lundi 20 février 2012

Le sel de la terre… à propos des ouvrages de…


Le sel de la terre… à propos des ouvrages de…

1) Agnès Birebent et Nicu Ilfoveanu, Electro +, ISBN 978–730–1–11701–1
2) Nicu Ilfoveanu et Octav Avramescu, Gàsisti si pierduti, Found and Lost, ISBN 978–973–11702–8


L’une des différences réelles et non illusoires du postcommunisme roumain c’est le développement de l’édition, non pas toujours pour le meilleur – car combien de nanars ne sont-ils pas publiés pour quelques livres de grandes valeurs. Mais pour une fois soyons généreux, ne boudons pas notre plaisir, ne relevons pas les manques flagrants d’auteurs essentiels oubliés, observons avec bienveillance les librairies où des flots de livres divers en occupent les rayons, depuis des insipides romans à l’eau de rose jusqu’à la prose fondamentale et quelque peu pesante de Husserl, depuis le main stream du politicaly correct de droite et de gauche jusqu’à quelques rares perles poétiques, avec des encyclopédies nombreuses, plus ou moins intéressantes, traduites essentiellement de l’anglais, avec la multiplication des livres d’enfants et, last but not least, avec des quantités d’ouvrages de photographies. Il semble que la photographie fasse vendre, surtout la photographie nostalgique, beaucoup de photos de la famille royale rigidifiée dans ses poses théâtrales de la vie publique ou semi-privée, des vues d’un Bucarest d’autrefois, d’avant 1914 et surtout de l’Entre-deux-guerres, mais encore les rappels de poses toutes aussi pétrifiées des dirigeants communistes prises ici ou là ; les images de vacances de la famille Ceausescu, à la campagne ou bord de la mer, dans son style et ses goûts de petit-bourgeois post-Front populaire agrémenté de quelques moment d’un luxe incongru comme ces promenades en yacht sur le Danube, où le sourire gêné des participants montrait, à qui sait voir, l’embarras qui habitait ces paysans à peine dégrossis devenus des responsables politiques plus ou moins importants de ces temps de guerre froide. Bref, ces photographies veulent remémorer une société disparue, sorte de cénotaphe historique où l’avant communisme doit être magnifié sans nuance et l’époque communiste haï sans plus de nuance… Quant à la Roumanie d’aujourd’hui, hormis la multiplication de pâtisseries et de friandises touristiques, oscillant entre un protochronisme de bonbonnière et un racolage financier quelque peu obscène, elle semble inexistante.
Aussi, quand il m’a été donné de regarder et de lire les deux livres de l’artiste photographe Nicu Ilfoveanu, n-ai-je pu retenir ma surprise, ni bouder mon plaisir face à l’étonnement réellement captivant qu’ils suscitent à mes yeux. Enfin, quelqu’un qui sait jeter un regard sur la Roumanie de notre commun présent… Que ce soit Electro+ avec Agnès Birebent et le parcours initiatique qu’il nous propose au travers du pays, dans les petites villes oubliées, Zimnicea, Babadag, Caracal, Botosani ou Bacàu dont personne ne parle sinon de temps à autre quand s’y perpètre un événement extraordinaire, un crime particulièrement crapuleux, une catastrophe naturelle particulièrement dramatique, un fait divers particulièrement odieux…
Dans Gàsiti si pierduti (Trouvés et perdus) avec la collaboration d’Octav Avramescu, le regard aiguisé que Nicu Ilfoveanu pose sur le marché aux puces, dessine des tableaux de genre engendrant une vive émotion et une empathie humaine, profondément humaine. On y voit des gens qui vendent et achètent parmi des amas de milliers d’objets aux cheminements incertains ou mystérieux et qui finissent là, y retrouvant une seconde, voire parfois une  troisième vie. Il est là une autre Roumanie, bien différente que celle que nous livre quotidiennement la presse nationale, laquelle se résume  pour l’essentiel aux déclarations des guignols de la classe politique à Bucarest (mais ici les Guignols de l’info ne sont pas des marionnettes), aux élucubrations presque grotesques d’un minuscule groupe d’intellectuels, braves laquais justificateurs du pouvoir du moment, et aux sagas people des amours rétribuées des demi-mondaines, voire des call-girls avec de riches hommes d’affaires plus ou moins douteux… pour le reste s’il est besoin de quelques réflexions sur l’information, il faut les rechercher dans une presse alternative rarissime.
Le regard de Nicu Ilfoveanu est aigu et chaleureux, quand la photo toujours en noir et blanc – sauf la seconde de couverture avec ces deux femmes et l’enfant sous l’abris d’une croix votive « habillée » d’une serviette cérémonielle, sorte de rappel postmoderne des primitifs flamands, et la troisième, un chemin de campagne quasi médiéval s’il n’était là, planté au milieux, une vieille Dacia et quelques poteaux téléphoniques), la photo donc est aplatie par une douceur des gris qui laisse flotter l’imagination au milieu d’une brume légère ou sous la lumière écrasante et arasante d’un puissant soleil estival qui annihile les contrastes trop violents. Les phrases d’Agnès Birebent décrivent synthétiquement les lieux du parcours sans paraphraser jamais les photos, et ensemble, les auteurs nous convient à contempler une sorte d’Annonciation  de la fin du monde, d’un monde qui a été celui de l’époque communiste, tout en suggérant une histoire humaine, individuelle et sociale qui laisse encore de puissantes traces dans la vie quotidienne, dans des lieux divers : immeubles plus ou moins délabrés, jardins publics au mobilier spartiate d’antan, venelles encore villageoises au cœur de la ville, boulevards rectilignes flanqués de parallélépipèdes comme dans un jeu d’enfant, tsiganes au bord d’une route regardant passer des poids lourds venant de l’étranger, devant une devanture de magasin qui a peu changé en sa présentation, sauf qu’elle est remplie de choses hétéroclites, auprès de sculptures publiques devenues, le temps passant, d’un baroquisme étonnant, que dis-je presque émouvant… Nous voyons défiler le long des murs de béton des gens simples, maigres et gros, petits et grands… et, soudain, au détour d’une page, une jeune fille, ni belle ni laide, à l’intérieur d’une chambre désuète… des passants dans le décor quasi irréel d’une place au modernisme démodé, déjà vieillot, et qui demeure le quotidien de vies de labeur. Voilà notre voyage au travers de la Roumanie d’aujourd’hui, voyage au bout du crépuscule, loin du clinquant des boîtes de nuit à bodyguards, loin des rues « chics » de la capitale et d’autant plus obscènes que la grande misère s’y loge la nuit entre portes cochères et devantures Armani, Dolce et Gabana, Rolex… Oui, j’aime à me promener avec Nicu Ilfoveanu et Agnès Birebent dans ces villes quasi mortes de la Roumanie silencieuse et agonisante, dans ces villes tenues en main par des politiciens mafieux si j’en crois mes propres expériences… Et cependant une vérité puissante jaillit de ces images… une vérité à coup sûr tragique, celle des modernités marginales, des modernités inaccomplies, où devant les murs de bétons, parmi les anciennes zones urbanisées du communisme appauvri par la démesure de sa volonté de puissance technique, au milieu de paysages qui parfois ressemblent à des villes bombardées, le passé anté-communiste suinte sa misère à travers les fissures des ruines du présent…
Et puis la route initiatique continue. Nous sommes à présent au marché aux puces… un an de présence,  Nicu Ilfoveanu observe ces hommes et ces femmes, corps exposés sans honte, ventres énormes au soleil, estomacs et poitrines boudinés, enfermés dans des survêtements un trop étriqués, et puis, au détour d’un étal, le regard perdu d’une vieille femme, et puis une autre, le visage anxieux, la main couvrant la bouche dans cette attitude typiquement paysanne de méditation et d’angoisse, et plus loin, un sourire d’enfant heureux jouant dans un bric-à-brac avec une vieille paire de lunettes de motocycliste, un chien allongé au milieux des débris, des physionomies suggérant des marchandages, des offres sans effet, des demandes sans réponse, beaucoup de regards soucieux, des rassemblements plus ou moins identiques, des gens modestes, beaucoup de pauvres de tous âges, têtes penchées vers des objets, objets regardés, contemplés, surveillés. Et puis, il y a, omniprésents, tous ces objets, des riens pour un regard lointain, mais des trésors, amassés pour les uns, convoités pour les autres. Des sommes d’objets qui se côtoient, étalages embrouillés ou ordonnés, habits jetés comme des chiffons, instruments d’un autre âge posés en vrac sur un plastic jouxtant un flaque d’eau. Il est là des mines d’or pour collectionneurs obsédés de riens, des objets fonctionnels pour l’artisan de fortune en quête d’un outil à bon marché. Beaucoup d’outils fatigués, beaucoup de pièces détachées plus ou moins usées, et beaucoup de quasi débris, là une jambe de poupée, là-bas une tête ou un tronc, images de vies désarticulées et des rêves d’enfant abandonnés qu’un homme déjà vieux illustre d’une manière presque tragique en brandissant un baigneur tout de blanc vêtu au milieux de la grisaille. Ce monde là est bien celui d’une Roumanie rassemblée en fin de semaine aux marges de la ville, une Roumanie réelle qui n’a rien de commun avec les rassemblements folkloriques et les traditions de pacotilles, avec les grands discours sur la monarchie ou la république, avec les états d’âmes et les disputes somme toute insipides entre intellectuels en renom, avec la nouvelle loi sur l’autonomie universitaire… Hiver comme été, ce peuple si méprisé des boyards de la pensée, ce peuple dénoncé par des politiciens véreux ou diplômés comme un ramassis de fainéants et d’alcooliques, mais ce peuple qui est leur peuple pourtant et sans lequel ils ne seraient pas ce qu’ils sont, c’est-à-dire de prétendues élites… ce peuple-là donc est surpris par Nicu Ilfoveanu dans sa spontanéité, en ses voies et manières, avec son style à la fois délicat, pointilleux et fort de ses photos en noir et blanc… Il est là, oserais-je dire, l’hommage implicite qui est rendu à sa survie…
Dans sa présentation de Gàsiti si pierduti, Octave Avramescu rappelle le Pasolini des Appunti per un romano dell’immondeza. Combien a-t-il raison ? Oui, ces hommes et ces femmes qui se déplacent dans les immondices et les mares les jours de pluies, dans la neige maculée de boue en hiver, dans les puanteurs méphitiques des canicules estivales, oui ces hommes et ces femmes qui parcours des espaces devenus souvent quasi désertiques, ombres et zombis d’un monde en voie d’extinction (la Roumanie a perdu 4 millions d’habitants en vingt ans de transition), sont au bout du compte les témoins, au sens biblique du terme, de l’injustice essentielle du présent et de ce nihilisme métaphysique qui règne sur le monde et l’engendre. Et, en dépit de tout cela, ils sont le sel de la terre…
Claude Karnoouh
Bucarest le 20 février 2012

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