Tradition, modernisme et anti-modernisme : une très brève histoire spirituelle de l’Occident
« Tant que l’histoire ne sera pas racontée par les lions, celle-ci se dira toujours à la gloire des chasseurs »
Proverbe africain
« Longtemps avant que les bombardiers ne fondent sur nos têtes
Nos villes étaient déjà inhabitables.
Nul égout n’en pouvait évacuer l’ordure.
Tradition, modernisme et anti-modernisme, ce titre avancé ainsi, tout de go, relève d’un cliché contemporain répété ad nauseam par les sciences humaines tant il est évident que rares sont leurs textes où le problème de la tradition, de la vrai tradition, à tout le moins celle qui n’est pas à l’évidence l’innovation d’avant-hier et dont quelques rares bribes demeurent encore vivantes aux marges de notre monde globalisé, est abordé de front, ce qui ne veut pas dire de manière brutalement simpliste, mais bien au contraire dans sa complexité énigmatique. Toutefois, et en premier lieux, volens nolens, tous autant que nous sommes, participons peu ou prou de la modernité, personne ne peut échapper à sa détermination ; mieux encore, tous ou presque, au-delà de nos différences de langues, de coutumes, de nos intentions politiques divergentes, sommes pensés par la modernité, ou mieux, vomis de ses entrailles. C’est notre lot commun, que souligna Nietzsche en soulignant que par la lutte permanente, par sa reconnaissance comme héritage, par aussi sa connaissance objective, la modernité s’inscrit en permanence contre la Tradition.[1]
Dût-on en élaborer une critique radicale, cette modernité n’est pas étrangère à nous-mêmes, elle est nous-mêmes car, qu’on la désigne aujourd’hui de « postmoderne » ou de « modernité tardive », il n’y a plus présentement de position paradigmatique d’extériorité et d’intériorité à son égard comme d’aucun pouvait encore la percevoir au XIXe siècle, tant au sein de l’Europe rurale que lors des dernières expéditions qui achevaient la « découverte » de la planète commencée systématiquement au XVIe siècle avec celle de l’Amérique. C’est, sur le long terme, une observation dénuée de moralisme ethnocentrique celle qui souligne le devenir de l’Occident en-soi, simultanément son apparence et son essence, sa forme et sa substance, son passé, son présent et son devenir comme prédestination à mondialiser son être-là comme monde mondialisé, c’est-à-dire son accomplissement historial à sa propre vérité : c’est exactement ce que Heidegger définit comme l’achèvement de la métaphysique et la généralisation du nihilisme dans le déploiement de l’essence de la Technique. Dès lors, il convient de remarquer que ceux qui tentent de s’opposer par la force (parfois avec courage) à cet irrésistible déploiement, dès lors qu’ils le font dans le champ que leur octroie cette même modernité, en détournant, dévoyant, retournant les concepts et les moyens que l’Occident met à leur disposition, sont happés par la Weltanschaaung moderne de Occident et incapables d’interroger ce qui rend possible, hic et nunc, leur agir théorique et pratique. Souvent sans le penser, en le contestant, ils travaillent plus encore à son intensification.[2] Ce qui révèle l’aporie abyssale de la problématique révolutionnaire, et donc du combat contre l’aliénation et pour l’émancipation. En effet, en quoi tel ou tel mouvement révolutionnaire qui affirme, au moins dans le discours, sa volonté de libération et d’émancipation, ne s’inscrirait-il pas, à son tour, dans le procès général de radicalisation des desseins de la modernité ? Nous y reviendrons au chapitre suivant.
Pour le moment contentons-nous de remarquer que même les interprétations conduites selon une herméneutique sérieuse, attentive aux discours de l’altérité, à ses pièges sémantiques relèvent, eux aussi, à leur façon, de la modernité en ce que ce type même de commentaire est un produit de l’historialité du socius occidental et des question qu’elle soulève pour affiner, spécifier, affermir et sceller son irréductible singularité, son originalité inédite. En ses manifestations les plus anciennes comme en ses occurrences les plus actuelles, quelque chose de commun demeure essentiel au déploiement de la modernité, ce que Nietzsche frappa du sceau d’un mot : nihilisme. J’y reviendrai aussi. Or donc, pour éviter les embûches des faux débats sur la modernité, mieux vaut commencer par relever les diverses définitions de la tradition et tenter d’en montrer les apories sémantiques et les contradictions principielles lorsqu’elles sont mises à l’épreuve des faits, des événements, des mœurs, des rituels et des cultes dans un esprit dénué, autant que faire se peut, d’aveuglement moraliste et d’a priori idéologiques.
D’emblée, il convient de souligner qu’aujourd’hui, sous nos climats, le mot-référent « tradition » qui est simultanément un mot-valise, renvoie au passé, plus précisément à un passé dépassé, voire trépassé et mis en conserve dans les musées.[3] Voici quelques décennies, avant la Seconde Guerre mondiale, cet état eût encore paru étrange à certaines sociétés humaines dites, et pour cause, archaïques. Pour elles le concept ou la notion de « tradition », conscientisés et thématisés comme tels, par l’usage du mot « tradition » ou d’un équivalent domestique s’y approchant, eût paru non seulement incongru, mais tout bonnement incompréhensible parce qu’impensable et impensé, et donc sans présence linguistique d’un mot-notion ou mot-concept pour l’énoncer. En effet, il y a « tradition » quand des pensées-actions (théorie-praxis) vérifiables quotidiennement sont vécues comme des contraintes évidentes, comme des comportements et des actions auxquels nuls ne peut échapper sans se mettre en grand danger de mort ou d’exclusion totale, lorsqu’elles ne sont jamais remises en question comme projet de vie personnelle et collective, en bref, lorsqu’elles se présentent à la conscience des hommes comme « normalité » ou « naturalité » intemporelles. En leur présence effective se manifeste et se tient l’être-là-de-la-communauté (son essence si l’on préfère) en son ipséité. C’est là son mode-à-être-dans-le-monde (Seiende) : simultanément présence empirique comme perception sensible immédiate et vérité immémoriale et donc intemporelle qui ne se démontrent pas. Or cette double modalité de l’être-dans-le-monde et de l’être-au-monde est fort malaisée à entendre à nos esprits et à énoncer en nos langues modernes. En effet notre mode de penser le monde énonce sa problématique de manière quasi spontanée (impensée) dans le cadre d’un rapport analytique où l’objet se présente dans la certitude du sujet qui en formule la réalité (adequatio res intellectum), y compris lorsqu’il s’arme du doute cartésien ou kierkegaardien. Affirmons-le une fois encore, pour les sociétés archaïques la tradition n’existe pas, puisque c’est leur mode d’être-dans-le-monde et d’être-au-monde qui est tradition et qui demeurait jadis non-questionné comme tel. C’est pourquoi, aujourd’hui, dans le meilleur des cas, l’expérience existentielle archaïque nous paraît au mieux comme brouillée, comme un écho épuisé, exténué, débilité et dégénéré. Dès lors qu’on se place dans la posture du laisser-venir-à-soi l’événement dans l’attente et l’étonnement de l’aperception de sa seule présence (Gelassenheit zur den Digen pour rappeler cette posture d’attente chère à Angélus Silésius et à Heidegger), sans jamais mettre en avant l’a priori d’une classification dite descriptive et cependant toujours conceptualisante, la tradition se présente aujourd’hui à notre entendement au mieux comme un paysage noyé dans une brume sémantique, aux contours imprécis qui peu à peu s’évanouissent (fading) pour ne plus être distingués, comme ont disparu les peuples (vanishing people) qui en étaient les porteurs. En général elle s’est transformée, comme toute chose, en une hideuse marchandise vendue à des touristes ignares et abjectement heureux de l’être.
Aussi convient-il d’abord de se pencher sur les divergences des discours occidentaux quant aux origines de la fin de la tradition d’une part et, de l’autre, tenter de discerner quelque peu parmi ces discours ceux qui approcheraient la description des traditions selon les critères analytiques élaborés jadis et naguère par les hommes de la tradition pour eux-mêmes : ni plus ni moins, mais c’est précisément là la gageure.
Les discours sur la tradition
Il y a ceux qui placent la fin de la tradition ou si l’on préfère celle de savoirs et de pratiques fort antiques pendant la phase terminale du monde grec, à partir d’Alexandre et surtout de l’empire romain (cf. l’essai sur « Les origines romaines du nazisme » de Simone Weil, ou chez Hölderlin, à l’inverse, dans la tentative désespérée, menant à la folie, afin de recréer, en allemand, cette parole grecque des origines, celle de la présence immédiate des dieux en symbiose avec la nature). Il y a ceux qui, telle Hannah Arendt, dans une filiation plus néokantienne, envisagent la fin de la tradition avec la fin de la République romaine, dans la perte d’une autorité transcendante strictement politique arc-boutée sur son mythe fondateur, mais aussi avec ce qui l’historicise, le Droit (dont l’évolution était repérable et thématiquement repérée) qui ordonnait une société au respect des lois et de l’honneur, dût-elle imposer une loi féroce aux vaincus : Vae victis. Il y a ceux qui placent la fin de la tradition au début de la sécularisation de l’Europe chrétienne, lorsque tant le pouvoir temporel que spirituel du Pontife Maximus sont remis en question d’abord à l’intérieur du camp catholique (par les pratiques politiques réelles des Princes, y compris celles du Pape, et la critique théologique) puis, plus tard, quand la Réforme commencée par une contestation initialement théologico-ecclésiologique, et donc interprétative des textes bibliques et morale, devint rapidement politique ; en bref, lorsque la politique réelle fit éclater au grand jour l’impuissance de la théologie politique et économique thomistes à établir les bases d’une praxis orientée par et vers le Salut. Il y enfin ceux qui à nouveau comme Hannah Arendt, en sa seconde manière, plus heideggérienne cette fois que néokantienne, place cette fin de la tradition avec l’émergence de la métaphysique cartésianisme, dans la mathématisation du monde, dans l’objectivation totale et infinie comme nouveau point d’appui d’Archimède, en bref, dans l’adaequatio res intellectum, c’est-à-dire dans une identité postulée entre la vérité de la chose et sa représentation mathématique dans la conscience, ou, autrement dit, dans la possibilité de réduire tout le réel à des règles fondées sur la logique mathématique, à la fois arithmétique, algébrique et trigonométrique. C’est ainsi, par cette opération conceptuelle d’éloignement sidéral Dieu est néantisé, écarté de toute hypothèse portant sur l’interprétation immédiate et existentielle du monde, ainsi s’impose le triomphe de l’« Univers de la Nouvelle cosmologie, infini dans la Durée comme dans l’Étendue, dans lequel la matière éternelle, selon des lois éternelles et nécessaires, se meut sans fin et sans dessein dans l’espace éternel, avait hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité. Mais de ceux-ci seulement : quant aux autres, Dieu, en partant du Monde, les emporta avec Lui. ».[4] Dans ce mouvement de sécularisation du monde (même si la science tient la place de Dieu, y compris en assumant que c’est Dieu qui donne les lois physico-chimiques que nous devons découvrir), l’homme (n’est donc plus l’œuvre du Père) qui l’avait mis en œuvre et en place, se transformera peu à peu en élément neutre d’une axiomatique où il finira par apparaître comme une chose relevant comme les pierres et les animaux de la nature générale, et dont l’étude participera de la démarche scientifique généralisée ; puis, à son tour, il sera, comme le reste, objet de la mathématisation venue d’un sujet se prétendant neutre dans la certitude de sa représentation et du partage d’une langue neutre, et donc univoque dans ses énoncés. Chute des corps ou faits sociaux, il n’est là qu’objets interchangeables.[5] La mathématisation et l’hypertrophie méthodologique des sciences humaines ont été incapables de prévoir aucun des grands événements dont ma génération fut témoin, par exemple la défaite étasunienne au Vietnam, l’implosion de l’URSS et des régimes communistes européen, le développement capitaliste accéléré de la Chine postmaoïste, la crise économique systémique de 2008 et ses effets permanents, etc… Et ce pour une simple raison, hors d’une métaphysique du wishfull thinking (une idéalité pensée plus vraie que la réalité perçue et vécue dans l’expérience quotidienne, laquelle n’est valable que pour les sciences de la nature, ce qui en fait précisément l’ultime incarnation de la métaphysique), le futur humain n’a pas d’images, il n’est pas représentable (sauf dans la parole prophétique du très grand poète), il n’offre qu’une série de possibilités indéterminées dans l’avènement de sa présence. En revanche, cette indétermination du futur ouvre la liberté du devenir humain et en assume la condition ontologique. C’est pourquoi les affaires humaines (y compris l’économie) appartiennent essentiellement à l’ordre de la compréhension-interprétation (du verstehen) et non de l’expliquer (du erklären), c’est-à-dire du du commentaire herméneutique, et non d’une explication visant la découverte de lois mathématico-physiques intangibles, répétitives, permanentes dont la logique interne inclut simultanément le calcul des approximations empiriques de leur réalisations phénoménales et leur dépassement. Il faudrait que les esprits simplistes qui occupent l’essentiels des postes d’enseignement des sciences humaines au sein des Universités se rendent à cette évidence méthodologique, l’introduction d’un ouvrage vient toujours après en avoir rédigé la conclusion, c’est pourquoi nous ne nous lasserons jamais de répéter cette phrase de Nietzsche, « les méthodes viennent à la fin » ; en effet, au début nous sommes dans l’inconnu ! Puis nous rappelleront ces remarques de Péguy accusant déjà « l’habitude des méthodes exactes » et précisant : « La méthode […], l’invention moderne, la nouveauté moderne, ce n’est point l’exactitude, c’est l’épuisement du détail infini, c’est l’épuisement de la documentation et de la littérature sur un sujet, et même sur tous les sujets. », pour conclure que ces modernes font une confusion funeste entre ακριβεια, « la perfection du discernement », c’est-à-dire l’exactitude à partir desquelles on peut ensuite ressaisir à un autre plan supérieur la réalité et la vérité, pour enfin conclure : « La méthode dispense certainement de la philosophie »[6], ce contre quoi précisément luttait la méthodologie durkheimienne, accusant la philosophie de spéculer sur le vide, le rien. Le problème demeure d’une actualité brûlante.
Dans la possibilité d’une objectivation illimitée sans plus de contrainte, pas même une éthique (où il n’y a même plus le Dieu moral et raisonnable de Kant), rien n’a pu arrêter la réification (Verdinglichung) scientiste, technique et industrielle de l’homme moderne, puisqu’elle est devenue à la fois la dynamique (energeia) et la substance de l’être-là de l’homme moderne dans le monde.[7] Partant de cette possibilité de l’infinité, dût-elle n’être, au bout du compte que l’horizon fantasmatique d’un finitude humaine indomptable (il y a toujours un reste)[8] et, de ce fait, toujours inaccompli (comme l’étrange objet du désir ou le désir toujours inassouvi de la possession des choses), un tel renouvellement du sens du monde engendre ce que Hannah Arendt nomma, le « tout est possible ». En d’autres mots, suivant encore Gérard Granel, on pourrait avancer que dans ce fondement métaphysique, l’infinité des possibles de l’objectivation sans reste, se tient la condition nécessaire et suffisante d’une praxis, celle d’une productivité et d’une consommation elles-mêmes fantasmatiquement infinies en tant que seul gage de l’acheminement de la modernité à sa propre vérité. En d’autres mots, il s’agit de la vérité de l’être-là de l’homme moderne conçue et déployée comme l’économie politique de la techno-science et cela, quels que soient les rapports des forces productives, le mode d’appropriation des moyens de production, les formes politiques qu’ils engendrent et les bénéficiaires des profits ultimes, privés ou étatiques, libéraux ou socialistes. En dernière instance, il s’agit toujours du capitalisme ou si l’on préfère de la forme-substance-capital du monde, laquelle achève aujourd’hui son universalisation sous le nom de globalisation.[9] Dès lors, quel que soit le nom que l’on attribue à cette infinité des possibles, inventions, innovations, production, consommation, croissance et, last but not least, crise, c’est toujours la même uniformisation planétaire qui tend à l’asymptote de son hyperbole.[10] Une telle dynamique produite par la forme-substance-capital du monde (l’être-là de la modernité, le capitalisme), engendre comme praxis le « tout est possible » et investit et dirige toutes les activités humaines, y compris celle qui se réalise dans la substance de l’art et de la politique, laquelle, précisons-le s’il le fallait encore, n’est jamais pure politique, mais économie politique. En effet, dans le monde produit par la forme-substance-capital du monde (i.e. le capitalisme[11]), Marx nous a appris (et nous l’avons pu maintes fois vérifier) que l’infrastructure économique modèle la forme politique, laquelle, avec la surdétermination toujours plus prégnante de la forem-substance-capital a été vidée de toute la substance du débat, de la polémique et du combat propre à une communauté politique vivante en quête du « bon gouvernement », pour la soumettre aux seules déterminations de l’échange généralisé, appelé commerce mondial, fût-il éminemment conflictuel.[12]
Revenons encore sur cette objectivation infinie de l’homme en son habitus moderne (de l’homme ne se saisissant plus en état de symbiose avec sa terre nourricière, avec les animaux et les plantes qui la peuplent, une autre manière de rappeler la fin de toutes nos civilisations rurales venues du néolithique)[13] qui ouvre la possibilité des sciences dite « humaines » objectives, lesquelles sont l’antithèse de toute mythologie où s’énonçaient, en de multiples guises, cette symbiose unique entre l’homme, les dieux, les esprits, les morts et la nature qui les comprend tous. Cacophonie trompeuse où, pour le plaisir de la langue je ne peux résister à remarquer que l’expression « science humaine » impliquerait logiquement l’existence de son concept dichotomique, « sciences inhumaines » ! Or l’expression « sciences humaines » n’est, de fait, qu’un paravent puisqu’il était impossible de nommer les sciences de la nature inhumaines en ce qu’elles étaient garantes du progrès en lequel les humanistes modernes, néokantiens, hégéliens et marxistes pensaient trouver les lumières du progrès éthique dans le développement de tous les savoirs et de toutes les techniques, à condition de les contrôler, éthiquement chez Kant, légalement chez Hegel, économiquement chez Marx. Au bout du compte, quand on évalue les résultats, ce que met en valeur ces formules c’est le dénominateur commun, « sciences », lequel fait des « sciences humaines » une variation particulière d’une science générale, dont l’autre volet est représenté par les « sciences de la nature » : en effet, comme nous l’avons déjà remarqué à partir d’Auguste Comte et surtout d’Émile Durkheim, l’homme est devenu objet (ou chose) d’un domaine dont la forme analytique, la causalité logico-mathématique tient de l’universel propre à la logicité de toute démarche scientifique. Une telle approche entraîne co-extensivement l’annihilation a priori des spécificités historiques, linguistiques, sémantiques, cultuelles, en bref culturelles et civilisationnelles. L’une des conséquences de cette Weltanschuung, c’est dans le champ du politique soit l’idéalisation de l’Autre, version positive illustrée par les Lettres persanes ou Paul et Virginie, soit leur diabolisation dans des versions négatives comme l’ultime brouet de ce genre, Le Choc des civilisation de feu Huttington, en représente la parfaite illustration bas de gamme et Le Déclin de l’Occident de Spengler une expression philosophique qui, en son temps, ne manqua pas d’intérêt. Quoi qu’il en soit, toutes les sciences, aussi bien celles de la nature et celles des sociétés ne sont qu’humaines, peut-être même trop humaines, et aujourd’hui toutes participent, de manière médiate ou immédiate, à la forme-substance-capital du monde et à la forme-substance-marchandise du socius.[14]
Pour chaque science humaine l’homme est un objet singulier, mais cet objet procède d’objectivations totalement différentes selon diverses disciplines, inventées selon les modes successives (sociologie, psychologie, psychosociologie, démographie, pédagogie, psychopédagogie, histoire divisée jusqu’au moindre objet, maintenant gender) comme l’exemplifie parfaitement le cloisonnement pratiqué dans les universités anglo-saxonnes. En tant que personne individuelle dans ses rapports à d’autres individus, l’homme est l’objet de la psychologie, dans le domaine de la vie sociale, les hommes rassemblés en groupements selon divers critères sont l’objet des spécialisations « scientifiques » diverses de la sociologie, tandis que pour ce qui concerne leur passé, ils ressortissent à l’objectivation historique, quant à l’économie, c’est-à-dire aux modes de produire et d’échanger, chaque individu représenterait, selon les théories de l’économie libérale classique et moderne, un agent « autonome » et « rationnel ». Pour lors, en tant qu’objet, l’homme est à chaque fois sommé de répondre à la vérité de son objectivation a priori, c’est-à-dire comme représentation certifiée dans la conscience du sujet discriminateur (le producteur de science), et doit donc s’identifier, idéalement et sans reste, à ce qui, en dernière instance, n’est qu’une manière de représenter la logique technique et productiviste du monde. Ainsi la psychologie commande à l’homme moderne de s’adapter à l’antihumain du monde quotidien ou mieux, à l’im-monde du monde de la productivité et de la consommation infinies en vue du profit maximum, et donc à ses conséquences fonctionnelles : à l’intensification du travail, à la précarité de l’emploi et au chômage, à l’angoisse du manque même du superflu, aux crises dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants. Pendant ce temps la sociologie (de gauche comme de droite) se fait le placebo ou le pompier chargé de gommer la prégnance de l’im-monde, nourrissant de recettes socio-politiques les agents actifs du maquillage, les syndicats, les partis politiques, les diverses associations chargées de faire accroire les miséreux que les spectacles culturels bas-de-gamme changeront leur sort.[15] Chacun selon le rôle que lui attribut la forme-substance-capital se doit de dissimuler les graves dysfonctions socio-institutionnelles qui, si elles étaient relayées par un discours authentiquement politique et dûment organisées pourraient entraîner une authentique révolte.[16] L’économie, quant à elle, n’a de cesse que faire accroire à la scientificité de ses hypothèses, de ses conclusions et de ses prédictions ; de fait, elle « naturalise » la forme-substance-capital du monde de façon à rendre intemporelle la forme-substance-marchandise du socius, ce qui permet aux pouvoirs économiques et politiques de plaider l’innocence quand fondent sur les hommes les effets des crises financières et des crises de surproduction prétendument « imprévisibles »…! En effet, le moderne n’est plus comme les sociétés médiévales, on n’y condamne pas la nature en ses diverses manifestations : on n’y condamne pas la pluie et la sécheresse, l’inondation ou les feux de forêts. Ainsi, devenu un état de nature, on ne pourra point condamner le marché en délire (sauf quelques cas d’escroqueries trop visibles qui servent précisément à légitimer sa généralité), car si délire il y a, celui-ci tient de la « nature », on ne peut donc que temporiser avec elle, comme on installe des digues contre les inondations… or ils arrivent qu’elles cèdent !
L’histoire comme science postule (fût-ce non-dit ou pis impensé) que l’état actuel de ses méthodes et donc de son savoir seraient meilleur que ceux qu’elle déployait naguère, en conséquence, par leur amélioration, sa narrativité présente porterait des leçons capables d’infléchir l’agir politique du présent et donc le décours à venir. Or, comme l’a remarqué Marc Bloch – l’un des rares historiens à avoir pris distance d’avec son présent –, dans un petit ouvrage admirable de lucidité et de courage publié au moment de la grande débâcle française en 1940, Une étrange défaite : « Les hommes sont toujours plus près de leur temps que de leurs pères ». En d’autre mots, c’est l’état des rapports de forces et leurs légitimations idéologiques du présent qui déterminent l’action politique, tant et si bien qu’il faut corriger notre affirmation : la transformation de la narration historique tient justement aux conditions et interrogations présentes et non d’un quelconque progrès par rapport à une narration passée, et ce d’autant plus pour les domaines et les époques dont les sources essentielles nous sont connues. C’est pourquoi cette prétendue scientificité des sciences humaines (de fait, dans la plupart des cas un mauvais décalque des sciences de la natures) n’est qu’un vaste aveuglement scientiste et positiviste. Car qui dit sciences dit une certaine plausibilité du devenir qu’elles prévoient ; mais, que je sache, les graves crises du XXe siècle n’ont jamais été clairement prévisibles, elles ont toujours surpris les hommes modernes, les ont plongé dans une angoisse telle qu’ils ont été toujours prêts à accepter les pires solutions dès lors qu’un discours d’espoir les tranquillisa, apaisa leurs peurs et claironna un possible bonheur immédiat, la parousie à portée de main. Autant de promesses qui, le plus souvent, libérèrent la voie et levèrent les limites éthiques permettant l’advenue des pires barbaries…
L’une des conséquences de cette objectivation « scientifique », c’est encore l’invention d’un jargon arrogant qui affiche sa prétention à énoncer tout le réel humain[17], aussi bien le psychologique que le religieux. Il y a en effet une insolence insigne à parler de « sciences religieuses », comme si comprendre la foi du côté du sujet de la croyance relevait de la science et non de l’herméneutique ! Elle englobe et l’esthétique et le social dans une langue naturelle qui revendique la neutralité axiologique – ô comble de la morgue du côté du sujet de la certitude explicative ! C’est en raison de ce postulat de neutralité axiologique impensé en ses principes fondateurs et en ses conditions de possibilité, que l’on peut réduire les actions et les pensées des hommes à des catégories supportant tous les comptages mathématiques et toutes les combinatoires logiques possibles… Voilà comment se produisent et s’énoncent les jargons de la méthodologie, qu’elle soit sociologique, anthropologique, psychologique, historique, ou ceux des sciences politiques ou de la communication. Autant de nouvelles mystifications à l’œuvre, comme si la politique ressortait à une « science » (et je dis cela contre Marx via Machiavel) et non à l’un des arts libéraux, un art du possible et du hasardeux, du compromis et de la surprise, un art de l’inouï ! Or c’est précisément parce qu’il y a objectivation scientifique que la politique a pu se transformer en substituts de la non-politique qui visent à annihiler l’essence de sa manifestation, la violence : devenue communication et marketing scientifiques, la politique se résume à la gestion de la forme-substance-marchandise du monde, laquelle permet toutes les relations incestueuses que nous avions relevée précédemment entre la gestion des ressources humaines incluses « scientifiquement » au sein des ressources matérielles.
C’est pourquoi seul l’authentique travail philosophique qui « n’est pas un travail de science, mais une de la banalité. » [18], peut nous orienter vers une interprétation-compréhension qui saurait repenser la fin du sujet (le cogito dans sa certitude du ergo sum), et se diriger vers le pour-soi du sujet dans sa propre expérience existentielle. Pour ce faire, il convient de reprendre à nouveau frais l’interrogation du sujet et tenter de comprendre pourquoi la victoire absolue du couple capital-science que signe notre modernité tardive avec l’effacement du sujet en tant que sujet de son expérience propre (de l’unité du penser et de l’être-là), où se scelle le triomphe des « sciences sociales » et principalement de la sociologie, ou mieux : l’expansion générale de l’esprit sociologisant appliqué à toutes action humaine. Or l’effacement du sujet comme Dasein est directement lié à l’instauration de la forme-substance-capital comme réalité du monde. En effet qui dit forme-substance-capital du monde doit en compléter la description par des étants (Seienden) qu’elle engendre : forme-substance-marchandise et forme-substance-travail salarié en tant que socius en sa totalité ; ce qui explicite, par exemple, l’inadéquation totale de la métaphysique d’Aristote ou celle de Thomas d’Aquin pour l’interprétation de nos temps postmodernes. Mais le travail salarié moderne qui ne se peut entendre que dans la relation capital/salaire/profit (qui est aussi une forme-substance), est précisément « l’ennemi du sujet, le contraire irréconciliable de la . [19] Enfin, ce triple rapport capital/salaire/profit (forme-substance) doit, à son tour, être saisi dans la détermination métaphysique du Techno-capital (la vérité derrière les choses empiriques : la main invisible du marché ou l’humaniste de la science), et, de fait, ne peut jamais envisager l’homme comme le sujet de sa propre détermination (même le Tycoon capitaliste ne l’est point, soumis, lui aussi, comme nous tous, à la logique implacable du profit : avancer sinon péricliter !). Ensemble, nous sommes tous des incarnations à la fois singulières et identiques de l’homme de la « mobilisation totale », le prolétaire aliéné dans la parole des marxistes orthodoxes, le Travailleur comme forme sociétale générale chez Jünger (sauf que chez Jünger il est encore héros triomphant du moderne, ce qu’il n’est plus aujourd’hui !). Chez Heidegger ou chez Char, il est l’homme Heimatloss, ou celui tragiquement grotesque des romans du XIXe siècle, le capitaliste failli pris au piège d’une machinerie de la convoitise qu’il ne maîtrise même plus. C’est pourquoi, sans qu’elles ne le pensent jamais, – bien au contraire, elles affirment l’inverse en se prétendant libératrices – les sciences humaines sont l’instrument de légitimation de l’homme-objet en sa représentation logique dans la sphère de la techno-production infinie.[20] Voilà le fond (Grund) et le fonds (Kapital) du nihilisme postmoderne déjà entrevu par Nietzsche. Et c’est à partir de ces remarques qu’il convient dès lors de réexaminer la relation de la modernité à la tradition.
Retour sur la crise de la pensée moderne dans son rapport à la tradition
« La modernité est en opposition avec l’antiquité, le nouveau en opposition avec le retour du même ».
Dans un aphorisme posthume Nietzsche écrivait que la tradition ne prétend pas désigner ce qui est Beau, Bon, Vrai et Juste pour l’homme, mais simplement ce qui doit être relaté, exposé et montré, révéré et accompli impérativement hors de toute éthique, et qui doit l’être ainsi et non autrement : ce qui ne supporte pas de variations hormis celles inhérentes aux possibilités inscrites dans son propre programme de représentations. En d’autres mots, la tradition n’avance jamais de valeurs esthétiques en-soi (quoiqu’elle ait ses critères de la beauté pratique, un sculpteur est meilleur qu’un autre pour réaliser un masque ou une statue selon des canons immuables), et encore moins de valeurs morales (quoiqu’elle ait des critères du bon comportement quotidien, mais à condition qu’ils ne contreviennent pas aux normes de la tradition), dût-elle en être, post factum, affublée par les analystes d’une approche objectivante. En effet, c’est la projection de nos représentations métaphysiques qui affuble la tradition de valeurs morales d’une part et, de l’autre, qui transforme les objets de cette tradition en objets d’art, en pièces précieuses de collection pour amateurs et donc en valeurs esthétique. Or, dans un socius fondé et modelé dès longtemps sur la forme-substance-marchandise imposée par la forme-substance-capital du monde, ces pièces deviennent simultanément des valeurs marchandes-comptables, c’est-à-dire que les objets de la tradition sont absorbés dans la valeur d’échange, fût-elle celle du tourisme qui est l’un des moyens d’aliéner au monnayable tout objet, tout rituel originairement non monnayable.
La tradition quant à elle en appelle à la formulation de paroles et à la réalisation de gestes qui, par métaphores, métonymies, oxymores et symbolismes divers, l’achemine à ce qu’une société-culture (non socratique, non chrétienne, non judaïque, non musulmane) a conçu comme devant être ce qu’elle doit être idéalement, la complétude de son être-dans-le-monde comme être-au-monde[22] : ce qu’au travers de diverses pratiques elle affirme être (sans le formuler ni le théoriser jamais ainsi) la complétude de l’être de son étant en sa totalité (Seiende). Ni plus ni moins. Rites propitiatoires, rites de passages, naissance, mariage, funérailles, rites initiatiques, rappel des paroles du mythe originaire murmurées par des vieillards sous de grands arbres, au bord d’une source, près d’un grand feu illuminant les ténèbres d’ombres mystérieuses, sous une gigantesque falaise, aux abords d’un temple en ruines, devant un autel déserté, ou simplement la nuit sous la coupole étoilée « κóσμος, ordre et parure du monde ». Tous ces dires, tous ces actes ne sont ni moraux ni esthétiques – seraient-ils souvent beaux et sages, mais encore et souvent violents, ils appartiennent à l’ordre idéatique qu’un groupe humain s’est donné pour réaliser la complétude de son idéalité et de son inscription dans le monde, celui qu’il a construit et représenté, monde où quelque chose de plus grand, lui-même, le monde-κóσμος, domine toujours l’homme dût-il, familièrement ou solennellement, dialoguer sans cesse avec lui.[23] Avec son intuition à proprement parlé poétique et prophétique, Nietzsche devance de quelques décennies la reformulation de la même approche par les quelques anthropologues sérieux du XXe et du début du XXIe siècles (Boas, Bateson, Malinovski, Hocquart, certains textes de Lévi-Strauss, E. Evans-Pritchard, Edmond Leach, Rodney Needham et Remo Guidieri) qui, ne se payant pas de mots creux ou ronflants, n’ont pas sombré dans les banalités d’un exotisme fait de toc et de verroteries, dans un marxisme mithridatisé de sociologisme simpliste, dans un fonctionnalisme à courte vue, ni dans un formalisme structurel oublieux de l’indigène lui-même ou pis, peut-être, dans un empirisme de pacotille politiquement correct et de ce fait philosophiquement amnésique, ayant omis qu’une description ne peut être jamais tout bonnement « objective », qu’elle est toujours commandées et ordonnées par les catégories a priori de notre intellection occidentale moderne, en particulier par l’historicisation et la mathématisation comptable du temps et de l’espace.
Nietzsche est le premier moderne qui a donné une formulation vigoureuse de la notion de tradition dès lors que l’on cherche à comprendre comment les peuples non modernes pensaient le monde, le créaient, se le représentaient, agissaient dans et sur ce monde-là, au sein des champs sémantiques constitutifs de ce qui est leur monde comme seul être-au-monde. Or, aujourd’hui, ce monde-archaïque-là, ce monde-indigène-là n’est plus qu’un ensemble de traces archéologiques ; c’est pourquoi il faut ajouter comment, au moment de la rencontre avec l’Occident (initialement de l’Europe), ces peuples ont, dans un premier temps, tenté d’accorder leurs champs de connaissances et leur praxis avec tout ce qui accompagnait le déferlement des colonisateurs laïques et religieux. Si, en formulant cet aphorisme, Nietzsche songeait à Homère, à Hésiode, aux présocratiques, des anthropologues comme Rodney Needham ou Remo Guidieri n’hésitaient pas, un siècle plus tard, à affirmer qu’avant la généralisation entamée à l’aide des catégories et des théories énoncées en nos langues impériales (anglais, français, espagnol, portugais, allemand), il faudrait élaborer de véritables herméneutiques du sens en partant de la langue indigène : Needham en donne un remarquable exemple en insistant sur le fait qu’il convient de ne pas affubler du concept latin d’inceste tout ce qui ressort aux interdits matrimoniaux chez les peuples archaïques.[24] Guidieri, quant à lui, revisitant Marcel Mauss montre, sans reste, qu’il ne faut pas confondre le prêt avec le don car cela nous piège, comme Mauss le fut dans la trappe d’une visée idéologique proprement moderne du « bon sauvage », laquelle n’empêche pas les pratiques de la plus féroce des répressions.[25] C’est après ce travail préalable, et seulement après lui, que l’on peut, par la suite, aborder ce qui ressort d’un côté à l’universalité-identité de l’homme et, de l’autre, à ce qui tient des différences irréductibles entre les cultures humaines. Comprendre l’universalité de l’homme ne se peut baser sur les approximations toujours douteuses de traductions ne recherchant, au bout du compte, que de pacifiques et familiers « équivalents domestiques » pour reprendre une heureuse formule de Derrida ; ou, pour le dire plus fermement encore, il nous faut repousser les traductions qui présupposent avec naïveté (ou stupidité) qu’il y aurait une possible « traduction radicale » en raison d’une axiomatique conceptuelle « neutre » dans la formulation des questions des sciences humaines. Or, après les travaux de Quine sur l’indétermination de la traduction radicale[26], nous avons la confirmation que la neutralité axiologique à l’égard des cultures des peuples est chose impossible en raison de l’idiosyncrasie indomptable des langues naturelles, des expériences existentielles uniques qu’elles désignent et remémorent, et auxquelles elles donnent leurs polysémies irréductibles les unes aux autres. S’il est une universalité de l’homme au-delà des multiples variations culturalo-linguistiques constatées au cours des siècles et des continents, cela tient à deux caractéristiques uniques, exclusives, propres à notre espèce homo sapiens sapiens, et à elle seule : d’une part, tous les hommes, sans exception aucune, possèdent une langue naturelle articulée et, de ce fait, sont capables d’abstraction et de conceptualisation (ce qui ne veut pas dire que toutes les sociétés humaines aient pratiqué ce mode singulier, « régional » écrivait Heidegger dans Séjours[27]) de la pensée qui émergea jadis en Grèce, la philosophie et, de l’autre, tous les hommes, si primitifs fussent-ils, surent fabriquer des outils, dussent-ils être fort rudimentaires, c’est-à-dire qu’ils surent prolonger de diverses manières, mais toujours fonctionnellement efficaces, leur force musculaire selon une accumulation de connaissances practico-conceptuelles… En bref, il faut éviter les chausse-trappes du néoplatonisme, du christianisme, orthodoxe, latin ou réformé d’abord, puis de leur version sécularisée, les Lumières qui, chacune en sa guise, renvoient la primitivité à la misère intellectuelle, spirituelle, religieuse, aux ténèbres de l’ignorance de la « vraie Sagesse », à celle du « vrai Dieu » ou de la « vraie Raison », au bafouillage du langage (les théories linguistiques des Lumières présupposant une naissance et une évolution sauvage de la langue à partir de l’onomatopée[28]). Et dans leurs versions colonisatrices les plus brutales, les théories du progrès identifièrent le sauvage à l’animal. En effet, la pensée sauvage ne ressortit ni à la logique métaphysique de la dialectique platonicienne de l’apparence et de l’essence (la contemplation des idées pures), ni au naturalisme d’Aristote de la forme et de la substance, ni à la scolastique aristotélo-thomisme entre l’être-Dieu (l’UN créateur incréé) et l’essence éternelle de la pensée, ni à la pensée kantienne entre noumène et phénomène, incarnées en diverses formulations théoriques et en diverses formes politiques. Pour un sauvage, mais aussi pour Homère, Hésiode, Héraclite ou Parménide, la vérité est simultanément dans et hors du four à pain (Héraclite), dans et hors de la caverne, dans la présence des animaux, des plantes, de tous les phénomènes naturels, dans la présence simultanée et familière des dieux et des hommes, et dans les diverses et contradictoires manifestations de leur présence au monde… Ne l’oublions point, et les poètes eux le savent parfaitement, c’est « au cœur des ténèbres » que la lumière y est peut-être la plus éblouissante… Aussi, pour faire comprendre à son lecteur, – un intellectuel balkanique peu familier, voire ignorant des aires culturelles mélanésiennes –, Remo Guidieri, dans la postface inédite, rédigée pour la traduction roumaine de son ouvrage, L’Abondance des pauvres[29], affirme-t-il qu’il a rencontré, voici quarante ans, dans les montagnes d’une petite île de l’océan Pacifique, Malaïta, faisant partie des anciennes British Solomon Islands (aujourd’hui, Salomon Islands) parmi les Fatalekas (une tribu du centre montagneux), les ultimes bribes encore vivantes de somptueuses pensées archaïques qui n’étaient pas sans lui rappeler celles des Présocratiques.[30] Balayées ainsi les fariboles du « bricolage » de la pensée sauvage chez Lévi-Strauss, balayés les plaidoyers sans effet d’un humanisme universel et creux, ou celui du christianisme postconciliaire, de fait aussi impérial que celui de la Contre-réforme, balayé aussi celui de la Réforme, féroce et plus totalitaire encore dans ses versions sectaires anglo-saxonnes, et balayé enfin celui d’une Aufklärung popularisée et trivialisée comme le sont les versions grossièrement sociologisantes des marxistes tant de droite que de gauche, ou les pitreries des droits de l’hommisme de toutes sortes, de la pitié et de la compassion anachronisantes.
Si la tradition est bien cette singularité d’un mode-à-être-dans-le-monde comme être-au-monde qui réunit en l’homme ces éléments de bases constitutifs de son unicité – la chasse, la pêche et le travail productif et constructif avec autant d’outils nécessaires qui sont la prolongation de son bras et de sa main, la domestication des animaux et des plantes, la parole poétique et parole conceptuelle, le chant et la musique, la représentation picturale, le rite, le culte et la croyance – et le mettent en dialogue familier ou violent avec une nature qui abrite dieux, animaux totems, esprits, mânes, fées, spectres, génies, farfadets, elfes, djinns, alors, il faut se rendre à l’évidence, cette présence se manifeste non seulement dans la parole du mythos, mais aussi dans les diverses actions rituelles, au moment que la communauté se dit à elle-même qu’elle est ainsi, qu’elle se perpétue telle qu’en son idéal accompli qui s’éploie hic et nunc comme émergence du chaos. Alors l’intuition de Nietzsche est d’une justesse irréprochable… Et si on peut l’affirmer ainsi, alors les anthropologues sérieux n’y ont fait qu’ajouter les détails et les précisions nécessaires à l’intelligence des diverses civilisations, rendant hommage à ce qui, dans une belle métaphore de Lévi-Strauss, composait l’« arc-en-ciel » des cultures humaines…
Comment préciser les caractères de cet agir humain qui se présente à lui-même comme l’« éternel retour du même »[31] dans le déploiement du rituel, lors des sacrifices, pendant les farouches épreuves des rites d’initiation, au cours des chasses sanglantes (par exemple pendant la périlleuse chasse aux bisons chez les Indiens des Plaines) et, last but not least, en vue de la guerre (par exemple lors de la fabrication et de la remise du premier arc dans les tribus d’Amazonie, celles des premières sagaies chez les peuples nilotiques en Afrique de l’Est – aujourd’hui de la kalachnikov –, lors de l’adoubement du damoiseau médiéval après un rude apprentissage et ses premiers combats). Dans le monde archaïque, accéder à l’âge d’homme requiert de grands efforts, impose de grandes souffrances, engendre risques et périls réels. Devenir homme de plein droit, et donc avoir légalement accès aux femmes, et par là même contribuer à la perpétuation de sa société (souvent considérée comme l’espèce humaine en sa perfection accomplie), cela ordonne et commande de côtoyer la mort, de se jouer d’elle et de jouer avec elle dans l’espoir d’en différer, certes de manière toujours illusoire, l’ultime victoire (à cet effet, rien n’est plus manifeste, dans une Europe qui entrait dans la modernité, que la réminiscence archaïque que nous offre la gravure de Dürer, Le Chevalier et la mort). Quant aux femmes qui avaient à charge de « donner la vie », elles accomplissaient cette injonction à la fois naturelle et sociétale en offrant la leur propre, il y a là, à coup sûr l’exemple même de la grandeur sacrificielle. Toutes ces épreuves tiennent leur vérité intangible et leurs actions nécessaires des mythes fondateurs que les anciens content la nuit venue aux jeunes hommes accroupis autour du feu dans la maison des hommes, au cours d’assemblées vespérales réunis dans la case des totems ou au milieu d’un tipi empli de trophées, avant une union matrimoniale scellant une alliance « politique » entre deux lignages, deux clans, deux parentèles pacifiés après des mois, parfois des années de sanglante vendetta, ou au moment de partir en guerre pour conquérir des femmes, du bétail, des terres, pour forcer le passage lors d’une transhumance périlleuse, ou, tout simplement pour exhiber sa force de guerrier…
Mais chercher à comprendre la fin de la tradition et l’entrée dans la modernité en s’arrêtant seulement à une certaine antiquité de notre histoire européenne semble tâche bien ardue. Par exemple, Hannah Arendt les propose à la fin de la République romaine, parce qu’elle est portée par un historicisme objectif : la conscience assumée et énoncée de la transformation de la société, ce monde romain était déjà entré dans le syncrétisme politico-religieux. Les Romains de l’époque républicaine avaient emprunté à l’enseignement des Grecs néoplatoniciens, aux émules d’Aristote, de Thucydide et de Polybe la notion d’histoire comme source d’information et l’employaient à modeler leur praxis en fonction des conditions d’exercice de la puissance selon les exigences de leur conception de la politéia… Car, le modèle était déjà là, il suffisait de le démarquer et de l’adapter aux situations particulières nouvelles. En effet, ce fut la crise politico-sociale athénienne qui porta Thucydide à rédiger La Guerre du Péloponnèse, première véritable analyse réaliste de la politique et des relations internationales. Rien n’est moins traditionnel dans cette donation de sens à l’agir des hommes en vue de l’interprétation de la puissance politique.
En Europe, le monde de la tradition n’est autre que celui d’Homère, d’Hésiode, des rites orphiques, de la mantique (μαντικὴ τέχνη) des oracles, des paroles énigmatiques d’Héraclite et du Parménide. Dans ce monde on peut, comme chez les sauvages d’Outre-mer, entendre quelque peu cette tradition si l’on est capable d’un grand effort d’imagination herméneutique comme celui qu’avait entrepris Walter Otto dans son Essai sur le mythe[32] où il confronte la notion de mythos à celle de logos.
Le mythos, précise-t-il, c’est, chez Homère, la parole qui dit le vrai au moment même qu’elle s’énonce comme telle, inchangée dans le temps, insensible à l’innovation. Le mythos ne démontre rien, il indique, avertit, rappelle toujours une vérité immémoriale fichée au cœur même de son énonciation. Dans l’énoncé du mythos il n’est pas question de convaincre l’auditeur avec une argumentation logico-déductive ou logico-inductive. C’est la parole poétique (au sens d’amener à l’existence la vérité par le dévoilement, aléthéia…) dans l’aperception de son énonciation qui donne immédiatement sens au monde en sa totalité. Et s’il y a des apostilles lors de l’énonciation du mythe, celles-ci ne viennent point comme compléments démonstratifs, mais comme variations sur le même thème mythologique. Le mythos est à l’évidence un discours d’autorité, non point celui d’une autorité personnelle issue d’une position de pouvoir quelle qu’elle soit (celle d’un personnage public, homme du savoir institutionnel, homme politique, homme de la haute administration ou leader économique quelconque) puisque, comme le dit le poète de lui-même, il n’est que l’incarnation de la voix des dieux : il est προφήτης /prophêtês, « qui parle à la place [du dieu] ». Il s’agit donc d’une autorité supérieure indiscutée, reconnue de tous et dont le nom analytique générique pourrait être celui de Tradition… Walter Otto dont j’ai résumé et développé rapidement la conclusion, ne fait qu’illustrer et préciser ici l’intuition nietzschéenne de la Tradition comme autorité ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste, ni légale ni illégale, d’une autorité se donnant ainsi, hic et nunc, ni plus ni moins légitime en sa seule et propre énonciation. C’est ainsi que le mythos, regardé en son sens initial, inaugural, se présente à notre entendement herméneutique comme l’opposé du logos. Quand Homère nous dit que le poète n’est que la voix des dieux, qu’il « coud les mots pour les faire chanter »[33], il ne dit pas autre chose que l’acheminement à la parole de cette « vérité intemporelle » dont l’expérience existentielle possible est limitée aux hommes particuliers qui l’expriment dans une langue particulière, en l’espèce le grec. Et pour tous les autres qui ne le peuvent entendre, même si pour le Grec ils sont et demeurent toujours des hommes (et non des sous-hommes, en ce qu’ils peuvent être des ennemis respectés par exemple), la différence d’essence est de langue, rien que de langue, puisqu’elle seule donne accès au dialogue fondateur avec les dieux, à la compréhension de la parole mantique et prophétique.[34] Les autres sont les βáρβaρoς[35], des barbares, c’est-à-dire des non-Hellènes ou, comme le diront plus tardivement les Slaves des Allemands, des němîči, des « muets ». On le constate, tout est initialement question de langue, mode initial et fondamental de la reconnaissance entre eux des hommes, de l’identité ontologique de l’en-commun communautaire du genre des homo sapiens sapiens qui revendiquent ainsi une appartenance au même groupe, sous-groupe, clan, tribu, etc., parce que les locuteurs dialoguent entre eux grâce à une intercompréhension polysémique immédiate et médiate sans objectivation de leur parler, au moment même où ils l’énoncent. Évidence banale pour nos ancêtres médiévaux, souvent polyglottes, mais oubliée aujourd’hui depuis que, d’abord l’État nation monolingue, puis la mondialisation d’un anglais d’aéroport sert de lingua franca planétaire aux échanges économiques et aux sciences humaines. En effet, il n’est pas de vrais dialogues inscrits dans la complexité mouvante des niveaux de langue, sans une langue commune qui ne se réduit pas à un sabir minimal, pidgin postmoderne nécessaire à l’échange des marchandises ou aux formulations de la non-pensée médiatique. C’est pourquoi la proposition éminemment moderne (et très politiquement correcte), du « dialogue entre les cultures » appartient à ces stupidités dont les nouvelles générations de sociologues, de politologues, d’anthropologues (parfois aussi s’y adjoignent des historiens contemporanéistes et des philosophes se voulant « dans le coup ») sont friandes, précisément parce qu’elles éliminent l’idiosyncrasie irréductible de la langue, des concepts et de la culture qu’elle véhicule au premier chef… Dialoguer sérieusement, c’est-à-dire savoir soulever un questionnement essentiel, implique une langue et des champs sémantiques communs, comme le prouvent depuis des siècles les plus vieux dialogues connus, ceux de Socrate-Platon. En effet, seule une langue commune offre l’unique possibilité de la forme dialogale de la pensée. Quant à la traduction, elle vient après, avec ses approximations, ses équivalences souvent mouvantes, en bref ses hésitations, ce que nous apprennent encore et toujours les traductions latines de la philosophie grecque. Ce que soutient le prétendu « dialogue entre cultures », c’est, de fait, la création d’un produit marchand de la sociologie et de l’anthropologie « scientifiques » avec lequel tout le monde peut dialoguer avec tout le monde, sans jamais préciser de quoi est constitué ce dialogue. Or, l’expérience contemporaine nous apprend que ce dialogue interculturel se présente comme la réduction du dialogue au degré zéro du dialogue, c’est-à-dire à celui du tourisme : celui du marchand, de la femme de chambre, de la prostituée, de la caissière avec le client, en bref, le dialogue de l’uniformisation marchande du monde. Autant d’exemples, s’il en fallait encore de nouveaux, pour nous démontrer que la nouvelle langue commune n’est autre que celle de l’argent, cet élément ontologique abstrait(finance)-concret(monnaie) de la forme-substance-capital, et donc l’un des identifiants ontologique de la modernité avec son pendant la techno-science.
Quant à l’action du rite, en ajoutant et en subordonnant cette fois la langue à d’autres moyens expressifs, elle tente à son tour de rapporter un état toujours instable de la société (la société dans son présent et l’instabilité de son devenir dû aux actions que ses membres mettent en œuvre) à son modèle idéel immuable parce qu’il tient d’une vérité intemporelle au-delà de toute action humaine. Modèle en permanence ébranlé par la corruption inhérente à la temporalité immédiate de toutes actions humaines et à leurs effets (réalisation possible, actualisation, modifications), lesquelles, de manière aveugle, poussent un socius quelconque à sans cesse chercher par toutes sortes d’artifices, souvent contradictoires, le moyen de se perpétuer sans que jamais il n’envisage sa fin, dût-il se tromper sur sa praxis quotidienne comme œuvre pérennisant son être-dans-le-monde : « Zeux aveugle ceux qu’il veut perdre », écrivait à l’aube poétique de nos temps littéraires Homère le poète-prophète…
Si l’on veut rapporter l’énoncé du mythos et l’agir du rite à une métaphore grammaticale (en effet, quoi de plus éloquent que la grammaire des verbes pour parler la temporalité !), j’oserai avancer que, dans la tradition, la parole du mythos et l’agir du rite travaillent sur la base d’un prétérit particulier, le futur antérieur : demain doit être identique à ce qu’avant-hier fut. Autre manière de dire l’« éternel retour du même ». Mais, suggérons-le rapidement, il arrive que ce travail, tout comme le discours mythique, n’ait plus d’effets sur le réel dès lors que les hommes ne leur accordent plus la puissance intemporelle que leur énoncé pour les mythes et leur présence pour les rites supposent. Cela se nomme évolution, transformation, changement, mutation, métamorphose, transmutation, acculturation… énigme insondable du devenir sociétal, car, en dépit des apparences produites par les réductions logiques réalisées propres à la pensée moderne du sujet (précisément celles proposées par les sciences humaines), la mutation n’est précisément pas fondée sur le rapport chronologique immédiat de telle ou telle praxis. Auparavant, quelque chose s’est modifié dans la manière dont l’être-dans-le-monde se produit comme être-au-monde, mais ni la « volonté divine » avancée par les hommes de foi comme punition des hommes pour leur hybris, ni l’« esprit du monde » ou le « sens de l’histoire » donné initialement comme principe et fin ne peuvent avoir raison (ou rendre raison) de ces mutations pour moi toujours mystérieuses, hormis lors des chutes de civilisations advenant soit avec des destructions violentes (cas de la conquête de l’Amérique et de l’Australie), soit après de longues et souterraines préparations, où souterraines ne revoient surtout pas à l’infrastructure marxienne dans les cas des sociétés non modernes, c’est-à-dire ni immédiatement précapitalistes (le moyen et bas Moyen-Âge occidental par exemple) et, à plus forte raison, ni capitalistes. En effet, si l’histoire de la philosophie se réduit à quêter une succession d’interprétations somme toute sémantiquement « simples » et d’une rigueur formelle très complexe (voir à ce sujet l’exemple kantien) ou, à tout le moins, à fournir des réponses apaisantes à la question de l’être-au-monde en un monde en mutation, elle n’en a pas réglé pour autant le problème du sens de la mutation. On change d’époque de l’être (d’interprétation métaphysique) comme le montre Heidegger dans Sein und Zeit. On reconnaît dès lors que le sens de l’être relève d’une détermination historique, mais le pourquoi de la mutation demeure inentamé. Au bout du compte, ce devenir propre à notre espèce n’a peut-être d’autre sens que la possible « damnation » ou la possible « chance » offerte à l’homme de questionner sa présence terrestre hic et nunc, possibilité unique due à la pensée dans la langue et la langue dans la pensée, car, que je sache, les lions et éléphants sont les mêmes depuis qu’ils sont lions et éléphants. Et pourquoi, au bout du compte, le destin humain ne serait-il point : « … a tale/Told by an idiot, full of sound and fury/ Signifying nothing... » ? Simple hypothèse, lancée au détour d’un paragraphe, mais nécessaire pour souligner l’énigme fondamentale de ces transformations que l’histoire, comme la philosophie laissent, et pour cause, sans véritables réponses, en ce qu’elles n’y ont apporté et n’y apportent que des interprétations changeantes au cours du temps dussent-elles les présenter à chaque fois comme relevant d’une vérité intemporelle.[36] Pour le moment je laisse en suspend cette question abyssale, j’y reviendrai peut-être dans un autre essai.
Á présent modifions notre approche, tournons-nous vers la déconstruction de l’histoire de l’être engagée par Heidegger qui place la fin de la Tradition au moment de l’envol de la métaphysique de Socrate-Platon et d’Aristote. Pourquoi une telle antériorité quand à l’évidence, et en dépit des pirouettes des idéologues de la démocratie, le monde grec platono-aristotélicien nous est devenu totalement ou presque étranger, ne serait-ce que dans sa manière de penser la « nature », φύσiς, la « naturalité » de la politique et la vulgarité de l’économie, de présenter la religion dans ses liens avec le sport, et la musique unie à l’harmonie de la métaphysique ?[37] Heidegger engage cette réflexion parce que ces deux penseurs inauguraux avancèrent explicitement contre le mythos, μύθος, le primat du Λογός, logos, celui d’une parole qui argumente, raisonne, mais aussi qui ratiocine, chicane, débat, examine, induit, déduit, prouve, réfute, choisit,[38] en utilisant tous les artifices offerts par la réduction de la langue à des propositions logiques, de fait, à ses propres foncteurs logiques et au statut du verbe grec, être, ἐίμί, et à son participe présent, τό όν ou τό όντό (étant ce qui est présent, ce qui a existence), auxquels sont attribués une valeur logico-universelle comme l’a lumineusement mis à jour Émile Benveniste.[39] A nouveau nous devons rendre à Nietzsche ce qui lui revient, en effet, il en eut l’intuition lorsque dans Aurore il souligna que nos discours rapportent toute la réalité en sa présence singulière (idiosyncrasique) à des relations logico-déductives (inclusions, exclusions, chevauchements, etc.) qui éliminent le sens du sens de cette essence particulière (Seieinde), « idiotique » au profit d’un stock d’arguments identifiant la logique grammaticale des énoncés d’une langue donnée à la vérité d’un sens universel. Ce fut en latin tardif, avec une très grande virtuosité et complexité logico-conceptuelle, l’exercice auquel s’adonnait au XIIe, XIIIe et XIVe siècles la grande scolastique médiévale.
En suivant pas à pas l’analyse heideggérienne on peut extrapoler une histoire de la fin des traditions européennes à une histoire de la fin de la tradition en général parmi l’ensemble des cultures humaines ; histoire qui, à l’évidence, ne s’encadre pas dans un strict continuum chronologique (en voir la remarquable illustration dans les films de Terrence Malik, L’Étroite ligne rouge, la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique et les derniers sauvages de Papouasie ; et Le Nouveau monde, l’arrivée des Anglais en Virginie en 1607 et le contact avec les Amérindiens).[40] Comme l’a si parfaitement pressentie Heidegger cette fin de la tradition, advient dès lors qu’une tradition (Überlieferung)[41] n’a plus « la force de sélectionner ce qui est durable et de l’offrir à l’avenir sous une figure constamment renouvelable. »[42], et il ajoute ce qui me paraît essentiel pour ce qui concerne la vivance de la tradition : « Certes la tradition, […], n’est rien en soi si rien de lui répond et si on ne la fait pas parler en la mettant au service d’une action et d’une pensée. »[43]
Il y a donc un rapport de causalité direct entre l’expansion de la pensée métaphysique occidentale dans toutes ses incarnations théoriques et ses pratiques et la fin des traditions qui, eussent-elles encore perdurées, se sont peu à peu vidées de leur sens. La pensée-praxis occidentale prémoderne puis moderne s’est déployée à peu près simultanément sous deux formes principales, religieuse-métaphysique et mercantile d’abord avec le christianisme (latin et réformé)[44] et la première version du colonialisme, esclavagiste et mercantilo-capitaliste imposés aux peuples païens, idolâtres, fétichistes, puis, ensuite, sous la forme d’une philosophie morale, sociale et politique, Les Lumières, comme légitmation générale et ultime d’une nouvelle version de l’expansion « de la vraie civilisation », dans les faits, en tant que garant du second colonialisme plus familièrement nommé impérialisme… cela se poursuivit, avec un troisième stade commencé véritablement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous le nom de décolonisation, euphémisme d’une accélération de la globalisation, pour enfin, présentement, sous divers épithètes, qualifiant les interventions occidentales recouvrir une recolonisation, qu’elle se nomme onusiennes, otaniennes, humanitaires, démocratiques. A chaque fois on constate une accélération de l’intégration toujours plus étroite au marché mondial, et donc à la globalisation, c’est-à-dire selon une dynamique rendant les peuples et leurs États toujours plus interdépendants et plus soumis à la forme-substance-capital de l’être du capitalisme et à la forme-substance-marchandise des socius qui avaient pu, un temps encore, demeurer relativement autonomes, en marge du grand procès d’uniformisation.
Notre aujourd’hui est donc l’héritier de cette seconde et troisième expansion dont le discours légitimateur s’énonce avec un nouveau vocable économique apparemment plus neutre : d’un côté la « naturalité » des lois économiques de la globalisation et, de l’autre, politiquement plus « moral », le discours des droits de l’homme et de la démocratie. Voilà les deux notions qui sont devenues les instruments de propagande de l’impérialisme de troisième type, grâce auxquels l’Occident mobilise « humanitairement » ses opinions publiques afin de dissimuler la véritable convoitise économique et la féroce exploitation du travail au fondement de toutes les relations internationales, de toutes les guerres, de toutes les occupations et de toutes les spoliations modernes. Une fois mise à nue l’ultima ratio pratique de cette convoitise, l’humanitaire (ou le discours humanisto-démocratique) se révèle et se dévoile comme la légitimation métaphysico-éthique de tous les crimes commis au nom de cet économisme se prétendant et « naturel » et « humaniste ». Or, qu’il s’affiche démocratique et libéral, populaire et socialiste, anti-humaniste totalitaire et raciste, il n’est jamais question d’autre chose que de domination politique afin d’assurer profit et puissance. Trois versions du même fondement métaphysique de la techno-science qui, affirmant leur prétention à l’universel a priori, obligent les hommes à le célébrer en diverses représentations toujours renouvelées, mais s’articulant toujours sur le même schème : le présent, son avenir immédiat et médiat présentent le meilleur des mondes possibles en gestation. Les principes y sont les fins et réciproquement. En d’autres mots, ces versions réactualisent sur le mode anachronique la trilogie de la métaphysique platonicienne inaugurale. Dans ces nouvelles configurations du devenir, le Beau, le Bon et le Vrai se dévoilent ainsi : le Beau comme profit, le Bon[45] comme exploitation du travail salarié et le Vrai comme logique du capital. Cette trilogie résonna donc comme le triomphe de la Raison sur les ténèbres, comme l’accomplissement dialectique de la réalisation de l’Esprit du monde et celle de l’Histoire ou, reversée (remise sur ses pieds) en fin de la nécessité, elle s’en proclama le stade terminal grâce à la démiurgie d’un prolétariat devenu, dans le procès économique du capital, l’authentique sujet qui l’achève et qui, néanmoins, ne pouvant ressaisir cette fin de l’histoire, est tenu réifié à et aliéné par la Technique en raison de sa foi indéfectible dans les progrès de la science comme garants des progrès de la morale sociale. Au bout du compte, il convient de le constater, c’est encore et toujours la bourgeoisie, en ses diverses hypostases, qui demeure le sujet central de l’histoire. C’est pourquoi, aujourd’hui on ne peut que le constater avec tristesse, les plus légitimes révoltes des damnés de la terre, n’ont pu échapper aux rets de la Technique et du Capital.[46] Aussi, rendons-nous à l’évidence, dans la description de ce mouvement, nous rencontrons à nouveaux frais ce qu’en a dévoilé naguère Heidegger, à savoir, le sceau de la Technique comme Gestell (Arraisonnement ou Dispositif – de rassemblement et de calcul – selon les traducteurs), c’est-à-dire de la Technique comme ultime incarnation de la métaphysique qui engendre, déploie et légitime la machinerie de la modernité : innovations scientifiques, production de nouveaux objets, consommation, salariat, surproduction, angoisse du manque de l’inessentiel. Au bout du compte, le triomphe du nihilisme. Aussi pouvons nous avancer maintenant, que la forme-substance-capital du monde de la globalisation a pour essence particulière le Gestell qui, à, son tour engendre et intensifie la forme-substance-marchandise du socius et son résultat éclatant, le nihilisme. Or, d’aucuns l’ont déjà remarqué, le Nihil de la modernité, n’est en rien le vide, mais exactement son contraire, le trop-plein.
Historicisme et tradition
En poursuivant dans le même ordre d’idées, on ne voit pas comment accorder quelque crédit que ce soit à la démarche historique comme moyen de maintenir, voire de restaurer la tradition. Cependant, saisir toute l’ampleur de cette question exige de revenir, ne serait-ce que brièvement, sur la notion d’histoire et de mémoire parmi les peuples archaïques.
Lorsque Lévi-Strauss opposait naguère deux types de cultures, celles avec histoire et celles sans histoire, la formule parut séduisante à beaucoup parce qu’elle fondait une dichotomie simple, dénuée ambiguïté, apaisante et, au bout du compte, réinstaurait de manière implicite la supériorité de l’Occident dans la version des Lumières : Lévi-Strauss en somme un néo-kantien. Aussi fut-elle adoptée sans examen sérieux, et nombreux furent ceux qui la rabâchèrent ad nauseam. Or, de récents événements ont prouvé qu’une telle formule est porteuse de très graves dangers tant pour l’intelligence des peuples archaïques que lorsqu’elle est rapportée à l’action politique du présent. Par exemple, il paraît évident que cette formule a fourni les arguments au discours tenu par le président de la République française, Nicolas Sarkozy, à Dakar au mois d’octobre 2007, discours dans lequel il affirmait, sans l’ombre d’une hésitation, que « les noirs ne sont pas encore entrés dans l’histoire » ! Il omettait (et si ce n’est lui directement, c’est le laquais diplômé qui a rédigé son discours) de rappeler une banalité : à savoir que l’entrée dans l’histoire des peuples archaïques (de tous les peuples archaïques) est consommée depuis belle lurette, s’étant accomplie avec rapidité et violence extrêmes par le fer, le feu et le sang.[47] Cette entrée dans l’histoire, c’est-à-dire dans la modernité, s’est réalisée au sein de- et grâce à l’échange capitaliste – que cela se nomme christianisation et colonialisme ne change rien à l’affaire –, qui fut inaugurée d’emblée avec une ambition planétaire au moment même de la conquête de l’Amérique, laquelle devint le modèle sans cesse répété de l’acculturation de tous les peuples, tant les authentiques sauvages que les civilisations possédant des États archaïques et puissants, mais anté-capitalistes (et non précapitalistes), aux « vertus », aux « valeurs », aux religions, en bref à la politique et à l’économie occidentales.
Pour entendre correctement l’assertion de Lévi-Strauss, il faut la réexaminer à l’aune de la perception que les peuples primitifs ont eu de la temporalité de leur socius et de son inscription dans le monde. Philosophiquement on pourrait dire : comment ont-il énoncé la problématique de leur Dasein (et non du Dasein en général) ? Certes, d’aucuns se savent avoir d’une certaine manière une histoire, au sens que chacun sait pour lui-même et pour le groupe auquel il appartient avoir un passé, parfois même un passé reculé, vivre un présent et espérer un lendemain. Mais ce passé, comme nous l’avons vu, s’inscrit dans le mythe et impose sa réédition par des rites qui forgent une « éternité » en raison de la vérité intangible que les premiers énoncent et de la une mise en actes de l’idéalité et de sa complétude que les seconds exposent. En d’autres termes, la vérité immuable de ce passé rapportée à une absence de preuves écrites (de preuves dites « objectives » par les historiens), lui donne une qualité atemporelle et, de ce fait, éternelle. C’est pourquoi on pourrait dire qu’ils sont non seulement des peuples préplatoniciens et précartésiens, mais aussi des peuples prékantiens, ou mieux non-platoniciens, non-cartésiens et non-kantiens, ce qui, selon Remo Guidieri, nous conduit à diverses versions de « présocratismes » tropicaux.
Sauf pour certains ethnologues dont le plus célèbre en France, la tristesse ne me paraît pas le trait caractéristique des peuples primitifs, tropicaux ou non. Certes, aujourd’hui ils le peuvent, en raison des ravages réalisés par la colonisation et la pseudo-décolonisation.[48] Or ce qui les saisissaient avant l’arrivée des Blancs c’était, en raison d’une survie précaire, au jour le jour, l’éternel retour du même monde idéel dans les dévoilements mythiques, dans les rituels mantiques et initiatiques, avec parfois, voire souvent, des actes d’une folle violence où l’hybris ne quête jamais le nouveau, repousse l’aptitude au changement, et, bien au contraire, vise la restauration de l’avoir été ou, si l’on peut le dire plus précisément avec un barbarisme pour une fois bienvenu, le rétablissement et la reconstitution de l’« être été »[49] en sa complétude. Mythes et rites exposeraient ainsi la présence de l’être-dans-le-monde (Seinde) de l’être-au-monde (Dasein) sauvage en son « éternité intangible ».
On trouve un bel exemple de ce que j’avance dans l’ouvrage que Christian Duverger a consacré aux Aztèques dont le mythe d’origine signale par bribes des informations géographiques rappelant un espace lacustre situé au nord du Nouveau Mexique actuel, à une époque indéfinie où ils n’étaient que des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs, avant qu’ils ne partissent à la conquête du Mexique central pour y soumettre des peuples et créer cet empire qui, plus tard, au moment de l’arrivée des Espagnols, se trouvait affaibli et fragilisé par les révoltes des peuples soumis, et que l’intelligence politique de Cortés (aidé par l’intelligence supérieure et le talent linguistique de La Malinche), sut exploiter avec maestria, courage, brutalité et cynisme.[50] Or, l’histoire que présente ce mythe des origines est précisément une histoire faussement chronologique et cependant conscientisée comme originaire, ce qui en fait une vérité intangible.
À chaque fois, dans de multiples et diverses cultures, après la mise en place d’une origine plus ou moins mythique, s’instaure le récit répétitif de l’hagiographie. L’Europe archaïque l’a aussi connu, ce sont les discours héroïco-mythiques des épopées européennes à l’origine de notre littérature (Homère, Virgile, les récits originaires des Mérovingiens, des Carolingiens, la chanson de Roland, les chevaliers de la Table ronde, les rapports des dieux avec les guerriers vikings et germaniques, etc…) ; c’est encore celui des saints fondateurs chez Grégoire de Tours ; c’est le discours des conquérants chez les chroniqueurs Aztèques ou Mayas ou celui des origines des empires africains du Sahel dans les chants des griots. Certes, il s’agit de bribes d’histoire d’un peuple, d’un pouvoir, d’un monarque, d’un héros, mais d’une histoire intangible, sans variations qui entraînerait une mutation du sens. C’est cela la Tradition, une manière de concevoir l’histoire (i.e. le passé) qui construit et reconstruit l’éternisation de la communauté et donc des rapports entre ses référents essentiels (les hommes, les choses terrestres, les événements cosmiques, les mondes naturels et surnaturels), lesquels, en-soi, ne sont ni bons ni mauvais, simplement vrais, c’est pourquoi, en cas d’oubli d’une parole ou d’un acte nécessaires, d’aucuns y reconnaissent la possibilité d’effets redoutables.
Par paresse de pensée certains nomment cette éternisation de la communauté et de ses référents essentiels des « valeurs ». Or ce n’en sont point, à moins de donner à valeur le sens positif qu’elle possède dans la philosophie politique antique et médiévale, c’est-à-dire celui porté par un transcendant inentamé, l’Un-Tout (Dieu dans les religions du livre) : ici la « valeur » inébranlable du mythe fondateur. Il y a donc et mémoire et histoire chez les sauvages, mais au sens de l’anamnèse d’un rappel de l’origine et des actions originaires héroïque et tragiques où se tiennent ces peuples, c’est-à-dire dans ce qui les détermine comme peuple inchangé, à charge de les lui rappeler, non seulement dans le discours mythiques, mais encore dans le cadre d’une action à la fois réelle et symbolique, les rites. Les peuples sans histoire « objective », c’est-à-dire n’ayant point une conscientisation occidentale et moderne de leur passé comme récit fondé sur des causalités reconstruites à partir des archives, ces peuples-là ne sont par ailleurs jamais sans mémoire de leur histoire subjective. Ce qui trompe aujourd’hui notre entendement de l’altérité radicale, c’est que nous sommes soumis à une frénésie de discours de la « mémoire », essentiellement de mémoires antihéroïques, de lamentations victimaires, de pleurnicheries moralistes sur les dizaines de millions de victimes des dernières guerres, des camps de concentrations et d’extermination, autant de discours qui ne sont en rien des discours mnémoniques articulant d’authentiques souvenirs pieux, ou d’authentiques rappels des dieux ou du Dieu trinitaire, mais des bavardages plus ou moins frivoles, suscitant des surenchères aux visées strictement politico-économiques du présent, qui écartent justement toute pitié, toute compassion, toute miséricorde authentiques pour les victimes des guerres de notre aujourd’hui.
Chez les sauvages, en revanche, il y a souvent une mémoire orale des généalogies portant sur plusieurs générations réelles qui, ensuite, s’enfonce dans la merveilleuse et lumineuse nuit du mythe, mais toujours dans un continuum temporel qui réassure, d’une manière ou d’une autre, la pérennité « inchangée » du socius. Que des changements puisse être repérés par une pensée objective de l’histoire, au sens grec d’« ἱστορια », c’est-à-dire d’une source d’informations et de connaissances, c’est là, à proprement parler, une autre histoire, celle de l’Occident depuis qu’il s’y adonne, depuis qu’il recompose sans cesse en bricolant (lui bricole bien plus que les sauvages !) dans la temporalité des bribes de passé dont la narration, parce qu’elle s’articule sur un énoncé logico-déductif, fait accroire la reconstitution d’événements comme manifestations de la vérité de la totalité. Il n’est là qu’une des versions parmi d’autres du fantasme de l’objectivation infinie, totale, propre à la pensée de la science moderne !
Ce qui importe, et importe seul, c’est de tenter de saisir, ne serait-ce que de manière fragmentaire, comment les gens se pensent eux-mêmes dans la singularité de leurs actions et de leurs énonciations individuelles et collectives. La Tradition est donc cet état du monde à la fois mythique, rituel, symbolique et matériel, dont les visées mondaines et extra mondaines sont faites de mots disant le Vrai par le seul fait qu’ils sont énoncés, de gestes solennels ou triviaux chargés de sens spéciaux, parfois détournés de leurs sens quotidiens (cf. Hocquart, Kings and Councillors[51]), de matériaux fabriqués, philtres, amulettes, masques, bijoux divers (cf. Malinovski, The Argonautes Western Pacific[52]) ou d’outils conçus comme des pièges (cf. Remo Guidieri Trois essais sur les pièges et les outils[53]). Voilà des approches qui forgent le questionnement du sens que nous adressons à l’altérité archaïque, et qui s’opposent à la seule quête de structures formelles vidées de sens[54] et dont les coups de force logique commandent à la pensée sauvage à se mouler dans des catégories sémantiques qui lui sont totalement étrangères.[55] Si l’enseignement de l’ethnologie représentait encore une expérience existentielle authentique (l’a-t-il représenté jamais ?), c’est-à-dire une expérience de la pensée comme agir, comme Beruff, et non simplement la mise en œuvre d’une carrière universitaire et bureaucratique, et si de ce fait il était donc encore délivré avec le sérieux requis par la pensée en acte et non le plus souvent comme discours sans queue ni tête où tout se fond avec dans des « friandises intellectuelles » (la formule est d’Adorno dans Minima moralia) et les photos exotiques d’un tourisme de pacotille, il ne pourrait alors qu’ouvrir la voie à une herméneutique difficile, hasardeuse, que dis-je risquée, œuvre d’une vie, et seule capable d’offrir des interprétations fragiles puisque tout y repose sur des langues n’ayant aucune tradition glossématique et doxographique, et donc sur le talent linguistique des anthropologues (et peu le possède !), ainsi que, chose rare entre toutes, sur l’imagination philosophique et anthropologique ! Il s’agit là d’une herméneutique plaidant d’emblée pour l’humilité, or cela n’est guère le fort des universitaires contemporains avec leur intense inclination à magnifier l’autoréférentialité.
La Tradition serait donc, selon des styles certes très divers, ce déploiement de dires et de gestes où s’éploie l’hybris, souvent incarné par la plus extrême violence faite au corps, avec des os, des coquillages, des plumes, des plaques de bois ou de métal insérés dans les narines, les oreilles, les joues, les lèvres et, à coup sûr, avec la plus extrême douleur par les circoncisions, les excisions, les scarifications, les tatouages, les coups assénés comme lors des rites de passage du statut d’adolescent à celui de guerrier chez les indiens Mandans, Sauks, Pawnees ou Iowas (tels qu’ils furent peints par Catlin dans les années 1830), mais encore par l’outrance des couleurs des maquillages (voir les peintures faciales et corporelles des peuples de Nouvelle Guinée), par la taille des masques, la véhémence répétitive des bruits, des rythmes, des chants et des musiques, par l’abus des drogues, plus récemment par l’alcool, où en jouant avec la mort on se joue d’elle. Une telle démesure est étrangère à tout esprit occidental rationnel (il en produit d’autres, par exemple ses manières de faire la guerre ou de ruiner la terre) ? On a là l’illustration de la pensée du jeune Nietzsche, développant l’histoire des civilisations entre l’apollinien et le dionysiaque… Dionysiaques et présocratiques, les sauvages nous en ont donné de multiples incarnations dont nous avons presque toujours repoussé sinon les leçons, du moins les interprétations.[56]
La tradition n’est pas catharsis
Pour juger d’une tradition qui s’appuierait sur l’histoire au sens grec d’« ἱστορια », c’est-à-dire d’une enquête visant la connaissance d’une réalité passé objective et des transformations (politiques, sociales, économiques, militaires) conçues comme changements positifs, je pense qu’il convient au préalable d’aborder la question de la défaite de l’intelligence mythique en Europe, vaincue au profit d’une intelligence chronologique de la causalité, en réinterrogeant la notion de catharsis dans l’interprétation qu’en donna Aristote, mais cette fois à la lumière de la ritualité des sauvages. Il semblerait, et on le verra très vite, qu’il est possible de ressaisir à travers ce cheminement la très ancienne origine de cette fin de la tradition, et, de là, sa captation par ou son inclusion dans l’historicisme. On comprendra alors la différence entre la tradition, celle énoncée par le mythos, et une paideia, une instruction-éducation, une Bildung déjà moderne, conscientisée et thématisée comme telle, et qui se déploie, entre autre manière, selon une chronologie causale.[57]
Analysée par Aristote en tant que therapia et paideia, la catharsis n’appartient ni à l’ordre du rite ni à celui du mythe. Tandis que la catharsis agit au sein d’une illusion, le spectacle théâtral saisit pour lui-même tant par les acteurs que par les spectateurs et où, par exemple, le passé est, en tant que déjà-advenu, un événement accompli, achevé. La croyance, quant à elle, dont la volition immanente provoque le rite, engendre non pas un spectacle théâtral (ou historico-théâtral, mais une révélation incarnée ou un dévoilement comme non-oubli, αλήθiα, au cours desquels sont présentifiées et métaphorisées les formes et les figures d’une forme-substance de la transcendance qui garantissent l’unicité et l’irrévocabilité de l’essence de l’étant communautaire, de cet étant-là et non d’un autre, de cet étant-là hic et nunc. Il faut y revenir et y insister une fois encore, la tradition n’est jamais universaliste, ni en son essence et encore moins en sa manifestation, ni objectivement (à moins de l’acculturer à ce qu’elle n’est pas !) ni subjectivement. Elle appartient toujours à une culture ou à une sous-culture humaine et à elle seule qui se pense sinon le centre du monde, au moins le cœur de l’humanité, serait-on capable, depuis un regard extérieur, y déterminer des emprunts et y opérer des comparaisons. Cela ne change rien quant au sens de sa totalité pour les hommes qui la vivent en la réalisant comme praxis… Comparer a priori cela tient de la pensée occidentale déjà moderne avec ses moyens philosophiques, théologiques, historicistes, puis économiques et militaires qui domine le centre du monde et ses périphéries grâce à des interprétations fondées sur la réduction logico-conceptuelle conçue comme valeur universelle applicable à l’intelligence de toute culture… Comparatisme au sein d’une grille unique de traits « pertinents » qui permettent ensuite une évaluation généralisée rapportée à des critères a priori avancés comme axiomatique et finalité. Le but de cette généralisation n’étant, au bout du compte, et après la soumission militaire, spirituelle et économique, rien de moins que l’acculturation des autres cultures du monde aux langues, croyances, modes, voire aux habitudes culinaires des conquérants, aux diverses versions de son Dieu unique, en bref, à ses « valeurs », de fait, et en ultime instance, à sa vraie valeur, la seule, l’unique qui domine l’Occident, la valeur d’échange.
En d’autres termes, une fois éteints les feux de la rampe, chaque spectateur quitte l’amphithéâtre, le théâtre, et repart vers son labeur et ses occupations quotidiennes après y avoir reçu une leçon de morale politique et sociale. La catharsis vise donc à offrir l’illustration positive dans un cas (celle de la légitimité), ou la critique du négatif dans l’autre (celle de l’illégitimité), du pouvoir et de l’autorité légale de la cité-État, de l’Empire-État, de la monarchie-État, de la Dictature, de la République bourgeoise ou populaire, de leurs lois organiques et de leur droit positif dans un topos (espace-temps), la scène où s’affrontent le « Bien » et le « Mal ».[58] Lorsque, plus proche de nos temps et peu remarqué par les sociologues et les philosophes (et pour cause !), les bureaucrates animateurs culturels aux ordres des politiciens mirent en scène les traditions paysannes européennes (les spectacles folkloriques), ceux-ci cherchèrent à inscrire dans la mémoire des spectateurs déjà modernisés une leçon d’ethnographie, d’histoire, de politique et d’éducation civique. Il s’agissait dans tous les Balkans, puis plus tard dans le Caucase et au Moyen-Orient d’imposer un système de références simples et efficaces, uniformes, valables pour tous les citoyens et qui, au bout du compte, participait à l’invention et à la fabrication de la nation-ethnique, ethnico-linguistique et/ou religieuse, en tant qu’incarnation « naturelle » de l’État politique moderne. Or ce qui faisait l’originalité de cet État moderne c’est qu’il ne trouvait sa viabilité spirituelle qu’en la guise d’une pérennité adossée à une prétendue antiquité dont les éléments ne représentaient au bout du compte qu’un bric-à-brac de faits historiques et ethnographiques bricolés avec les instruments classiques de l’historicisme post-retro factum : les archives et l’archéologie, le folklore et la philologie.[59]
Dans la modernité d’une gauche bolchevique radicale, c’est Berthold Brecht qui en réalisa et la théorie et la pratique théâtrales en tant que distanciation (Verfremdungseffekt) pour une nouvelle réalité (Neue Sachlichkeit). Pour l’écrivain et le poète communiste la catharsis que met en œuvre son théâtre est le ferment d’émotions et d’arguments regardés « à distance » qui préparent la révolte sociale contre l’oppression et l’exploitation afin de dévoiler aux hommes la ou les voies de leur émancipation. Le cinéma d’Eisenstein, de Poudovkine ou de Dovjenko, visait les mêmes buts, comme celui de Pabst, Die freudlose Gasse (La Rue sans joie, 1925), ou celui de John Ford les Raisins de la colère (1940). Et cela durera encore avec les films de la grande époque du néoréalisme français ou italien, mais de manière moins extrême et totale (par exemple, le film de Jean Renoir, Le Crime de Monsieur Lange, 1936, ou celui de Vittorio De Sica, Ladri di biciclette, (Le voleur de bicyclette) 1948.[60]
Revenons à présent à notre comparaison initiale. On comprend maintenant comment et pourquoi toutes ces représentations appartiennent au logos historiciste et ont lentement écarté le parler du mythos comme seul discours d’une Vérité au-delà de l’histoire et donc de la Politique. Ainsi au cours du temps qui nous séparent de cette victoire du logos, le mythos n’a plus servi que de rappel soit esthétique – thèmes littéraires et théâtraux, retour au naturalisme néoplatonicien depuis la Renaissance, décors d’architecture, peintures héroïques néoclassiques (Jean-Louis David, Combat de Mars contre Minerve, Les Sabines), puis collages dans les simultanéités postmodernes (Wagner, Der Ring des Nibelungen, Strauss, Ariadne auf Naxos, ou plus tardivement les opéras-rock, Jesus Christ super star, István a Kiraly) – soit d’esthétisations modernes adornant et nourrissant les fantasmes politiques de l’« éternel retour du même », cette manière propre aux XIXe et XXe siècles plongés dans l’errance nihiliste de la techno-science de se chercher des arcs-boutants légitimateurs dans l’antiquité (toutes les fables des origines dans les discours nationalistes, puis l’appel à la Rome antique du fascisme italien, aux mythologies germaniques pour les Nazis). C’est ainsi que l’on peut mesurer l’espoir fou et l’impasse de Nietzsche qui souhaitait revitaliser les dieux et l’héroïsme grecs au moment où l’Occident et le monde devenaient totalement soumis à sa dernière version de la métaphysique, la Technique, et à son incarnation en Gestell, au moment décisif où précisément l’homme devenu fou par l’ivresse de ses prouesses technologiques, intensifiait tous les possibles des programmatiques de types capitalisto-techniques où il n’est jamais question d’héroïsme, de grandeur, d’éclat, sauf au cinéma, mais où, dans le réel, il n’est que pièges, coups tordus, convoitise, cupidité au service d’un logos visant, dans tous les domaines, la programmatique de la plus grande efficacité matérielle immédiate.[61] Lorsqu’un philosophe comme Victor Goldsmith s’interrogeait pour savoir si « Platon croyait aux mythes »[62] auxquels il fait appel pour illustrer les propos de ses dialogues, la question soulevée suggère déjà l’épuisement du mythe comme unique ordonnateur du sens du monde et précise le signe annonciateur du triomphe du logos.
Rien donc dans les rites des sauvages, voire dans ceux des paysans archaïques européens ou asiatiques qui ressemblât à cette thérapie collective cathartique. Une fois accomplies les diverses épreuves (dépenses ostentatoires, Potlach et autres prêts somptuaires[63], démesure hallucinatoire sous l’emprise de drogues diverses, d’alcool, de rythmes et de chants répétés à satiété, de souffrances physiques propres à toutes les pratiques corporelles des rites d’initiation), une fois donc achevé le cycle de leurs représentations, d’aucuns s’en retournaient à leur dur labeur, à leur misère quotidienne, aux dangers des chasses et des combats, mais non sans que la communauté eût réaffirmé et proclamé sa singulière et unique authenticité dans l’expression pleinement vécue du retour du même, celui des principes et des représentations transcendantes-immanentes qui acheminaient son mode-à-être-dans-le-monde (Dasein) pour exalter quelque chose de plus originaire qui, s’ils en avaient eu le langage, pourrait se nommer l’être-comme-possibilité-d’être-là, mais qui en leur guise renvoyait aux ancêtres fondateurs présents dans les crânes surmodelés, au grand esprit de la terre, à la mer des origines, à l’oiseau-foudre combattant, etc…. Comme le souligne Karl Reinhardt, dans la polis où le théâtre domine les anciens dieux sont relégués à la culture populaire[64], et « le citoyen d’Athènes, aussi ardent aux procès qu’au théâtre, sait jouir de tout avec esprit critique. Théâtre et procès portent d’ailleurs le même nom : agôn, tournoi. La scène devient tribunal […]. »[65] À l’évidence, nous ne sommes plus dans le rite, mais dans les débats et les combats critiques, dans les rappels aux différences du passé, portant à la fois sur les choix possibles qui normalement entraînent la décision, la krisis mise en œuvre par ces premiers intellectuels que furent les Sophistes, dans le but d’une paideia et d’une thérapia, se déployant au cœur de la politéia… Volens nolens nous nous trouvons parmi les élites, dans des discussions, querelles, controverses, causeries, les premiers feux d’une aurore de délibérations qui, beaucoup plus tard, s’avancera sous le nom de modernité, d’espace publique, nous sommes bien aux commencements de la fin de la tradition.
Ainsi le théâtre comme scène objectivant la crise d’une société ou mieux, une société en crise, crise politique et sociale, et donc crise du sens de l’étant Seiende), c’est-à-dire de son identité, de son unité, de son passé et donc de son ad-venir, ne peut, en aucune façon, être identifié à un rituel[66], dût-il, lorsque ce théâtre élabore ses discours, user des structures narratives des récits mythologiques d’une ou plusieurs époques, réemployer des séquences de rituels, des bribes de prières, d’invocations pour élaborer sa dramaturgie et sa scénographie, en bref, planter les décors de la modernité avec diverses images, diverses statues, éidolon, éikon, de toutes sortes, puisés en vrac dans le passé le plus reculé et souvent le plus énigmatique.[67] Tous ces agencements possibles (et leur combinatoire est quasi infinie) représentent le magasin d’accessoires d’un théâtre (qui peut aller, par exemple, jusqu’à la plus grotesque des caricatures des rites populaires qui plaît tant aux touristes des hôtels de luxe des pays « exotiques ») ; aucun ne se peut identifier jamais aux enjeux de sens présentéifiés lors d’une énonciation solennelle du mythe, dans les cérémonies rituelles conduisant parfois, par la possession, aux limites de la folie (cf. pour le syncrétisme africain l’admirable film de Jean Rouch, Les Maîtres fous).[68]
Pour lors, il convient d’entendre comme le recours à un faux-semblant l’histoire positiviste – en tant que connaissance énoncée avec un récit objectivant le passé et donc aussi les traditions ; en effet, lorsqu’elle est mise au service du devenir du présent, cette histoire présuppose une tradition toujours vivante qui sert de fonds sémantique et discursif à la légitimation continue de l’avènement de la modernité. Or, a-t-on jamais constaté l’immémorialité d’une tradition qui s’actualiserait à la mémoire des hommes comme agir vivant de la logique du progrès réalisé grâce à une argumentation dominée par le seul logos ? User de l’histoire comme instrument mnémonique afin de faire renaître une tradition, c’est précisément se tenir à l’égard de la tradition dans une apophase ce que le psychanalyste Octave Mannoni eût défini par l’expression : « Je sais bien, mais quand même ! » En effet, je sais bien que cette tradition est en état de décomposition avancée, quasi morte ou ne se survivant qu’en quelques lieux très marginaux en tant que culture populaire à l’agonie, mais je vais vous la conter et la mettre en scène avec ses rites pour tenter de les réactualiser. Agissant ainsi je la dé-sémantise et la re-sémantise, lui fournissant un simulacre de renaissance qui permet de la rendre intelligible à mes contemporains en y intégrant les angoisses qu’engendre la perte d’une antique identité communautaire qui se délite au fur et à mesure que la modernité s’installe comme normalité de l’être-dans-le-monde. Á l’évidence, toutes ces vociférations annonçant une prétendue résurrection, signalent à notre attention un naufrage commencé de très longue date qui dorénavant se présente à nous comme le constat d’un décès annoncé dès longtemps. En résumé, l’antimodernisme[69], en tant que volition explicite d’une lutte engagée contre la modernité qui use de tous les instruments culturels propres à cette modernité pour tenter d’en dénier les effets, n’est rien moins qu’une autre version de la modernité, au sens littéral son versant réactionnaire et, de fait, illusoirement conservateur. Nul ne peut échapper à la pensée de la temporalité de la modernité – c’est-à-dire à la Technik en tant que détermination sociétale globale de Gestell (Arraisonnement) se réalisant comme forme-substance-capital et Total allgemeine mobilmachung (mobilisation totale générale[70]). Et dans le champ de la culture cette modernité d’incarne en des livres d’histoire, d’ethnologie, d’anthropologie, de philosophie, des thèses (avec de surabondantes notes en bas de page !), des essais, des pamphlets, des romans, des pièces de théâtre, des films, et last but not least, des spectacles folkloriques. Autant d’œuvres, excellentes ou médiocres, parfois grandioses, qui répondent aux exigences des formes modernes de la narrativité et de la représentation, sources de joie ou de mélancolie, d’espoir ou de désespoir. Or, déplorer n’a jamais été d’aucun secours pour réaliser une restauration capable d’entraîner une authentique résurrection ! Une telle possibilité serait-elle même envisageable dans le nihilisme propre au déploiement de la modernité ? Non. Seuls quelques grands poètes ont réussi, ô miracle !, à garder la qualité de prophètes et de possédés, Hölderlin si cher à Heidegger, Shelley et Rimbaud, chacun en sa guise et dans la fulgurante jeunesse de leur inspiration en offre des exemples saisissants. Aujourd’hui quand la grande poésie métaphysique n’est plus qu’un mince filet de voix à peine audible, ne demeure que le plus moderne, voire déjà au-delà de la modernité tardive, l’hypermoderne que l’historicisme antimoderne et sa volonté de résurrection des mythes, des rites, en bref, des traditions, incarne pleinement !
Le temps du nihilisme
Une légère inclination d’optimisme habitait Ernst Jünger dans l’un de ses célèbres essais, Über die Linie (Le Passage de la ligne)[71]. Il y affirmait qu’une fois atteint le fond du désastre, limite ultime à la catastrophe du XXe siècle – et, écrit-il, l’on s’en serait approché en 1956 à l’époque de la rédaction de son essai –, un nouvel élan créateur se tiendrait là, déjà prêt à s’élever. Heidegger lui répondit en précisant, avec le même titre à peine modifié par la présence des guillemets, Über « die linie »[72], que la catastrophe n’a pas eu lieu au XXe siècle, mais il y a déjà fort longtemps, même si ce XXe siècle illustre les advenues les plus dévastatrices, quand, de surcroît, les grandes danses macabres semblent bien loin d’être terminées ! Et pour ceux qui se sont penchés sur la méditation heideggérienne post-rectorale, la catastrophe s’origine dans le déploiement déjà fort ancien du nihilisme. Encore, faut-il le préciser, ainsi que Nietzsche le fit dans divers aphorismes publiés post mortem, le nihil moderne n’est en rien le vide, le néant ; loin s’en faut, il est son contraire qui se déploie dans le mouvement de décadence de la civilisation occidentale.[73] Ce nihil se manifeste alors comme le trop plein des choses, le renouvellement permanent du nouveau dans un éternel présent qui repousse de toute sa force les traditions surtout quand lui-même s’en empare comme objet d’étude, jusqu’à faire oublier à l’homme, malgré tous les discours historicistes et mnémoniques, tout passé, toute limite, toutes valeurs supérieures incontestées, précisément celles qui dans la tradition commandent sans qu’on se demande jamais pourquoi elles commandent, comme la rose d’Angélus Silésius ne questionne pas le pourquoi de sa présence et de sa croissance.
« Le désert croit » écrivait Heidegger suivant Nietzsche, et repris par Hannah Arendt dans Was ist Politiks ![74] Ce que Walter Benjamin, dans la même veine, formula ainsi : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à , voilà la catastrophe ».[75] Or pour Heidegger ce désastre est fort ancien. C’est ce qu’il énonce, à sa manière grave et responsable, et parfois malicieuse. Il disait, en substance, de ne point présager trop précipitamment l’advenue d’un quelconque salut car, si l’origine de la catastrophe eut lieu dès longtemps, son accomplissement est très loin d’être achevé en sa totalité. Peut-être n’est-il qu’à peine ébauché, peut-être son achèvement ne le sera jamais ? Aussi la ligne-limite est-elle loin d’être atteinte. Le sera-t-elle un jour ? Voilà la question cruciale qui demeure sans réponse ! C’est « au-dessus » de la ligne (Über) au sens d’un ailleurs intramondain, et non vers une quelconque et nouvelle émanation transcendantale que se tiennent et le crépuscule de nos temps et l’aurore des possibles d’une époque post-catastrophique à-venir. Puisqu’il ne peut y avoir un « au-delà » de notre époque se tenant dans une extériorité à venir qui s’inscrirait dans le mouvement d’un dépassement dialectique où se nierait la catastrophe – la négation du négatif – pour atteindre, consciemment assumée, une ère de félicité. C’est là, me semble-t-il, et je l’avance comme autocritique de mes illusions de jeunesse (sans pour autant les jeter aux poubelles de l’histoire, renier l’utopie enthousiaste de mes premiers élans politiques, ou pis, les nier purement et simplement, stupidement, comme certains se complaisent à le pratiquer pour faire carrière dans la conformité à l’esprit du temps), de mon adhésion à l’erreur d’un aspect du marxisme-léninisme, celle d’avoir cru à une possible résolution dialectique de la catastrophe sans sortir de l’axiomatique du progrès en tant que métaphysique de la Technik et Dasein du Gestell. Ce dernier se révélant à travers et dans l’objectivation infinie rendue possible dès lors que le cogito n’est même plus le logos en tant que déploiement de la logicité des arguments démonstratifs, mais l’être-là (Dasein) s’énonçant comme vérité transcendantale : cogito ergo sum. Arrogance de l’homme armé du logos l’être qui en viendrait à affirmer que « Tout ce qui est réel est rationnel » (Hegel)… Mais qui donc produit le réel sinon le cogito ! Le serpent de la pensée rationnelle s’autodétermine et s’autoreproduit dans l’autoréférence sans jamais, au bout du compte, s’interroger sur ses conditions de possibilité, parmi lesquelles le nihilisme joue le rôle fondateur. Naïvement le marxisme-lénisme crut pouvoir subvertir l’ananké de la modernité et sa version de la métaphysique incarnée dans la Technik en usant de la même axiomatique du progrès infini, des mêmes instruments, des mêmes concepts que cela même contre quoi il luttait. En ultime instance, le marxisme-léninisme visait le même télos sociétal que son modèle, le capitaliste, mais il prétendait (il le prétend toujours dût-il être en partie dégradé !) l’accomplir incomparablement mieux, plus équitablement, plus efficacement, plus humainement. Mais sur cette base techno-scientifique, le marxisme-lénnisme ne comprit point que le nihilisme inhérent au déploiement de toute forme de puissance moderne (industrie et technologie) ne se peut ni apaiser ni modifier : soit il disparaîtra car quelque chose d’autre, de véritablement autre, s’élèvera à propos du questionnement de l’être-dans-le-monde menant vers une possible transformation de notre être-au-monde, soit il poursuivra inexorablement sa route mortifère jusqu’à la disparition de l’espèce remplacée peut-être par les androïdes qu’elle aura créés : le temps de Matrix sera ainsi devenu la seule réalité en dehors des zoos humains où, ici et là, seront parqués quelques « sauvages » rêvant encore de polémos et de liberté…
Une fois succinctement rappelé ce débat qui tient de l’histoire de la question de l’être, c’est-à-dire de l’histoire de la philosophie et donc de l’Occident, et d’un possible, quoique fort hypothétique, dépassement de la métaphysique en fin de parcours,[76] il convient de préciser que l’histoire en tant que discours objectif sur le passé, et ce quel qu’en soit l’objet, n’est pas étrangère à la matrice nihiliste de la modernité : de facto elle lui appartient de plein droit. L’histoire n’est pas un récit où le discours se présente comme l’anamnèse fidèle de l’archaïque ou de l’antique tradition pour en rappeler les impératifs et les immuables commandements. En fait, contre Kant, j’ose affirmer que seule la tradition détient l’impératif catégorique collectif qui, s’il n’est pas éthique, n’en est pas moins impératif ! Car l’histoire est toujours l’actualisation de bribes de passé (parce qu’il y a des textes sacrés, des images, des statues, des sites archéologiques par exemple, autant d’arcs-boutants à l’archivage) rapportées aux soucis du présent, comme nous l’enseignent les débats simplistes sur la source de la démocratie représentative moderne dans la démocratie athénienne. Hormis une herméneutique arrachée autant que faire se peut aux questions du présent (ce que Leo Strauss définissait dans son commentaire du Hiéron de Xénophon, comme la seule manière d’interroger sérieusement aujourd’hui les Grecs, c’est de faire comme ils s’interrogeaient et se pensaient eux-mêmes), permet de tenter une approche certes toujours fragile et humble de ce que furent les pensée et le sens des praxis antiques ou archaïques. Mais toutes les tentatives qui cherchent à parler des traditions à partir du cadre préétabli par l’objectivation de l’axiologie prétendue neutre du rapport sujet/objet ou par la relation temps-qui-s’écoule/causalité-innovations propres à la pensée moderne, avec les lexiques et les champs sémantiques de nos langues modernes, ne sont que fables modernes portant sur un tout autre sujet que celui quelles prétendent approcher. Rapporter l’énigme de la Tradition et des traditions aux questions qui ressortissent à la plus stricte modernité, cela relève d’une trahison de la Tradition et des traditions. Ces démarches énoncent la féroce volonté d’acculturation de l’étrangeté de l’archaïsme à nos modes de penser et de ressentir.[77] Rien d’étonnant à cela, car depuis la conquête de l’Amérique l’acculturation de toutes les cultures mondiales à la pensée européenne moderne, s’inscrit dans la suite « normale » des procédures qui besognent à l’unification du monde.[78]
Certains l’on a déjà remarqué, sans toutefois le souligner avec la vigueur nécessaire, les analyses de l’altérité proposées par les sciences humaines sont anachroniques en ce qu’elles présupposent des essences universelles et a-historiques, intangibles et immuables, la Vérité, la Beauté, le Bien, la Justice, ou plus contemporaines dans la pensée occidentale, la Raison transcendante, l’Histoire comme accomplissement de l’Esprit, la lutte des classes ou la démocratie représentative comme réalisation de la fin même de l’Histoire. Même si les spécialistes l’ignorent, ces approches tiennent leur possibilité de celle qui, inaugurée il y a fort longtemps, se nomma métaphysique et quêta la vérité humaine au-delà de l’apparence, de la manifestation, du sensible, de la perception singulière, de la vision, de l’ouïe, en bref, « hors » de l’idiosyncrasique propre à l’auto-aperceptif de chaque culture. Invention de la métaphysique qui, à travers et dans la langue grecque, énonça et affirma le fondement d’une première vérité universelle, elle de l’Être. Il suffit ensuite que le christianisme, pour démontrer la vérité unique de sa foi, utilisât la raison philosophique grecque (travail de saint Paul et des Pères grecs de l’Eglise) pour que la machinerie onto-théologique universalisante (l’Un-Tout, le Dieu incréé et créateur de la totalité en ses trois hypostases, à la fois principe fondateur et fin ultime du monde) y trouvât et son idea et son energeia. Dès lors la parole du logos, parole des élites, proclamait que le vrai se tenait dans le domaine céruléen des idées (eidolon et idéa platoniciennes, ou vie bienheureuse dans l’au-delà de la mort), dans des essences aperceptibles par ses seuls élus, les philosophes ou les prêtres plongés dans la contemplation ; aussi repoussait-elle dans l’erreur du commun (le populaire) l’expérience existentielle de la présence des choses et des hommes en leurs voies et manières, qu’elle identifia à de funestes passions et à de néfastes opinions. Cette machine s’est révélée d’une puissance sans équivalent dans l’histoire de l’humanité, parce qu’elle fut le préalable (et je n’en vois pas d’autres) au déploiement des sciences de la nature et donc à la nécessité théorique de construire des discours axiologiquement neutres – bien au-delà des accumulations de connaissances fondées sur des pratiques empiriques de réussites et d’erreurs –de manière à objectiver la nature, la transformer, la modifier, en bref de manière à créer un autre monde, ce monde, notre monde comme l’écrivait Marx, équivalent à la somme des marchandises produites, voire, présentement, à la somme des dettes accumulées, c’est-à-dire à l’argent fictif devenue la seule réalité, la seule valeur de référence de l’humanité. En effet, pour la science moderne les pierres n’ont pas d’âme et les plantes comme les sources ne murmurent pas aux oreilles des sorciers les secrets du monde. Or cette objectivation scientifique, une fois appliquée aux affaires humaines comme volonté de savoir des hommes sur les hommes en leurs lieux terrestres (voire même à leurs croyances), n’a engendré que des discours idéologiques en ce que le présent, après de graves et mortelles crises, y était toujours avancé comme le « meilleur des mondes possibles » selon l’expression de Leibniz. Les savants s’attachèrent ainsi à établir une équivalence entre l’indomptable marche en avant du progrès technoscientifique et, simultanément, fondateur, en ultime instance, du nihilisme – le Gestell-Arraisonnement comme stade ultime de la métaphysique des valeurs (certitude du sujet y compris lorsqu’il en appelle au doute cartésien ou à l’ego transcendantal husserlien, lequel n’est que l’ultime version du cogito ergo sum inaugural de Descartes) –, et les progrès de l’intelligence et de la morale humaines comme l’imposèrent les Lumières jusqu’à l’aube des grandes catastrophes humaines du « court XXe siècle » européen. Entre les avancées inouïes des sciences de la nature et le progrès moral et politique, il n’est pas exagéré d’affirmer, une fois encore, que, depuis l’aurore de la pensée moderne, le fossé n’a fait que s’agrandir, pour n’être plus aujourd’hui qu’un immense champ de ruine sûrement impossible à combler. Si le proverbe français « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » détient une part de vérité, alors demain n’est point la veille d’une mise à l’encan du nihilisme.[79] Or, ce qui caractérise le nihilisme moderne c’est non seulement l’excès des choses commandé par l’infinité de l’innovation, du produire et du consommer qui s’y adjoignent de manière consubstantielle, mais c’est peut-être plus fondamentalement l’infinité de la mêmeté en son essence. Cette essence de mêmeté a été représentée en particulier par trois artistes contemporains : sur le mode dramatique, par Arman et Rauschenberg, et sur le mode dérisoire par Tinguely. Mais si, comme l’a explicité Heidegger, la « science ne pense pas »[80], c’est-à-dire ne pense pas ses conditions de possibilité, il est dès lors tout à fait illusoire de quêter quelque espoir de salut éthique dans l’intensification toujours plus croissante de la recherche scientifique et de ses résultats pratiques constatés à la fois dans la recherche militaire (armes « intelligentes » et explosifs classiques de plus en plus efficaces) et avec leurs divers sous-produits rentabilisés par la consommation de masse. Il en va ainsi pour la plus en vogue des sciences sociales, la sociologie. Ses divers plaidoyers pour le progrès de la compréhension des organisations sociales de plus en plus complexes avec leurs crises, s’appuie sur l’objectivation moderne du socius qui marquerait une amélioration face à la philosophie, laquelle se réduirait à un discours spéculatif, incapable de prendre en compte le réel comme on peut le lire dans l’un des ouvrages inauguraux de la sociologie moderne, Les Règles de la méthode sociologique d’Emile Durkheim ! Si l’on suit l’affirmation durkheimienne, il faudrait, comme les sociologues et la plupart des historiens, avancer sans hésitation que s’il y a progrès de la complexité des organisations sociales, il y aurait en conséquence progrès de la pensée. Ainsi, l’histoire humaine serait l’histoire d’une véritable croissance de l’intelligence humaine depuis l’émergence de l’espèce homo sapiens sapiens ! Nombre d’ethnologues travaillent de fait avec ces axiomes implicites qui leur permettent de regarder les nouveaux syncrétismes culturels du tiers-monde comme une poursuite hautement positive des traditions, comme une sorte d’adaptation harmonieuse de l’archaïque aux contraintes de la modernité ! Or toute l’histoire de l’homme sapiens sapiens s’articule autour de sa capacité d’adaptation inégalée parmi les mammifères, capacité qui lui a permis de survivre, de croître et de se multiplier par millions en dépit d’une naissance précoce (néonatalisme) et de son incapacité de survivre seul pendant une enfance très longue. Au bout du compte, ces idées de progrès de l’intelligence et d’harmonie de l’archaïque et du moderne, ne sont que billevesées d’intellectuels à la mode, niaiseries de bureaucrates de la culture, sornettes formulées par des esprits paresseux et animés d’un sens aigu de la domesticité à l’égard des pouvoirs qui les nourrissent. Tout cela ne représente que fariboles qui tendent à masquer le travail du négatif des forces propres à la modernité (son essence nihiliste) et qui, au nom d’un humanisme en toc, souvent sanglant, se refusent à constater les ravages irrémédiables accomplis par cette même modernité sur les cultures traditionnelles, leur mise à mort, pis, la ruine déjà ancienne de la vie matérielle et spirituelle de ces hommes des tropiques sous l’effet mortifère de l’esclavage, de la lumpen prolétarisation, des techniques de monoculture, de l’industrialisation agricole et agroalimentaire sans merci, de la désertification généralisée de la faune et de la flore, des exploitations minières et de l’industrialisation généralisée sans précaution aucune qui ravagent l’environnement devenu si pollué aujourd’hui que l’espérance de vie de certaines populations locales y retrouve des taux proches de ceux qui avaient cours pendant le Moyen-Âge européen.[81]
Or, implicitement, les tenants de ces discours du progrès et du syncrétisme harmonieux se rencontrent aussi chez les philosophes, tous suggèrent que les sauvages furent des hommes moins intelligents que les hommes du XXe siècle[82], tant et si bien, et peut-être par inattention, il pourrait leur arriver de dire en privé que Parménide était, tout compte fait, bien moins malin que Platon et saint Thomas d’Aquin, lesquels seraient totalement dépassés par nos esprits contemporains à la mode qui souvent leur font de mauvais procès afin de s’assurer une gloire que la médiocrité de leurs œuvres ne leur offre point. Et si d’aucuns reconnaissent derechef la valeur des pensées de nos ancêtres philosophes, ils arrive bien souvent que de petits malins leur fassent des procès rétroactifs où s’alimente le pire des anachronismes. C’est ainsi que des procès en sorcellerie sont engagés contre tel ou tel penseur, procès au cours desquels de soi-disant penseurs contemporains transforment systématiquement Descartes, Kant, Hegel ou Nietzsche, Carl Schmitt ou Dumézil en faire-valoir de leur pesante futilité académique ou de leur démagogie de marchands de « culture » scandaleuse. Dans la série des clichés tout bonnement indécents, que dis-je obscènes, comment ose-t-on présenter Platon comme le père de la pensée totalitaire contemporaine et Marx comme le « fondateur du Goulag », Kant comme le premier théoricien de l’antisémitisme, Fichte comme le père spirituel de Hitler, et enfin Nietzsche et Heidegger comme les scribes du même « petit peintre viennois » ! J’ai aussi entendu de « bons esprits » et de « belles âmes démocratiques » critiquer l’anthropologie parce qu’elle accordait trop d’importance aux peuples spoliés par l’Occident colonialiste ou au paysans archaïques d’Europe orientale, facteurs de fascisation de la société. D’un côté nous avons les Glucksman et autre BHL, le modeste Louis Dumont, l’insupportable Ferry, l’histrion Onfray et la famille Faye pour choisir parmi les exemples les plus grotesques, tout ces gens-là bardés de diplômes respectables ne sont jamais en reste d’une canaillerie, dès lors qu’avec la complicité des journalistes une gloire médiatique leur est assurée. De l’autre, des demi-savants, journalistes et autres écrivaillons comme Bruckner (Le Sanglot de l’homme blanc) qui ne regardent le monde qu’à travers l’arrogance de l’Occident et le prisme d’un nomadisme international d’aéroports de cadres boboisés. Si tous ces gens ne se prenaient pas au sérieux, on pourrait songer parfois à quelques éclats dadaïstes !
Une telle déliquescence de la pensée a mené les sciences humaines à l’abandon des questions cardinales soulevées dès longtemps par les classiques. L’enthousiasme de façade pour les « différences » et le « multiculturalisme » ne sont que les spectacles de leurs simulacres offerts aux gogos par les ventriloques de la politique, de l’enseignement et des médias qui ne louent les parfums d’exotisme et archaïsme des peuples qu’à une seule condition : que cette « étrangeté » se réduise à de la verroterie, de la camelote, de la pacotille, en bref, au toc. Voilà comment pensent et agissent les tenants d’un parfait simulacre qui, mis en présence de véritables différences (ce que certains anthropologues nomment la différence radicale), se montrent sourds sinon violemment opposés à ce qu’elles peuvent encore posséder de forces vitales, de grandeur et de courage tragiques et de beauté sauvage. Derrière la fausse curiosité touristique ou muséale, ne s’exprime que mépris pour les cultures archaïques. Aussi, une conclusion s’élève-t-elle : au cœur de ce faux intérêt pour le pseudo-archaïque se tient, de fait, la plus triviale admiration pour le progrès.
On en arrive ainsi à la vulgate des sciences humaines contemporaines qui se complaisent à louer de tristes, mornes, lugubres, sinistres, méprisables, et souvent infâmes bureaucrates de la culture, ceux, par exemple, qui officient au musée des « Arts premiers » à Paris ou, ailleurs, dans des musées d’art et traditions populaires.[83] Mais ces mêmes « sciences » rechignent, quand elles ne les condamnent point, au moment même où elles se trouvent confrontées à des formes culturelles hybrides bien plus contestatrices des certitudes occidentales. En ces cryptes mortifères, dans ces cénotaphes muséaux, les « sauvages » ou les paysans archaïques sont tous « beaux » et « gentils », car ils y reposent tranquilles et silencieux. Quant à ceux, là-bas, au loin ou plus près de nous, dans un tiers-monde, parfois dans un quart-monde ravagé d’ordures et de pollutions chimiques, entassés misérablement dans de gigantesques bidonvilles[84] ou dans les villages des campagnes désertifiées du sous-développement[85], qu’ils s’avisent un jour d’utiliser à bon escient les idées de liberté et d’égalité offertes par les théories politiques occidentales, de prendre les armes et de secouer le joug d’un néocolonialisme et d’une exploitation impérialistes, de s’opposer aux crimes agrochimiques ou pharmaceutiques devenus insupportables, alors ils redeviennent aussitôt ce qu’ils furent toujours pour la pensée et les praxis de l’Occident, des êtres humains sans véritable civilisation, des « barbares » : « A good Indian is a Dead Indian ».[86] Aujourd’hui, comme jadis et naguère, ont les appelle des « bandits », des « assassins », des « terroristes » ! Comme je l’ai déjà souligné, le Président Sarkozy ne s’est pas embarrassé de circonvolutions rhétoriques en proclamant à Dakar que « l’homme noir n’était pas encore entré dans l’histoire ! ». Mais alors quid du commerce triangulaire capitaliste basé sur la traite des noirs sinon le déploiement d’une histoire, celle du capitalisme mercantile, une première et puissante avancée de la forme-substance-capital du monde ? Quid des luttes féroces pour la conquête définitive de l’Afrique noire par la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie ? Après ce qu’il faut bien appeler l’énoncé d’une grande vilenie, je n’ai pas entendu d’ethnologues, d’historiens (sauf deux Bruno Drweski et Francis Arzalier), de philosophes (sauf Alain Badiou et Jacques Rancière) protester avec la fermeté requise, non pas à l’encontre d’une injure et d’une injustice faites aux Africains, ils sont présentement tout à fait capables de défendre seuls et leur honneur et leur histoire, mais pour affirmer qu’il s’agit là d’une grosse ânerie proposée par un quelconque énarque, conseiller du Prince.
Pour en finir avec le retour de l’antimodernisme
Mais revenons, une fois encore, aux diverses tentatives de retour à la Tradition. En Europe, à tout le moins depuis la Renaissance, elles furent si régulièrement renouvelées qu’il n’est pas trop exagéré d’avancer que la volonté de résurrection s’y actualise à chaque fois que s’éploie un état de crise civilisationnelle, de crise économique, sociale, politique, plus essentiellement de crise du sens du monde en renouvellement : le sceau même de la dynamique de la modernité. Les tentatives les plus grandioses, que ce soit la Renaissance italienne étendue ensuite à toute l’Europe catholique, que ce soit la Réforme protestante luthérienne ou calviniste ou, de manière plus ambiguë, les référents romains de la Révolution française et de l’empire napoléonien, le culte du gothique et de la « poésie » dans le style populaire parmi les Romantiques[87], de la renaissance d’une précédente Renaissance chez les préraphaélites anglais ou celle des vieux Teutons pendant le IIIe Reich. A l’évidence, aucune de ces tentatives ne s’est soldée jamais par une quelconque résurrection de l’ancien, bien au contraire. Renaissance, Réforme, Révolution, le retour aux Grecs d’une part, et aux Évangiles sans plus d’« intermédiaires » de l’autre, les vertus politico-éthiques de la Rome républicaine investies dans Révolution française, les brumes abyssales des Nibelungen pour rappeler aux Allemands la puissance des mythes fondateurs des tribus teutonnes, le théâtre folklorique des origines ethnico-populaires prétendument fondatrices de l’État-nation moderne doublées de construction d’ethno-métaphysique, en bref aucun de ces discours, aucune de ces pratiques philosophiques, esthétiques, historiques, ethnologiques, théologiques ou politiques du retour ne se peut identifier jamais à une machine à remonter le temps. Ni les débats philosophiques de l’Académie florentine, ni les Évangiles relus par les théologiens réformés, ni la Rome des révolutionnaires français, ni les Gaulois de la Troisième république française en quête de légitimité populaire, ni les Chevaliers teutoniques auxquels s’identifiaient les soudards de la Waffen-SS, ne sont de l’antique ou du médiéval : tous ces référents archaïques ont exprimé l’esprit de leur temps et se sont joués sur des scènes dans les décors de scénographies proto-hollywoodiennes. Ainsi dans l’expressionnisme antico-kitsch de naguère et le Disneyland d’aujourd’hui (par exemple le défilé organisé par le publicitaire Goulde pour célébrer le deux centième anniversaire de la Révolution française) se construisait et se construit à présent une attribution du sens politique où des renaissances esthétiques (souvent dégradées) servent de décors à la modernité pour en masquer précisément la dynamique nihiliste.[88] Il n’est pas trop d’affirmer que les renaissances manifestent, chacune en leur guise, l’une des faces du nihilisme, sa face nostalgique. Chaque mouvement présenta une lecture renouvelée du passé, une actualisation de l’ancien par rejet des multiples étapes intermédiaires accusées, et parfois à juste titre, d’avoir censuré, caviardé, mithridatisé ou détourné les textes et les idées originaux. Or la critique du détournement ou de la dissimulation s’appuyant sur les textes originels, si juste soit-elle, n’entraîne jamais le renouveau de l’expérience existentielle de l’antique, dans le meilleur des cas, elle peut, selon une philologie et une herméneutique rigoureuse, retrouver l’esprit d’un texte, décrire de manière empathique le style et le mode de pensée d’une culture, mais demeure impuissante à réimplanter la culture originelle et primordiale comme culture vivante d’une quelconque communauté humaine.
Ainsi, dès le XIIe siècle, l’effort admirable des théologiens latins d’abord, puis vers le XIVe celui des laïcs visant à l’approfondissement des penseurs grecs en rapport avec les traducteurs et commentateurs Arabes, n’a pu restaurer ni la société des élites de l’« Aufklärung » athénien et encore moins la religion grecque. En revanche, elle instaura une coupure plus nette encore entre les érudits et les savants d’une part, et la culture populaire de l’autre qui demeurera encore longtemps hors de cet humanisme hellénisant déjà moderne.[89] De façon identique, l’une des pierres angulaires de la Réforme, la prédestination, n’a pas été retrouvée, quoiqu’ait dit et écrit Luther, dans les textes évangéliques canoniques. Il fallut, une fois de plus, forcer le texte avec l’esprit du temps pour en prouver la présence dans le Nouveau testament. Luther prétend que dans I. Corinthiens 6-19 elle y est énoncée. Or que dit le texte : « Ou ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu, et que vous n’êtes point à vous même ? Car vous avez été acheté à un grand prix ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps. » (Traduction protestante, Second, Société biblique France, 1934).[90] Or le contexte dans lequel se situe le texte n’est en rien inclus dans une thématisation explicite ou implicite où la prédestination serait prouvée par la positivité de quelconques activités terrestres. Le texte précité de Paul aux Corinthiens renvoie explicitement au combat contre le péché de chair, contre la « fornication » comme il est dit entre les paragraphes 6-12 et 6-20 entre lesquels se situe le 6-19 auquel faisait appel Luther. Or cette lecture détournée n’a pas pour origine Luther, lui-même ne fait que reprendre et actualiser saint Augustin qui était, en ce début du XVIe siècle, partiellement oublié d’une Église catholique devenue essentiellement thomisme, et donc en quête d’une harmonie sociale politico-économique (hiérarchie intégrée des pouvoirs temporels et spirituels sous la double juridiction du pape, l’ensemble étant doublé d’une théorie économique du juste prix) dont la dérive, sous les effets du premier capitalisme et des besoins monétaires croissants de la papauté mena à la vente du Salut contre des Indulgences. Cette singulière relecture allemande de Paul par l’intermédiaire de la théorie de Sola Gratia de saint Augustin au moment de cette Renaissance aux splendeurs romaines à la fois mondaines et païennes, permet d’inscrire l’axiomatique théologique de la prédestination dans l’esprit d’un temps où se réorganisait l’Europe vers la généralisation du mode de production capitaliste ; relecture qui offre ainsi une belle illustration à la théorie du reflet idéologique formulée par Marx. Outre que du point de vue d’une tactique de la pratique cette axiomatique fortifie la foi des penseurs réformés (Luther, Melanchthon, Calvin, les puritains hollandais, anglais et écossais) et de leurs émules dans les combats qu’ils mènent contre l’Empire catholique et Rome, elle permet encore, contre le parasitisme des clercs, des prêtres, des moines et de leurs commensaux, de rendre simultanément justice aux laïcs, aux roturiers, aux marchands, aux artisans, aux laboureurs, à la femme au foyer, de légitimer théologiquement leur agir terrestre et d’affirmer ainsi que leur labeur, y compris le plus humble, représente pour Dieu une preuve essentielle de la vraie foi, preuve sans commune mesure avec la contemplation parasitaire des moines et des moniales, avec l’action corrompue de tous ces prêtres qui se proclament à la fois les intercesseurs de Dieu devant le peuple, les directeurs de conscience des aristocrates tout en pardonnant tous les écarts de l’Eglise et de ses serviteurs.[91] Cette théologie de la prédestination, dût-elle être avancée par des hommes qui refusaient sincèrement d’accepter la monté en puissance de l’immanence du capital (Luther condamne fermement le prêt à intérêt, Calvin le permettra avec de stricte contrainte d’encadrement du crédit dans sa lettre sur l’usure de 1554), offrait néanmoins une légitimation divine au travail manuel, au commerce et à l’échange honnête et vertueux dans un monde européen où ces activités commençaient non seulement à dominer la société, mais à déterminer l’ensemble des relations sociales consécutives au développement urbain, minier et industriel intensifiées par les flots d’or venus de la récente découverte de l’Amérique. En proclamant que la réussite de l’homme dans ses activités terrestres était la preuve du Salut offert par Dieu à ses élus, la Réforme (radicale chez Calvin avec la double prédestination) pouvait affirmer que le Salut était être accordé pleinement aux nouveaux acteurs socio-économiques d’une Europe en pleine mutation (découverte de l’imprimerie, intensification de l’industrie métallurgique, des ateliers de fabrications des armes à feu, de la chimie des poudres, du tissage, de la construction navale, du développement de la finance, des banques et des échanges maritimes décuplés). Humanisme grec esthétisant chez ceux qui effleuraient et caressaient les idées d’agnosticisme, de gnosticisme, de voyance astrologique, ou prédestination chez ceux qui, tout en demeurant fermement ancrés dans la plus intense foi chrétienne, n’en voulaient pas moins secouer un joug aristocratique et ecclésiastique catholiques devenu insupportable dès lors que leur labeur et leurs exigences d’éthique et de justice[92] prouvaient au quotidien une réussite terrestre dont ils n’avaient pas à avoir honte face à leur Créateur. Mais, jamais, il ne fut question en Italie, en Allemagne, en France, encore moins en Hollande ou en Écosse de revenir à l’expérience existentielle du premier christianisme, aux Judéo-nazaréens, aux Jéhanistes, aux diverses églises chrétiennes orientales, Nestoriens, Melkite, Arménienne, monophysites ou monothélites pour certaines, héritières directes de ce premier christianisme, pas même à l’Orthodoxie constantinopolitaine plus proche des premiers Pères grecs de l’Église. Humanisme et Réforme, Humanisme ou Réforme, l’Europe occidentale signait ainsi non seulement l’abandon définitif de l’antique tradition chrétienne, mais celle de sa tradition médiévale (le monde comme présence miraculeuse de tous les saints intercesseurs, conception qui survécut longtemps encore dans les campagnes), pour entrer bel et bien dans l’époque de la première modernité, celle que, quatre siècles plus tard, Max Weber étudia et théorisa dans un ouvrage majeur sous le titre : « L’Éthique protestante et l’origine du capitalisme ».[93]
Les appels modernes à la résurrection de l’ancien, voire du très ancien, visent en dernière instance à toujours dissimuler les pièges de la modernité ; ils ne sont que des masques idéologiques antiquisant et archaïsant, fonctionnant comme autant de ruses de la raison technoscientifique qui déguisent et occultent la dynamique souveraine du nihilisme dont elles font partie intégrante. Armée de ces instruments mnémoniques rendus possibles par l’émergence de la domination de l’historicisme et du sociologisme, les hommes de la modernité la plus extrême peuvent, au cœur même de l’agir du nihilisme, nourrir leur imaginaire de rêves nostalgiques, voire même les transformer en marchandises. Dès lors, d’aucuns peuvent, en toute bonne conscience, préparer sous l’empire d’un quelconque Kniebolo[94], et souvent dans la joie[95], de véritables catastrophes, des immolations massives, en les légitimant d’un pseudo transcendant archaïque qui, dans la banale factualité quotidienne, radicalisaient et fortifiaient plus encore l’essence nihiliste de l’inexorable marche en avant de la modernité technoscientifique – dans ce cas-là, saisissable par la qualité mortifère des armements –, de fait, le seul vrai progrès de l’humanité. Que ce soit les références à d’antiques populations qui l’on somma d’être garantes de l’advenue moderne de certains peuples-ethnies dans leur État-nation (les Grecs antiques pour la Grèce moderne, Attila et ses hordes de cavaliers nomades pour les Hongrois, les Sarmates pour l’aristocratie nationaliste polonaise, les Daces pour les Roumains, les anciens Hébreux pour l’État d’Israël), que ce soit les appels à la « Gaule éternelle » et la « Germanie immémoriale » au nom de la civilisation (laquelle ?), les références à la Rome impériale pour légitimer les conquêtes coloniales de l’Italie fasciste ou l’appel aux mythologies germaniques dans les discours et l’iconographie nazie plaidant pour un nouvel ordre européen arien et teutonique, rien dans ces bric-à-brac de marchés aux puces constitués de morceaux disparates de discours historiques, philosophiques, psychologiques, linguistiques, archéologiques, ethnographiques, ethnologiques, physiologiques, biologiques ne renvoie à une quelconque résurrection possible des sociétés anciennes.[96] Tout au plus ces discours tentent de faire grossièrement coïncider le passé avec le présent en construisant le champ sémantique et symbolique d’une simultanéité (Gleichzeitigkeit, où le temps se reproduirait comme mêmeté). Mais, au bout du compte, usant d’un ravaudage grossier, ils légitiment en le dissimulant le « tout est possible » immanent au nihilisme de la modernité tardive radicale. Si un décor de théâtre, d’opéra ou de cinéma peut faire accroire deux ou trois heures durant la présence des Maîtres chanteurs de Nuremberg, celle des Chevaliers teutoniques, d’Ulysse, de Wotan, des Croisés, de l’Empire romain à son apogée, du Roi qui danse.[97] Seuls quelques fous géniaux peuvent encore le réaliser, mais leurs œuvres appartiennent à ce que l’on définit comme une œuvre d’art, c’est-à-dire au monde de la forme (esthétique) au service de la représentation cathartique, de la cure, et parfois, pour les plus grands, de la contemplation impuissante du désastre.
Mais ici s’élève un autre paradoxe, le peuple auquel le démagogue adresse ses discours aux effluves archaïsantes et dont la vie quotidienne se résume à une perpétuelle confrontation drastique avec la modernité, celle de l’exploitation propre au rapport capital/salaire/innovations techniques, n’est même plus dans un état d’esprit capable de saisir dans ces œuvres l’admonestation cathartique qu’elles présupposent. Pour le peuple de la modernité déjà tardive, il s’agit de quelques heures de distraction, mais l’essentiel n’est point là, car la publicité comme la propagande politique lui a appris que le « bonheur » du vivre-ensemble ne peut s’éprouver que dans la perception et l’espérance permanentes d’une amélioration toujours croissante de la consommation. Au bout du compte ce ne sont pas les grandes messes de Nuremberg qui fournirent une légitimité massive et inespérée au régime nazi, mais bel et bien sa capacité à résoudre le problème du chômage, de la protection sociale et du niveau de vie, comme sa capacité de réaliser des exploits technologiques porteurs de records du monde de vitesse et de puissance.[98] En effet, une fois le spectacle terminé, une fois éteints les feux de la rampe, les hommes constatent que les tracteurs et les engrais chimiques toujours plus intensément employés, augmentent rapidement la production agricole, que les automobiles, toujours plus puissantes et nombreuses, roulent à toute vitesse sur de nouvelles autoroutes, que les trains, toujours plus perfectionnés, filent dans la nuit, que les paquebots, toujours plus grands, plus luxueux, traversent l’Océan comme un lac, que les avions, toujours plus rapides et confortables, raccourcissent les distances, en bref que la machinerie moderniste s’apprête à embraser le ciel, la mer et la terre, les campagnes et les villes. Ils oublient que dans un moment, cette puissance annihilera tout sous le claquement sec et réguliers des mitrailleuses, dans le fracas des explosions des obus et des bombes, et qu’ils seront ensevelis comme d’autres centaines de milliers de gens sous les ruines, et que la reconstruction, plus violente encore, finira par nous réduire tous à la misère, à la faim, sur une planète devenue une ruine écologique. Nous serons alors conduits, par les maîtres que nous nous seront démocratiquement choisis, comme un bétail asservi et heureux vers une mise à mort bien plus massive encore que les hécatombes coloniales du XIXe siècles et plus terrifiantes que les danses macabres européennes du XXe siècle. Les usines grondent et les hommes, Vulcains des temps modernes, y forgent la puissance et l’orgueil de la « Monarchie », de la « République », de la Nation, de l’État, de l’Empire, pour certains de la « race », pour d’autres de la « classe », enfin de celle de la « démocratie » : « Deutschland Über Alles », « La victoire en chantant… », « God Save the King ». Même Staline adepte radical du motto « Du passé faisons table rase… », au moment où se dessinait de plus en plus précisément le spectre de la guerre, en 1938, demande au grand Eisenstein de réaliser un film sur Alexandre Nevsky où il est montrée par le menu détail la barbarie impitoyable des Chevaliers teutoniques déjà vaincus par une « grande guerre patriotique » ante factum !
Ainsi fantasmé, le passé plongé dans cette brocante mnémonique vise à faire oublier aux hommes de la modernité tardive que cette apothéose de la techno-science attise sans cesse la convoitise où se tient la domination de l’avoir sur l’être qui est devenu, avec la mondialisation du rapport capital/travail salarié, le mode-à-être-dans-le-monde des hommes et d’eux seuls (ni celui des lions ni celui des tigres !). Dès lors, pris dans le maelström infernal du progrès, il ne restera plus aux survivants qu’à reconstruire, plus gigantesque encore, jusqu’à la prochaine crise et ce ad infinitum… C’est là pourrait-on dire, le paradoxe de l’espèce humaine, mammifère supérieur doué de raison raisonnante qui attend, presque joyeusement, d’incommensurables destructions pourvu que dans l’immédiateté de sa vie quotidienne la consommation ou son espoir se représente en croissance permanente.
Au bout du compte, rien dans ses rappels au passé ne peut être assimilé aux antiques énoncés du mythe et à l’appel à l’éternel retour du même dans l’exercice des rites. Ils en sont exactement l’inverse, un élément dans le gigantesque puzzle qui accompagne l’accomplissement de la techno-science, c’est-à-dire un élément dans l’ensemble des innovations potentiellement infinies en leur fonds métaphysique. Nous sommes toujours dans ce monde, nous y sommes de plain pieds, nous lui appartenons de plein droit, car c’est nous, et seulement nous qui l’engendrons.
Que ce soit dans le champ des discours universitaires, des adresses à la culture de masse, que ce soit dans le champ des discours politiques qui s’enivrent des « valeurs », il n’est jamais d’autres énoncés que celui de la simultanéité, où tout discours sur le retour du passé ou au passé n’est que le masque des seules valeurs planétaires réelles dans la praxis de la globalisation : les valeurs boursières à la fois immatérielles et matérielles, véritable forme-substance de l’empire de la finance, c’est-à-dire de l’argent comme référent ultime, simultanément immanent (autoréférentialité) et transcendant, déterminant l’étant collectif et individuel en sa totalité, organisant le socius global et y définissant les positions de chacun. La mondialisation engendre ainsi une cacophonie généralisée qui laisse peu de place au simple bon sens et privilégie l’imposture proposée parfois de bonne foi : alter-mondialisme sans pensée théorique ni vision d’une praxis efficace ; commerce équitable qui n’a d’équitable que le nom sur les devantures des boutiques d’Occident car comment proposer du commerce équitable dès lors que le produire et son salaire ne le sont pas ; ethno-rock qui n’a plus rien d’ethno et tout du rock-hip-hop comme occupation des chômeurs de banlieues ; rap prétendument contestataire sous contrôle d’une quasi police des mœurs et de la pensée ; opéras de Mozart mis à la sauce des bobos newyorkais, et ceux de Wagner cuisinés comme brouet bourgeois-nazis-décadents ; démocratie et droits de l’homme imposés à coup de tortures et de guerres ; simulacres démocratiques servant de masques aux économies mafieuses, à la prostitution, à la pédophilie massives et aux trafics d’organes de l’ex-Europe communiste ; Paris-plage pour jeunes cadres branchés et non l’envoi massif des enfants pauvres en vacances au bord de la mer. En vérité, la modernité tardive (ou si l’on veut la modernité de troisième type, celle qui commence avec la révolution informatique) nous habite et nous pense y compris et surtout lorsque l’on s’imagine pouvoir en maîtriser et en apaiser l’hybris avec les appels et les rappels à une Tradition historicisée et moralisante ou, plus récemment, en accord avec le « nouvel humanisme européen », à la charité sociale faisant fonction d’égocentrisme libertaire pour sociologues en quête de combats sans risque. Il n’y a là que placebos aux effets rapidement éventés qui doivent être répétés ad infinitum. Avec une saisissante lucidité, Marc Bloch l’avait parfaitement compris en observant les comportements des élites et d’une majorité du peuple français au lendemain de la défaite totale de 1940 : « Les hommes, écrivait-il, sont toujours plus près de leur temps que de leurs pères ». Transposée dans le fil de mon propos, cette assertion se généralise parfaitement. Elle nous signale que les hommes modernes sont toujours prêts à oublier, à commettre le parricide réel ou symbolique, à liquider l’ancienne loi, non point, pourrait-on croire naïvement, pour échapper à la Loi du Père et s’en libérer, mais, banalement et lâchement, afin de gagner les succès mondains et un bonheur immédiat grâce auxquels ils croient pouvoir échapper à l’aliénation ontologique du manque. Prenons l’exécution de Louis XVI par exemple, elle procède de cet espoir[99], celle de la famille impériale russe pareillement, comme, en moins dramatique, l’abdication de l’empereur d’Allemagne en 1918 ; et, last but not least, comme le communisme soviétique, version particulièrement brutale d’intensification de la modernité et simultanément porteur d’immenses espoirs d’émancipation, n’échappa point à cette modalité du retournement en 1989. Ainsi, la plupart de ceux qui, en sa période tardive, servirent le pouvoir communisme souvent avec bassesse, se sont empressés, dès 1989, de le vilipender pour louer ce qu’avant la crise de l’automne 2008 d’aucuns appelaient la victoire absolue du capitalisme le plus libéral. Pourquoi donc nous étonner ! Si dans la modernité les « hommes sont plus près de leur temps que de leurs pères », alors l’implosion du pouvoir communiste est à l’évidence la conséquence logique de son motto. En effet, quoi de plus explicite comme proximité permanente d’avec son temps que le mot d’ordre : « Du passé faisons table rase ». De fait, cette devise ne dût rien au rédacteur de l’Internationale, ce n’était qu’une réédition, à coup sûr ignorée par l’auteur de ce chant révolutionnaire, des conseils que Leibniz avait prodigués au tsar Pierre le Grand. Ce dernier avait posé une question au philosophe : que faire des traditions populaires russes qui entravent le développement moderne de l’Empire ? Les jeter aux poubelles de l’histoire fut en quelque sorte la réponse du philosophe en sa grande sagesse ! Si bien que la liquidation du communisme apparaît tardivement comme la suite logique de ce conseil à partir du moment que les élites politiques soviétiques constatèrent l’échec d’un certain socialisme d’État. Or pour la nouvelle bourgeoisie d’État, il n’était pas question qu’elle le transformât en un socialisme du socius en sa totalité, en un socialisme luttant effectivement contre la forme-substance-capital du monde et son corrélat, la forme-substance-marchandise. Afin de conserver et d’augmenter ses privilèges, cette élite politico-technique bascula dans la braderie générale du bien public puisque c’était là que se tenait l’extension du capital. Dès lors, plus rien de ce qu’avait construit les pères n’avait de valeur… Une fois encore on avait arasé le passé. Nous sommes devenus très modernes, hypermodernes devaient se dire en privé les acteurs principaux de cette mutation sans précédent.
De la tradition…
Que disait-elle la Tradition dans sa sempiternelle antienne ? Elle rappelait aux hommes que le principe même de l’humanité de l’homme n’était rien moins que la fidélité aux pères, qu’il convenait de se retrouver au plus près d’eux après que bien des passions, que l’ivresse de la convoitise et de la jalousie, que la violence des guerres ne les en éloignèrent. Pour ce faire, il fallait impérativement en éliminer les effets délétères ce dont se chargeaient le dire du mythe en rappelant les principes premiers et l’agir des rites en réactualisant la complétude du temps des origines, le Paradis perdu ou l’émergence du chaos primordial donnant sens au monde…
Si, comme le dit un jour Heidegger, « un dieu peut nous sauver », il n’a jamais dit ni de quel dieu il s’agissait, ni n’en a suggéré un possible, ni même insinué qu’il faudrait prier pour son advenue : car comment nommer un dieu possible ?… À l’évidence, mus par l’accélération sans précédent du progrès de la techno-science et l’arrogance de l’espèce qui en résulte, nous sommes les victimes consentantes de nos propres inventions. Nous, les « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche, errons égarés dans le nihil de l’hypermodernité, au centre non point du vide, mais de « la présence totalitaire du plein »[100], tous orphelins de cette antique scène où l’homme dans une complétude remémorée par une langue singulière et irréductible à elle-même y compris dans son silence, avec des gestes, des images, des statues, des masques, des maquillages, etc., retrouvait dans la tension entre le combat (polémos) et l’harmonie (harmonié) sa juste place entre le chtonien de la Terre et l’empirée du Cosmos…
Ressaisir notre très antique sagesse, et aussi celle des sauvages, lesquelles n’excluaient pas, tant s’en faut, la violence, c’est, pour notre aujourd’hui, percevoir le désastre en ses manifestations quotidiennes. Y faire face sans frémir, sans gémir, sans pleurnicheries moralistes, c’est chercher à en comprendre l’origine et l’accomplissement… Quant à son dépassement, son au-delà, son advenue… les percevoir présuppose l’émergence d’une autre histoire de l’Être… Demain n’en est point la veille…
Claude Karnoouh
Paris-Saint Roman de Tousque-Trieste-Bucarest, 2009-2011
Illustration de mon propos :
* Bertold Brecht, « Générations marquées », in Poèmes d’exil, vol. 6, 1941-1947, L’Arche, Paris, 1967, p. 15. Traduit par Gilbert Badia et Claude Duchet. Original, Geditchte 6, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1964.
[1] « Ce qui est aujourd’hui le plus profondément attaqué, c’est l’instainct et la volonté de la tradition (Tradition) : toutes les institutions qui doivent leur origine à cet instinct vont contre le goût de l’esprit moderne… Au fond on ne fait rien qui ne poursuive le but d’extraire par les racines ce sens pour la tradition (Überlieferung). On prend la tradition pour une fatalité ; on l’étudie, on la reconnaît (en tant qu’« hérédité » –), mais on ne la veut pas. » F. Nietzsche, in Le Nihilisme Européen, traduit par Angèle Kremer-Marietti, § 65, novembre 1887-mars 1888, édit. 10/18, Paris, 1976, p. 233.
[2] C’est, parmi d’autres le cas de l’humanisme de la Renaissance qui, bien loin d’un retour au mode-à-être dans le monde des Grecs, entraîna, par la contestation de l’emprise globale de l’Eglise catholique sur l’ensemble de la vie sociale et politique de l’Europe occidentale, la fin de l’unité religieuse et entraîna, à termes, certaines prémisses théologico-philosophiques ayant rendu possible la Réforme.
[3] Il suffit de constater l’état présent, « postcommuniste », des campagnes est-européennes, y compris celles qui voici un demi-siècle manifestaient encore des aspects d’un archaïsme rémanent vivant, pour se rendre compte qu’il n’est plus de présence de l’archaïsme que dans les livres et les musées d’art populaire et d’ethnographie (Cf. Claude Karnoouh, L’Invention du peuple, 2e édit revue et corrigée, L’Harmattan, Paris, 2008). Dans le genre détournement de la tradition, Le Musée du Paysan roumain de Bucarest, demeure l’un des chefs d’œuvre du kitsch postmoderne… Le pendant occidental de ce kitsch postmoderne se situe à Paris, au Musée du Quai Branly (ex-Musée des arts premiers !). Cf. le très pertinent article de Françoise Choay, « Branly : un nouveau Luna park était-il nécessaire ? », in Urbanisme, septembre-octobre 2006.
[4] Alexandre Koyré, From the Closed World to Infinite Univers, John Hopkins Press, Baltimore, 1957 ; en français, Du monde clos à l’univers infini, PUF, Paris, 1962, cf., la conclusion.
[5] Cf., Émile Durheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris, 1895. L’hyperpositivisme de Durkheim le conduisit à considérer les faits sociaux comme des choses et le mena à mettre en œuvre une objectivation axiologiquement « neutre » et « objective » du fait social, comme si le sociologue et son objet humain n’avait pas une langue parfois commune et parfois non, sans parler des problème soulevés par les « objets » qui parlent d’autres langues (le fondement ontologique du commentaire herméneutique de l’anthropologie !). C’est ainsi qu’il adopta une conception quasi technique du fait social dont les effets, à moyens termes furent, par exemple, le développement de l’éthologie et les comparaisons spécieuses entre les comportements animaux et humains. A propos de la mathématisation des fait sociaux cf., Raymond Boudon, L’Analyse mathématique des faits sociaux, Plon, Paris, 1967 et Raymond Boudon et Pierre Lazarsfeld, (sous la direction de…) L’Analyse empirique de la causalité, Mouton et Co, Paris-La Haye, 1966. Pour une critique radicale de l’empirisme logico-mathématique de l’intelligence des affaires humaines, cf., Paul Feyerabend Against Method Verso, Londres, 1975, Farewell to Reason, Verso/ New Left Book, Londres, 1987.
Certes, le niveau analytique de Durkheim n’est en rien comparable avec l’empirisme trivial et hyperspécialisé contemporain, Sans revenir sur la valeur d’un Marx Weber, il convient de rappeler Werner Sombart, célèbre sociologue en son temps et malheureusement oublié aujourd’hui des bureaucrates universitaires politiquement corrects, avait perçu tous les pièges de l’objectivation. C’est pourquoi il souhaitait placer le discours sociologique dans le champ de la compréhension (Verstehen), et déployer une approche fondée sur une empathie interne avec le locuteur-sujet, en bref, sur une herméneutique, et non dans celui d’une interprétation externe (Begreifen), conceptuelle-objective s’appuyant sur une analytique fondée sur une prétendue neutralité axiomatique. Aussi les lecteurs quelque peu avertis ont-ils déjà noté la convergence des approches entre Werner Sombart et, par exemple, celles de Hans-Georg Gadamer.
[6] Charles Péguy, L'Argent suite, 1932, édition posthume, in Œuvres en prose complètes, tome III, Pléiade, Gallimard, Paris, 1992, p. 856.
[7] Ainsi, ce qui dans les entreprises privées et publiques se nommait, voici encore un demi-siècle, la direction du personnel, se dit aujourd’hui la direction des ressources humaines, lesquelles sont incluses dans l’ensemble des ressources avec les ressources technologiques et les matières premières. Une telle identification est précisément le résultat de l’objectivation infinie tant des hommes et de leurs produits que de la nature en général. En effet, la production des entreprises suppose le travail accompli par les humains sur la matière brute dûment transformée à qui se donne une forme-substance ; aussi ressources matérielles et les ressources humaines sont-elles devenues des ressources générales indissociables, le fonds même de la forme-substance-capital du monde. Dans le calcul généralisé du profit, mettre au chômage des salariés, déplacer les lieux de production comme on déplace des stocks de marchandises, changer de machines-outils ou ne plus acheter telle ou telle matière première tient d’une combinatoire et d’équivalences comptables visant un seul et même résultat : le profit maximum sur le plus court terme.
[8] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous (analyse logique de la situation concrète) », in Études, Galilée, Paris, 1995.
[9] Des remarques intéressantes sur le rapport mondanisation/mondialisation/globalisation se trouvent dans : Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Galilée, Paris, 2002. Cf., chap. I, « Urbi et orbi ».
[10] Le lecteur n’a pas été sans remarquer l’inflation des chiffres, de tous les chiffres, pertes, renflouements d’industries ou de banques en perdition, concentrations, chômage (y compris la dimension des escroqueries de type Ponzi !), qui émergent régulièrement depuis l’automne 2008, moment où la crise s’est manifestée dans l’évidence de sa force.
[11] Par plaisir d’érudition, une fois n’est pas coutume, je rappellerai au lecteur curieux que le concept « capitalisme moderne » n’a pas été inventé par Marx, mais par Werner Sombart et employé en 1906 dans le premier tome de son ouvrage majeur : Der moderne Kapitalismus. Historisch-systematische Darstellung des gesamteuropäischen Wirtschaftslebens von seinen Anfängen bis zur Gegenwart. 6 vol., le dernier paru en 1916. Rééditer en 1987 à Munich.
[12] Comme moi, les hommes de ma génération sont témoins de la longue agonie de la forme politique et culturelle qui a pour nom l’État-nation, et qui représente un moment de la modernité radical s’élevant contre les empires au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, mais qui, après la Seconde Guerre mondiale, est perçu comme le frein au développement planétaire de la forme-substance-capital dont les États-Unis étaient devenus, après la Grande-Bretagne, l’incarnation privilégiée.
[13] Je laisse de coté les sociétés de nomades de chasseurs-cueilleurs (Aborigènes australiens, Indiens d’Amérique du Nord et du Sud) totalement annihilées dès les premiers développements des contacts avec les colonisateurs européens.
[14] Pour vérifier cette remarque, il nous suffit de constater combien aujourd’hui les disciplines classiques comme l’histoire du Haut-Moyen-Âge, de l’Antiquité, le latin, le grec, la philologie germanique, le vieux français ou anglais qui ne semblent pas a priori se tenir directement dans l’immanence du produire de la forme-substance-capital, sont en voie d’extinction ou presque, en raison du calcul de rentabilité appliqué à l’ensemble des enseignements. Présentement la majorité des étudiants de talent issus des classes privilégiées sont sélectionnés pour accéder aux domaines où le capitalisme engendre les rémunérations les plus élevées et le plus haut prestige symbolique : communication, journalisme, édition, publicité, haute administration, analyse politique, brokers, analystes financiers, ingénieurs « expats », etc. C’est pourquoi un président de la République française peut affirmer publiquement et sans vergogne que lire La Princesse de Clèves n’a plus aucun intérêt, et un président de la République roumaine déclarer qu’il faut en finir avec les études philosophiques et former essentiellement des mécanos et des garçons de restaurant ! La synthèse des buts postmodernes de la culture ayant été énoncés récemment par un célèbre publicitaire français, Ségala : « Celui qui n’a pas une montre Rolex à quarante ans a raté sa vie » (sic !). Il faut donc en conclure que la majorité des hommes ont raté leur vie !!!
[15] Toutes ces associations n’empêchent nullement les révoltes de banlieues de surgir régulièrement. En effet, tant que les taux de chômage y sont très supérieures à la moyenne nationale ont ne voit pas comment cette jeunesse pourrait s’intégrer au socius général, et ce dès lors que le parti communiste n’est plus qu’un parti de cadres moyens qui a déserté la base, abandonnant son statut de grand parti de masse avec ses organisations qui assuraient une véritablement formation politique à la jeunesse. Il en va de même pour tous les partis d’extrême gauche, NPA, LO, La Gauche, ou l’Olivier et Rifundazione en Italie, etc., le relais politique et éducationnel avec la base n’est plus de mise dans une société où l’ensemble du politique et de l’économique offert aux masse s’articule autour du spectacle médiatique, où tout ce qui se présente et s’offre dans l’espace public peut être sans difficulté aucune identifié à de la Pub. De fait il n’y a plus d’espace public, il y a un seul et unique espace publicitaire-marchand.
[16] Dans le registre de l’abjection « scientifique », le travail de sociologie appliquée mis en œuvre par le sociologue du CNRS Gilles Boetsch atteint de nouveaux sommets. Cet humaniste travaille à l’« Observatoire de la perception du Bonheur » (sic !) qui est une fondation de l’entreprise multinationale du « drink » chimique Coca-Cola… Je dois dire que, au-delà du grotesque propre à l’intitulé du « laboratoire », travailler en tant que sociologue pour cette entreprise emblématique du capitalisme international, célèbre pour ses modes d’exploitation féroce dans les pays du tiers monde, relève de la pure et simple crapulerie intellectuelle et morale…
[17] En France, le cas de Bourdieu me paraît l’un des plus exemplaires discours jargonnant et arrogant des « sciences humaines ».
[18] Gérard Granel, « L’effacement du sujet dans la philosophie contemporaine », in Concilium, n° 86, juin 1973, p. 51.
[19] Gérard Granel, ibidem, p. 55. Un exemple parfait de cet état nous est donné par le devenir postmoderne des universités où l’essentiel du travail des enseignants se résume à des réunions d’organisation des réformes permanentes et de dépôt de projets de recherche sans recherches réelles.
[20] Gérard Granel, ibidem, p. 54, « […] la production se retourne sur la subjectivité et l’asservit à une pratique théorique encore innommable ». Je ne sais pourquoi Gérard Granel jamais en peine de dénoncer les impostures n’a pas perçu que ces pratiques innommables sont celles des sciences humaines.
[21] Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, in « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », Payot, Paris, 1982, §. 33, p. 240 (original, Charles Baudelaire, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1955).
[22] Je reprends cette distinction de Jean-Luc Nancy qui pose ainsi le problème du sens du monde, in La Création du monde, op. cit. p. 40.
[23] Bien évidemment les indigènes ne le diraient pas ainsi parce qu’ils n’ont pas ce type de narrativité que l’on nomme philosophie. Je m’essaie à le dire dans des mots-concepts intelligibles à mes lecteurs… car je serai bien incapable de formuler cette interprétation comme les indigènes pourraient le faire. J’écris en français, au XXIe siècle, pour un public francophone moderne, après plus de vingt-cinq siècles de philosophie, vingt de théologie chrétienne et plongé de longue date dans la mort des dieux et de Dieu.
[24] Rodney Needham, Belief, Language and Experience, Oxford University Press, 1975, cf., chap.. II. C’est dans cet ouvrage que Rodney Needham formule la critique la plus subtile de la théorie de la parenté de Claude Lévi-Strauss.
[25] Remo Guidieri, « Essai sur le prêt », in L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1986. Á coup sûr, avant Derrida, la meilleure déconstruction des impasses à la fois théoriques et pratiques du célèbre essai sur le don de Marcel Mauss.
[27] Martin Heidegger, Séjours (bilingue), édit. du Rocher, Paris, 1992.
[28] Le premier à montrer la fausseté de cette hypothèse et de ses corrélats (tous basés sur évolution de la complexité de la langue en fonction de l’évolution de la civilisation) fut Johan Gottfried Herder in, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, Berlin, 1772. Traduction française et introduction de P. Pénisson, Traité sur l'origine de la langue, Paris, 1977. Dans cet ouvrage il est démontré qu’un peuple naît avec sa langue plénière et ses complexités. Et l’expérience nous a appris que le déploiement de la modernité simplifie les langues… On retrouve une fois de plus l’illustration de toutes les illusions des Lumières sur le progrès…
[29] Remo Guidieri, Abundenta Sàràcilor, Idea, Cluj, Roumanie, 2009.
[30] Il est intéressant de noter que Delacroix, après avoir vu les tableaux de Catlin exposés à Paris en 1845, ainsi que les danses donnés par les Indiens qui accompagnaient le peintre à la cour de Louis-Philippe, décrivit les sauvages comme « homériques ». Sous la plume de Baudelaire à propos du salon de 1846 où Catlin exposa, on peut lire la description suivante qu’il donne des représentations des Indiens : « M. Catlin a supérieurement rendu le caractère fier et libre de ces braves gens (c’était des Iowas. N.d.A) ; […] par leur belles attitudes et l’aisance de leurs mouvements, ces sauvages font comprendre la sculpture antique. » ; et puis au Salon de 1859, faisant un rapprochement avec Fromentin et ses tableaux des tribus les plus importantes du Liban, il écrit : « Tels nous apparurent il y a quatorze ans à peu près, ces sauvages du Nord-Amérique, conduits par le peintre Catlin, qui, même dans leur état de déchéance, nous faisaient rêver à l’art de Phidias et aux grandeurs homériques. », in Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1976, cf., pp. 446-447 et p. 668.
[31] Walter Benjamin a parfaitement saisi l’enjeu spirituel et pratique de l’« éternel retour du même » lorsqu’il écrivait : « L’éternel retour est une tentative pour réunir deux principes antinomiques du bonheur : celui de l’éternité et celui du ». In Charles Baudelaire, op. cit., §. 35, p. 242.
[33] Le premier vers de l’Iliade le dit le plus clairement : Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος (Chante déesse le ressentiment du fils de Pelée, Achille) […] Διóς δ᾿ έτελείετο βουλń (la volonté de Zeus s’accomplissait).
[34] Parole de la Tradition qui n’est jamais, selon Walter Otto, un renvoi à la chute, au péché, au Salut. La religion grecque est fondamentalement opposée au christianisme…
[35] Étymologiquement, se dit d’un étranger qui parle une « langue étrange et comme balbutiante, que l’on ne comprend pas ». cf., Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1983, pp. 164-165.
[36] Dans son livre fort passionnant sur La Création du monde ou la mondialisation, op. cit., Jean-Luc Nancy tente en partie de répondre à cette question, mais il ne fait que déplacer le problème vers un antérieur, lorsqu’ils nous dit joliment qu’en ultime instance le capitalisme est sans pourquoi (sans raison) comme la rose d’Angélus Silésius. C’est ce qu’il appelle le « rien-de-raison du monde ». Il en revient ainsi à l’éternité de la matière : « Cette éternité est l’éternité de l’espace-temps, absolument. La création est la croissance sans raison de cet espace-temps. Les deux concepts se répondent l’un à l’autre comme sur la limite exacte de la métaphysique et de la physique : et cette limite n’est pas celle qui sépare deux mondes, elle est celle qui partage l’indéfinité de l’univers (ou l’indéfinité de son expansion, ainsi que la désigne la cosmologie actuelle) et l’infinité de son sens. » pp. 56-57. On voit poindre ici un commentaire très raffiné de la foi chrétienne auquel il manque le grand Démiurge créateur et incréé.
[37] Voir les excellents documents rassemblés par Robert Flacelière in, La Vie quotidienne en Grèce au siècle de Périclès. Hachette, Paris, 1958.
Pour les relations spécifiques et irréductibles du rapport dans la pensée grecque entre métaphysique et musique voir : Johannes Lohmann, Musiké et logos. Contribution à la philosophie et à la théorie musicale grecques, TER, Mauvezin,
[38] Cf. Victor Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, PUF, Paris, 1971 (2e édition), conclusion : « La raison, chez Platon, n’est l’« ancilla » d’aucune puissance. […] C’est bien une puissance souveraine chez nous, dans la mesure où elle reste fidèle à l’égard du Bien. » p. 344. On découvre dans les commentaires de l’auteur toute l’illusion des Lumières quant à la soumission de la Raison au Bien… car la Raison n’est ni fidèle au Bien ni au Mal, mais à sa logique immanente, voire à la logique induite par les foncteurs logiques d’une langue. Le Bien comme tel c’est précisément ce qui refuse d’une manière ou d’une autre la logique de la Raison en imposant une non-logique déraisonnable car Bien et Mal n’appartiennent pas à la Raison raisonnante et à ses procédures logiques, mais à la morale dont Antigone (déraisonnable par rapport à la loi humaine) demeure, par devers le temps, la figure tutélaire.
[39] Emile Benveniste, « Catégories de pensée, catégories de langue », in Problèmes de linguistique générale, pp. 66-73, Gallimard, Paris, 1966.
[40] Terence Malik est un metteur en scène tout à fait atypique. Il a étudié la philosophie dans les universités de Harvard et d’Oxford, et l’a enseignée au MIT. L’aspect fondamental de sa formation et de sa manière de penser l’Occident dans son rapport à l’Autre, se rapporte à sa connaissance précise de la pensée de Heidegger dont il a traduit en anglais Le Principe de raison.
[41] Überlieferung, « tradition » au sens de délivrer ou remettre à la postérité, donc poursuivre une pensée-action vivante dans l’essence de son étant, et non réduite à une forme, laquelle pourrait être vidée de son sens authentique, n’être plus qu’une coquille vide comme on le constate dans tous les spectacles folkloriques.
[42] Martin Heidegger, « Ma chère petite âme ». Lettres à sa femme Elfride (1915-1970), éditées par Gertrud Heidegger, avec une introduction d’Alain Badiou et Barbara Cassin, Seuil, Paris, 2007, p. 349, une lettre du 10 mai 1950. (Mein liebes Seelchen, Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2005).
[43] Ibidem.
[44] Il n’est pas sans intérêt de souligner qu’entre la découverte de l’Amérique caraïbe en septembre 1492 par Christophe Colomb, la mise en cause des pratiques de la papauté et les prémisses de la Réforme avec la publication par Luther au mois d’octobre 1517 de ses 95 thèses, il n’y a que vingt-cinq ans pendant lesquels l’Europe savante, celle de la culture et de tous les arts, celle des élites politiques et économiques entre de plain pied dans la modernité.
[45] Parfaitement instrumenté par la légitimation théologico-philosophique réformée de la prédestination dont les néoconservateurs étasuniens et leurs commensaux sont présentement les plus radicaux propagandistes.
[46] Sans trop prophétiser, on ne peut s’empêcher de constater que l’exemple des ex-pays communistes européens, et celui de l’URSS en tête, comme celui de la Chine « communiste » post-maoïste semblent emblématiser, une fois encore, la manière dont le devenir de la puissance techno-économique dans la modernité, implique une nouvelle manifestation impérative de cette trilogie. Comme si les étapes du capitalisme d’État communiste avaient servi, pendant un temps, afin d’ajuster et d’ajointer des pays arriérés à l’état en ce temps avancé de la techno-économie occidentale, en d’autres mots à intensifier la mainmise du Gestell.
[47] Code noir ou recueil d’édits, déclarations et arrets (sic) concernant les esclaves Nègres de l’Amérique, à Paris chez Les libraires associez (re-sic), M. DCC. XLIII.
Cf. Le commentaire roboratif qu’en fait Louis Sala-Molin, Le code noir, Presses Universitaires de France, 1987.
[48] Voir par exemple l’infinie tristesse des peuples des forêts de Bornéo qui, en raison de des espaces affermés aux grandes compagnies d’exploitations forestières de Malaisie, perdent leurs lieux de croyances, le topos où reposent les esprits de leurs morts avec lesquels ils ne peuvent plus s’entretenir lors des rituels funéraires mémoriels.
[49] Cf., voir Martin Heidegger, Séjours, la première note du traducteur.
[50] Christian Duverger, L’Origine des Aztèques, Seuil, Paris, 1983.
[51] Hocquart, Kings and Councillors. An Essay in the Comparative Anatomy of Human Society, édité avec une introduction de Rodney Needhaam et une postface de E. E. Evans-Pritchard, The University of Chicago Press, Chicago& Londres, 1970.
[53] Remo Guidieri, Trois essais sur les pièges et les outils, Carnets-Livres, Le Puy-en-Velay, 2008.
[54] Pour une critique sérieuse du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, voir Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 13 : « Ainsi, le relief et le dessein des structures apparaissent mieux, quand le contenu, qui est l’énergie vivante du sens, est neutralisé. »
[55] Cf., « Remarques sur le Rameau d’Or » in Ludwig Wittgenstein, Philosophica III, T.E.R., Mauvezin, 2001.
[56] Nietzsche, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik. Nietzsche avait eu l’intuition d’aborder la guerre de la période archaïque grecque comme thérapie. Il l’avait ressaisie dans un schéma ritualisé faisant fonction de catharsis (Die dionysische Weltanschauung). Chez les peuples primitifs qui ne sont pas, loin s’en faut de tendres rêveurs pacifiques comme a voulu le faire accroire une anthropologie inspirée par une idéologie rousseauiste simpliste, la guerre tient certes, et comme toujours, de l’imposition par l’extrême violence d’une volonté de domination et de rapts (cf. Lawrence Keely, War before Civilization, Oxford University Press, Oxford, 1996). Ses schèmes de conflits exigent néanmoins un ensemble de cycles rituels qui n’ont absolument rien de commun avec les « Orages d’aciers » fonctionnels et programmatiques de la politique, de la technique et de l’économie modernes. Le moderne, selon l’analyse qu’en donna naguère Ernst Jünger, c’est précisément le passage du guerrier au militaire, de la bataille entre guerriers à la guerre totale des soldats où les militaires ne sont que la main-d’œuvre d’une Total Mobil Machung.
[57] Pour une analyse synthétique de l’émergence de la chronologie causale, voir l’inégalable ouvrage de Christian Meier, La Naissance du politique, Gallimard, Paris, 1995 (original allemand, Die Entstehung des Politischen bei den Griechen, Suhrkamp Verlag, Frankfort sur le Main, 1990), le chapitre VIII sur « La naissance de l’histoire », en particulier tous les paragraphes consacrés à la simultanéité de l’émergence de l’histoire et de la démocratie comme sphère politique propre et spécifique à l’agir humain dans la polis.
[58] Je pourrais donner des dizaines d’exemples, depuis l’Antigone de Sophocle en quelque sorte le modèle initial… La catharsis se voit et s’entend chez Shakespeare dans toutes les pièces royales, chez Corneille (cf. la fin du Cid : « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi »), d’une manière comique ou tragicomique chez Molière, pour ce qui concerne la louange du sage pouvoir du monarque absolu, chez Beaumarchais dans sa critique acide de la noblesse jusqu’à la distanciation (Verfremdungseffekt) propre au théâtre de Brecht et de Piscator, les fondateurs du théâtre prolétarien…
[59] Nous avons maints exemples de ces recherches d’antiquités dans les arts en quête de cures cathartiques : depuis le roi de France sculpté en empereur romain, les mises en scène de la Première république copiée sur des images de la République romaine (voir aussi les tableaux de David), jusqu’aux formes antiques « retrouvées » dans le cadre du néoplatonisme moderne de la Renaissance et, dont plus tard, à l’aube de la modernité radicale, Wagner fut, sans conteste aucune, l’illustrateur le plus exceptionnel.
[60] Ainsi une révolte de marins brésiliens en 1955 avait été précédée d’une projection du Cuirassé Potemkine ! Avec retard, certes, Eisenstein avait réussi son pari.
[61] Pour moi le film de Paul Thomas Anderson, There Will Be Blood, 2008, représente l’une des meilleures illustrations de ce monde de la programmatique cupide, à la fois bassement criminelle et hyperfonctionnel qui est celui de la fondation des grandes fortunes capitalistes étasuniennes au XIXe siècle dont celle de Rockefeller. Pour complément voir aussi le film de J. C. Chandor, Margin Call (2011).
[62] Victor Goldsmith, La Religion de Platon, PUF, Paris, 1949.
[63] Pour le problème du don primitif qui serait un véritable prêt, cf. la critique de l’Essai de Mauss par Remo Guidieri, « Essai sur le prêt », în L’Abondance des pauvres, Seuil, Paris, 1984.
[64] C’est à cette culture populaire du refuge des dieux que c’est heurté le christianisme qui a souvent intégré et les lieux de culte dans les sites de ses églises, et les personnages pour en faire des saints locaux… cela vaut autant pour l’Europe que pour l’Amérique latine.
[65] Karl Reinhardt, Eschyle, Euripide, (traduction d’E. Martineau), Minuit, Paris, 1972. Edition originale Tradition und Geist, Göttingen, 1960. Le titre allemand donne déjà le thème principal de l’ouvrage.
On peut affirmer à peu près la même chose pour ce qui concerne la situation de la foi populaire des paysans européens ou moyen-orientaux, face aux théologies savantes et officielles des monothéismes, christianisme et islam. Sous des formes plus ou moins explicites, ils ont conservé d’anciennes croyances qu’ils réactualisent au côté du culte officiel. Cf., sur ce thème le perspicace ouvrage de Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan, Études comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l'Europe orientale, Paris, Payot, 1970, en particulier le chapitre consacré au culte de la mandragore dans les campagnes roumaines.
[66] Mutatis mutandis une situation semblable se présente lorsque l’on expose des œuvres sacrées en des lieux profanes. Ainsi lorsque des icônes sont placées aux cimaises des musées, les qualités esthétiques ont effacé, relégué et gommé leur nature sacrée, c’est-à-dire leur qualité essentiellement théologique. La sécularisation du monde autorise ce déplacement du lieu d’exposition de l’icône et donc de son sens. Pour une compréhension du statut théologique de l’icône cf., Léonide Ouspensky, Théologie de l’icône, Cerf, Paris, 1960.
[67] Dans le cadre du théâtre roumain, un parfait exemple de ces constructions syncrétiques (on pourrait même y déceler un collage hypermoderne) se rencontre dans la pièce de Mihai Maniuțu, Săptămina luminată (La semaine de Pâques) donnée en 1996 au Théâtre national roumain de Cluj. En Hongrie, un bon exemple avait été offert naguère par l’opéra István a Király (Le roi Stéphane, roi fondateur du royaume de Hongrie, présenté sur scène en 1985, sous le régime communiste) ou, plus récemment par les opéras du groupe hongrois rock-ethno-folk Tintin.
[68] Possédé, κάτοχος, celui qui est habité ou inspiré par un dieu, ένθεος, lié au culte de Cybèle et aux rituels faits de danses orgiaques qu’en termes modernes nous nommerions des temps d’hystérie collective. C’est contre cette conception et ces traitements magiques, qualifiés de « primitifs », qu’Hippocrate, déjà moderne, s’élevait dans son célèbre texte sur la maladie sacrée, l’épilepsie, iερά νόσος.
[69] J’entends ici l’antimodernisme en général, celui qui se donne comme défense d’un classicisme quel qu’il soit, ou celui qui prétend, au travers de thèmes antiques, énoncer la restauration des sources archaïques d’un peuple quand la vérité de sa praxis est le déploiement de la plus radicale des mobilisations hypermodernistes comme l’a instrumenté le nazisme avec ses références aux anciens Germains pour entonner simultanément les hymnes à la technologie teutonique triomphante. Le Mythe nazi, titre d’un petit ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe qui développe une vision tout à fait fausse de la nature du mythe comme modernité. Les nazis ont fait appel aux mythologies germaniques, comme ils en ont appelé à la philosophie, l’ethnographie, l’anthropologie physique, l’histoire, la géographie, etc., parce qu’ils n’avaient pas d’autre conception du monde que celle de la scientificité relevant de l’ultime métaphysique moderne inscrite dans la Technique. Que leur « science de l’homme » fût fausse, controuvée, détournée, et au bout du compte criminelle, il n’empêche, c’était bien au logos qu’ils faisaient appel pour en travailler les arguments et non à l’énonciation solennelle et imposante du mythos et aux spectacle sacrés des rites tels que je me suis attaché à le montrer.
[70] Le concept vient de l’essai de Ernst Jünger, Der Arbeiter.
[71] Offert par Ernst Jünger à Martin Heidegger pour ses soixante-cinq ans.
[72] Les guillemets chez Heidegger signale qu’il entend über comme « au-dessus » de la ligne, supra lineam, tandis que Jünger le prend comme « au-delà » de la ligne, trans linea. Or über possède simultanément les deux sens, supra et trans…
[73] Friederich Nietzsche, Le Nihilisme Européen, textes réunis, choisis et traduits par Angèle Kremer-Marietti, 10/18, Union Générale d’Editions, Paris, 1976. Cf. p. 233,§65, novembre 1887-mars 1888 : « Ce qui est aujourd’hui le plus profondément attaqué, c’est l’instinct et la volonté de la tradition (Tradition) : toutes les institutions qui doivent leur origine à cet instinct vont contre le goût de l’esprit moderne… »,
[74] Il ne s’agit pas de l’aridité du désert scintillant le jour sous un soleil incandescent ou devenu d’une transparence cristalline dans la claire et glaciale nuit étoilée. Il s’agit, pour rester dans les lieux originellement désertiques, d’une nouvelle forme-substance-capital, par exemple des folies urbaines de Dubai si bien analysées par Mike Davis dans son essais : Le Stade Dubai du capitalisme.
[75] Walter Benjamin, op.cit., §. 35, p. 242. A ce propos on pourrait multiplier les exemples illustrant l’assertion de Benjamin, songeons simplement aux coûts humains des guerres du XXe siècle, songeons à la catastrophe écologique qui menace la survie sur la Planète. Et, lorsque je regarde le monde aujourd’hui, en ce mois de décembre 2011, je trouve la parole de Benjamine encore plus pertinente.
[76] Question abyssale s’il en est ! L’Occident triomphateur de toutes les cultures du monde, peut-il échapper à ce qui lui a permis cette victoire totale, peut-il échapper à la métaphysique moderne ?
[77] Dans ses souvenirs Bela Bártók rappelle qu’avant la Première mondiale, parcourant les montagnes de Transylvanie en quête de musique archaïque, il avait l’habitude de dire à sa sœur qui l’accompagnait dans ses pérégrinations : « Quand il y a une école primaire dans un village, il n’y a plus de tradition, ce n’est pas la peine de nous y rendre. »
[78] Pour saisir comment, dès le début de la conquête, la dynamique de l’acculturation a œuvré, il convient de lire sans délais Christian Duverger, La Conversion des Indiens de Nouvelle Espagne, Seuil, Paris, 1987.
Voir encore, Claude Karnoouh, « L’origine de la globalisation », in Europe Postcommuniste, L’Harmattan, Paris, 2003.
[79] Voir la loi que s’apprête à voter les chambres, Sénat et Chambre des représentants américains pour légiférer sur l’implantation d’une puce électronique dans la peau de chaque citoyen étasuniens sous prétexte d’un meilleur suivi médical. D’aucuns auront compris qu’il s’agit là de la plus radicale des mesures de contrôle social, imposant un totalitarisme inconnu auparavant des anciens régimes totalitaires.
[80] Il s’agit de ne pas faire de confusion ni de jouer les naïfs obtus. A l’évidence, la science pense ses méthodes, ses hypothèses, ses protocoles expérimentaux, son épistémologie, ses résultats, les effets techniques de ses résultats, mais elle a perdu totalement de vue les conditions de sa possibilité. C’est pourquoi elle se trouve dans l’incapacité de placer quelque limite éthique que ce soit à son déploiement. C’est en ce sens qu’elle ne pense pas, parce qu’elle ne pense ni ses possibilités d’apparition, ni celles de son accomplissement.
[81] Mike Davis, op.cit., l’ensemble du livre…
[82] Même le grand Lévi-Strauss, malgré tous les hommages qu’il rendit jadis à l’homme primitif, n’échappa point à ce jugement disqualifiant lorsqu’il caractérisa (L’Anthropologie structrurale I) les modes d’argumentation de la pensée primitive comme du « bricolage »… C’est la critique radicale de cette assertion que nous livra Remo Guidieri dans La Route des morts et L’Abondance des pauvres…
[83] Cf., l’article de Françoise Choay, « Le Musée du quai Branly : a-t-on besoin d’un nouveau Luna Park ? »
Pour poursuivre dans la frime, le simulacre et le faux-semblant, il faut louer le Musée du paysan roumain de Bucarest qui entretient avec la tradition paysanne un rapport que je dirait sublimement inauthentique. Ce musée réalise un véritable chef œuvre d’art postmoderne qui joue simultanément sur la synchronie et la diachronie, l’ethnographie et l’histoire, dans un triple but esthétique, politique et, last but not least, économique qui n’a plus rien à voir avec la reconstruction de l’ancienne société paysanne.
[84] Mike Davis, Planet of Slums, op. cit.
[85] Mike Davis, Late Victorian Holocausts. El Niño Famines and the Making of the Third World, Verso, Londres, 2001 (traduc. française, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, La Découverte, Paris, 2003.
[86] Toutes les guerres de libération du joug colonial ou néocolonial qui se déployaient entre les années 1925 et 1990 du siècle dernier ont été menées (y compris dans leurs excès les plus criminels comme au Cambodge) par des élites formées aux idées diverses de la philosophie politique moderne européenne ou étasunienne issues de l’Aufklärung. Mais Chinois et Vietnamiens, selon un syncrétisme original entremêlèrent ces idées au marxisme-léninisme d’une part, aux principes de la théorie de la guerre selon Sun Tze de l’autre, pour composer un ensemble de propositions théorico-pratiques qualifié de « théorie du poisson dans l’eau ».
[87] Culte de l’ossianisme… et son rôle jusque dans la Tétralogie de Wagner… ou la découverte d’authentiques poésies populaires par Johan Gottfried Herder en Alsace…
[88] Il faudrait inventorier toutes les croutes académiques du XIXe siècle représentant l’antique et le médiéval commandées par les États plongés dans l’extrême radicalité du processus de modernisation techno-scientifique.
[89] C’est ce que découvrit tardivement et avec surprise Herder (et qu’il nomma Volksgeist), et avec lui tous ceux qui s’attachèrent au XIXe siècle à la culture populaire rurale.
[90] Les traductions catholiques est orthodoxes sont identiques.
Septante : 19 οὐκ οἴδατε ὅτι τὸ σῶμα ὑμῶν
ἢ ναὸς τοῦ ἐν ὑμῖν ἁγίου
πνεύματός ἐστιν, οὗ ἔχετε ἀπὸ
θεοῦ, καὶ οὐκ ἐστὲ ἑαυτῶν;
20 ἠγοράσθητε γὰρ τιμῆς· δοξάσατε
δὴ τὸν θεὸν ἐν τῷ σώματι ὑμῶν.
Vulgate : 19 an nescitis quoniam membra vestra templum est Spiritus Sancti qui in vobis est quem habetis a Deo et non estis vestri ;
20 empti enim estis pretio magno glorificate et portate Deum in corpore vestro.
[91] Avant la réforme proprement dite cette critique avait été déjà formulée au sein de l’Église par des penseurs comme Marsile de Padoue, cf., Le Défenseur de la Paix sur le thème de la spécialisation des fonctions. Dans son analyse critique de la société médiévale finissante il exige que les prêtres s’occupent du seul culte du Divin, du Salut et de la Rédemption, mais jamais de la politique et du commerce. Il semble que la leçon n’ait pas porté beaucoup de fruit…
[92] La rigueur éthique de leur conception de la justice sociale a conduit, dès l’émergence de la contestation luthérienne, certains réformés à faire une lecture des Évangiles éclairée d’une lumière égalitariste contestant en sa totalité la hiérarchie sociale nobiliaire héritée du Moyen-Âge et les entrainant à entreprendre des actions authentiquement révolutionnaires. Anabaptistes de Munster ou paysans souabes contre leur suzerain, leurs visées ressemblent au développement des communautés évangéliques antilatifundiaires du Nord-Est du Brésil à la fin du XIXe siècle, ou à la théologie de la libération (Jésuites et Dominicains) et aux actions révolutionnaires qu’elles promurent parmi les catholiques indiens et métis sud-américains pendant la seconde moitié du XXe siècle. C’est encore au nom de cette conception du christianisme révolutionnaire que le président Hugo Chavez et ses conseillers conçoivent la « révolution bolivarienne » du Venezuela lorsqu’ils en appellent au Christ.
[93] Il ne s’agit pas de discourir ici sur la plus ou moins forte pertinence de la thèse de Weber. Pour apporter ma conception je dirai que le protestantisme n’a pas inventé de capitalisme, lequel l’a été en Italie vers le Xe siècle… Cependant le protestantisme lui a fourni une force nouvelle pour trois raisons principales :
1) Par l’autorisation donné par Calvin au prêt à intérêt ;
2) Par l’injonction imposée de vivre modestement et de ne pas manifester ostensiblement sa fortune ;
3) Par le fait que toute réussite ou faillite terrestre pouvait être interprétée dans le cadre onto-théologique de la preuve de double prédestination.
[94] Non de code que Ernst Jünger donna à Hitler dans son roman allégorique sur la dictature absolue publié en 1939, Auf der Marmorklippen, (Sur les falaises de marbre). Tandis que les laquais de ce Prince des ténèbres y sont nommés des Lémures…
[95] A ce sujet il convient de revoir les photographies de Paris et de Berlin, lors du départ des hommes pour la guerre. Au début du mois d’août 1914, on y devine aisément l’enthousiasme général : Français et Allemands défilent la fleur au fusil dans les rues, et sur les quais des gares les embrassades se font dans la joie et la bonne humeur … Jaurès est assassiné pour faire taire une voix discordante… cinq mois plus tard, en janvier 1915, un million de Français seront tués soit le quart des soldats mobilisés au début du mois d’août 1914 (quatre millions). En cinq jours d’été, à la fin du mois août, les Français perdent 140.000 hommes dont 27.000 pour le seul jour du 22 ! Karl Kraus dans l’ultime réplique de sa pièce fleuve sur la Première Guerre mondiale, Die letzten Tage der Menschheit, (Kösel Verlag, Munich, 1957), met dans la bouche de Dieu une parole de l’empereur Guillaume II visitant en 1915 un champ de bataille sur le front français jonché de milliers de morts des deux camps : « Ich habe es nicht gewollt ! » (« Je n’ai pas voulu cela ! »). Qui le voulu alors si ce n’est le destin aveugle de la technique mise à ce moment-là au service de la puissance militaire germano-anglo-française ?
[96] Il faut être de mauvaise foi comme Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans leur petit opuscule précité Le Mythe nazi, pour envisager les discours de Hitler et d’autres caciques nazis en appelant aux Germains comme autant de discours mythologiques. Ces discours sont au mieux des fables, des allégories, des symboles, des succédanés, des ersatz visant une démonstration dans le cadre d’une relation causale fondée sur l’eschatologie temporelle propre à la modernité du discours historique. Autant de paroles qui n’ont rien à voir avec l’authentique parole mythique des origines.
[97] C’est précisément Wagner, l’hypermoderne qui fait chanter les mythes germains sur une musique qui, en son temps, menait à la fin du classicisme et du romantisme musicaux, et ouvrait ainsi, par le traitement harmonique de la mélodie, à sa déconstruction réalisée, quelques années plus tard, par la seconde école de Vienne avec Schoenberg, Berg, Webern. Cette œuvre wagnérienne illustrait parfaitement ce que Nietzsche disait du récit moderne, que l’on y trouvait tout en vrac comme dans le magasin de décors et d’accessoires d’un théâtre. C’est là l’origine de sa rupture avec Wagner.
[98] Á ce sujet je recommande outre la relecture de l’ouvrage fondamental d’Ernst Jünger, Der Arbeiter, et celui, capital, de David Schöenbaum, Hitler’s Social Revolution : Class and Status in Nazi Germany, 1933-1939, Doubleday and Company, Garden City, 1966 (trad. par Serge Volkoff, La Révolution brune. La société allemande sous le IIIe Reich (1933-1939), Gallimard, Paris, 2000 et de revoir les films suivants : Métropolis, 1926, de Fritz Lang et l’exceptionnel feuilleton allemand d’Edgar Reitz, Heimat. - Eine deutsche Chronik, 1984, feuilleton étonnant de 929 minutes sur l’histoire de l’Allemagne entre 1914 et 2000, soit le « court XXe siècle ».
[99] Il ne s’agit pas pour moi de mettre aujourd’hui en avant un quelconque royalisme qui serait encore un masque et un simulacre du théâtre de la modernité si bien critiquée par Balzac dans la Duchesse de Langeais. J’ai fait cette remarque pour appeler l’attention du lecteur sur la nature moderne du régicide de Louis XVI par les conventionnels, lequel n’a rien de commun avec celui de Clément (Henri III) et de Ravaillac (Henri IV). Louis XVI est condamné à mort par les élus du peuple en sa totalité, et est exécuté au nom de la Nation comme entité politique transcendante, tandis que les meurtres d’Henri III et d’Henri IV procèdent exactement de la pensée inverse, d’une pensée archaïque du pouvoir souverain. Accompli par des individus seuls (dussent-ils avoir des complices parmi les familiers de la cour), ces moines catholiques se prenaient pour les chevaliers de Dieu, ils voulaient rétablir l’ancienne relation de dépendance entre la Papauté souveraine universelle éminente et la Monarchie garante du pouvoir temporel catholique en un temps où l’État (et ses lois fondatrices) commençait déjà à prendre son autonomie à l’égard du pouvoir papal, et mettait à l’œuvre sa lente mutation vers la modernité. Cf., Bernard Bourdin, La Genèse théologico-politique de l’État moderne, PUF, Paris, 2004.
[100] Pierre Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, Paris, 2005, p. 16.
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