lundi 6 décembre 2010

La fin programmée de l'Union européenne

Une fin annoncée : la mort de l’Union européenne.

Il y a un peu plus de deux ans, avant le mois de septembre 2008, l’Ireland était donnée comme le modèle économique du parfait pays émergent européen, celui d’un tigre prêt à dévorer, une croissance à deux chiffres, une main d’œuvre bon marché et d’excellente qualité, des impôts sur les sociétés très bas, une explosion du marché immobilier, et en conséquence une élévation constante du niveau de vie appelant une immigration massive de travailleurs venus des pays de l’Europe l’Est, au point que certains pensaient faire du polonais la troisième langue du pays ! En bref une réussite que l’on donnait comme modèle aux pays fondateurs de l’UE. Voilà à peu près le discours qui était tenu dans les journaux d’informations générales et dans les quotidiens économiques les plus renommés de l’Union européenne. Cependant, ce que l’on oubliait de dire au bon peuple, c’est que cette dynamique économique se fondait sur la manne des crédits distribués sans compter et sans contrôle par les banques, sans que le gouvernement ne prît les mesures législatives nécessaires afin que la balance entre les dettes publiques et privées se tiennent dans une fourchette de déficit correspondant aux résultats réels de la production des richesses de ce pays (on retrouve ici le scénario de l’Islande).
Tout allait bien, que dis-je, au mieux… et puis, patatras, tout s’effondre, les banques du pays sont au bord de la faillite, et leur renflouement par l’État (50 milliards d’euros) a plongé le pays dans un déficit budgétaire de 32% de son produit intérieur brut. Un record. Et donc une notation très médiocre de sa dette souveraine. Le gouverneur de BCE, l’ineffable Trichet, exprima immédiatement « sa profonde inquiétude quant à la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro ». Et bien, il n’était pas trop tard pour s’en rendre compte… et ce d’autant plus que les Irlandais étaient parmi les plus eurosceptiques des peuples européens… Cette situation appelle quelques remarques.
La première met en lumière les paradoxes de la formidable machine à promouvoir l’économie, le crédit… Plus on en distribue et plus la machine tourne rapidement, plus la circulation s’accélère, plus l’argent fait de l’argent à partir de lui-même en totale déconnection d’avec la réalité productive et, il suffit d’un tout petit grain de sable dans l’un des engrenages de la machinerie pour que tout l’édifice s’effondre : ici le grain de sable a été la crise étasunienne et l’énorme surproduction de biens immobiliers sans autres bases financières que de l’argent virtuel… Ainsi la crise se manifeste dans toute sa force quand le crédit ne couvre plus la richesse putative, c’est-à-dire les richesses escomptées, mais non encore présentes ; en psychanalyse on nomme cela le retour du refoulé, ici le refoulé n’est rien moins que la réalité des richesses matérielles produites hic et nunc. Ceux qui regardent le crédit comme le seul remède capable de faire fonctionner à plein rendement un capital en perpétuelle circulation, oublient un aspect fondamental propre à tout remède, c’est que s’il guérit à court terme, il empoisonne immédiatement après, c’est exactement le sens du mot grec : pharmakon… remède et poison… En effet le crédit guéri à court terme le blocage de la circulation financière en offrant de l’argent à ceux qui en ont besoin pour diverses raisons, y compris aux banques, mais le problème demeure quant à ce qu’il serait raisonnable de donner. Or le système du crédit détient en lui-même, en son immanence (il ne s’agit pas du prix de revient d’une marchandise que Thomas d’Aquin voulait théoriser dans la notion de juste prix), la nécessité de toujours offrir plus pour gagner plus, faisant de l’argent le seul moteur de l’argent, comme si le flux financier se trouvait détaché du flux productif. Car dans le prêt il ne s’agit pas d’établir le juste prix d’une production qui n’en est pas tout à fait encore une, car le prix du prêt, l’intérêt, s’évalue en fonction du risque du remboursement, c’est pourquoi l’argent est bien plus cher pour les pauvres que pour les riches. En effet, plus le risque d’un non-remboursement du prêt est important plus, de fait, la situation de l’emprunteur est précaire, plus l’intérêt est élevé et plus il lui sera difficile de rembourser. Or, l’expérience montre, et elle a force de vérité tant elle est répétitive, que le prêteur cherche toujours plus de clients et de clients payant l’argent au plus haut prix, sachant que les pauvres sont toujours bien plus prompt à rembourser quitte à faire d’énormes sacrifices. Les riches empruntent dès lors que les taux de l’emprunt leur sont favorables, c’est-à-dire fort bas ; souvent ils calculent une inflation plus élevée pour déposer l’argent du prêt sur des comptes qui rapportent plus que l’intérêt payé pour leur emprunt… On le voit l’argent appelle l’argent, et à trop donner à ceux que l’on sait le plus économiquement fragile, on prend des risques énormes qui, lorsque l’économie faiblit, mettent en danger les banques insouciantes qui finissent par faire payer leurs erreurs par la collectivité, par l’argent public.
Ce qui vaut pour les individus et les ménages, vaut tout autant pour les États depuis qu’ils sont contraints par les lois européennes d’emprunter sur le marché privé de l’argent. Quelle aubaine pour les grandes banques !… Belle opération permettant de soumettre les États au pouvoir de trois agences de notation mondiales (toutes étasuniennes) et aux banques privées qui prêtent. Dorénavant la conquête des États développés ne se fera plus avec des moyens militaires, mais avec l’arme bancaire. Aussi le futur gouvernement mondial sera-t-il celui des banques et d’autres institutions financières, quant aux autres institutions de l’État, l’armée, la police, l’enseignement, la justice, etc… elles ne seront plus que des instruments pour contrôler, renforcer, conserver et intensifier le pouvoir bancaire… C’est en cela qu’il convient de comprendre la manière dont le politique est devenu ancillaire de l’économie. Dès lors que la finalité du système politico-économique n’est plus le bon gouvernement, le rééquilibrage et la redistribution plus ou moins harmonieux de l’accumulation des richesses, celui-ci se réduit à la maximisation du profit à tout prix, au prix de la plus simple dignité humaine. Enfin, le politique en tant promesse d’un futur sinon meilleur, du moins amélioré, plus pacifié, se retire inexorablement pour se cantonner dans les domaines du contrôle administratif, militaire et policier, en bref, dans le cadre d’une gestion des hommes au moindre coût économique quel qu’en soit le coût social.
Sans véritable gouvernement l’UE, de fait un Zollverein, ne peut que colmater les brèches au fur et mesure qu’elles apparaissent sans qu’aucune de ses solutions ne résolve le problème d’une manière systémique. Car, ce sont les banques et leurs hauts dirigeants qu’il faudrait contrôler, de fait les mettre en partie sous tutelle tant la soif d’argent des hommes postmodernes est insatiable ! Si nous nous tournons vers le point de vue des peuples, l’UE des banques n’est plus qu’une machine à soustraire de la plus-value à toute occasion, en créant même artificiellement les occasions, quitte à ruiner l’État social, n’hésitant pas à paupériser massivement la masse des salariés, des artisans, des petits commerçants, des PME, se sachant à l’abris car toujours, au dernier moment, renflouées par de l’argent publique avec lequel elles recommencent à faire des profits gigantesques.
Nous sommes donc confrontés à une énorme injustice issue d’une gigantesque escroquerie légale. A savoir que les banques et les institutions de crédit, en période de croissance, prennent des risques énormes en prêtant des sommes consistantes aux particuliers et aux petites entreprises, sans véritable garantie sauf l’hypothèque sur l’habitation ou les instruments de travail. Aussi au moment où le cycle économique marque le pas, ceux parmi les État qui ont aussi beaucoup subventionné dans le cadre d’une économie productive fragile se trouvent, une fois sauver les banques, dans l’incapacité de rembourser les sommes emprunter sur le marché international de l’argent à moins d’accepter des taux que l’on peut dire usuraires… crise ou non crise, les banques, les instituts de crédit, les fonds de pensions, et les grands spéculateurs de type Warren Buffet ou Soros, sont, sauf rarissimes exceptions, les seuls bénéficiaires permanents de la machinerie infernale du crédit… De fait la « main invisible » chère à tous les néolibéraux ne recouvre qu’un vaste foutaise idéologique servant à biaiser les possibilités de contrôle de la transparence financière et, par delà, à détourner de leurs fins premières les investissements par un usage immodéré du crédit et du profit.
Avec un prêt de 90 milliards d’Euros, les Irlandais massivement mis au chômage, massivement imposés vont engraisser les caisses de la BCE, du FMI et de quelques grandes banques d’affaires, et donc renforcer leur pouvoir, lequel à court terme sera le seul et unique pouvoir mondial… en concurrence certes avec la Banque d’État chinoise et Indienne… Et, pour détourner l’attention, l’on mobilise le peuple pour soutenir un prix Nobel de la paix qui visiblement n’avait pas compris que le capitalisme radical peut s’accorder avec un pouvoir qui s’autodéfinit comme celui du Parti communiste chinois… Ensemble, Est et Ouest unifiés, Levant et Couchant réunis, ils réalisent pleinement le destin de la modernité depuis son origine, lequel se nomme : nihilisme… L’Union européenne, à son échelle, y participe avec une constance, un enthousiasme et une efficacité sans concession, on peut penser que très bientôt elle sera aussi dévorée par la bombe qu’elle a contribuée à mettre à feu… car, comme le dit le poète très antique : « Dieu aveugle celui qu’il veut perdre ».
Claude Karnoouh, le 23 novembre 2010, Bucarest

vendredi 3 décembre 2010

Artistes, poètes et penseurs









En exergue, j’ai tenu à rappeler une idée forte d’Adorno qui, malgré ses critiques envers Heidegger, partage avec lui le fond de l’analyse historiale de la modernité, à savoir qu’il s’agit d’une catastrophe qui a eu lieu de longue date. Si j’ai voulu encore souligner cette remarque d’Adorno, c’est qu’il la tient de Brecht constatant, dès la fin des années 1920, que le ventre de la démocratie est encore gros de forces dictatoriales, de forces fascistes, de forces totalitaires. À cette remarque d’Adorno venue de Brecht, fait écho aujourd’hui l’un des essais d’inspiration simultanément marxiste et heideggérienne, assurément l’un des plus pénétrants de feu mon maître Gérard Granel, intitulé, « Les années trente sont devant nous ».[1] Au long de ces pages rédigées au début des années 1990, il s’essaya à montrer que la période des totalitarismes triomphants, nazisme et stalinisme ensemble, ne fut que la préhistoire d’un devenir, ou, en termes heideggériens, le prélude d’un destin qui s’affiche dans sa plénitude aujourd’hui et surtout demain, en un temps regardé par les ventriloques médiatiques et politiques comme le triomphe réalisé de la démocratie (Fukuyama), comme la victoire des droits de l’homme (avec le couple mythique s’il en est, Bernard Kouchner et Madeleine Allbright), mais aussi, en un temps où s’accomplit en sa totalité la mondialisation de l’économie, de la politique, des styles, des goûts, en bref celle des représentations, Darstellungen et Vorstellungen, portée par la métaphysique de l’infinité, et donnée par la mathématisation de la compréhension du monde en ses possibilités d’objectivations sans fin.
Un tel constat qui choque les tenants du conformisme du moment (conformisme qui, sait-on jamais, pourra, à l’occasion, devenir une faute dans un futur non prévisible), les bureaucrates obtus de la culture universitaire et les stakhanovistes médiatiques de la culture de masse, un tel constat donc se tient dans une très ancienne provenance, longuement explicitée dès l’antiquité par Platon dans La République, où il est montré comment, sur un fond de démagogie (livre VIII, 563-b), la tyrannie procède de la démocratie dans une aspiration, non pas à la liberté comme principe fondateur, mais à la soif de libertés multiples et contradictoires dirigées par un agir démagogique qui préparent l’indifférence à toute harmonie politique possible.
Malgré des apparences qui suggéreraient que l’éthique de la démocratie représentative serait l’essence de la victoire de 1989 sur les régimes communistes et, plus essentiellement, sur le communisme lui-même, ne pourrions nous point avancer avec Adorno, Heidegger et Granel – mais aussi encore avec Huxley et Orwell, auxquels nous adjoindrons des commentateurs tels Guy Debord ou Gilles Châtelet, Paul Virilio, Noam Chomsky, Michel Chossudovsky – que nous vivons sous les formes d’un totalitarisme et d’une « servitude volontaire » d’autant plus puissants et insidieux qu’ils se montrent, pour beaucoup, sous le visage séduisant de l’hédonisme de la culture du gadget « bon marché », de la convoitise publicitaire, de la politique spectacle et de sa mise en scène des émotions. La publicité comme propagande de la marchandise[2], offre à la convoitise le « tout est possible », tandis que l’aspect spectaculaire donné à la médecine génétique prépare l’idée de l’homme parfait à venir, de l’homme qui, après avoir été spirituellement modelé pour acquiescer sans cesse au politiquement correct, puis à l’économiquement correct, rêvera dorénavant au biologiquement correct. Société du spectacle et société de la convoitise, la modernité comme « enténèbrement du monde », pour reprendre la formule de Heidegger, ou comme « catastrophe de la civilisation moderne », pour rappeler celle d’Adorno, reprise par Sloterdijk[3], se tient sous le charme de la science gadgétisée au quotidien et d’un pseudo cosmopolitisme culturel, lequel n’est autre que le nomadisme touristique de cette nouvelle espèces sociale propre à la modernité tardive : les « bobos », les « bourgeois-bohèmes » avec leur conformisme de la convoitise, leur pseudo-engagements humanitaires mêlé d’un hédonisme semi-porno de quatre sous et de la fascination pour ce simulacre de santé nommé le « bio », source, une fois encore, d’un renouvellement de la marchandisation. C’était déjà un thème abordé et de manière radicale par Eugen Ionescu odans un article publié par la revue Arts, au mois de janvier 1960, où, entre autres choses, il écrivait, « Je me suis senti obligé d’affirmer dans plusieurs textes que deux dangers menacent la vie spirituelle et le théâtre : la sclérose mentale bourgeoise d’une part et, de l’autre, la tyrannie des régimes politiques, c’est-à-dire des bourgeoisies de toutes sortes. J’entends par esprit bourgeois aussi bien le conformisme d’en-haut, que celui d’en-bas, de gauche ou de droite, tant l’irréalisme bourgeois que l’irréalisme socialiste*, autant de systèmes figés. »[4] Voilà les divers auspices et les sombres augures sous lesquels se déploie notre présent et à partir desquels je place mes digressions. Encore faut-il le souligner fermement, ces digressions ne prétendent ni consoler ni avertir ni dénoncer ni juger – parce que je ne prétends, à l’inverse d’une majorité d’intellectuels, être ni bon, ni mauvais, ni meilleur, ni pire que quiconque –, je les avance simplement pour soulever quelques questions, car, à l’origine de tout acte de pensée authentique, il y a le questionnement comme « piété de la pensée ».[5]

Variation 1

Beaucoup d’analystes ont caractérisé les régimes totalitaires comme les seules formes politiques qui énonçaient explicitement leur volonté de commander à l’art et la mettait en pratique. Ce qui me surprend présentement, c’est que l’on s’en étonne encore. L’ignorance historique gagnerait-elle du terrain en un temps où les discours obsidionaux sur la mémoire fleurissent plus intensément que jamais auparavant ? Car il n’est point là fait nouveau ! Pendant plusieurs siècles les artistes, considérés[Claude Ka1] [Claude Ka2]  comme des artisans embauchés par des communautés laïques ou religieuses, ou comme domestiques portant livrée, attachés à la maison de princes laïcs ou religieux, produisaient à la commande. Les temps n’étaient point démocratiques ! Donc le peintre, le musicien, le maître de ballet, le poète, l’écrivain, l’homme de théâtre travaillaient pour un maître, lequel, à l’occasion, pouvait être non seulement homme de goût, capable de saisir le talent, voire le génie de l’artiste, mais aussi homme d’un art, et pratiquer à la fois l’art de la politique, celui de la guerre, de la poésie et de la musique… Les artistes travaillaient ainsi pour la gloire du prince. Or, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme liberté créatrice, appartient aussi à diverses expressions esthétiques réalisées sur commande d’un prince afin de manifester sa munificence, et par là-même, sa suprématie et sa puissance. Molière vantant avec la Musique[Hélène LO3]  de Lully le sens de la mesure et de la justice du Roi-Soleil, Racine louant plus tard l’absolutisme du même monarque et écrivant des pièces édifiantes pour les pensionnaires de sa femme morganatique, devenue une bigote, à Saint-Cyr et puis, quelques soixante-dix ans après, Madame Vigé-Lebrun peignant Marie-Antoinette et ses enfants, dans une sorte d’intimité solennelle et cependant simple et naturelle, ou, déjà, au tournant du XIXe siècle, David représentant, dans une sorte de rigidité néo-classique, Bonaparte dans la gloire de son couronnement, ne font pas autre chose que de magnifier un présent politique. Même un Boucher, saisissant l’érotisme de jeunes femmes aux fesses dodues et à la peau rosée, œuvre pour l’éclat et la renommée des plaisirs de ses maîtres princiers. D’aucuns qui oseraient leur reprocher rétroactivement leur servilité envers le Prince, feraient montre d’un anachronisme absurde…
Implicitement, depuis la fin de l’Ancien Régime et du Premier Empire, une telle attitude présuppose qu’il convient d’accorder à la liberté de l’artiste la garantie – et la seule – de la qualité, de la force d’innovation et du renouveau à l’encontre d’une tradition envisagée comme réactionnaire. Toutefois, comme l’avait relevé Lukács, cette liberté est largement illusoire, car sortir du statut de domestique du Prince, voilà qui entraînait l’artiste à ne plus avoir la garantie d’une assurance-vie… L’artiste généralement peu rémunéré mais protégé, entretenu, nourri, logé, habillé, était tenu de produire à la demande de son maître, même si une marge de liberté des formes lui était laissée. Désormais, pour vivre, l’artiste, le créateur, le penseur doit vendre ses œuvres, publier ses manuscrits, se faire jouer, se faire interpréter. Il est ainsi soumis à des entités économiques nouvelles, aux maisons d’édition, aux entreprises théâtrales et aux directeurs de salles de concert indépendantes qui toutes recherchent le profit, parce qu’elles visent un public qui achetaient et consommaient de la culture comme une nouvelle forme du luxe… Toutefois, ce nouvel enchaînement ne doit pas faire oublier qu’artistes et créateurs n’en sont pas moins dépendants de l’État à travers ses salles subventionnées, par exemple, ou les commandes que l’État ordonne pour les décorer. Quant aux pauvres, pour eux il y a la fête foraine et le mime (cf. le film Les Enfants du Paradis de Marcel Carné)… En d’autres mots, l’artiste est soumis aux lois du marché, dussent-elles être régies par une dynamique quelque peu différente de celles qui commandent la vente des casseroles, des vêtements ou les transactions immobilières, quoique présentement le marché de la peinture et de la sculpture s’apparente bien à une forme de marché d’actions, certains « grands » collectionneurs mettant en vente certaines des œuvres qu’ils détiennent et les rachetant en sous-main dans l’anonymat par le biais de fondations.
Pour occulter cette brutale réalité, l’idéalisme allemand inventa la théorie de l’autonomie totale de l’art : l’art pour l’art. Or le marché de l’art, à la différence de celui des marchandises courantes, est commandé non seulement par le pouvoir économique, mais aussi par le pouvoir politique à travers ce que l’on nomme les commandes d’État et les subventions qu’il accorde. En bref, parler d’une liberté de l’art ne concerne dès lors que des marginaux (parfois aidés par des mécènes), dussent-ils, avec le temps, c’est-à-dire une fois leurs œuvres entrées dans les musées, être réintégrés dans le grand jeu du marché de l’art… Or cela ne devrait entraîner aucun jugement quant à la qualité de l’œuvre : l’artiste maudit peut être médiocre ou grandiose, l’artiste officiel peut produire des œuvres de haute qualité ou de tristes croûtes… C’est aussi une question d’appréciations liées au temps (toujours l’œuvre du temps, celle de l’historicité), à ce qu’il est convenu d’appeler l’esprit du temps, aux goûts, aux valeurs invoquées à un moment donné comme le beau et le bien, et donc comme le vrai…
Y aurait-il cependant une valeur intrinsèque de l’œuvre d’art qui fût a-historique, a-temporelle ? Si oui, cela présuppose une ou des qualités intrinsèques, une ou des valeurs en soi, sémantique et symbolique, qui transcenderaient totalement l’époque de leur conception-réalisation. Le sublime en soi. Penser ainsi, c’est déjà penser l’œuvre d’art, l’œuvre poétique et musicale en terme de patrimoine artistique muséal… C’est donc lui attribuer une valeur esthétique dont l’« intemporalité » fonderait la valeur d’échange. Comprendre la valeur de l’art de cette manière et agir en conséquence, c’est se tenir au cœur même de la modernité, dans l’esprit de la conservation généralisée, qui est aussi celui de la vente-échange généralisée des œuvres, où toute chose produite jadis et naguère est transformée en objet de brocante, tant les œuvres les plus prestigieuses que les objets d’usage quotidien les plus banals. Dans la modernité tout devient objet de musée, lequel rassemble Raphaël et des statues d’ancêtres africaines ou polynésiennes, Cézanne et l’urinoir de Duchamp, Van Gogh et la boîte de conserve enfermant la merde de l’artiste, les robes de Saint-Laurent, les assiettes de mes grands-parents et, déjà, les jouets de mon enfance… L’artiste reconnu, l’artisan anonyme, tous les producteurs d’un travail quelconque devenu objet ayant acquis une valeur d’ancienneté, et donc une valeur patrimoniale, signent tous a posteriori la réalité ultime de la modernité : tous et tout se trouvent placés au cœur du dispositif rassemblant la marchandise en son abstraction incarné, l’argent. Même les cuillères de bois du musée du village, les icônes du musée du paysan, les charrues et les métiers à tisser du musée des arts et traditions populaires participent de cet échange. D’où l’insistance sur les originaux qui seuls garderaient la variabilité croissante de la valeur d’échange.

Dans nos sociétés qui se prétendent démocratiques et post-totalitaires, condamner un artiste parce qu’il a eu, ou, sait-on jamais si l’on écoute certains commissaires à la conformité, aurait encore des opinions politiques vantant un régime totalitaire, ou parce qu’il aurait travaillé sur des sujets prisés, voire imposés par ces pouvoirs, paraît chose normale, comme si, à l’inverse, l’opposition au totalitarisme (comme la « liberté » de l’artiste asservi au marché) avait été la seule garantie de la valeur esthétique, de la puissance d’évocation, de la force de la monstration, de la grandeur de la poiésis, etc. Enfin de compte, être anti-totalitaire serait-il devenu aujourd’hui le seul gage de la valeur artistique de l’œuvre, de l’originalité de la pensée ? Hors des séminaires universitaires ad hoc, il me semble que les affaires marchent autrement.
À ma connaissance, personne, parmi les chasseurs de nazis, ne semble avoir protesté lorsqu’en 1970 l’Université du Texas offrit 100 000 marks (50 000 euros) pour le manuscrit de Sein und Zeit, mais, prestige national oblige, c’est la Schiller-Literaturarchiv de Marbach qui l’obtint pour le même prix. Lorsqu’il s’agit d’argent le moralisme se fait soit étrangement silencieux soit violemment clabaudant. Les inclinations nazies de Kandinsky ou de Nolde, n’ont pas fait baisser d’un iota leur cote ; le manuscrit du roman tardif de Céline (citoyen particulièrement exécrable), Nord, a atteint des prix inimaginables lors de sa récente préemption par la Bibliothèque nationale de France. Les diverses œuvres cinématographiques, poétiques, romanesques, picturales, des artistes ayant soutenus par leurs travaux, leurs déclarations, et parfois leur engagement physique, la révolution bolchevique et la mise en place de son pouvoir totalitaire, occupe toujours la même place importante, parfois fondamentale, dans l’histoire de l’art. Les œuvres suprématismes, à la fois prémonitoires, inaugurales et terminales de Malevitch ne sont en aucune façon atteintes (c’est même le contraire) par le texte qu’il écrivit à la mort de Lénine, dans lequel il présentait le premier chef de l’URSS comme le Christ de la modernité, transformant la signification première de son Carré noir en icône du nouveau Rédempteur, faisant de Vladimir Illitch l’homme-Dieu ayant scellé la troisième alliance.[6] Ce texte marqué d’un enthousiasme mystique, n’entame en rien le fait que le peintre fût plus tard marginalisé par le renouveau officiel du réalisme naturaliste sous une forme dite « socialiste » et où, déjà en 1926, Joseph Roth avait remarqué le retour au conformisme académique propre aux petits-bourgeois parvenus.[7] Rien, et encore moins Le Livre noir du communisme de l’ineffable Courtois, n’atteint la valeur inaugurale et terminale de la peinture figurative que sont les œuvres suprématistes de Malevitch dont il a décoré les trains de propagande partant vers de lointaines provinces afin de convaincre les peuples de toutes les Russies du bien fondé, de la vérité et de la beauté de la révolution communiste. Attendons encore, il se trouvera sûrement quelques vengeurs attardés pour faire son procès esthétique au nom de la politique et, pourquoi pas, proposer de reléguer ses œuvres au fond des réserves, comme le firent les autorités staliniennes… Le « Tout est possible », caractéristique de la modernité tardive selon Hannah Arendt, se déploie chaque jour avec la tranquille bonne conscience des fripons.

Variation 2

Doit-on rétrospectivement demander à l’artiste de rendre des comptes quant à son ou ses adhésions à des normes socio-politiques, fussent-elles regardées comme positivement humanistes ? Une telle demande s’apparente à des exigences post factum si caractéristiques des régimes totalitaires ? En tant que citoyen, c’est quand tel ou tel régime politique triomphe qu’il conviendrait de manifester une telle exigence d’engagement. Mais trop rares sont ceux qui l’osent manifester. Entre 1930 et 1940 bien peu d’artistes et de critiques osèrent, sur la scène mondiale, dénoncer la stupidité des critères esthétiques définissant le réalisme socialiste (dénommé préalablement réalisme héroïque) ou de ceux formulant les canons de l’art reconnu par le Troisième Reich. En effet, entre les deux guerres, le réalisme socialiste, héroïque, naturaliste, ou le figuratif idéaliste, tout autant que l’architecture massive, cubique et néo-classique est commune à la fois au monde européen, qu’il fût libéral, communiste ou teutonique, et à l’Amérique du Nord… Les gratte-ciel de New York ou de Chicago sont marqués d’une démesure qui n’a rien à envier à celle de l’université de Moscou, aux constructions berlinoises ou à la place du Trocadéro trônant devant la Tour Effel, deuxième cathédrale mondiale, après le Cristal Palace de Londres, offerte au culte de la technique.
Si l’artiste doit être cette personne qui joue de sa liberté créatrice souvent en opposition (mais pas nécessairement en s’opposant) à la contrainte de la loi économique, aux normes socio-politico-esthétiques du moment, cela veut dire que, présentement, il y a bien peu d’artistes authentiques, puisque la nouveauté semble la nouvelle norme académique d’une société où l’épate-bourgeois tient lieu d’originalité créatrice[8], où la volonté d’innovation à tout prix et à tous les prix, semble être devenue la nouvelle bienséance postmoderne. Qui donc, présentement, s’élève contre le diktat du conceptuel, de l’installation, de l’éphémère, parfois même des ordures ou du rien ? Ceux qui l’osent énoncer sont marginalisés, rejetés par l’establishment, par les galeries en renom, les musées, la majorité des critiques, les fondations, les administrations d’État. Aujourd’hui, en effet, ce sont plutôt certaines traditions figuratives, liées à un authentique savoir faire artisanal, qui feraient fonction de marginalité contestatrice ! Sic transit gloria mundi
D’autre part, les procès rétroactifs engagés contre certains artistes,  contre certains créateurs et certains penseurs qui eurent, à un moment ou à un autre, soit des faiblesses, soit une plus intense participation à des régimes politiques détestables, devraient être regardés avec un léger sourire, puisque dans la plupart des cas ces artistes, parfois ces très grands artistes, parfois ces penseurs exceptionnels ont, en tentant d’expliciter leurs engagements politiques initiaux et, pour la majorité, en prenant leur distance, cherché aussi à saisir, à comprendre l’essence d’une époque. De plus, qui peut se vanter d’être parfait ? Errare humanum est ! Mais, de qui et d’où provient cette exigence ? Il faudrait que ceux qui l’avancent, appartiennent eux-mêmes à une espèce humaine fort rare, surtout dans les institutions universitaires et dans les institutions culturelles de l’État ou parmi les fondations privées, il faudrait qu’ils soient des héros ou des saints. Or ceux qui vocifèrent aujourd’hui n’ont rien à offrir que des dossiers de basse police ; en effet que nous apprennent-ils qui ne soit déjà connu, même si parfois les faits sont mal assumés par leur auteurs ? Ces redresseurs de torts ne combattent pas ces faiblesses, voire ces lâchetés, avec des contre-feux créateurs, comme, en son temps, Brecht, avec son théâtre, l’avait entrepris à l’encontre du nazisme, ou, dans un style différent, Jünger avec ses Falaises de marbre, et, plus à l’est, Boulgakov à l’encontre du stalinisme avec son Maître et Marguerite. Les nouveaux policiers de la pensée dénoncent, pour vouer aux « poubelles de l’histoire », des hommes et des femmes dont les œuvres, en dépit d’erreurs ou d’une lâcheté momentanée à l’égard de la morale politique, dominent très souvent les expressions de l’intelligence des formes, de la compréhension et de la sensibilité du XXe siècle. Tandis que les nouveaux policiers de la pensée ne font qu’exprimer la doxa de notre temps, la conformité aux idées les plus banales de notre époque.

Une fois la tempête passée, une fois la tragédie accomplie et dépassée, quand, après avoir compté les morts sans nombre, il arrive que les grands créateurs qui en avaient pressenti la catastrophe, se rencontrent sans servilité, sans avilissement et sans ressentiments. Ainsi René Char, poète métaphysique par excellence et authentique héros de la résistance, et Heidegger – ayant reconnu la grosse erreur de la période rectorat, sans pour autant renier, et pour cause, le discours du rectorat, modèle de pensée de la critique radicale à l’encontre de la dégénérescence de la science[9] – réinventaient ensemble, pendant les séminaires du Thor, le débat grec des origines.
Les dénonciations (et non les critiques) d’aujourd’hui sont le fait de médiocres, d’impuissants, d’esprits mesquins et jaloux, de bureaucrates de la culture qui maquignonnent dans les universités ce qu’ils présentent comme de la pensée, en cela ils ne sont guère différents des bureaucrates de Dieu qui maquignonnent le divin dans les églises. Dans son cours sur le Parménide Heidegger faisait remarquer l’échec d’une certaine forme d’opposition : « … alles Anti (ist) in Wesen dessen verfaftet, wogegen (es) angegh. »[10] Être anti- c’est donc ne pas échapper au champ sémantique et au jeu éthique de celui que l’on combat, et ainsi accepter par avance le fonds ou l’essence de son argumentation. Peut être faut-il tenir rigueur à Brecht et à Benjamin d’avoir répondu à l’esthétisation du politique souhaitée par les Nazis en proposant comme mot d’ordre mobilisateur « la politisation de l’art », comme s’il s’agissait d’une nouveauté, comme si l’art ne l’avait point été de longue date et de manière souvent explicite. Toutefois, si tel était seulement le cas manifeste de l’agir esthétique et méditatif, de n’être qu’une expression immédiate du politique et rien de plus, alors l’artiste ou le penseur devrait en effet répondre de ses engagements, comme le chef de service d’un quelconque bureau de ministère. La création est certes en partie liée à l’esprit du temps, mais elle est aussi bien plus que cela en ce que l’idée moderne d’un artiste démiurge ne fait que reprendre, en l’accordant à la modernité, en l’immanentisant à sa propre activité, la conception antique du poète, celle d’un humain habité de la révélation divine, et du caractère quasi sacerdotal de son travail. Il y avait chez Andy Warhol quelque chose du prêtre célébrant dans la mise en place de ses installations et de leur destruction. Comme la parfaitement saisit Safranski, on retrouve cette dimension sacerdotale dans les Beïtrage de Heidegger où le penseur médite sur l’échec de son engagement et sur le ratage général de la révolution métaphysique qu’il avait naguère espérée.[11]

Chez les grands artistes modernes les signes qui donnent sens ou mieux rendent sens, ont toujours une portée qui embrasse un monde bien au-delà du cas particuliers qui les inspire. C’est devant le tableau de Picasso, Guernica, encore à New York, qu’eut lieu l’un des premiers happenings politiques mis en scène pour marquer l’opposition de certains artistes new-yorkais au massacre de My Lai au Vietnam.[12] Les civils espagnols tués sous les bombes des chasseurs-bombardiers allemands et la guerre du Vietnam entrecroisaient leurs images de mort, tandis que les photos des paysans torturés et assassinés froidement en 1969 par la soldatesques d’un pays démocratique, faisaient échos au cri de rage et de détresse du peintre qui, en 1937, l’avait lancé à l’encontre de la barbarie teutonne.[13] Cri de détresse de Picasso certes, et, cependant, cela n’empêcha point l’artiste au cours de la Seconde Guerre mondiale de recevoir dans son atelier parisien tout ce que le Grand État-major allemand d’occupation et tout ce que la collaboration comptaient d’esprits éclairés, qui n’acceptaient pas la notion d’art dégénéré, à commencer par Otto Abetz, le très officiel représentant du Reich à Paris… Dussent-ils apprécier Picasso, il n’empêche, ces gens n’étaient pas, à ce moment précis, les meilleurs représentants d’un humanisme politique ![14] De fait, cet exemple rappelle la constante contradiction entre l’artiste dans son œuvre (et non l’artiste et son œuvre) et l’artiste dans la société… La résistance n’a pas fait de René Char le poète exceptionnel qu’il fut, il l’était bien avant, il le fut bien après : le choix de René Char d’entrer dans la résistance est une action qui est venue d’une volonté éthique qu’il copartage à égalité avec des hommes simples et très respectables[15], mais qui ne comprendront sûrement jamais sa poésie. Quant aux compromis de Picasso pendant la guerre, ils n’entament en rien son génie de peintre, peut-être le génie du dernier et gigantesque peintre classique. La faiblesse de Richard Strauss écrivant l’hymne des Jeux olympiques de 1936 à Berlin, n’invalide en rien l’éclatante grandeur tragique et crépusculaire de sa musique d’opéra (Der Rosen Cavalier, Die Frau ohne Schatten) ou, de cet ultime chant romantique, Vier Letzte Lieder qui parachève l’ère de l’écriture musicale dite « classique », comme Malevitch, en sa guise, avait achevé celle de la peinture figurative.
En tant qu’homme dans sa vie quotidienne, dans ses rapports au pouvoir politique, aux pouvoirs économiques, dans ses relations à ses proches, à ses amis, à ses épouses, à ses compagnes, à ses maîtresses, à ses enfants, l’artiste, le créateur, le penseur, peut être un personnage peu recommandable, une personne franchement détestable, voire même exécrable. L’artiste, le créateur, le penseur n’a rien de commun avec la bienséance, avec la peur des engagements, avec la modération arrogante et le bon goût (quel que soit ce goût) du professeur, de l’intellectuel, du critique ou du commentateur reconnu (la figure tutélaire de ce personnage s’incarnant en France dans la personne de Sainte-Beuve) ; même si parfois il s’est glissé parmi eux, l’artiste et le créateur chausse d’étranges lunettes qui ouvrent, par métaphore, par métonymie, par l’image, le son, le geste, la parole, le monde-à-venir à la lumière de son devenir propre, pour le déployer à sa vérité. Dès lors qu’il s’engage dans la création, l’artiste, tout autant que le penseur, est comme habité d’une autre perception, d’une autre aperception. L’acte même de la création annonce, énonce, exprime, préfigure et incarne ce dont il est habité, l’angoisse (Angst) et le souci (Sorge), autant d’états qui décillent le regard au monde, qui dévoilent, mettent à nu, dût-on n’y contempler que l’abyssal néant de l’extrême violence ou de l’extrême indigence (Bedürftigkeit).

Proust a parfaitement saisi le décalage entre le quotidien et l’acte créateur à travers le personnage de Bergotte, le grand écrivain, et celui qui, dans la vie mondaine se montre servile et fat, une sorte de méprisable dandy sur le retour… Si mon admiration pour Adorno (l’un des plus remarquables interprète du capitalisme tardif, n’a jamais faibli), je me dois de confesser que son intégrité et sa droiture ne sortirent point grandies lorsqu’en 1950 il intervint pour empêcher la publication en Allemagne du livre de Marcuse (élève de Heidegger), Éros et civilisation, car ce dernier (sic !) « avait commis une faute impardonnable : il avait livré trop bruyamment un des secrets de fabrique de la théorie critique… ».[16] Les exemples pourraient être multipliés. Le comportement de Heidegger à l’égard d’une étudiante sans pareil, Hannah Arendt, dont il avait fait sa jeune maîtresse, n’est pas non plus très glorieux. Comme beaucoup d’hommes placés dans une semblable situation, il a soumis son amour à une parfaite lâcheté sociale, tandis que, simultanément, il dut savoir parler en termes si impétueux, si passionnés et inspirés de l’amour, qu’il réussit à convaincre Hannah Arendt de rédiger une thèse sur le concept d’amour chez saint Augustin.


Variation 3

Mais, me dira-t-on, cela n’a rien de commun avec les artistes et tous les créateurs ayant apporté d’une manière ou d’une autre leur caution et leur talent, voire parfois leur génie, à des régimes totalitaires redoutables (je me refuse à dire inhumains, car, quel que soit leur cruauté, les sociétés totalitaires sont le fait des hommes, et seulement des hommes, aussi sont-elles simplement humaines, peut-être, « trop humaines ». En effet, la société des lions ou celle des tigres est bien moins cruelle). En bref, peut-on accepter dans le panthéon de l’art, dans celui des penseurs, des hommes ayant cautionné explicitement à un moment ou à un autre ce type de pouvoir. N’y aurait-il pas immoralité à ce que certains pourraient considérer comme un laxisme impardonnable ? Mais pourquoi exiger de l’artiste en tant qu’individu social un comportement essentiellement différent du commun des mortels ? L’adhésion à des formes épouvantablement cruelles du pouvoir politique n’est-elle pas une très antique faiblesse de l’artiste et du penseur qui croit y déceler, du moins à ses débuts, une possible ouverture ou une autre expérience, plus radicale, plus forte, de la vie, du social, du politique, en bref une expérience où le monde n’est plus donné, mais à forger. Cela ne commence-t-il point avec les débuts même de la philosophie, avec Platon ? Pourtant, il y a toujours dans l’œuvre la marque d’un décalage d’avec l’expérience quotidienne qui sert de matière à penser, à méditer, à montrer, à ouïr. C’est pourquoi très rapidement, l’artiste et le penseur déchantent, parce qu’ils se trouvent toujours pris au piège de la fonctionnalité cynique du politique, si bien que deux options s’offrent à eux, soit le silence, soit la critique. Cette très brève description est à peu près l’histoire des artistes et des penseurs du XXe siècle engagés dans le grand jeu du politique quand celle-ci n’est plus la gestion administrative d’un futur répétitif au présent, mais le déploiement d’un devenir exaltant et imprévisible, périlleux, peut-être glorieux et criminogène que d’aucuns nomment révolution.
Cependant la question demeure lancinante. Pourquoi de très grands artistes et de non moins grands penseurs ont-ils accordé un temps crédit aux formes totalitaires du politique en gestation ou à ses formes préliminaires ?

Devenu indépendant l’artiste et le penseur sont aussi ces individus placés sur le marché un travail, même si l’idéalisme consolateur fit de lui le génie solitaire et miséreux, ce qu’il fut souvent, mais non systématiquement, et quasi divin, ce qu’il fut parfois. Sa survie dépendit soit de sa fortune personnelle (Gauguin, Debussy, Proust), soit de mécènes (Stravinsky, Brâncuşi, certains surréalistes) soit pour les écrivains ou les musiciens d’un succès populaire préparé par la presse engagée (Brecht), soit en appartenant à une institution, en général d’enseignement, avec un salaire qui assure son quotidien (Heidegger). Mais, quel que fut son mode de rétribution, en ce début du XXe siècle, il ne reçut de reconnaissance publique (ou de haine) que de la seule bourgeoisie ou de ce qui restait de l’aristocratie. Ainsi, pour prendre un exemple, pendant les années folles de l’avant-garde, entre 1925 et 1945, de riches mécènes permirent aux surréalistes de vivre. L’inscription de l’artiste et du penseur dans la société vaut tant pour ceux que le temps a porté au faîte des Arts et des Lettres que pour ceux qui font l’objet d’une simple notice au bas des page des livres d’histoire de l’art ou des idées. Le capitalisme (ou son synonyme, la techno-science) a construit le monde de l’Arraisonnement (Gestell) et l’artiste n’y échappe point : il participe de ce monde, il est de ce monde, il appartient même à ce monde, en fût-il le démiurge critique inspiré…
Après avoir idéalisé les épopées héroïques de l’aventure impériale ou républicaine pour les uns (David, Gros, Delacroix), après avoir tenté de représenter le spectacle des mystères insondables de la nature (Caspar David Friedrich, Turner, Chateaubriand, Goethe, Keats et Shelley) ou du cosmos (Blake) pour les autres, après avoir représenté les images des rêves orientaux suppléant aux réalités triviales de l’Occident (Ingres, Delacroix) ou la nostalgie des grandes époques inaugurales (les Préraphaélites et les poètes symbolistes), l’artiste indépendant a compris que ces idéaux s’étaient vidés sous les coups de boutoir d’une réalité nouvelle et bien plus puissante. Une fois donc tous ces cheminements explorés et épuisés, l’artiste-démiurge comme le penseur-démiurge s’est trouvé confronté à la réalité du monde dans lequel il vivait, au cœur de la présence et de la seule présence de ce monde et des hommes qui l’occupaient en leurs voies et manières qui devenaient de plus en plus semblables. Le démiurge, s’il l’était, ressentait toutes les contradictions du monde que le capitalisme, l’industrie, ou la techno-science, modelait avec une férocité sociale et psychologique sans pareil. Alors la vie quotidienne entra massivement dans l’œuvre, le luxe des nouveaux riches et la misère des masses de nouveaux pauvres, les bourgeois et les prolétaires, la luxure et la déchéance, la grandeur et l’abjection (Les Travailleurs de la mer, La Traviata, Manet et Le Déjeuner sur l’herbe, Baudelaire et Le Spleen de Paris); l’ancien monde, le rural, et le nouveau, l’industriel, s’affrontèrent de manière implacable et inégale (Vincent van Gogh avec les ouvriers du Borinage ou les bistrots à putains). Les petites gens, les actions les plus banales, les plus misérables, les spectacles industriels les plus imposants, mais aussi les plus effrayants, et les crises de la productivité et de la baisse tendancielle du taux de profit (y compris dans leurs oublis) qui rongent déjà cette aventure glorieuse et sans précédent du progrès, firent irruption dans l’art et le questionnement de la pensée créatrice. Crise des référents anciens qui, chez les artistes et les penseurs, se traduit par celle de la représentation picturale et conceptuelle : dans le regard épuisé d’un Munch ou dans la mélancolie de la décadence d’un Spengler qui annonce celle de la modernité en général que rien ne peut guérir, pas même le captage des formes venues d’autres cultures comme les cubistes et les expressionnistes s’appropriant la statuaire africaine. À la fascination des hommes pour les produits de la techno-science répond le Zarathoustra de Nietzsche, les faucheurs de Van Gogh sur fond de ville industrielle, les villes et campagnes hallucinées de Verhaeren, le cri de détresse de Rimbaud et celui de Munch, le cubisme de Picasso et de Braque, l’élégie quasi hermétique d’un Debussy ou d’un Rilke qui en nie l’existence même, le foisonnement luxuriant et agonisant d’un Mahler et d’un Strauss, les violences sauvages de l’expressionnisme allemand, d’Otto Dix, de Max Beckman, de Brecht et Kurt Weil dans L’Opéra quatre sous.
Tandis que l’artiste démiurge fait entrer la vie dans son art et son art dans la vie, le penseur, quant à lui, accorde une dignité philosophique aux événements les plus banals de la vie quotidienne, à la production du monde industriel, à ses effets sociaux, à la nouveauté temporelle qu’il déploie, à la démultiplication de la consommation, à la mise en marchandise du temps libre des travailleurs, devenus des « loisirs ». Ils se trouvent donc en résonance harmonique avec la révolte sociale et la misère des corps et des âmes, et proposent comme remèdes soit de changer l’« inhumanité du monde » (Proudhon, Marx, Sorel, Lukács, Rosa Luxemburg), soit d’en finir, y compris dans l’attente méditative, avec l’« enténèbrement » du monde (Nietzsche, Max Scheler, Heidegger, Adorno). Selon divers auteurs, l’affaire avait commencé au XIXe siècle, entre 1848 et 1880[17], le XXe siècle en radicalisa la dynamique.
Bolchevisme, simultanément fascisme italien, un peu plus tard national-socialisme (qui, pour des oreilles allemandes, s’entend comme socialisme national[18]), au début du XXe siècle les formes totalitaires émergent l’une après l’autre. Puisque l’artiste et le penseur se saisissent comme démiurges, alors pourquoi ne trouveraient-il pas dans ces mouvements de masse porteur de changements radicaux, des topoi expérimentaux permettant d’accomplir leurs espérances. Dans chaque cas, l’engagement dans les commencements visait à accomplir une révolution bien plus radicale que celle proposée par les hommes politiques : suprématismes, poètes d’avant-garde et jeune cinéastes en Russie, Marinetti et ses émules, Ezra Pound dans l’Italie fasciste, Heidegger, Nolde, Benn, Brecker, Leni Riefenstahl en Allemagne, avec ailleurs en Europe, les mêmes engagements, qui divisèrent les artistes entre des sympathies politiques violemment contrastées. Les temps étaient à la radicalité et non à la pusillanimité, et tous se sentaient concernés par la « grande transformation »[19] commencée en 1914 sur tous les fronts européens avec la première grande guerre industrielle. Tous, artistes d’avant-garde, penseurs inauguraux, avaient une conscience aiguë de l’échec du vieux monde qui tentait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, de ravauder ses vieux habits, quand plus personne n’était dupe, ni les élites ni les peuples : l’humanisme avait sombré dans les hécatombes inédites des « Orages d’acier », la démocratie représentative se révélait incapable d’assurer le minimum vital à des populations qui, pendant la guerre, avaient consenti des sacrifices humains et financiers colossaux[20], et, last but not least aucune des promesses de bonheur proclamées par la philosophie du progrès n’avait été tenue… N’est-ce pas aussi et simultanément, face au même constat, l’expression de l’anarchisme politique des Dadaïstes d’abord des surréalistes ensuite, qui, à travers leur critique radicale de la raison porteuse de tous les maux, de tous les malheurs des hommes modernes, proposaient l’advenue d’une révolution. Tous donnèrent crédit aux possibilités de révolution ouvertes par la crise dont la guerre de 1914-1918 avait mis en scène le premier acte grandiose, celui décrit dans les Orages d’acier (Jünger) et par Karl Kraus dans La Fin de l’humanité.

Selon l’opposition que propose Nietzsche entre morale et moralisme, (c’est-à-dire entre ceux qui sont animé d’un authentique souci de la plus haute loi morale, et ceux qui font semblant d’agir au nom de l’éthique, mais qui en use pour réaliser les profits les plus bas), les exigences moralistes rétroactives adressées aujourd’hui à des artistes ou à des penseurs contemporains récemment décédés, et donc condamnés au silence, ne seraient qu’une suite d’incidents grotesques et dérisoires, si l’enjeu n’était pas de dévaloriser, voire d’effacer des œuvres qui font référence et, de ce fait, mettent au travail notre mémoire pour nous remémorer que non seulement l’histoire, c’est-à-dire la politique d’hier, se tient dans le tragique (les Grecs le savaient déjà !), mais que ce tragique est toujours le destin inexorable de l’homme en tant que zoon politikon entré dans la temporalité eschatologique, quelle qu’elle soit : celle du Messie à venir, de l’attente de l’Apocalypse, de la Raison, de l’Esprit, de la société libérée de la nécessité, ou celle gouvernée par la perfection biologique.
Cette exigence édificatrice qui prétend se lever au nom de la mémoire travaille de fait pour le voilement de ce qui fut il n’y a guère notre histoire en tant qu’expérience existentielle, comme si l’opprobre post mortem faisait fonction d’eaux lustrales pour les contemporains, dissimulant nos tares présentes « humaines trop humaines », notre lâcheté alimentée par un goût immodéré de la fausse gloire et du lucre. Aussi, pour comprendre l’engagement de très grands artistes ou de très importants penseurs dans les mouvements totalitaires, a-t-il été nécessaire de ressaisir, pour le repenser (revisited) le statut de l’artiste et du penseur dans le phénomène de la modernité.
En refusant de penser cette origine de l’engagement des artistes, ceux qui se posent en vengeurs post factum travaillent pour l’oubli. En effet, mettre en œuvre la pensée c’est justement s’attacher à comprendre ce qui est advenu parce qu’il y a là l’origine de notre futur. Comprendre c’est précisément déplacer le lieu du penser coutumier qui n’est ni de juger, ni d’adhérer, ni même de condamner. De telles attitudes sont vaines en ce que tout événement historique est un apax et de ce fait ne sera plus jamais rééditable. C’est pourquoi l’histoire ne porte jamais de leçon existentielle. Ainsi condamner le passé, multiplier les repentances comme la mode actuelle nous y engage, n’a aucun effet sur présent ; on agit comme mu par la pensée magique où le croyant accorde à la répétition des incantations une valeur heuristique. Pis, ce faisant on refuse de penser l’advenue de l’histoire où se prépare un futur sans visage, c’est-à-dire en la retraite d’incarnations en attente, et toujours inédites.
On constate combien la frivolité de cette attitude et de ces postures entraîne des bizarreries dans la distribution des condamnations et des louanges. Pour ne pas oublier que ce débat s’est aussi tenu à Bucarest et que selon la doxa du moment, il convient de faire peser toute la faute d’un « passé qui ne passe pas » sur Cioran et Eliade[21], je m’interroge encore et me demande pourquoi un procès semblable n’a pas été entrepris à l’égard de Georges Bataille et d’André Breton qui, en 1936, signaient ensemble le texte suivant :
« Nous sommes, nous, pour un monde totalement uni — sans rien de commun avec la présente coalition policière contre un ennemi public n° 1. Nous sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d’esclave des chancelleries. Nous pensons que des textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes qu’à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause, la brutalité anti-diplomatique de Hitler, plus pacifique, en fait, que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens. »[22] C’est aussi dans l’esprit révolutionnaire du vouloir-changer-le-monde-quoi-qu’il-arrive, qu’il convient d’entendre ces jugements de Bataille, de Breton et des surréalistes, dans l’engagement préalable pris au début des années 1920 d’entrer au Parti communiste français, pour en être exclu, certes, à la fin des années 1920 (certains comme Aragon, Eluard et Vaillant y deviendront les chantres du réalisme socialiste) et devenir les alliés de Trotski en exil, au point d’écrire à Claudel, à l’époque ambassadeur de France au Japon :
« Peu importe la création.* Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres, les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit. »[23]
On remarquera que dans cette déclaration Breton et les surréalistes exclus du Parti communiste parlent de révolutions au pluriel, et non de la révolution (sous-entendu bolchevique au singulier). En bref, cela me paraît devoir se passer de longs commentaires, sinon de souligner que les surréalistes, et parmi eux Breton et Bataille, furent l’objet d’un culte et, jamais à ma connaissance, rigueur leur fut tenue pour ces positions à tout le moins non conventionnelles et qui, en leur temps, avaient dû sérieusement effrayer la modération craintive et la bienséance pusillanime du bourgeois. Il est vrai que malgré la date déjà tardive de leur prise de position, 1936, et leur dégoût des politiciens et des ambassadeurs, fussent-ils de bons poètes (Claudel), ils avaient comme garantie les propos d’un politicien et non des moindres, de Léon Blum qui, dans Le Populaire daté du 3 août 1932, voyait en Hitler un révolutionnaire dont la victoire électorale lui apparaissait bien plus intéressante que la réaction sans avenir représentée par von Schleicher ou von Papen… D’autre part, et malgré un certain tapage médiatique auquel participent quelques universitaires ignorants ou stipendiés, l’idée d’un Hitler et d’un IIIe Reich révolutionnaires faisant, dans les conditions spécifiques de l’Allemagne, pendant à la Russie soviétique, ne se réduit pas à l’hypothèse controversée de l’historien allemand Ernst Nolte[24], elle a été très largement argumentée dans l’ouvrage antérieur et déjà classique (mais trop souvent omis) de l’historien américain David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution.[25]
Lorsque l’on fait le bilan des engagements des artistes et des penseurs au cours des années 1920 et 1940, il est clair que nombreux parmi les plus importants s’allièrent soit au camp des communistes, soit à celui des fascistes italiens ou des nazis. Parfois même certains changèrent de camp, dans un sens, dans l’autre, parfois ils engagèrent le combat avec des marginaux de la révolution radicale, avec les trotskistes, les anarchistes espagnols, l’ultra-gauche allemande ou les nationaux-bolcheviques. Et comment eussent-ils pu échapper à cette dynamique tragique ? Depuis le milieu du XIXe siècle si la vie réelle était entrée dans l’art, l’artiste, quant à lui, avait été happé par la réalité sociale et politique… Au bout du compte l’engagement des artistes et des penseurs y compris des plus grands ne manifestait que l’une des facettes de cette mobilisation générale (ou infinie) en sa première phase, brutale et maladroite, au moment où la modernité, ou, si l’on préfère, l’accomplissement de la métaphysique de la technique (Heidegger), annonçait que le vieux monde, le très vieux monde néolithique était condamné à disparaître à jamais.
C’est cet événement-avènement (Ereignis), c’est-à-dire cet avènement-appropriation qu’il convient aujourd’hui de penser, car je ne suis ni un commissaire politique à la conformité, ni un juge désigné (par qui ?) pour distribuer les bons et les mauvais points. Les actes de contrition, y compris les plus bruyants ne changeront rien à l’advenu ; nul ne pourra modifier jamais ces temps de délires collectifs où l’espérance d’un monde meilleur se soldait par des crimes de masse inouïs, des temps où l’on saluait avec les mains et l’on travaillait du chapeau, au lieu, comme il se doit normalement, de saluer avec son chapeau et de travailler de ses mains.
Spinoza nous avait jadis engagé à comprendre, sans pleurer ni se moquer, mais pour se faire il faut une âme apaisée comme l’avait souhaité Brecht :
« Vous qui émergez du flot
Dans lequel nous aurons sombré,
Pensez
Quand vous parlerez de nos faiblesses
Aux sombres temps
Dont vous serez sortis.
Car nous allions,
Changeant plus souvent de pays que de souliers
À travers les luttes des classes, désespérés,
Quand il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.

En même temps nous savions pourtant que :
Aussi la haine contre la bassesse
Durcit les traits.
Aussi la colère contre l’injustice
Rends rauque la voix. Ah ! nous,
Qui voulions préparer le terrain d’un monde amical,
Nous ne pouvions pas être amicaux.
Mais vous, quand on en sera là,
Que l’homme sera un ami pour l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence. »[26]


Je n’ai rien à ajouter à Brecht et à Adorno, sinon à rappeler que penser et créer, ou méditer et agir, et à la fin comme le disait déjà le Parménide, penser c'est être, auquel j'ajoute, penser-créer c'est être, c’est-à-dire pour les plus grands prendre peu à peu conscience de leur génie et de leur irréductible singularité, mais, souvent, de leur profonde solitude, entraîne nécessairement le fait d’avoir des ennemis. À une époque où la grande masse des intellectuels, des universitaires et des chercheurs, habités de la crainte des bureaucrates devant les maîtres, du ressentiment de l’impuissance devant la grandeur, se comportent comme autant de détrousseurs de la pensée, il faut fermement rappeler que celle-ci n’est jamais autre chose que le tragique de l’expérience existentielle de l’homme. Voilà ce qu’en mon état et à mon rang j’assume avec sérénité, en cultivant le goût aristocratique de déplaire et non celui plus commercial de plaire.


Claude Karnoouh
Ce texte lu lors d'une conférence donnée à Bucarest au NEC, à été rédigé à Paris au mois de novembre 2002, a été repris, corrigé, amendé et augmenté à Paris au mois de septembre 2010.


[1] Gérard Granel, « Les années trente sont devant nous. Analyse logique de la situation concrète », in Études,  Gallilée, Paris, 1995, pp. 67-89.
[2]            Marchandise omniprésente et vendue à bas prix dans les pays occidentaux, car les multinationales de la consommation de masse  font fabriquer leurs produits (vêtements, chaussures de sports, objet de technologie bas de gamme, outils divers, etc.) dans les véritables goulags du travail productif que sont les pays du tiers monde, fussent-ils pour certains comme la Chine et l’Inde, devenus de superpuissances économiques. L’extrême croissance dans le sous-développement se paie d’un coût humain incommensurable. Cf., Mike Davis, Planet of Slums, Verso, Londres-New York, 2006.
[3] Peter Sloterdijk, Eurotaoismus. Zur Kritik der politischen Kinetik, Suhrkamp Verlag, Francfort/Main, 1989 (en français, La Mobilisation infinie, Christian Bourgois, Paris, 2000), deuxième partie, p. 86.
[4]            Cité par Virgil Ierunca in Trecut-au anii… Fragmente de journal (Les années ont passé… Fragments d’un Journal), Humanitas, Bucarest, 2000, p. 250. * Souligné par l’auteur.
[5] Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, Neske, Pfullingen, 1954 (en français, « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958.
J’ai formulé ainsi cette précision en songeant à cette phrase de Spinoza qui, à propos des choses humaines, écrivait : « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se moquer, mais comprendre »
[6] Kasimir Malevitch, « Lénine », in Macula, n° 3/4, 1978, pp. 187-190 (traduit de l’allemand par Philippe Ivernel), p. 188.  Je tiens à remercier ici Anca Oroveanu qui m’a fait connaître ce texte.
[7] Joseph Roth, Das Journalistische Werk, Kiepenheuer &Witsch, Cologne, 1976, dans la traduction française, « De l’embourgeoisement de la révolution russe ? », in Croquis de voyage, Seuil, Paris, 1994, pp. 290-295.
[8] Je tiens ici à remercier mon ami Sorin Antohi pour la judicieuse remarque qu’il me fit à la lecture du manuscrit. En soulignant malicieusement combien il est amusant de constater que l’idée d’« épater le bourgeois », théorisée voici plus d’un siècle par d’authentiques créateurs radicaux et marginaux, est mise en scène aujourd’hui par des artistes totalement intégrés la société la plus mercantile, de fait, impliqués dans la plus banale conformité avec l’esprit du temps.
[9] Cf. L’interview publiée post mortem dans la livraison du Spiegel du 31 mai 1976, dans la traduction française réinsérant des passages supprimés par le Spiegel, « Martin Heidegger interrogé par le Spiegel » ; in Martin Heidegger, Écrits politiques, 1933-1966, Gallimard, Paris, 1995, pp. 239-272.
[10] « … tout ce qui se comprend comme anti- reste consubstantiellement imbriqué à ce contre quoi il s’oppose. », in Martin Heidegger, Édition intégrale, tome 5, p. 217, Klostermann, Francfort/Main.
[11] Rüdiger Safranski, Ein Meister aus Deutschland. Heidegger und seine Zeit, Carl Hanser Verlag, 1994, chap. 18. En français, Heidegger et son temps, Livre de poche, coll. Essais, Paris, 2000.
[12] Je voudrais rappeler dans cette note que l’ancêtre de la performance où art et politique d’entremêlent ne sont pas les mises en scène de Nuremberg d’Albert Speer, mais le concert industriel et militaire donné dans le port de Bakou en 1922. Ici, il ne s’agit pas de juger ce qui est bien et mal, mais de mettre au jour des origines. Cf. René Fülöp-Miller, Geist und Gesicht des Bolchevismus, Vienne, 1926, cité de l’édition anglaise, The Mind and Face of Bolchevism, New York, 1929. On peut y voir mentionné le premier concert de sirènes d’usines organisé dans une grande ville industrielle le 7 novembre 1922 à Bakou ; l’ensemble était dirigé par une sorte de chef d’orchestre armé de drapeaux et placé sur le toit de l’immeuble le plus haut : « The foghorns of the whole Capsian fleet, all the factory sirens, two batteries of artillery, several infantry regiments, a machine-gun section, real hydroplanes, and finally choirs in which all spectators joined, took place in this performance. » (p. 186).
Pour une analyse généalogique du rapport entre l’utopie politique et la musique, voir le commentaire finement perspicace de Sorin Antohi à propos des Soirées de l’orchestre de Berlioz et de la terre d’Euphonia. Cf. Sorin Antohi, « Le chant de l’utopie », in Méditations de la distance. Discours, sociétés, méthodes (en roumain), Nemira, Bucarest, 1997, pp. 12-13.
[13] Cf. Art workers’ coalition, « Demonstration in front or Picasso’s ‘Guernica’ with My Lai posters, 1969 », in Adrian Henri, Total Art. Environments, Happenings and Performance, Oxford University Press, Oxford, Grande Bretagne, 1974, illustration 145, p. 178.
[14] Cf. Ernst Jünger, Journal parisien II, III, Christian Bourgois, Paris, 1980.
[15] Cf. le film de Jean Ophüls, Le Changrin et la pitié, Paris, 1964.
[16] Rüdiger Safranski, op. cit., p. 579.
[17] Cf. György Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Gallimard, 1960 ; Mario De Micheli, Le Avanguardie artistiche de novecento, Feltrinelli, Milan, 1966 ; Renato Poggioli, Theory of Avant-Garde, Belknap, Cambridge, Massachusset Press, 1968 ; Peter Bürger, Theory or Avant-Garde, University of Minnesota Press, 1984. Pour une synthèse de ces mouvements voir l’excellent Andrew Hewitt, Fascist Modernism, Stanford University Press, Californie, États-Unis d’Amérique, 1993.
[18] Cf. l’analyse sémantique de François Fédier, in Heidegger : anatomie d’un scandale, Robert Laffont, Paris, 1988, p. 179.
[19] L’expression n’est autre que le titre du chef d’œuvre de Karl Polanyi.
[20] Cf. Eric Hobsbawm, Age or Extremes. The Short Twentieth  Century (1914-1991). Pour les expressions artistiques de cette époque extrême, cf. Pabst, La Rue sans joie, Fritz Lang, Métropolis et M. Le Maudit ; pour les lendemains pacifiques il y avait les bordels et les mutilés allemands mendiant dans les rues selon Otto Dix ; pour le côté français on saisira l’extrémisme de la guerre dans Le Voyage au bout de la nuit de Céline.
[21] Pour une critique du livre de Madame Laignel-Lavastine, Cioran Eliade, Ionesco. L’oubli du fascisme. Trois intellectuels roumains dans la tourmente du siècle, (PUF, Paris, 2002), cf. l’excellente analyse de Constantin Zaharia, « Cioran, Eliade, Ionesco : l’oubli de l’histoire », in Critique, novembre 2002, n°666, pp. 851-868. L’opération à laquelle Madame Laignel-Lavastine s’est prétée s’apparente à celle pour laquelle Victor Farias et plus tard Emmanuel Faye avaient offert chacun à sa guise une plume pesante à l’encontre de Heidegger. D’aucuns savent, en dehors des histrions stupides, combien, après les mises au point de Derrida, d’Aubenque, de Granel, de Fédier, de Sanfranski et de Gérard Guest, ces auteurs ont sombré dans le plus total ridicule. Je prévois le même destin au livre de Madame Laignel-Lavastine. Il n’y a jamais de gloire pour la littérature du ressentiment. On peut aussi s’interroger sur ces critiques post mortem d’auteurs importants pour l’histoire de la pensée du XXe siècle, alors qu’il eût été si aisé de les dénoncer aussi fermement de leur vivant. Il n’est point difficile d’imaginer qu’il s’agit là de tentatives stipendiées auxquelles se prêtent des médiocres (eussent-ils une bonne plume) afin de gagner une gloire que leurs œuvres propres ne leur offrent guère. Car, il ne suffit pas d’être une bonne âme démocratique et humaniste pour être un penseur exceptionnel ou un écrivain hors du commun.
[22] Georges Bataille, Œuvre complètes, t. 1, Gallimard, Paris, 1975, p. 398. Soulignés par les auteurs.
* C’est moi qui souligne.
[23] Cité dans Jean-Luc Rispail, Les Surréalistes. Une génération entre rêve et action, Gallimard, Découverte littérature, Paris, 1991, p. 58.
[24] Ernst Nolte, Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. Nationalsozialismus und Bolschevismus, Herbig Verlagsbuchhandlung, Munich, 1997 (seconde édition). Cette idée qu’entre 1914 et 1945 nous avons de fait affaire à une guerre civile européenne a été exposée pour la première fois par Ernst Jünger, in Gordische Knot, Vittorio Klostermann, Francfort/Main, 1953, p. 123.
[25] David Schoenbaum, Hitler’s Social Revolution, Doubleday & Company, New York, 1966.
[26] Bertold Brecht, A ceux qui naîtront après nous, (extrait), L’Arche, Paris.
[27] Theodor W. Adorno, Minima moralia, op. cit., §. 79 « Intellectus sacrificium intellectus », p. 117.

 [Claude Ka1]Il faut rajouter les Medici
 [Hélène LO3]Pourquoi une majuscule ?
 [Hélène LO4]alles Anti- im Wesen dessen verhaftet, wogegen sie angeht
 [Hélène LO5]pas clair
 [HL6]pourquoi au participe passé ? to revisit ?---- HL, 10/10/2010, 15:17 ----