Une fin annoncée : la mort de l’Union européenne.
Il y a un peu plus de deux ans, avant le mois de septembre 2008, l’Ireland était donnée comme le modèle économique du parfait pays émergent européen, celui d’un tigre prêt à dévorer, une croissance à deux chiffres, une main d’œuvre bon marché et d’excellente qualité, des impôts sur les sociétés très bas, une explosion du marché immobilier, et en conséquence une élévation constante du niveau de vie appelant une immigration massive de travailleurs venus des pays de l’Europe l’Est, au point que certains pensaient faire du polonais la troisième langue du pays ! En bref une réussite que l’on donnait comme modèle aux pays fondateurs de l’UE. Voilà à peu près le discours qui était tenu dans les journaux d’informations générales et dans les quotidiens économiques les plus renommés de l’Union européenne. Cependant, ce que l’on oubliait de dire au bon peuple, c’est que cette dynamique économique se fondait sur la manne des crédits distribués sans compter et sans contrôle par les banques, sans que le gouvernement ne prît les mesures législatives nécessaires afin que la balance entre les dettes publiques et privées se tiennent dans une fourchette de déficit correspondant aux résultats réels de la production des richesses de ce pays (on retrouve ici le scénario de l’Islande).
Tout allait bien, que dis-je, au mieux… et puis, patatras, tout s’effondre, les banques du pays sont au bord de la faillite, et leur renflouement par l’État (50 milliards d’euros) a plongé le pays dans un déficit budgétaire de 32% de son produit intérieur brut. Un record. Et donc une notation très médiocre de sa dette souveraine. Le gouverneur de BCE, l’ineffable Trichet, exprima immédiatement « sa profonde inquiétude quant à la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro ». Et bien, il n’était pas trop tard pour s’en rendre compte… et ce d’autant plus que les Irlandais étaient parmi les plus eurosceptiques des peuples européens… Cette situation appelle quelques remarques.
La première met en lumière les paradoxes de la formidable machine à promouvoir l’économie, le crédit… Plus on en distribue et plus la machine tourne rapidement, plus la circulation s’accélère, plus l’argent fait de l’argent à partir de lui-même en totale déconnection d’avec la réalité productive et, il suffit d’un tout petit grain de sable dans l’un des engrenages de la machinerie pour que tout l’édifice s’effondre : ici le grain de sable a été la crise étasunienne et l’énorme surproduction de biens immobiliers sans autres bases financières que de l’argent virtuel… Ainsi la crise se manifeste dans toute sa force quand le crédit ne couvre plus la richesse putative, c’est-à-dire les richesses escomptées, mais non encore présentes ; en psychanalyse on nomme cela le retour du refoulé, ici le refoulé n’est rien moins que la réalité des richesses matérielles produites hic et nunc. Ceux qui regardent le crédit comme le seul remède capable de faire fonctionner à plein rendement un capital en perpétuelle circulation, oublient un aspect fondamental propre à tout remède, c’est que s’il guérit à court terme, il empoisonne immédiatement après, c’est exactement le sens du mot grec : pharmakon… remède et poison… En effet le crédit guéri à court terme le blocage de la circulation financière en offrant de l’argent à ceux qui en ont besoin pour diverses raisons, y compris aux banques, mais le problème demeure quant à ce qu’il serait raisonnable de donner. Or le système du crédit détient en lui-même, en son immanence (il ne s’agit pas du prix de revient d’une marchandise que Thomas d’Aquin voulait théoriser dans la notion de juste prix), la nécessité de toujours offrir plus pour gagner plus, faisant de l’argent le seul moteur de l’argent, comme si le flux financier se trouvait détaché du flux productif. Car dans le prêt il ne s’agit pas d’établir le juste prix d’une production qui n’en est pas tout à fait encore une, car le prix du prêt, l’intérêt, s’évalue en fonction du risque du remboursement, c’est pourquoi l’argent est bien plus cher pour les pauvres que pour les riches. En effet, plus le risque d’un non-remboursement du prêt est important plus, de fait, la situation de l’emprunteur est précaire, plus l’intérêt est élevé et plus il lui sera difficile de rembourser. Or, l’expérience montre, et elle a force de vérité tant elle est répétitive, que le prêteur cherche toujours plus de clients et de clients payant l’argent au plus haut prix, sachant que les pauvres sont toujours bien plus prompt à rembourser quitte à faire d’énormes sacrifices. Les riches empruntent dès lors que les taux de l’emprunt leur sont favorables, c’est-à-dire fort bas ; souvent ils calculent une inflation plus élevée pour déposer l’argent du prêt sur des comptes qui rapportent plus que l’intérêt payé pour leur emprunt… On le voit l’argent appelle l’argent, et à trop donner à ceux que l’on sait le plus économiquement fragile, on prend des risques énormes qui, lorsque l’économie faiblit, mettent en danger les banques insouciantes qui finissent par faire payer leurs erreurs par la collectivité, par l’argent public.
Ce qui vaut pour les individus et les ménages, vaut tout autant pour les États depuis qu’ils sont contraints par les lois européennes d’emprunter sur le marché privé de l’argent. Quelle aubaine pour les grandes banques !… Belle opération permettant de soumettre les États au pouvoir de trois agences de notation mondiales (toutes étasuniennes) et aux banques privées qui prêtent. Dorénavant la conquête des États développés ne se fera plus avec des moyens militaires, mais avec l’arme bancaire. Aussi le futur gouvernement mondial sera-t-il celui des banques et d’autres institutions financières, quant aux autres institutions de l’État, l’armée, la police, l’enseignement, la justice, etc… elles ne seront plus que des instruments pour contrôler, renforcer, conserver et intensifier le pouvoir bancaire… C’est en cela qu’il convient de comprendre la manière dont le politique est devenu ancillaire de l’économie. Dès lors que la finalité du système politico-économique n’est plus le bon gouvernement, le rééquilibrage et la redistribution plus ou moins harmonieux de l’accumulation des richesses, celui-ci se réduit à la maximisation du profit à tout prix, au prix de la plus simple dignité humaine. Enfin, le politique en tant promesse d’un futur sinon meilleur, du moins amélioré, plus pacifié, se retire inexorablement pour se cantonner dans les domaines du contrôle administratif, militaire et policier, en bref, dans le cadre d’une gestion des hommes au moindre coût économique quel qu’en soit le coût social.
Sans véritable gouvernement l’UE, de fait un Zollverein, ne peut que colmater les brèches au fur et mesure qu’elles apparaissent sans qu’aucune de ses solutions ne résolve le problème d’une manière systémique. Car, ce sont les banques et leurs hauts dirigeants qu’il faudrait contrôler, de fait les mettre en partie sous tutelle tant la soif d’argent des hommes postmodernes est insatiable ! Si nous nous tournons vers le point de vue des peuples, l’UE des banques n’est plus qu’une machine à soustraire de la plus-value à toute occasion, en créant même artificiellement les occasions, quitte à ruiner l’État social, n’hésitant pas à paupériser massivement la masse des salariés, des artisans, des petits commerçants, des PME, se sachant à l’abris car toujours, au dernier moment, renflouées par de l’argent publique avec lequel elles recommencent à faire des profits gigantesques.
Nous sommes donc confrontés à une énorme injustice issue d’une gigantesque escroquerie légale. A savoir que les banques et les institutions de crédit, en période de croissance, prennent des risques énormes en prêtant des sommes consistantes aux particuliers et aux petites entreprises, sans véritable garantie sauf l’hypothèque sur l’habitation ou les instruments de travail. Aussi au moment où le cycle économique marque le pas, ceux parmi les État qui ont aussi beaucoup subventionné dans le cadre d’une économie productive fragile se trouvent, une fois sauver les banques, dans l’incapacité de rembourser les sommes emprunter sur le marché international de l’argent à moins d’accepter des taux que l’on peut dire usuraires… crise ou non crise, les banques, les instituts de crédit, les fonds de pensions, et les grands spéculateurs de type Warren Buffet ou Soros, sont, sauf rarissimes exceptions, les seuls bénéficiaires permanents de la machinerie infernale du crédit… De fait la « main invisible » chère à tous les néolibéraux ne recouvre qu’un vaste foutaise idéologique servant à biaiser les possibilités de contrôle de la transparence financière et, par delà, à détourner de leurs fins premières les investissements par un usage immodéré du crédit et du profit.
Avec un prêt de 90 milliards d’Euros, les Irlandais massivement mis au chômage, massivement imposés vont engraisser les caisses de la BCE, du FMI et de quelques grandes banques d’affaires, et donc renforcer leur pouvoir, lequel à court terme sera le seul et unique pouvoir mondial… en concurrence certes avec la Banque d’État chinoise et Indienne… Et, pour détourner l’attention, l’on mobilise le peuple pour soutenir un prix Nobel de la paix qui visiblement n’avait pas compris que le capitalisme radical peut s’accorder avec un pouvoir qui s’autodéfinit comme celui du Parti communiste chinois… Ensemble, Est et Ouest unifiés, Levant et Couchant réunis, ils réalisent pleinement le destin de la modernité depuis son origine, lequel se nomme : nihilisme… L’Union européenne, à son échelle, y participe avec une constance, un enthousiasme et une efficacité sans concession, on peut penser que très bientôt elle sera aussi dévorée par la bombe qu’elle a contribuée à mettre à feu… car, comme le dit le poète très antique : « Dieu aveugle celui qu’il veut perdre ».
Claude Karnoouh, le 23 novembre 2010, Bucarest
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