« An diesem, woran dem Geiste genügt, ist die Grösse seines Verlustes zu ermessen. »
« Die Philossophie aber muss sich hüten, erbailich sein zu wollen »
Hegel, Vorrede zür Phänomenomogie des Gestes.*
Il serait peut-être temps d’essayer de faire un état de la situation réelle de notre modernité tardive par rapport à l’œuvre théorico-pratique de Marx. De cette œuvre foisonnante ce qui demeure encore d’une vivante actualité c’est bien son économie politique, c’est à dire la structure du capitalisme, un certain nombre de ses mécanismes fondamentaux et sa singulière ontologie de la cupidité. Il faut pour en voir la présence lire ou relire par exemple le passage consacré aux divers types de crédit dans la Critique de l’économie politique.[1]
En revanche, la philosophie de l’histoire de Marx me paraît non pas dépassée car elle est datée et à ce titre possède un grand intérêt pour l’histoire des idées, mais en partie obsolète (comme la philosophie de l’histoire hégélienne) en raison du mouvement pris par le déploiement réel de la modernité tardive : l’histoire en fin de compte n’est pas plus l’accomplissement de l’Esprit que la fin de la nécessité… l’histoire apparaît de plus en plus comme l’accumulation infinie des choses qui font que le monde, notre monde (et il n’y en a pas d’autre) se confond avec les choses, et, au-delà de la lutte de classe, plutôt en sommeil en Occident en ce moment, le combat essentiel, quasi métahistorique, l’agôn, s’identifie à la sempiternelle lutte des États (et ce quelle qu’en soit la forme politique et socio-économique) pour la puissance, son maintien et sa croissance … A l’échelle métahistorique, notre Terre est bien ce « Grand cimetière sous la Lune », pour rappeler la belle formule de Bernanos, une suite sans fin de massacres ponctuant grandeur et décadence dont l’exemple canonique demeure celui des Romains…
De plus, il faut convenir que la sociologie de Marx et d’Engels est elle aussi largement obsolète. Non pas fondamentalement en tant qu’elle offre une juste description de l’état social de leur temps, mais en tant que modèle de base, étalon d’une analyse de notre présent. En effet, et je m’en suis déjà expliqué dans La Pensée libre (cf. Le prolétaire aujourd’hui : Continuité, transformation, renouveau, destin ?)[2], le prolétariat d’Occident n’est plus du tout celui décrit et interprété dans La Lutte des classes en France ou dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. C’est pourquoi il conviendrait que nombre de jeunes marxistes admettent que cette obsolescence, somme toute banale à présent, doit nous forcer à penser à nouveaux frais notre devenir. En effet, en deux siècles ou presque de transformations technoscientifiques sans précédant dans l’histoire humaine (vitesse de mutation et innovations se succédant sans discontinuer et de plus en plus rapidement), la distribution des classes sociales dans les systèmes productifs ou improductif s’est transformée du tout au tout. D’une part, l’époque postérieure à la Seconde Guerre mondiale signe en Occident, mais aussi ailleurs, la disparition totalement programmée de la civilisation paysanne, remplacée peu à peu par des groupes restreints d’agriculteurs industrialisés et hyper spécialisés dans deux ou trois productions de masse, quand simultanément, et pour des raisons tant politiques que touristiques, Bruxelles et certains États maintiennent artificiellement en Europe occidentale, c’est-à-dire avec le recours à diverses subventions, l’agriculture d’élevage de montagne. D’un autre côté, la réalité du monde ouvrier d’Occident a changé parce que les salariés travaillant à la production des infrastructures, des biens de consommation, des plus simples aux plus sophistiqués, les cols bleus, sont devenus minoritaires face aux salariés des services, les cols blancs. Avec certes des décalages évidents, le mouvement suit une voie identique dans les pays anciennement communistes où la réduction massive des capacités productives de l’industrie lourde, soit avec le rachat par des firmes occidentales, soit tout simplement par la mise au rebut des grandes entreprises industrielles intégrées (acier, chimie, électrochimie, mécanique lourde), s’est soldée par le chômage de masses d’ouvriers dont beaucoup ont choisi d’émigré pour vendre leur force de travail comme manœuvres non qualifiés dans l’industrie du bâtiment ou l’agriculture intensive de l’Ouest (Italie, Espagne, France, Irlande, Belgique). Quant au retour à la terre, un temps prôné par les élites politiques de l’Est, surtout en Pologne, en Bulgarie et en Roumanie, il n’est, de fait, qu’un cache misère, qu’une manière de tenter de trouver une solution précaire au chômage massif. En effet, en dehors des zones proches des grands centres urbains où les marchés offrent aux paysans pratiquant le maraîchage, producteurs de légumes et de fruits un réel débouché, les villages, les bourgs et les petites villes sont dorénavant désertées de quelconques industries, et se sont transformés en zone de grande misère et donc d’émigration généralisée des plus jeunes, c’est-à-dire des forces vives. D’aucuns comprennent la ruine sociale et les traumatismes psychologiques entraînés par cette désertification humaine du pays.
D’autre part, un phénomène social inédit s’est déployé à l’Ouest depuis une quarantaine années, la formation d’un nouveau lumpen, cette fois non plus simplement local, régional, national comme naguère, voire européen comme pendant la première moitié du XXe siècle, mais cette fois composé de la masse des émigrés des pays du Sud, du tiers monde, ayant commencé leur migration pendant les trente-quarante glorieuses, pour accomplir les travaux regardés comme les plus vils (éboueurs, balayeurs, hommes et femmes de services dans les entreprises de nettoyage et de restauration, manœuvres dans les usines mécaniques, de chimie, d’automobiles, dans le bâtiment, aide ménagères dans les maisons de retraite médicalisées ou non), autant de tâches qui, lorsque l’économie occidentale était en plein essor, étaient refusées par les Français, les Belges, les Allemands, les Hollandais, les Danois, etc… Aujourd’hui les enfants et petits-enfants de ces émigrés du Sud sont à l’évidence les victimes privilégiées du chômage et des emplois précaires, confinés dans des ghettos suburbains, devenus incapables de s’intégrer au socius général par le travail, fût-il un travail salarié aliéné et aliénant, mais un travail qui engendre une socialisation ne serait-ce que par l’appartenance à une équipe de travail et très souvent à un syndicat, ou par le service militaire obligatoire pour ceux qui étaient devenus français. Lumpen d’autant plus frustré que le seul horizon de rapport à l’altérité et donc au monde que leur offre le pouvoir politico-économique, se réduit à la culture télévisuelle du clip et de la « pub » dans l’espace de l’urbanisation barbare de ces banlieues ; en résumé l’horizon de la marchandise et celui de ses lieux de culte, les centres commerciaux. Ce monde des banlieues dites « chaudes » par la presse à scandale et ruiné par le chômage, survit grâce à diverses primes d’État, de région, de département et de commune, mais plus essentiellement grâce à toutes sortes de trafics, les plus rentables étant ceux de la drogues et des armes, sans oublier le recel massif des marchandises volées soit directement dans les camions de livraison soit dans les entrepôts. Trafics dont les bénéfices, redistribués partiellement par le biais de réseaux souvent familiaux, de voisinages, voire de gangs ethniques, permettent à des familles de survivre selon un phénomène ayant été fort bien décrit par le sociologue étasunien Mike Davis dans le cas de Los Angeles.
Bref tout cela n’a plus rien à voir avec le monde de Marx. Ce n’est donc plus le même lumpen, en particulier dans son aspect socio-culturel. Car il ne faut jamais omettre les phénomènes culturels (trop souvent oubliés des marxistes orthodoxes, académiques ou non) comme élément important du champ de la politique. Il y a donc une différence fondamentale entre le lumpen national du XIXe siècle décrit par Marx (mais encore par des écrivains comme Zola, Dickens ou Jack London), parfois uni pendant le premier tiers du XXe siècle au lumpen venu de l’émigration rurale d’Italie ou des ghettos d’Europe centrale et orientale, avec le lumpen venu d’Afrique du nord, et plus encore d’Afrique sub-saharienne, d’Afrique anglophone, d’Amérique centrale, d’Inde, du Pakistan, du Sri Lanka, de Turquie, de Lybie, de Somalie, d’Afghanistan, d’Erythrée ou d’Ethiopie, etc. Une culture singulière propre à chaque peuple n’est pas étrangère à des particularités de l’agir politique, voilà un thème d’étude riche d’instructions et qui ne recouvre pas ces friandises exotiques et touristiques insipides caractéristiques de trop nombreux travaux contemporains d’anthropologie !
L’intégration par le travail ne fonctionnant plus ou très mal en Occident en raison d’un chômage structurel important, voire parfois massif, le capital, avec l’usage immodéré du discours du multiculturalisme apparemment tolérant, a offert une dignité nouvelle aux hommes venus du Sud. Or, dans les faits, il s’agissait, sauf exceptions notables, d’un maquillage moraliste dissimulant un moyen d’insérer l’immigré, malgré ses très modestes revenus, dans les fantasmes d’une consommation illimitée. Pour cela les promoteurs du marché culturel bas-de-gamme, ont imposé le rap pseudo contestataire[3], le hip-hop para-porno, le comique grotesque de l’antiracisme de pacotille. Mais une fois constaté l’échec partiel de ces politiques culturelles pseudo-démocratiques du spectacle-marchand où, hormis la promotion de quelques vedettes ah hoc (par exemple Djamel Debouz ou Kad Merad), chacun retrouvait sa place d’exploité lumpenisé dans le quadrillage du socius. Alors d’aucuns comprirent que le résultat le plus tangible de ce démocratisme sans autres effets collectifs que le spectacle-marchandise et la marchandise-spectacle, fut compensé par un accroissement et une intensification des solidarités pré- et proto-modernes, voire antimodernes de type ethnico-religieuses, tribales, claniques préexistantes, lesquelles, en dépit de la rhétorique « républicaine » anti-communautaire, permettaient au pouvoir politique un contrôle simplifié et donc plus efficace des gens. Or, cette politique à courte vue d’achat de la paix sociale contre des fariboles culturelles à laquelle participèrent nombre de sociologues et d’anthropologues en vertu d’un « prétendu droit à la différence » (quand la seule différence réelle, manifeste et fonctionnelle était celle de classe), cette politique donc a éclipsé le double danger que recèle tout replis sur le communautarisme archaïque au sein de l’hypermodernité : d’une part le maintien, le renforcement ou la revitalisation de mœurs et de coutumes totalement étrangères aux pratiques quotidiennes, religieuses et sociales de l’Occident, et, une fois que ces pratiques apparaissent au grand jour et s’affirment toujours au nom de la différence, le rejet par ce même Occident de ce qu’il a promu.[4] D’où le surgissement en France de la stupide crise du voile islamique : soit le droit à la différence existe dans les faits et est valable pour toutes les différences ou non. De même en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande ou au Danemark quand aujourd’hui on y remet en cause la politique de communautarisation longtemps conçue et donnée comme exemplaire de la « démocratie » et de la « tolérance » caractéristiques des pays nordiques. Remise en cause par ailleurs totalement vaine, car il est trop tard pour arrêter ce mouvement de « revitalisation de la tradition » très ambigu vis à vis de la modernité tardive, à moins de prendre des mesures d’exclusion que n’eussent point démentit les thuriféraires nazis, mais qui ne semblent pas encore à l’ordre du jour en dépit des grotesques et criminelles bouffées d’expulsions de Tsiganes à la Sarkozy.
Ce long développement pour affirmer que ce qui s’est passé à Londres en cet été 2011 n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé il y a quelques années dans les banlieues parisiennes et à propos desquelles j’avais donné en 2005, dans le cadre de la fondation Idea (Cluj, Roumanie), une conférence où j’expliquais qu’il s’agissait d’une violente crise du ressentiment et de la frustration de la part de jeunes gens soumis à la lobotomisation par la propagande de la marchandise, la publicité, qui véhiculent autant d’images de l’homme et de la femme accomplis au sein d’un monde qui pour l’essentiel leur est inaccessible. Crise dont la motivation centrale tient d’un violent désir inassouvi de consommation à l’effet trompeur en ce qu’il se manifeste sous la forme d’une dénégation (apophase) – on haït et brûle ce qu’on admire et convoite, et ne peut obtenir. C’est pourquoi, dans un premier temps, on détruit en général des biens de consommation acquis avec peine par des gens modestes, des gens semblables aux parents des révoltés ; puis on embrase quelques centres commerciaux et quelques succursales de vente d’automobiles. C’est comme il s’agissait d’éradiquer l’inaccessible. Pour ce faire on consomme symboliquement par consumation des nouveaux lieux de la socialisation marchande, les centres commerciaux porteurs des images et des choses de la mode, et avec elles d’une prétendue complétude humaine. On ravage les lieux où l’on recherche d’habitude quelque notoriété, où chaque fin de semaine, devant chalands et badauds, des groupes de jeunes gens présentent des spectacles hip-hop dans l’espoir de voir passer par là un hypothétique imprésario. C’est le showbiz qu’ils visent et non la critique sociale radicale. Cet état traduit une crise sociale et psychologique profonde, un double bind travaillant sur le mode de l’apophase : on anéantit ce que l’on désire le plus, et puisqu’on ne se peut l’approprier jamais sinon par le vol, on retrouve une autre manière d’entrer dans la marginalité sociale. Toute chose égale par ailleurs, cette situation est semblable au crime passionnel ou ce à qui peut en tenir lieu symboliquement, une fois éliminé l’objet (a) du désir, substrat et substance d’une folle jalousie, l’aveuglement passionnel disparaît, et tout redevient comme auparavant : une passion potentielle en attente d’un nouvel embrasement.
C’est pour l’ensemble des observations que je viens d’avancer que je maintiens ma ferme opposition aux énoncés de Badiou sur le lumpenisme révolutionnaire postmoderne ou aux élucubrations de Negri-Hard sur les groupes informels comme autant de possibilités d’insurrections ouvertes dans les interstices délaissées ou « oubliées » par le pouvoir capitaliste. Les bouffées de violence des banlieues, ou les grèves fortes menées par des comités ou des coordinations plus ou moins informels se substituant à la somnolence syndicale (par exemple les grèves de routiers en 2002 en France ou en Italie, les grèves étudiantes du Québec en 2005 ou de France en 2006), ne sont en aucune manière les prémisses d’un quelconque état insurrectionnel visant à transformer ou à modifier profondément les formes de l’économie capitaliste. Et l’absence de cette possibilité tient au fait que la révolte n’est accompagnée d’aucun discours et d’aucun leadership politiques, fussent-ils des plus frustes, discours où apparaîtrait une critique, même simpliste des raisons économiques de l’aliénation et de leur misère, une critique où seraient mis en cause les véritables pouvoirs politico-économiques qui engendrent cet état social et non la dénonciation des figures de la scène politico-médiatique qui ne sont que les marionnettes de la démocratie de simulacre. En réalité, ces révoltes ne dévoilent aucune stratégie sur le long terme, aucune tactique visant à mettre en échec les rapports de classe, car piller un supermarché révèle certes la pauvreté des pilleurs, mais n’est pas l’amorce de la véritable lutte politique contre le pouvoir économique réel. C’est pourquoi, sans savoir au moment où j’écris ces phrases quel sera l’avenir du mouvement de mobilisation contre Wall Street (OWS) qui se déploie présentement dans l’ensemble des villes des États-Unis, il est, à l’évidence, plus directement et immédiatement centré contre l’un des lieux du pouvoir effectif de l’oligarchie financière et industrielle étasunienne et mondiale. En effet, c’est là, avec les banques et les compagnies d’assurance qui participent au manège boursier planétaire, que se déploient les corruptions abyssales des jeux de la finance mondiale (titrisations multiples des subprimes par exemple) qui ont engendré la crise mondiale de notre présent. En revanche, tandis que les indignés (majoritairement des classes moyennes) sont intégrés dans le système capitaliste, les révoltés du ressentiment (le nouveau lumpen) renvoient à l’impuissance des acteurs sociaux, à leur incapacité d’entrer dans le système dans un avenir immédiat ou médiat. Mais qu’on leur donne quelques prébendes comme on l’a fait avec par exemple les « grands frères », les animateurs de quartier ou les dirigeants d’ONG comme « ni putes ni soumises » ou « touche pas à mon pote »[5] et c’en est terminé de la révolte, tous, garçons et filles deviennent les meilleurs serviteurs du système qui peut ainsi tranquillement perpétuer ses injustices ontologiques. C’est, mutatis mutandis, comme les jeunes intellectuels révoltés de mai 68 en France qui, dès lors que le pouvoir leur offrit un plat de lentilles, des sinécures académiques, politiques ou journalistiques, sont passés « du col Mao au Rotary ».[6] C’est aussi ce qui est arrivé avec la majorité des dissidents des ex-pays communistes qui, pour une poignée de dollars, chantent à présent les louanges du pire des capitalismes, preuve s’il en fallait que ces dissidents avaient perçu la nouvelle direction du vent de l’histoire. C’était déjà l’analyse que Nietzsche fit de la révolte des esclaves (reprise plus tard par Max Scheler) comme décadence et engendrement du nihilisme : les esclaves ne prennent le pouvoir qu’en répétant le modèle du maître contre lequel ils se dressent. Interprétation que Heidegger reprendra de manière plus ferme d’abord dans le Parménide, « Toute opposition qui prend la forme d’un anti- pense dans le même sens que ce contre quoi elle est. »[7], puis, plus radicalement encore, dans Was Heißt Denken?, « Dans toute haine se dissimule, en retrait, une dépendance sans fond par rapport à cela dont la haine voudrait tant se rendre indépendant – chose à quoi elle ne peut jamais parvenir, d’autant moins qu’elle se livre d’avantage à la haine. »[8] Pour ceux qui savaient regarder le réel dans le blanc des yeux, un tel aspect paraissait dans l’exercice du pouvoir du communisme institutionnalisé terminal tant en URSS et qu’en Europe centrale et orientale. C’est précisément ce type de haine qui se manifeste dans les propos des jeunes gens en colère de nos banlieues que le cinéaste Mathieu Kassovitz a montré naïvement, avec candeur et une certaine démagogie dans son film La Haine (1995), sans en saisir véritablement l’enjeu philosophique déjà thématisé de longue date.
Les révoltés des banlieues, ou de Londres, engendrent chez les bien-pensants la peur du désordre, mais, dans les faits il s’agit d’un désordre essentiellement fantasmatique car il ne menace jamais réellement le système capitaliste et le pouvoir qui ne s’y trompe pas. Totalement aliénée à la marchandise, aveugle sur les origines profondes de son mal-à-être-dans-le-monde et, last but not least, abandonnée par les partis politiques de gauche uniquement obsédés d’un détestable électoralisme, cette jeunesse révoltée, menée par la subjectivité du ressentiment, n’est-elle pas, en dernière instance, l’allié objectif du système capitaliste. En engageant dans leurs citées-dortoirs le combat contre la police de proximité, puis contre les gendarmes anti-émeutes, voire contre les pompiers venus combattre les incendies ( !), en instaurant ensuite le pillage comme manifestation suprême de sa révolte, cette jeunesse déboussolée, égarée, perdue, rendue littéralement folle de haine à l’encontre d’une société qui lui interdit d’assouvir les désirs de consommation qu’elle provoque, se bat, en définitive et quoi que disent certains idéologues de l’extrême gauche académique, sur le terrain choisi par l’ennemi, celui de la marchandise pour la marchandise et non celui de marchandise pour la transformation de l’économique politique. Et c’est pourquoi le Capital gagne toujours la partie.
Debord avait analysé la révolte du ghetto noir de Watts à Los Angeles en 1966 sur le thème du pillage comme critique radicale de la marchandise. Par son ampleur et son très haut niveau de violence l’insurrection de Watts n’est en rien comparable aux pillages des banlieues parisiennes de l’automne 2004 et des villes anglaises de l’été 2011. A Los Angeles la lutte armée eut lieu réellement entre d’abord la police et les noirs, puis s’amplifia avec l’arrivée de l’armée fédérale à l’échelle d’une division d’infanterie. C’est pourquoi la révolte de Watts put donner à penser que l’on avait affaire aux prémisses d’un authentique mouvement insurrectionnel. Or ce qui me frappe et ne semble pas avoir suscité de réserves de la part de Debord, c’est, d’une part, l’absence de discours politiques et, de l’autre, celle d’un minimum de leadership tactique capable de mener des actions de guérilla urbaine plus ou moins coordonnées. Ainsi ce vide théorico-pratique montra très rapidement les limites de la révolte qui, semblable aux jacqueries médiévales, s’embrasa comme feux de paille, subitement, à la suite d’un incident souvent mineur (la goutte d’eau qui fait déborder le vase !) et s’éteignit tout aussi rapidement. Il s’agissait d’un lumpen certes noir, mais d’un lumpen local, non pas composé d’émigrés hispaniques ou portoricains, mais de véritables citoyens étasuniens, dussent-ils être de seconde zone. Si la répression de l’establishment étasunien fut dure, voire très dure, elle le fut considérablement moins qu’à l’égard d’un parti politique prônant dans ses discours révolutionnaires la mise en œuvre d’un changement radical des rapports de pouvoir au sein du capitalisme américain. Confronté à une telle situation, et avant toute action violente individuelle ou de masse, le capitalisme étasunien ne fit pas dans la dentelle, il élimina physiquement les gens : au cours des années ‘30, pendant la grande dépression, ce furent les syndicalistes communistes qui en firent les frais, pendant les années ’70, les Black Panthers.
Malgré les cris d’orfraie poussés par monsieur Sarkozy en son temps et maintenant par Monsieur Cameron, le pouvoir capitaliste peut dormir tranquille sur ses deux oreilles. Sans une réelle classe ouvrière (subjectivement introuvable aujourd’hui ?) menée par un parti révolutionnaire, mais en revanche avec une masse de chômeurs rêvant encore d’un tournant miraculeux (!) qui permettrait le renouveau de la consommation des trente glorieuses, et augmenté d’un lumpen déstructuré socialement, atomisé en diverses ethnies-religions, en gangs ethniques de quartier et de citées, toujours plus nombreux et toujours plus frustré d’être écarté des agapes de la marchandise, le Capital et ses agents, les capitalistes, ne risquent pas grand chose, sinon de temps à autre une crise d’urticaire social. Le Capital, sa police, voire dans un cas extrême son armée (la conscription n’existant plus, le danger de voir les soldats pactiser avec les révoltés semble écarté) connaissent parfaitement la chanson, son thème musical, ses paroles et son refrain. Aussi seront-ils tout à fait à même de ramener les mécontents à la raison du marché, c’est-à-dire du chômage et de la pauvreté dont on sait objectivement qu’elle a besoin de nombreux pauvres pour fabriquer quelques très riches, les fameux 1% que dénonce « occupons Wall Street ».
Voilà pourquoi penser aujourd’hui en marxiste ce n’est sûrement pas réciter Marx comme un perroquet savant, ni l’entendre comme la lettre intangible des Evangiles d’une nouvelle religion comme l’avait si bien perçue et analysée Berdiaev. Moi qui jadis, dans ma jeunesse, ai appartenu à une Église, l’Eglise calviniste de France, laquelle, abandonnant la prédestination tout en prônant le sacerdoce universel, m’a appris quelque chose d’essentiel, qu’il convient de laisser à chaque croyant une large marge de liberté dans l’interprétation des textes bibliques, j’éprouve une sainte horreur devant tous les dogmatismes, et plus encore devant les dogmatismes venus des théories laïques. Transposé dans la pensée agnostique de la critique sociale, penser comme un authentique marxiste ce n’est pas faire assaut d’érudition dans des séminaires universitaires ou vitupérer contre le système lors de shows « révolutionnaires » qui sont la version d’« extrême-gauche » de la politique-spectacle et de la politique-marchandise. De plus, et n’en déplaisent à certains esprits chagrins débordant d’une rancœur anticommuniste post factum, la leçon de Lénine et de Trotski, de Mao ou de Ho Chi Minh est là pour nous le démontrer, lire seulement Marx est totalement insuffisant pour l’agir dans le réel (cela n’est positif que pour faire une carrière universitaire comme Althusser ou Badiou), encore faut-il comprendre la logique des situations concrètes pour une praxis efficiente. Or cette logique-là exige deux qualités qui sont rarement réunies chez les philosophes, les sociologues et les politologues, sauf exception : la capacité d’analyser le réel selon les modalités avancée par ce que Machiavel a déterminé comme Fortuna et Virtù. Elles seules permettent de saisir et de capter dans sa plénitude de ses possibilités le Kairos d’une dynamique politique, et donc de l’ouvrir l’agir, tout en sachant que toute action politique d’envergure est le résultat de l’interprétation d’un état et d’une dynamique, et donc demeure toujours un pari incertain sur l’avenir. A ma connaissance, et en dépit des discours prolétariens afin de justifier post factum la véracité théorique du marxisme orthodoxe dans les interprétations du changement politico-économique, ni le coup d’État qu’on appelle la révolution d’Octobre suivi par la vraie révolution sociale, une guerre civile et la victoire de l’armée rouge, ni le choix du groupe de Mao de renoncer à la lutte armée prolétarienne dans les villes au profit de la guérilla révolutionnaire dans les campagnes les plus pauvres, ni le choix d’Ho Chi Minh (présent parmi les fondateurs du PCF à Tours en 1920) d’engager en 1945 la lutte de libération nationale contre le colonisateur français avec les paysans et l’aide implicite de l’armée japonaise vaincue, ni enfin les choix de Castro et de Guevara de renverser par les armes le dictateur pro-mafia étasunienne Batista avec les peones analphabètes des campagnes cubaines, et ce contre les analyses marxistes du PC cubain, aucune de ces actions n’ont été des hypothèses et des possibilités illustrées dans les œuvres de Marx et d’Engels. Toutes ces actions dont certaines ont transformé le destin politique du monde (et non comme je le crus un temps, habité d’un enthousiasme naïf, son destin métaphysique) sont à un titre ou à un autre antimarxistes si l’on prend les textes politiques, économiques et sociologiques de Marx au pied de la lettre, mais profondément marxistes si l’on a compris comment pratiquer réellement et avec tous les risques que cela comporte le matérialisme dialectique en le mettant au service de la conquête du pouvoir, c’est à dire de la Virtù et de la Fortuna pour la lutte de classe.
Pour revenir au thème initial de ces remarques, je compléterai mon propos en disant que la révolte de Londres tout autant que les manifestations plus ou moins calmes ou violentes des indignés d’Espagne ou de Grèce, ne portent aucunement atteinte au pouvoir du Capital. Elles peuvent certes énerver, gêner comme les puces ou des punaises… ça gratte un peu, ça irrite, mais ça se termine rapidement, et, au bout du compte c’est sans danger. Sachant, comme je l’ai rappelé, que les quelques grandes révolutions communistes ou para-communistes ayant eu cours au XXe siècle ont été pour l’essentiel le fait social total des masses paysannes archaïques, il faut en tirer une rapide conclusion.[9] Dans les pays où ont eu lieu ces révolutions, ce sont les communistes dans leurs multiples variations théoriques et pratiques qui ont assumé la modernité radicale en fabriquant non seulement du prolétariat, mais, simultanément, des classes moyennes en masse qui, peu à peu, ont abandonné l’idéal des finalités du système pour finir par le renverser : la créature éliminant le créateur, l’homme abandonnant la théorie générale donnant axiomes, finalités et principes ultimes car elle n’était plus à même de donner sens au monde ; comme quelques décennies auparavant l’homme, n’ayant plus eu besoin de Dieu pour poursuivre sa domination totale du monde, l’avaient définitivement éliminés, réduit à une idole pour bigot ou à une représentation comme le Big-Bang ou les trous noirs des espaces sidéraux. Aussi, dans le nouveau contexte de nos temps postmodernes, hypermodernes, de modernité tardive faut-il impérativement repenser à nouveaux frais les ouvertures de ce possible révolutionnaire dans un monde où urbanisation et lumpénisation deviennent le mode majeur de socialisation.
Voilà la tâche du présent à laquelle devrait s’attacher les jeunes intellectuels marxistes : tenter de déterminer quel pourrait être le nouveau sujet d’une histoire révolutionnaire a-venir et en-devenir. Mais pour cela il faut délaisser les simulacres de critique : les messes du marxisme académique, les meetings de déploration où l’on n’en finit pas pleurer la défaite de l’Espagne républicaine et des anarchistes face aux forces fascisto-catholiques ou staliniennes, les crimes du Goulag et de Pol-Pot, l’Holocauste des juifs et des tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, en bref, il faut arrêter de se confondre en lamentations pour les génocides, les ethnocides et les meurtres de masse innombrables d’un récent passé qui n’a jamais servi de leçon d’éthique parce que la politique comme praxis est toujours un rapport unique (idion, apax) entre une analyse logique des situations du présent en vue d’une action tendue vers un avenir souhaité, fût-il l’enfer de l’« avenir radieux » ou celui du « Reich de mille ans ». Il faut abandonner les manifestations d’un antifascisme de pacotille joué par des naïfs aveuglés d’ignorance et manipulés qui voient pas, au-delà du spectaculaire, où se tient le véritable ennemi : « le doigt montre la Lune et l’imbécile regarde le doigt » nous dit un proverbe chinois). Il faut renoncer à se mobiliser devant l’agitation médiatique insensée qui se déploie autour des clowns qui se présentent comme la succession des candidats de « gauche » ou de droite aux élections présidentielles, législatives, sénatoriales. Il faut en terminer avec les pseudo-combats féministes, « tsiganistes » et ceux de l’écologisme d’opérette qui plaisent tant au Capital si j’en crois les sommes consistantes que déverse Bruxelles et autres fondations de l’empire pour de prétendues recherches socio-ethnologiques ! Il faut donc en finir une fois pour toutes avec les terrains de combat préparés par le Capital comme autant d’échappatoires, de soupapes de sécurité pour faire sourdre un temps la mauvaise humeur des masses. Il faudrait enfin s’essayer à regarder l’histoire de notre présent dans le blanc des yeux, depuis sa provenance et vers sa destinalité. J’en conviens, l’aventure n’est guère aisée, elle demande une énorme patience, la patience du concept et la patience d’une praxis innovatrice tout en sachant que ce que les gens de ma génération ont légué à nos jeunes amis et camarades n’est souvent guère brillant. Mea culpa, mea maxima culpa… ceux de ma génération et moi-même donc, n’avons pas été à la hauteur du défi que nous avait lancé l’histoire.
Claude Karnoouh,
Paris- Bucarest, septembre-octobre 2011.
*« A ce dont l’esprit se contente, on peut mesurer sa perte »… traduction de Jean Hyppolite, Aubier-Montaigne, Paris, 1966, page 29.
« Mais la philosophie doit se garder de vouloir être édifiante. », ibidem, p. 31.
[1] Voir Ökonomisch-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844, première édition, 1932, Edition der Frühschriften von Marx, Berlin.
[2] Cf., le site internet : lapenseelibre.fr.
[3] Dès que les rappeurs deviennent véritablement radicaux, dès qu’ils dénoncent les conditions réelles de vie des banlieues sans sentimentalisme à trois sous ou sans rage feinte… ils sont tout simplement censurés dans les médias, et parfois poursuivis par la justice. Mais le rap-simulacre a tous les honneurs des politiciens : voir à ce sujet le soutien apporté par le rappeur Doc Gynéco au candidat Sarkozy…
[4] On retrouve le même jeu pervers dans les manipulations néocoloniales de l’empire occidental. D’un côté on favorise des mouvements traditionnalistes contre les forces modernistes des peuples colonisés qui souhaitent échapper au joug colonial, et, de l’autre, lorsque ces forces traditionnelles deviennent autonomes et souhaitent à leur tour échapper à leurs anciens patrons, on les combats avec férocité au nom de la laïcité moderne. Le cas le plus exemplaire demeure celui des Talibans afghans soutenus par les États-Unis contre le régime prosoviétique de Kaboul aidé de l’Armée rouge. Mais une fois ces derniers disparus avec le retrait soviétique, la lutte sans merci menée par les États-Unis et leurs alliés contre ces mêmes Talibans dès lors qu’ils voulaient gérer et leur politique étrangère et les revenus des pipe-lines pétroliers pour leur propre compte.
[5] Ces groupes fondés de fait par le Parti socialiste fournirent très vite des politiciens, des relais locaux, des animateurs culturels divers. Certains quittèrent même la mouvance sociale-démocrate pour devenir ministres « venus de la société civile » du gouvernement Sarkozy-Fillon.
[6] Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col Mao au Rotary, Albin Michel, Paris, 1986.
[7] Martin Heidegger, in Parménide (Winter 42-43), vol. LIV, Gesamtausgabe. Traduit par Thomas Piel.
[8] Martin Heidegger, Was Heißt Denken? (Winter 1951-1952), vol. VIII, Gesamtausgabe. Traduction de Gérard Granel.
[9] Même la révolution russe, celle d’Octobre et sa suite directe, la guerre civile appartient à la catégorie des révolutions paysannes en dépit des discours post factum. Pour s’en convaincre il suffit de lire Isaac Babel, Cavalerie rouge, les livres que le grand historien français Pierre Pascal, témoin direct des événements d’Octobre, consacra à la Russie de 1917 à 1921, En communisme, mon journal de Russie, II tomes, 1916-1918, 1918-1921, L’Âge d’homme, Lausanne, 1977 ; et l’inégalable analyse de Berdaiev, Source et sens du communisme russe, Gallimard, Paris 1937.
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