mardi 20 mars 2012

Le sujet de la modernité : Société ouverte et logique du capital (à propos d’un article de George Soros « La menace capitaliste »)



Le sujet de la modernité : Société ouverte et logique du capital
(à propos d’un article de George Soros « La menace capitaliste »)*


« Le libéralisme verse à boire de l’eau de vaisselle comme élixir de vie »
                                                           Karl Kraus, Sprüche und Widersprüche. p. 177

L’article du millionnaire philanthrope George Soros, « La menace capitaliste »[1] a surpris tant la classe politique que les élites intellectuelles des pays de l’ex-glacis soviétique. En général, le court chapeau des rédactions roumaine, hongroise ou tchèque qui l’ont publié manifestait une gêne certaine, comme si soudain le milliardaire, père de la Soros Fundation for an Open Society[2], avait commis un péché de lèse-majesté en osant critiquer le déploiement du capitalisme libéral. En effet, dès la chute du régime communiste en Europe de l’Est et en URSS, en quelques jours, la majorité des élites sont passés du culte de la « société socialiste multilatéralement développée » au culte du « capitalisme multilatéralement développé ». Dans un cas comme dans l’autre, idées, notions et actions proposées au peuple sont avancées sous forme de slogans, assénés sans véritables débats, tandis qu’en Europe occidentale, aux États-Unis, au Japon, des controverses s’élèvent quant à la validité générale de ce modèle de développement.
Ainsi donc, George Soros est inquiet, les effets du capitalisme consubstantiels à la planétarisation de l’économie le préoccupent, car ils n’en finissent pas de briser les liens sociaux, tant à l’Ouest et qu’à l’Est, au lieu de créer et de renforcer l’Open Society que le philanthrope appelle de ses vœux. En d’autres mots, cette nouvelle étape du capitalisme (du « laisser-faire ») écarte les hommes du contrôle démocratique qu’ils pourraient exercer sur leur destin, atomise l’ensemble du corps social, enchaîne plus que jamais les individus à la nécessité — en bref, réduit la sphère du politique et bat en brèche la liberté qui lui a permis de se déployer[3]. Une contradiction insoluble s’élève donc entre les exigences de la démocratie politique et le développement économique dès lors que celui-ci articule son argumentation sur une croyance dont personne, ou presque, ne questionne le bien fondé, et ce d’autant moins que la chute du communisme semble lui avoir accordé une vérité quasi intemporelle. La vérité du marché tient de la main invisible qui, mutatis mutandis, s’est substituée à la Sainte Trinité[4], qu’elle détruit cependant irrémédiablement en fichant l’immanence absolue du concret-abstrait de la marchandise au cœur de la transcendance, y compris de la transcendance moderne, dans la Politique dont Carl Schmitt avait relevé le caractère théologique.[5]
Aux États-Unis, l’article de George Soros n’a pas manqué de susciter d’acerbes remarques de la part de commentateurs désagréablement surpris. Ces derniers lui reprochent de fustiger le système qui lui a permis d’acquérir son immense fortune et de réaliser son œuvre « philanthropique » dans le seul but d’obtenir la notoriété et la gloire dont il est mondialement l’objet. Certains l’ont même accusé de soutenir les anciens communistes, reconvertis aux délices du libéralisme, au détriment des « véritables » démocrates.[6] Tous ces textes sont habités d’un moralisme du ressentiment qui est la marque d’idéologues aveuglés devant la réalité socio-économique des Etats-Unis et du monde. Retranchés derrières leurs privilèges, ils produisent des discours qui, au bout du compte, justifient le capitalisme comme une machine enrichissant « naturellement » le plus petit nombre et non, comme nous l’avions crû longtemps, comme un système socio-économique permettant au plus grand nombre d’accéder au bien-être. Pour ces idéologues, il s’agit, une fois pour toutes, de mettre fin à la politique du New Deal, à toutes les interventions légales de l’État qui permettent d’équilibrer partiellement la redistribution des richesse afin de tempérer les effets dévastateurs du darwinisme économique et social produit par la lutte pour le profit maximum. Or, dans la réalité, les initiés savent que le capitalisme libéral, celui qui a été théorisé par Hayek ou Milton Friedman, n’a de cesse que de soumettre le politique à la logique d’une concurrence effrénée, mais n’hésitent jamais à le faire intervenir dès lors que les intérêts du capital sont menacés par ceux du travail, ou bien, contradiction impensée, le capital lui-même. En 1996, le règlement de la crise mexicaine a mis en évidence le rôle de l’argent public des pays membres du G7 dans le prétendu jeu harmonieux du marché, manifestant ainsi de manière exemplaire combien le capitalisme du laisser-faire général n’est que l’emblème de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des déficits. [7] Aujourd’hui, dans l’état de crise économique et de quasi crack boursier engendré par les dysfonctions du système bancaire japonais, la faillite des « petits dragons » asiatiques, et celle de l’économie russe, on constate, une fois encore, combien les élites financières du laisser-faire savent toujours se protéger du darwinisme économique qu’ils imposent aux autres comme la seule vérité du devenir du monde.[8]
C’est contre de cette dynamique destructrice qu’est dirigée la critique de George Soros. Renouant avec l’argumentation de Karl Popper[9], son maître, il en rappelle la définition du totalitarisme, stalinien ou nazi : lorsque l’instance politique affirme détenir l’ultime vérité sur tout ce qui concerne les affaires humaines. Écrit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet ouvrage est marqué par son époque, lorsque les démocraties occidentales, sorties victorieuses de la lutte contre le nazisme (avec l’aide décisive de l’URSS, ne l’oublions point !), constatent les échecs de la révolution communiste,  c’est-à-dire d’un pouvoir qui se réduit à la dictature d’un Parti incapable de résoudre les crises sociales de la société qu’il gouverne sans recourir à la violence, à la terreur, à la déportation massive.[10]
George Soros regarde la traditionnelle croyance et toujours présente en l’harmonie immanente de l’économie sous l’égide de la « main invisible » comme une vérité engendrant un nouveau type de totalitarisme, celui des marchés financiers légitimés par un discours scientifique univoque, imitant le modèle des sciences naturelles : « Mais en s’essayant à imiter les résultats des sciences naturelles (et à gagner pour elle-même du prestige), la théorie économique vise l’impossible ». En effet, l’économie n’est pas une activité déliée du social, elle engendre des formes d’organisation sociale originales, des formes d’urbanisation et des modes de socialisation (articulée autour de réseaux de syndicats, de bureaucraties d’État, d’associations culturelles spécifiques), enfin des formes politiques qui en garantissent la légitimité par l’exercice du contrôle démocratique sur un ensemble d’intérêts contradictoires. Cet équilibre ne fut pas atteint sans luttes, parfois sanglantes ; cependant, au cours des années 1950, un compromis avait été réalisé entre les intérêts du capital et ceux du travail et, malgré d’évidents dysfonctionnements, les démocraties occidentales étaient consacrées comme le modèle indépassable permettant de régler pacifiquement les conflits socio-économiques. Or, la transformation de la théorie économique du « laisser-faire » en « lois » naturelles entraîne l’incapacité de ressaisir le sujet social dans les effets que ces « lois » engendrent. Toujours selon George Soros, « La théorie économique a délibérément exclu la réflexivité de ses préoccupations. » Agissant ainsi, la théorie économique gauchit son objet et ouvre la voie au dévoiement du « laisser-faire » et à son inexorable inclination au totalitarisme : « Ce qui permet à la théorie économique d’être convertie en une idéologie hostile à l’Open Society, c’est sa prétention à constituer une connaissance parfaite — assumée dans un premier moment comme telle, puis masquée ensuite sous la forme d’un instrument méthodologique […]. Quelle que soit sa forme, la prétention à une connaissance parfaite est en contradiction avec le concept d’Open Society, lequel reconnaît que la compréhension de notre situation est en son essence imparfaite. »
Pour ma part, je ne saurais élaborer un commentaire critique de ce texte en souscrivant aux arguments proposés par les détracteurs américains de George Soros. Agir ainsi, c’est s’avancer à coup sûr sur le terrain médiocre du ressentiment. Ce texte mérite mieux que ces critiques, en ce qu’il nous dévoile parfaitement les illusions métaphysiques nourries par les penseurs issus, d’une manière ou d’une autre, de la philosophie politique des Lumières — de cette philosophie qui propose l’éthique dans un système de la pure pensée, déliée de la factualité techno-scientifique et financière qui engendre le monde. Résonnant comme un avertissement, le texte de George Soros nous met en garde contre une dérive, celle du capitalisme avancé et des effets sociaux de sa dynamique, que tous les moyens de la propagande et de la publicité présentent comme la vérité absolue de « lois naturelles » auxquelles nul ne se saurait soustraire. Sous le vocable du « laisser-faire », George Soros constate combien le bien public — Common good — est abandonné aux effets d’une compétition purement économique orientée vers le seul bien privé qui, dans les pays développés, mine le lien social et, dans les pays du tiers-monde ou les anciens pays communistes, favorise d’abord, légitime ensuite un capitalisme de brigands (robber capitalism). En d’autres mots, le milliardaire philanthrope redécouvre ce que la critique marxiste ou celle de Carl Schmitt nous avait enseigné de longue date, à savoir que, si l’économie capitaliste est celle du seul marché, celui-ci est incapable de créer une société politique.
Avec une touchante naïveté, George Soros constate que la chute d’un système politique dictatorial s'appuyant sur une économie totalement soumise à ses impératifs ne conduit pas automatiquement à la démocratie politique dès lors que, simultanément, l’économie du laisser-faire se substitue brusquement à elle et que la sphère politique se révèle impotente, incapable de recréer une société. Comment oublier en effet que la démocratie des pays développés d’Occident est le résultat d’un long et complexe processus historique, qui s’est pacifié depuis une date somme toute récente ? C’est pourquoi, « la combinaison du laisser-faire économique, du darwinisme social et d’une géopolitique cynique, qui domine aujourd’hui les États-Unis et le Royaume Uni, ne permettra pas d’établir les bases d’une société ouverte globale en Russie. »[11]

Cependant, on ne saurait se satisfaire de cette constatation, elle demeure dans les limites étroites d’un sociologisme philanthropique : elle n’aborde ni la généalogie historique des sociétés démocratiques occidentales ni, et c’est là sa faiblesse essentielle, la question de l’essence du capitalisme.
Dans l’euphorie engendrée par la chute des régimes communistes, dès longtemps agonisants, et dans la griserie financière du « laisser-faire » occidental du début des années 1990, un fait essentiel à la formation des démocraties occidentales a été occulté : la nature violente de la démocratie, de sa fondation et de sa perpétuation, un état que les Grecs avaient déjà relevé (cf. La République)[12]. Tout s’est passé comme si, une fois l’implosion des régimes communistes accomplie, la démocratie s’était transformée en une donnée immédiate du socio-politique, comme si elle s’offrait en tant que devenir « naturel » de l’histoire humaine. C’est pourquoi les dysfonctionnements qui caractérisent la période (sans fin prévisible) de la « transition » sont toujours interprétés comme les séquelles du précédent régime, empêchant la démocratie de s’épanouir.[13] Dans cette vision naïve et idéologique est en même temps occulté le fait que les pouvoirs économiques d’Asie du Sud-Est, « les petits dragons » (naguère donnés comme modèles aux pays émergeant du joug communiste), et aujourd’hui fort mal en point, se sont constitués sous l’égide de tyrannies politiques féroces. Sous le silence de cet occultation, l’Europe occidentale et les États-Unis apparaissent alors comme des lieux où la modernité démocratique se serait présentée immédiatement sous la forme de sociétés iréniques ! Or, tout historien du social et du politique sait que chaque forme de gouvernement des hommes est le résultat de processus complexes où, en dernière instance, la violence demeure toujours accoucheuse de l’histoire. La démocratie politique occidentale n’échappe pas à cette généalogie : jamais elle n’a été donnée, mais toujours gagnée de haute lutte, et il a fallu quelques siècles de sanglants combats pour que l’homme occidental trouve plus d’intérêts à régler ses conflits socio-économiques par la négociation et le compromis plutôt que par la violence armée.
C’est à cette généalogie qu’en appelle un récent essai de Richard Rorty, « Retour à la lutte de classe ».[14] Inquiet de la déchirure sociale américaine, qui rend de plus en plus problématique la présence l’Open Society, Rorty nous rappelle que celle-ci a pour vocation première d’établir un équilibre entre les intérêts du capital et ceux du travail, équilibre qui a toujours été le fruit d’un combat sans merci entre les forces capitalistes et les forces syndicales. Or, face à la déréliction engendrée par le « laisser-faire », Rorty saisit la faillite du système :
« […] les cents dernières années de l’histoire de notre pays (les États-Unis) nous ont enseigné qu’elles ont été le théâtre d’un affrontement brutal entre les grandes entreprises et les travailleurs, que cette lutte n’est pas finie et que les grandes sociétés sont en train de gagner […] »
Les grandes entreprises, les multinationales gagnent parce que :
« […] les salaires des travailleurs européens et américains sont ridiculement élevés (résultat des luttes syndicales* ) par rapport à la moyenne mondiale. On a de moins en moins besoin de ces gens-là, puisque le même travail peut être effectué ailleurs au cinquième du coût. En outre, la mondialisation du marché des capitaux et de la main-d’œuvre signifie qu’aucune économie nationale n’est suffisamment autarcique pour qu’un gouvernement puisse se permettre une planification sociale à long terme. Ainsi, l’économie américaine échappe-t-elle au contrôle de l’État américain et, par conséquent, au contrôle de l’électeur américain.
Cette nouvelle situation ne dérange pas les 1% d’Américains qui détiennent 40% de la richesse de leur pays. Leurs dividendes ne font que croître quand les emplois sont exportés de l’Ohio vers le sud de la Chine, et de la Caroline du Nord vers la Thaïlande […]. Ils ont de moins en moins d’atouts en jeu dans l’avenir de l’Amérique et investissent de plus en plus dans une économie mondiale efficace et productive — une économie rendue toujours plus efficace et plus productive par l’expansion constante du marché mondial du travail dans les pays de plus en plus pauvres. Rien ne porte à croire que ce qui est bon pour General motors ou Microsoft le soit pour l’Amérique. »[15]
Description sans merci de ce qui n’est rien moins que la fin du politique dans le monde moderne (i.e. la fin de la démocratie), au profit de l’empire de l’économique. Le symptôme le plus parlant de cette fin du politique se manifeste dans l’uniformisation des discours médiatiques. Au cours des vingt dernières années de ce siècle on a vu ainsi des publicistes se disant de « gauche », et d’autres se disant de « droite » — de fait un groupe interchangeable de folliculaires — user des mêmes arguments pour affirmer sans sourciller qu’il convient de se soumettre aux  lois impératives du marché.[16] On assiste au déploiement d’un phénomène qui, en son essence, tient aux racines de la modernité tardive et au sein duquel s’est réalisée la chute du communisme. Pour lors, comment créer la démocratie politique (i.e. le contrôle des hommes sur les décisions essentielles qui engagent leur destin) dans des pays affaiblis, quand les institutions politiques les plus vénérables des États les plus puissants deviennent peu à peu incapables de maîtriser une économie mondiale qui travaille à l’encontre des intérêts de leurs peuples et, simultanément, appauvrit les peuples des pays du tiers-monde ?[17] La dégradation du social paraît si avancée qu’un ancien ministre américain du travail, Robert Reich (janvier 1993-janvier 1997), semble avoir pris conscience de la catastrophe : « C’est un contrat social qui définit les nations. Sacrifier tout cela sur l’autel des banques centrales constitue un échec grave […]. Jamais, ajoute-t-il, dans l’histoire de l’humanité les sentiments exprimés par une seule rue — Wall Street — n’ont eu autant de pouvoir. Les Anciens se souciaient de l’humeur des cieux, des montagnes, des mers et des forêts. Nous, nous cherchons à apaiser une rue. »[18] La transcendance, après s'être éloignée dans les zones hyperboréales de la raison pure, est tombée du Ciel sur la Terre ; et sur Terre, comme une prostituée, elle finit sur le trottoir !  A ce constat d’échec, répond, à l’Est, la banale réalité mise en lumière par le dernier rapport de l’Unicef sur l’enfance en péril en Europe de l’Est, dont la conclusion de l’un des auteurs, Gaspar Fajth, se termine ainsi : « A de nombreux égards, le sort des enfants est pire que sous le communisme, et c’est un scandale. »[19] Or nul ne peut ignorer que nombre de ces enfants sont des enfants des rues. Scandale qui émeut bien moins les humanistes des droits de l’homme que la crise économique russe les financiers.
L’avertissement lancé par George Soros se révèle donc non seulement naïf, mais aveugle, car avant même de bloquer la mise en place de l’Open Society dans les anciens pays communistes, le « laisser-faire » d’un libéralisme économique sans limites (sans limites éthiques, et donc sans limites politiques) travaillait déjà à la destruction de ce que précisément des dizaines d’années de luttes syndicales avaient réalisé en Occident. Or, quand il s’agit de la modernité, c’est toujours vers une phénoménologie existentiale du devenir occidental qu’il convient de retrouver si l’on veut saisir la marche du monde qui nous est donné (car, nolens volens, il n’y a pas aujourd’hui d’autre monde qu’un Occident généralisé, en de multiples hypostases, fussent-elles parfois de grotesques et sanglants plagiats).

Si la notion de « laisser-faire » énonce la liberté totale du marché, il convient de lui adjoindre le nom de la croyance qui la légitime, celle de la « main invisible » qui viendrait, par je ne sais quelle grâce, régler de manière harmonieuse les rapports entre l’offre et la demande. Version ultime du platonisme, la « main invisible » rassemble, et unit en sa paume, le Bien, le Beau et le Bon. Or, les maîtres de l’économie mondiale savent fort bien que cela ne marche jamais ainsi, car la « main invisible » est bien plutôt celle du politique réduit au rôle de serviteur et de gendarme du maintien de l’ordre libéral de l’économie. En effet, bien qu’ils souhaitent bannir, comme ils le proclament, toute intervention de l’État dans les décisions relevant de la sphère économique, les tenants du « laisser-faire » ne répugnent jamais à faire appel à la police et à l’armée, donc à l’État, pour défendre leurs intérêts dès lors que les forces du travail les menacent. Toutefois, avançant ainsi, nous demeurons encore à la surface des choses, dans l’émiettement d’une factualité dispersée par des catégories de la connaissance de plus en plus parcellisées et détachées du mouvement général, dominant et englobant. Il ne peut y avoir en effet une domination du « laisser-faire » généralisé si ce qui jadis le limitait, le politique, n’avait pas été auparavant affaibli, dévoyé, pis, pitoyablement caricaturé par la publicité et le spectacle de sa décadence.
Dans son ouvrage La crise de la culture (en anglais, Between Past and Future[20]), Hannah Arendt soutient, à l’encontre de Popper, que c’est la rupture d’avec la tradition politique venue de Rome qui a entraîné la possibilité des régimes totalitaires. Simone Weil, quant à elle, situait cette rupture dès la fin de la tradition grecque.[21] Certes, Athènes ou Rome, la différence est de taille ; toutefois, présentement, elle n’est guère pertinente pour la suite de mon propos. Que l’on parle de rupture avec Athènes ou Rome, cela conduit en effet à poser le problème de la possibilité, au sens kantien, de cette rupture. Hannah Arendt la situe dans la modernité elle-même, qui, grâce à la science et à la technique, construit un monde étranger aux hommes tout en rendant simultanément l’homme étranger à ce monde. L’homme, en perdant le monde, s’est perdu lui-même ; autrement dit, en construisant avec la science une représentation du monde comme vérité de l’objet représenté, le sujet de la représentation s’interdit d’interroger la certitude « égocogitante » qui fonde cette même vérité. Aussi, rien n’est-il plus sacré, puisque tout objet produit par la connaissance scientifique détient, de par le procès d’objectivation qui le sépare de la totalité homme/nature, la possibilité de se transformer en objet de production. Dorénavant rien n’en limite plus les potentialités, tant et si bien que toute limite est franchissable pour accomplir cette vérité incarnée de la représentation qui est toujours une vérité en devenir, une vérité à accomplir, et non une vérité déjà établie que la connaissance vise à révéler ou à reconnaître, comme l’assumait, avant la tradition chrétienne, la tradition grecque ; et comme le pratiquaient, il n'y a guère, les sociétés archaïques. Ce mouvement de la connaissance moderne engendre une dynamique de création-production dont Nietzsche donna le nom : l’essence du nihilisme. La connaissance était ainsi passée de l'interrogation sur le « quoi » des choses et de l'homme, au « pourquoi » (les lois scientifiques qui meuvent les choses et l'homme), puis au « comment » (la mise en œuvre technique du faire par la science). Ce passage « implique qu'en fait les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais forcément des processus, et que l'objet de la science n'est donc plus la nature ni l'univers mais l'Histoire, le récit de la genèse de la nature, de la vie ou de l'univers. »[22]
En effet, la modernité se présente toujours comme la négation du passé, comme le dépassement du déjà accompli, c’est-à-dire comme la mise au rebut, de ce qui devrait au contraire être préservé et maintenu pour les générations futures. En bref, la modernité (ou si l’on préfère une énonciation plus idéologique, le progrès) s’est toujours exposée sous l’égide de la tabula rasa. Voilà pourquoi la célèbre phrase de l’Internationale, « Du passé faisons table rase », n’est en fin de compte que la rengaine populaire d’une vieille formule, proposée il y a presque trois cents ans par Liebniz quand, appelé par Pierre le Grand pour le conseiller sur la manière d’arracher la Russie à ses traditions, il lui répondit en l’engageant à faire tabula rasa de toutes les traditions populaires et nobiliaires qui empêchaient l’empire naissant de s’ouvrir à la modernité. Si la rupture envisagée par Hannah Arendt comme possibilité du totalitarisme ne fait pas référence à l’archaïsme russe, ni à celui du Japon avant l’ère du Meiji, il n’importe : la rupture d’avec la tradition romaine (celle d’avec la tradition grecque est encore plus abyssale) qui lui sert de référent, englobe toutes les ruptures engendrées par la modernité comme mise en œuvre du « tout est possible » en lequel se prépare l’esprit du totalitarisme. Mais avant d’être le possible du totalitarisme, cette rupture fut le possible du monde moderne lui-même, lequel n’a jamais été autre chose que l’expansion du capitalisme, comme l’expose le second tome de la trilogie qu’Hannah Arendt a consacrée aux origines du totalitarisme, et qu’elle intitula De l’impérialisme.[23]
Or, le « tout est possible » comme étance (Seiendheit) propre à la modernité s’est énoncée, en premier lieu, dans le discours des avant-gardes esthétiques. Voulant imposer l’union de la pensée et de l’expérience existentielle la plus quotidienne, celles-ci proposèrent et mirent en œuvre la rupture des limites esthétiques et éthiques mises en place par la Renaissance et devenues les règles d’un académisme où la mimhtikùh n’était plus la reproduction glorifiée d’une nature divinisée, parfaite et éternelle, mais l’illustration d’une pensée égarée dans les illusions de mythologies dégradées en images d’Épinal, dans les allégories offertes à la gloire de l’État et de ses institutions, ou réduite aux décors privés de la bourgeoisie. Brisant l’académisme, les avant-gardes instaurent une rupture avec l’Andenken opérée par la Renaissance à l’égard de la tradition antique. C’est en offrant aux regards de ses contemporains le ready-made comme objet muséal que Duchamps incarne et prophétise la violence de la radicalité du « tout est possible », celle de l’étant (Seiende) en sa double guise techno-industrielle et financière, à la fois objet de la production massive et répétitive, et objet d’art possédant une valeur singulière et unique (son aura selon Benjamin) grâce à la plus-value que lui confère le lieu où il s’expose, la galerie et le musée.[24] Ensuite, dadaïstes et surréalistes forgeront les phrases et les images de ces actes « impies », de ces « sacrilèges » des valeurs consacrées. A l’époque, si la majorité des intellectuels organiques opposent leurs goûts aux représentations de cette destruction des valeurs académiquement consacrées, c’est parce que leurs opinions conformistes sont les signes mêmes de l’aveuglement que les sociétés occidentales nourrissaient face au devenir qu’elles mettaient en œuvre. En se lançant dans une guerre novatrice, les sociétés occidentales, les sociétés les plus cultivées mirent à feu et à sang toute l’Europe en usant de tous les moyens que leur offraient la science et la technique. La Première guerre mondiale incarna, à une échelle inédite auparavant, la mobilisation générale de la puissance, celle de la connaissance, de la science, de la technique et de l’industrie, qui outrepassa toutes les limites que les hommes avaient naguère sû imposer au déchaînement de la guerre. Pour la première fois, à l’échelle d’un continent qui avait inventé, créé, déployé la modernité, la guerre devint une gigantesque entreprise techno-industrielle où les hommes, devenus les simples rouages d'une programmatique, sont intégrés totalement à une machinerie de production et de mort : du savant à l’ingénieur, de l’écrivain au professeur, de l’ouvrier au soldat, civils et militaires, tous, selon leur spécialité, participèrent à l’œuvre de ce travail où s’emblématisa ce que Jünger nomma le Travailleur (Der Arbeiter) comme Gestalt du monde moderne. Or, la dynamique de cette mobilisation « totale et générale » se tient dans une pensée du « tout est possible », elle en est l’accomplissement sous l’égide d’une articulation philosophique dès longtemps préparée, et néanmoins dissimulée sous les oripeaux d’une morale apodictique détachée du fondement de cette possibilité « totale ». En d’autres mots, jamais, dans l’effectuation de la pratique, l’impératif catégorique ne put borner la « mobilisation générale » engendrée par la programmatique scientifique et sa mise en œuvre techno-industrielle.
Si la formule d’Arendt (le « tout est possible ») rend bien les effets du dépassement permanent des limites politiques et éthiques engendré par la praxis  techno-scientifique, elle ne permet pas cependant de saisir l’essence du topos où se tient ce dépassement. Ce topos, formulé pour la première fois par Nietzsche sous le titre du nihilisme, n’est jamais le nihil, le vide du néant, mais le débordement permanent d’un trop-plein d’actes et de choses : l’« agitation glacière », un état de surproduction programmée, organisée dans et par la Gestalt du Travailleur. C’est pourquoi le dépassement dont il est question ici n’a rien de commun avec l’Aufhebung hégélienne, la solution harmonieuse des contradictions où la négation du négatif gagne en positivité. Sous le sceau du « tout est possible » le dépassement n’est jamais dialectique, mais toujours algébrique et quantitatif. Ainsi s’énonce la manifestation-incarnation d’un déterminant idéal, qui constitue l’origine même de la techno-science comme possible. Idéal dont Gérard Granel a dévoilé la facture — l’infinité — en rappelant ce qui faisait de la science grecque une ouverture vers la contemplation et non vers la production, le célèbre axiome d’Aristote : « Ce n’est pas l’infini qui commande ».[25] Différence où se saisit, dans l’oubli d’une tradition politique et éthique — celle de l’Antiquité grecque portée à tous les peuples de l’empire romain —, le déploiement de la modernité.
« […] les idéalités de la science grecque, nous rappelle Gérard Granel, sont contraintes à observer une double limite : celle de la matérialité logique (qui limite toute forme à la spécificité d’une matière, et les formes les plus englobantes à l’homonymie des catégories, matières dernières de l’être) et celle du langage (la pensée, jusque dans la recherche de ses premiers principes, se trouvant circonscrite à l’usage dialectique de la langue). Pas davantage l’infini ne saurait-il commander aux idéalités éthiques, c’est-à-dire politiques, de la Grèce ancienne. Et ce d’autant moins que l’objet propre de la Polis, ce qui élève la politique de façon décisive au-dessus des modalités « domestique » et « basiliques » de l’être-en-commun […]. »[26]
Pour mesurer l’abîme qui nous sépare irrémédiablement du monde antique, il convient de présenter la tâche moderne du politique telle que la ressaisit Granel dans le champ même de la philosophie, en mettant en évidence sa « triple discrimination »:
« […] pour la première, par une méthode permettant de réduire tout réel à son « objectivité », c’est-à-dire à un certain nombre d’énoncés univoques où la représentation puisse toujours ressaisir son acte propre ; pour la seconde, par une intention dans laquelle le sujet moral puisse reconnaître, détachée de la matérialité de ses motivations, la seule Loi qui vaille pour lui au ciel et sur terre : l’universalité de sa propre forme ; pour la troisième enfin, par un calcul des plaisirs dont le principe est l’accomplissement de toutes les virtualités naturelles de l’homme dans la production individuelle et collective de soi-même par le travail. Il n’est pas difficile de situer ce que j’ai appelé l’infinité de ces trois cercles d’idéalités dans le fait que leur mouvement s’ouvre et se ferme sur la présence à soi du subjectum egologique tel que Descartes en prit le premier conscience, ou plutôt tel qu’il l’inventa. »[27]
Procédant ainsi, Descartes « inaugure le devenir ingénieur de l’ingenium […], installe la pensée dans un univers d’artefacts et transforme la connaissance en une entreprise infinie de simulation théorique. »[28]
On l’a compris, ces trois cercles de l’infinité engendrent l’acte fondateur de l’être-en-commun (l’expérience existentielle collective)) du capitalisme, — c’est-à-dire du monde moderne —, dans le couple travail productif/capital qui incarne l’idéalité mathématique du calcul sous la forme d’un équivalent universel, l’argent. Grâce à cette équivalence, le travail vaut marchandise et la marchandise vaut capital, établissant l’égalité suivante : marchandise=capital=travail+plus-value, égalité que la phénoménologie de Marx avait mise en lumière, sans percevoir cependant la généalogie des idéalités ici en cause. En effet, Marx, héritier tardif de l’éthique de l’Aufläkrung — qu’il popularise en attribuant ses vertus universelles à l’action libératrice du prolétariat — ne semble pas être en mesure de saisir le statut de l’infinité tel que Kant l’avait formulé dans ses premiers écrits : « Donnez-moi de la matière et je vais avec cela bâtir un monde. C’est-à-dire, donnez-moi de la matière et je vais vous montrer comment doit en sortir un monde. »[29] En d’autre mots plus actuels : donnez-moi de la matière et un système idéal de représentation de l’infinité objectale et, avec cela, le monde devient celui des lois de la science et des produits que l’on peut en tirer.
L’égalité précédente nous permet donc de saisir l’origine de la fin de l’artisanat, où la production de marchandises (d’œuvres, eût-on dit) visait à assurer la vie du maître, de ses ouvriers, de ses apprentis et de leur famille.[30] L’intention à l’œuvre dans l’artisanat n’avait pas pour finalité la multiplication du capital, mais la reproduction humaine, biologique et sociale. Là, le travail n’était pas conçu comme un moyen permettant de multiplier les marchandises, donc la plus-value et le capital, mais comme le faire d’une œuvre, quelles que soient les heures et les jours passer à la réaliser. A la différence de l’artisan, la bourgeoisie — la classe sociale qui met en œuvre le capitalisme — s’appuie sur la circulation des marchandises sous l’égide du capital. C’est pourquoi les premières bourgeoisies, avant celles des chevaliers d’industrie, sont celles des changeurs-prêteurs, des banquiers, des assureurs, qui d’emblée établissent une équivalence entre la marchandise, l’argent et le temps de l’emprunt ou de l’assurance, arrachant ainsi les productions rurales à leurs circularités rituelles et les anciennes productions de l’artisanat à leur temporalité non comptable du travail[31], pour les projeter vers un télos à l'horizon d’un devenir infini, fût-il fantasmatique. En son essence, le capitalisme, s’appuirait-il sur l’industrie, la technique et la science, est toujours financier, en ce que seul l’argent, soumis au calcul de l’infinité, réduit à lui même toute objectivation (éléments naturels d’abord, puis sous l’empire de la production et de la rationalisation technique du travail tout acte humain, de quelque nature que ce soit), se donnant ainsi comme le transcendantal de l’immanent en tant que naturalisation des « lois » économiques.[32] Or, si le capitalisme en son essence financière tient de l’idéalité de l’infinité, celle-ci ne peut se déployer qu’en dépassant, outrepassant, brisant les limites qu’installent les autres déterminants de la vie sociale, aussi bien les déterminants politiques comme moyens de régler les conflits entre les divers groupes socio-économiques que les aspirations non-immédiatement utilitaristes des hommes, telles que les activités religieuses ou esthétiques (ou le temps de repos) dorénavant nommées « loisirs » et devenu l'objet (l'objectivation rationnelle) d’une intense activité commerciale. On pourrait multiplier à l’infini les exemples qui illustrent cette permanente brisure. Ainsi, les progrès de la mécanisation du travail, qui auraient dû libérer l’homme de certaines tâches, l’ont enchaîné plus encore à la loi de la productivité (instrument de la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit), en soumettant plus fermement encore le travail à la dictature de la plus-value. Ainsi encore, au nom de la sacro-sainte liberté du travail, le capitalisme le plus avancé a plaidé et gagné la bataille du travail dominical. Certes, comme le rappelle Rorty, après de violentes et courageuses luttes syndicales, les travailleurs obtinrent une augmentation du temps de repos, mais, et simultanément, ce même temps fut transformé en industrie, en marchandises de loisir et de tourisme. Si, dans le procès d’urbanisation massive et gigantesque, consécutif à la concentration industrielle et à la croissance des diverses bureaucraties qui les servent, les hommes ont éprouvé le besoin impératif de pratiquer des sports afin de conserver à leur corps la santé musculaire, très rapidement ceux-ci firent l’objet d’une spécialisation au service de spectacles de masse, engendrant en amont et en aval une vaste industrie d’équipements, de vêtements, de gadgets divers, et, last but not least, induisant une énorme machinerie médiatique et publicitaire. Le but éthique du sport tel que l’avait conçu les hygiénistes du siècle passé s’est transformé en une logorrhée, alimentée par des folliculaires stipendiés dont la rhétorique vise à occulter les enjeux financiers qui, en fin de compte, mènent au dopage, à la tricherie, à la corruption, à la violence. La devise des Jeux olympiques formulée jadis par le baron de Coubertin, « L’essentiel n’est pas de gagner mais de participer » pourrait désormais s’énoncée ainsi : l’essentiel est de gagner pour participer aux bénéfices !
Dans tout ce mouvement, il n’est guère difficile de saisir un destin qui ne s’embarrasse d’aucun frein, d’aucune limite, d’aucune fin prévisible dès lors que l’homme et le monde qu’il a engendré — et qui dorénavant le pense —, se réduit à une potentialité d’objets de connaissance à exploiter et à quantifier dans les termes d’un unique équivalent universel, l’argent, incarnation d’un devenir techno-financier mû par l’infinité de sa propre expansion. Nous avons ainsi l’application-illustration de l’analyse du Dasein historial de la modernité, dont Heidegger à mis à jour le fond : la technique, dont l’essence n’est point la technicité, mais la métaphysique, entendue comme le double du monde — « ce qui se peut représenter le plus aisément » avait écrit Descartes —, ou, selon Granel, ce qui substitue « à l’élucidation de la nature des choses, le récit méthodiquement élaboré et consciemment fictif d’une ‘fable du Monde’ »[33], d’une fable qui a fonctionné au-delà de toute attente, réduisant la totalité du monde et des hommes à sa seule vérité.

Ce n’est donc pas en suivant les arguments captieux des critiques de George Soros — qui ne peuvent comprendre pourquoi un millionnaire s’inquièterait à long terme du mouvement économique qui a assuré sa fortune à court terme — que l’on peut apercevoir la naïveté de son analyse. L’étroitesse de sa critique vient précisément de la manière dont il élabore son plaidoyer à la fois économique et social en demeurant dans l’horizon de la même science, des mêmes techniques industrielles et administratives, qui définissent l’objet de cette critique, suggérant ainsi qu’il y aurait tout simplement un bon ou un mauvais usage de cette science et de ces techniques. Aveuglement de tout Aufklärer qui, dominé par un impératif catégorique éthique abstrait, délié de toute épreuve de la réalité moderne dans son perpétuel dépassement d’elle-même, ne peut comprendre, au bout de compte, que le monde moderne n’est cet événement-avènement — Ereignis — du « tout est possible » que dans une factualité rejetant toutes les limites, politiques et éthiques, qui entravent sa propre dynamique. George Soros appelle de ses vœux une bonne science et une bonne économie, qui conserveraient sans cesse le souci des hommes dans leur devenir social. Mais une méditation ferme de notre siècle, que ce soit celle de l’économie engagée par Geminello Alvi[34], ou celle d’Eric Hobsbawm, plus globale, intitulée sans détour Age of Extremes,[35] et enfin, la plus radicale, celle de Reiner Schürmann[36] à partir des Beiträge zur Philosophie de Heidegger[37], nous apprend que cette extrêmisme-là (l’hybris moderne) ne s’est jamais embarrassé d’aucune éthique et que pour lui la transcendance, quel qu’en soit le nom — le Bien, Dieu, la Vérité, la Raison, le Progrès, l’Esprit, les droits de l’Homme — ne vaut que lorsqu’elle favorise auto-expansion.

Sait-on jamais, un jour peut-être, les hommes à l’approche de l’ultime catastrophe, devant l’abîme béant creusé par leur hybris, se souviendront-il de la parole du premier poète, celui de l’Iliade, qui, prophétisant le devenir, avertissait de nobles et fiers guerriers trop assurés d’eux-mêmes que « Zeus aveugle celui qu’il veut perdre. »


* Une première version de ce texte a été publiée en roumain dans la livraison de décembre 1997 de la revue Tribuna (Cluj) ; en anglais, Budapest Review of Books. A Critical Quaterly, Vol. 8, n° 3-4, Automne-Hiver 1998, Budapest ; en français, L’art du comprendre, n° 8, février 1999, Paris.
[1] George Soros, « The Capitalist Threat », in The Atlantic Mounthly, février 1997. Cf. aussi The Crisis of Global Capitalism. Open Society Endangered, PublicAffairs, New York, 1998.
[2] Fondation Soros pour une Société ouverte. Ouverte est pris ici au sens de démocratique, telle que l’a défini Karl Popper.
[3]Sarah Anderson et John Kavanah, « Multinationales. Vers un apartheid économique », Le Monde diplomatique...
[4]Voir à ce sujet la doctrine sociale de l’Église catholique, fermement rappelée dans les discours que le Pape Jean-Paul II tint lors de son dernier voyage en Pologne pendant la première semaine du mois de juin 1997.
[5]Carl Schmitt, Théologie du Politique, Seuil, Paris.
[6]Cf. Robert J. Samuelson, « Crackpot Prophet », in Newsweek, 17 mars 1997, et Times Magazine, 25 avril 1997.
[7] A une moindre échelle, pendant la seconde présidence de Ronald Reagan, afin de sauver de la faillite les caisses d’Épargne de Floride, le pouvoir politique et économique central n’a pas hésité à faire appel à la Banque fédérale de réserve pour les renflouer et éviter ainsi une réaction en chaîne.
[8] « The Humbling of a Wall Street Legend » , International Herald Tribune, vendredi 25 septembre 1998 ; « États-Unis : la Réserve fédérale repêche un fonds spéculatif », in Libération, vendredi 25 septembre 1998, « La Fed, la banque centrale américaine, vole au secours d’un des plus célèbres fonds spéculatifs du pays. […] un consortium d’une vingtaine de groupes financiers va renflouer le fonds en lui apportant 3,5 milliards de dollars de capital (environ 21 milliards de francs). » Étrange laisser-faire ! Au début du mois de septembre 1998, ce fonds de placement, LTCM (Long Term Capital Management) avait perdu la « totalité de ses fonds propres » en jouant sur les hedge funds. « Si la Fed et le gratin de la communauté financière new-yorkaise se sentent obligé d’intervenir, c’est que la faillite de LTCM risque de rajouter encore plus de pagaille sur les marchés […] et que l’officine doit beaucoup d’argent aux banquiers en question.* ». *C’est moi qui souligne.
[9] Karl Popper, The Open Society and its Enemies, Londres, 1945.
[10] Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, ; Gáspár Tamás Rittersporn, Maison des sciences de l'homme.
[11]Cette constatation a déjà été mise en lumière par William Pfaff, in « U.S.-British Capitalism or Europe’s Model of Social Capitalism », International Herald Tribune, 15 décembre 1995. Il est à la fois grotesque et dérisoire d’entendre, trois ans après cet article, les ministres des Affaires étrangères français et allemand exprimer, les 8 et 9 septembre 1998 à Salzbourg, les mêmes réserves devant leurs quinze collègues européens (cf. le compte rendu et les commentaires tout aussi attardés de Daniel Vernet, in Le Monde, vendredi 11 septembre 1998). Personne parmi les hauts responsables politiques et les journalistes « avertis » d’Europe occidentale n’avait fermement mis en garde les gouvernements de l’Est lorsque conseillers et autres missionnaires du FMI déferlaient en vagues successives en Russie et dans les pays d’Europe de l’Est pour, avec la complicité de leurs représentant indigènes, engager le plus rapidement les gouvernements postcommunistes sur la voie de la « thérapie de choc ». C’est ainsi que l’on a récemment appris que l’Allemagne a prêté à bas taux, ou donné, environ 1400 milliards de marks à la Russie (cf. Jean-Paul Picaber, « Quand Kohl signait des chèques en blanc », Le Figaro, La vie économique, mercredi 26 août 1998). Il est raisonnable de penser que ces crédits et ces dons ont servi à constituer de belles fortunes parmi les anciens apparatchiks qui, depuis 1990, ont fait main basse sur le potentiel économique du pays. C’est pourquoi la formule employée par Véronique Garros dans l’ouvrage qu’elle a publié avec Daniel Bertaux me paraît parfaitement résumer l’économie soviétique et celle de la plupart des pays de l’ancienne Europe de l’Est : « Le plus grand hold-up du siècle ». Cf. Lioudmilla. Une Russe dans le siècle, Instant, Paris, 1998, p. 88. Les auteurs auraient pu ajouter que cet hold-up s’est accompli avec la bénédiction des instances économiques occidentales, Le FMI et la Banque mondiale. A ce sujet voir Michel Chossudovsky, Dismantling former Yougoslavia, Recolonising Bosnia, Copyright Michel Chossudovsky, Ottawa, 1996, publié sur le site : chosso@travel-net.com.
[12]Cf. aussi, Anonimo ateniese, La Democratia come violenta, Cellerio, Palermo, 1982 ; et Vittorio Altieri, De la tyrannie, Allia, Paris 1992. Écrit en 1777 et édité sous le manteau en 1789.
[13]Il est savoureux de noter que, mutatis mutandis, les régimes communistes n’ont jamais, eux non plus, cessé d’insister sur les effets du lourd héritage du passé bourgeois ou féodal, surtout lorsqu’il s’agissait de problèmes que leur impéritie avait engendrés.
[14]Richard Rorty, « Back to Class Politics », in Dissent, Hiver 1997.
* C'est moi qui souligne.
[15]Pour donner de la matière à la description générale de Rorty, on lira Sarah Anderson et John Kavanah, « Multinationales. Vers un apartheid économique », op. cit.
Pour illustrer les propos de Rorty sur la mondialisation du marché du travail, il suffit de regarder les agissements des compagnies occidentale en Roumanie. Ainsi, de jeunes et brillants ingénieurs informaticiens y travaillent à l’élaboration et à la fabrication de programmes soft pour un salaire de 400 DM par mois. En Allemagne, pour un semblable travail, un jeune ingénieur possédant des qualifications identiques exige un salaire mensuel de 4000 DM ! Pour compléter ce tableau on ajoutera que le volume d’argent parti en fumée lors la chute des valeurs de 6% à Wall Street le 8 septembre 1998, représente le budget de l’Allemagne… troisième puissance économique du monde !
[16] Cf. l’ouvrage décapant de Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Liber-Raison d’agir, Paris, 1997.
En revanche, dans le registre du simulacre de « gauche », c’est avec délice qu’on lira dans Le Monde  daté du 17 septembre 1998 un article de Pierre-Antoine Delhommais dont le titre sonne comme le manifeste d’un programme impératif : « La dure et juste loi des marchés financiers ». Jadis, ce genre de formulation était, me semble-t-il, réservée à la presse de droite stipendiée par le Comité des Forges.
[17]David S. Broder, « Le degré zéro de la politique », in The Washington Post, traduit en français in Le Courrier international, n° 344, 5-11 juin 1997.
[18]Robert Reich, « The menace to prosperity », Financial Times, 3 mars 1997.
Il faut remarquer que les stations de radio les plus populaires consacrent une part de plus en plus importante de leurs informations économiques aux cours des bourses mondiales, comme si la majorité de leurs auditeurs étaient des acteurs économiques ayant un quelconque pouvoir sur ces enjeux !
[19]Les Enfants en danger en Europe centrale et orientale : périls et promesses, Unicef, Paris, avril 1997.
[20]Hannah Arendt, La Crise de la culture (Between Past and Future), Gallimard, Folio, Paris, 1972. Cf. tout le chap. VIII, « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme ».
[21] Cf. Simone Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », pp. 36-37.
[22] Hannah Arendt, The human condition, cité dans l'édition française, Condition de l'homme moderne, Calman-Levy, Paris, 1983, cf. chap. VI, « La vita activa et l'âge moderne », p. 370.
[23]Hannah Arendt, De l’impérialisme (On Imperialism), Calman-Lévy, Paris, 1982.
[24]Claude Karnoouh, « La fin des avant-gardes ou le triomphe du marché. Valeurs économiques et valeurs esthétiques à l’époque de la modernité tardive », in Adieu à la différence, Arcantère, Paris, 1993 et Adio difentei, Idea, Cluj, 2001.
[25]Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous », Les Temps modernes ; republié dans Études, Galilée, Paris, 1996, cf. p. 65.
[26]Ibidem, p. 66.
[27]Ibidem, p. 66.
[28]Ibidem, p. 67
[29] Emmanuel Kant, dans la préface à l’Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmel, cité dans l’édition française, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, Pléiade, Gallimard, Paris, 1980, (traduction de François Marty), I, 230, p. 47.
[30]C’est aussi dans le champ économique établi par cette égalité que se saisit la fin de la paysannerie traditionnelle et l’émergence d’une agriculture conçue sur le modèle industriel.
[31] Il s’agit d’une époque où art et artisanat sont encore intimement unis par le statut des artisans et des artistes, souvent assimilés aux serviteurs des Princes.
[32]Cette équivalence généralisée ne s’est pas réalisée immédiatement. Il fallut quelques siècles pour que les diverses formes d’argent soit elles-mêmes soumises à un référent unique de plus en plus abstrait, tout autant que fantasmatique, en ce qu’il est délié de toute expérience existentielle. En effet, l’histoire moderne des monnaies fait apparaître simultanément une constante simplification et uniformisation du calcul de leurs valeurs différentielles. On commença par peser les pièces pour connaître leur teneur en or et en argent ; ensuite on établit leurs valeurs sur la base d’accords garantis par le bi- puis le monométallisme ; enfin ces valeurs se fixèrent (1971) sur celle de la monnaie de la plus puissante nation, le dollar. Tandis que dans la pratique quotidienne et bancaire on était passé des pièces de monnaie d’origine diverse, au papier monnaie et à la naissance d’une monnaie nationale, puis au chèque, enfin à l’abstraction généralisée des transactions financières électroniques sous la forme de la carte de crédit (plastic money) et des ordinateurs.
[33]Gérard Granel, op. cit., p. 67.
[34]Geminello Alvi, Dell’Estremo Occidente, Nardi, Milan, 1993.
[35]Eric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century (1914-1991), Abacus, Londres, 1995.
[36]Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, T.E.R., Mauvezin, 1996. Cf. T. II, Troisième partie, chap. II, « Des doubles prescription sans nom commun (Heidegger) ». Quant à moi, je considère cette œuvre, dans son ensemble, comme le plus énergique effort pour penser, après Heidegger, le destin de l’Occident dans le déploiement de la métaphysique. Aussi faut-il remercier les éditions T.E.R. et leur directeur, Gérard Granel, d’avoir mis à la disposition du public ce livre posthume de 792 pages. Une fois encore une minuscule maison d’édition a su assumer le rôle de réel promoteur de la pensée, quand de puissantes entreprises éditoriales, qui se prévalent de défendre la culture, font montre d’une pusillanimité d’épicier.
[37]Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, T. 65, Francfort/M., 1989.

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