dépression (John Steinbeck/ John Ford, Grapes
of Wrath par exemple ou Eskine Caldwell/Anthony Mann, God’s Little Acre). L’œuvre de Hopper ne dit pas plus des noirs encore régulièrement
assassinés, et non seulement dans le Sud, puisqu’en 1930 deux noirs furent lynchés
à Marion dans l’Indiana ; pas plus qu’elle ne suggère quelques rappels de
la Seconde Guerre mondiale qui jeta le pays sur deux fronts mondiaux. Or, si
l’on se laisse posséder par la contemplation des tableaux de Hopper, il ne semble
pas moins évident que la vision calme des classes moyennes qu’il offre à notre
regard, notre sensibilité et notre entendement, laisse paraître une sorte de
froideur, de distance que souligne les couleurs et les sujets, les angles de
vue, les personnages qui les occupent. Les regardant intensément, j’y ressens
une sorte de malaise, quelque chose est y trop froidement policé. Aucune joie
de vivre ne ressort de ces tableaux illustrant sous diverses thématiques, les
bénéficiaires du rêve américain. Au contraire, il sourdre de ces scènes avec
personnages une totale absence de communication entre les êtres, quelque chose
proche de ce que, plus tard, Antonioni explicitera dans un film comme Il Deserto Rosso. Des personnages qui
les occupent les divers paysages, on ne discerne aucune joie de vivre ensemble,
aucun rapport chaleureux, aucun enthousiasme, mais on ne trouvera pas plus d’expressions
de colère ou de haine, personnelle ou collective. Ce qui domine l’ensemble, c’est
la représentation d’un confort moyen ou supérieur ; même dans la nuit au
bar des « Faucons », tout est lisse, smooth, rien qui ressemble à un bouge pour lumpen en voie
d’alcoolisation. Tout exprime a kind of
cosiness mêlée à la mornitude répétitive d’un espace identique qu’il se
montre ici ou là, Western Motel, (1957),
Hotel Lobby, (1943) ; un confort
simple dans la morosité du travail quotidien, New York Movie (1939) ou New
York Office (1962), l’une de ses dernières toiles. Pourtant la vision que
Hopper donne de l’Amérique n’est guère empreinte de gravité, ni même de quelconques
drames, pas du tout, l’Amérique de Hopper est simplement morose, maussade, non
pas kitsch, joyeuse ou sinistre comme elle peut l’être dans l’hyper-réalisme.
Son ennui est simple et familier, aplati comme l’idéal protestant d’une honnête
vie quotidienne ou, présenté d’une manière froidement distanciée quand il
s’agit des nuits angoissantes ou pleines de danger, lorsque d’aucuns sont
plongés dans la jungle des villes (encore une expression du thriller américain, Asphalt Jungle, le roman de William Riley Burnett, et le film mis
en scène par John Huston).
Que cette vision
simultanément distanciée et apaisée du rêve américain et de ses classes
moyennes, ou que les images d’une nature quasi européenne et donc tout aussi apaisante
et non majestueuse, imposante et angoissante comme peuvent l’être les paysages
grandioses du désert et des canyons (Monument Valley), des hautes montagnes et
des immenses forêts (Les Rocheuses de l’Orégon à la Californie) puissent plaire
au public français venu en masse (public où dominaient les visiteurs ayant
passé la quarantaine), on serait tenté de le penser. Ce regard sans passion en induirait
peut-être le succès. Il s’agirait donc pour un public avide de culture
spectacle, et qui la consomme comme on consomme n’importe quel objet de la
différence sociale, de la quête d’une Amérique à « visage humain », d’un
capitalisme à visage humain sans villes immenses, d’une Amérique apaisée sans la
démesure propre à son auto-développement qui à la fois fascine et effraie
l’Européen des classes moyennes. Hopper montre simultanément une Amérique qui
par nombre d’aspects nous ressemble et une Amérique urbaine qui, dès lors qu’elle
pourrait être terrifiante est traitée avec une distance thérapeutique qui en
neutralise les effets par la recherche d’aplats aux couleurs froides et d’ombres
franches qui les délimitent. Comme le réalisme socialiste, ni réaliste et peu
socialiste, le réalisme capitaliste de Hopper est en fait bien peu réaliste, ni
directement capitaliste. Plus encore, si dans le réalisme socialisme demeurait des
bribes de divin sécularisé (selon les remarques de Berdiaev) perceptibles avec
les drapeaux rouges, les masses de travailleurs engagés dans diverses activités
collectives (y compris les défilés de masse), les divers acteurs pendant leur
travail « exemplaire » ou au cours des heures de repos, dans le
réalisme capitaliste de Hopper, l’absence de divin est tellement patente que ce
confort précédemment relevé semble tenir chez lui de l’essence de l’homme dans
son inscription spatio-temporelle. Et si les peintres figuratifs se confrontent
et nous confrontent directement à leur vision du Dasein (l’homme-sujet en son lieu et temps), alors l’œuvre de
Hopper en illustre l’identité avec le bien-être, voire, au-delà, avec l’avoir. Aussi,
sans forcer le trait, peut-on suggérer que Hopper fut celui qui ex-posa cet
état avec la plus simple distance.
En ce début du XXIe,
en un moment de sur-agitation mondiale, c’est, me semble-t-il, cette neutralité
sans passion qui assure le succès de ce peintre peu connu du grand public
français. Ses images apaisent quelque part les angoisses existentielles du
spectateur européen moyen. Pour le visiteur, une manière d’oublier, rien qu’un
moment, la crise précédente, c’est-à-dire l’histoire, et la crise présente, c’est-à-dire
notre vie quotidienne, quand on y est plongé journellement, laquelle se
révélant inexorablement la plus grande crise économico-politique des temps
modernes. Crise sans précédent dans l’histoire moderne, mais plus encore que la
précédent, simultanément crise de la pensée, tant par son extension
géographique et sociale que par les masses qu’elles met en jeu ‑ la
quantité écrasante d’hommes et la masse monétaire deviennent des qualités
nouvelles que la pensée à bien du mal à saisir en sa totalité. Comme la
première crise gommée par Hopper celle de notre présent nous a été léguée par
l’Amérique, que dis-je léguée, offerte serait plus juste. En posant les yeux
sur l’anti-ostentation des intérieurs et des espaces, Hopper voulait peut-être
se rassurer quant à l’avenir. En effet, son réalisme aplati et partiellement
amnésique nous dit qu’une fois les tempêtes passées, les crises et les guerres
éteintes, un monde tranquille est à nouveau possible. Or c’est précisément
l’inverse qui s’est déployé comme vérité du monde, crises et guerres ont fait
que le monde qu’il illustra n’existe plus depuis longtemps… Certes rendons lui
justice, Hopper, grand artiste classique, avait voulu en recueillir les
derniers feux…
Claude Karnoouh
Paris-Bucarest,
janvier 2013
[1] Il va sans dire qu’aux
États-Unis, et en dépit des courants abstraits, du trash art, ou de celui des
installations, Hopper est un peintre largement reconnu par les élites
culturelles, mais particulièrement par les cinéastes.
[2] Walter Wells, Silent
Theater: The Art of Edward Hopper, Phaidon Press, 2007
Wieland Schmied, Edward
Hopper. Portrait of America, Prestel, Munich, Londres, New York, 2011.
[3] Il y a aussi un hommage
visuel rendu à Hopper dans divers plans du film de Woody Allen, Sweet and Lowdown.
[4] Serait-elle là,
nostalgique, car nous sommes en 1943, se souvenant du temps quand le dimanche
après-midi son fiancé venait la prendre pour une promenade en voiture. Mais il
n’est plus là, il est parti à la guerre, dans le Pacifique ou en Italie ?
Rien n’est dit ni même suggéré.
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