mercredi 19 juin 2019

Éthique et médecine au présent, un aspect du nihilisme moderne



Éthique et médecine au présent, un aspect du nihilisme moderne*


« The world is too much with us; late and soon, Getting and spending, we lay waste our powers; – Little we see in Nature that is ours; We have given our hearts away, a sordid boon!”

William Wordsworth, 1807






Aujourd’hui nul ne peut parler sérieusement de médecine sans l’aborder par la problématique de la technoscience tant ce très ancien[1]« art » de guérir a subi au XIXème siècle une transformation radicale, devenant l’une branche des sciences appliquées issues de la biologie générale, de la biologie moléculaire, de la chimie, des neurosciences, de la micro-informatique, de l’électronique, de la physique des solides, de la physique nucléaire.

Deux informations récentes ont, une fois encore, appelé mon attention sur l’aspect extrême des ultimes innovations scientifiques de la médecine.
1) Un laboratoire de médecine expérimentale chinois a réalisé des jumeaux humains par le clonage d’un embryon.
2) Des laboratoires étasuniens de robotique et de neurosciences ont mis au point des implants cervicaux nano-microscopiques qui selon des programmes préétablis dont ils seront chargés au préalable, feront agir le sujet sur ordre sans que celui-ci y perçoive la volonté d’un agent extérieur, au contraire, il percevra son action comme venant de sa propre initiative, produite par sa propre décision.

En lisant ces informations je me suis rappelé des scènes brossées dans des romans de science-fiction à portée philosophique, plus précisément à Brave New World d’Huxley et à 1984 d’Orwell.

On le remarque d’emblée, dans les deux cas choisis, qu’il s’agit, une fois encore, de lutter contre la nature en contrôlant son déroulement normal, c’est-à-dire celui instauré comme telle dès l’origine de la vie, non seulement de l’espèce humaine, mais au moins de tous les mammifères. Dans le premier cas on modifie de fond en combles le procédé naturel de reproduction en intervenant au cœur même du processus de division cellulaire, dans l’autre ont s’approprie des processus de décision spécifiques à la conscience humaine. Que le décours de la reproduction naturelle d’une part et la conscientisation de soi par rapport au monde extérieur soit le fait d’un créateur incréé ou d’un quelconque big-bang physico-chimique cela n’a aucune importance, c’est toujours contre la nature que ces travaux exemplaires de la modernité s’instaure.

Déjà au milieu du XXe siècle nous avions de nombreux exemples de cette lutte acharnée contre la nature où la médecine grâce à la biologie moléculaire et la chimie eurent un rôle décisif dans la mutation radicale des comportements humains. Ainsi la pilule contraceptive pour les femmes et maintenant pour les hommes a entrainé une transformation totale des comportements humains vis-à-vis de la procréation (au moins dans les sociétés technologiquement avancées), des relations sexuelles et en conséquence de l’érotisme, de l’interdit, du prohibé, du tabou, et de manière plus générale de la séduction. Présentement, l’enfant n’est plus une fatalité du corps féminin, car plus encore que l’avortement pratiqué de très longue date et par les populations les plus primitives, la pilule permet de manière bien plus précise d’élaborer des choix de vie, que ce soit dans le cadre de stratégies professionnelles comme dans l’organisation de la vie quotidienne en sa totalité. On remarquera qu’en Europe toutes ces avancées des technologies biologiques et chimiques (qui impliquent tout autant la médecine vétérinaire) sont concomitantes et liées à la fin de la civilisation paysanne, à l’effondrement de la religiosité et des traditions populaires, lesquelles ont été et sont largement réifiées et pétrifiées dans les musées paysans et les spectacles théâtraux ad hoc. Avec les puces et les nano-implants nous voyons se profiler la fin de l’autonomie de la pensée autonome pour une majorité d’hommes et de femmes, et la mise en place d’une nouvelle forme d’esclavage, d’un esclavage totalement consenti car insaisissable comme aliénation par une conscience préprogrammée… Dès lors il ne sera plus question de la Servitude volontaire(La Boëtie) imposée par le tyran grâce à lâcheté humaine, servitude toujours porteuse de culpabilité et de révolte du fait de la conscience malheureuse, mais, a contrario, d’une servitude heureuse car issue de la conscience de soi pour soi ! Voilà qui donne une dimension nouvelle à la biopolitique, laquelle, pour le dire aux semi-doctes, n’est pas née de la plume de Foucault, mais, longtemps avant, de celle de Platon (précisément le penseur à l’origine de la modernité selon Heidegger).[2]Certes, cette lutte contre la nature ne date pas d’hier, on peut en situer l’origine depuis que l’homme a commencé à domestiquer les animaux et les plantes, et à sélectionner les espèces en fonction de ses besoins, c’est-à-dire depuis la révolution néolithique et la sédentarisation des chasseurs-cueilleurs. Mais de manière plus essentielle c’est l’intervention de la science en tant qu’expérimentation systématiquement calculée qui en a changé le mode opératoire et donne aujourd’hui des résultats non seulement spectaculaires, mais à proprement parlé inouïs : les changements de sexes chez les hommes et les femmes, les manipulations génétiques sur les plantes, les animaux et les hommes, la construction d’humanoïdes dotés d’une intelligence artificielle répondant aux situations aléatoires qu’ils rencontrent sont autant d’exemples pertinents. Ce sont ces prouesses technologiques qui permettent par exemple le développement de la théorie du genre parce que leurs résultats offre la possibilité de critiquer toutes les différences jadis attribuées au culturel et non à la nature biologique donnée des êtres vivants (en effet, en son écrasante majorité la vie des animaux supérieurs est le résultat du croisement de deux sexes différents !). Cette lutte contre la nature entraînant une conception hyper-individualiste de la liberté où chacun serait le maître du choix de son sexe quel qu’il soit à sa naissance ; hyper-individualisme qui correspondrait par ailleurs à la théorie politiquo-économique de l’hyper-libéralisme techno-capitaliste, la nouvelle synthèse du mondialisme entre l’économie proposée par Milton Friedman, la théorie génétique et la biologie moléculaire.

Or, il faut en convenir, lutter contre l’état naturel du vivant c’est lutter contre ce qui avait été donné dès l’origine à l’homme comme un état intangible. « C’est la vie ! » disaient jadis les paysans archaïques face à la mort, c’est-à-dire c’est le décours normal du devenir inscrit dans l’éternité de la vie des hommes en société. A contrario, il suffit d’observer comment les sociétés humaines les plus modernes repoussent la mort comme fatalité insupportable, que dis-je, dans certains cas comme aux États-Unis en tant que destin obscène, et, en conséquence, comment elles cherchent dans toutes sortes de découvertes scientifiques les moyens de différer, de congédier sine diela mort, voire même de ressusciter la personne ou l’animal par clonage de son ADN après un séjour cryogénique, pour percevoir l’ampleur de la mutation spirituelle engendrée par de notre modernité. Lutter contre l’intangibilité des valeurs d’une société humaine, c’est, de fait, lutter contre les panthéons spirituels que les hommes avaient élaborés pour donner sens simultanément à l’éternité groupe et à la fragilité mondaine de l’individu. Ainsi l’éternité des Grecs se nommait la physisque nous trahirions si nous le traduisions par « nature » puisque selon Aristote elle comprend aussi la Polisentourée de ses champs, de ses forêts, de ses plaines et de ses montagnes domaines des dieux, des demi-dieux, des nymphes et des satyres avec leur théâtre grotesque ou tragique. Comme anthropologue, et pour agrémenter d’une touche d’exotisme cet essai, je me permets de signaler que les Dayak de Bornéo ne pensent pas différemment lorsqu’ils refusent de très consistantes sommes d’argent de la part des industriels du bois malaysiens qui cherchent à s’approprier les essences précieuses de leurs forêts primaires. Ils avancent qu’ils ne peuvent vendre la forêt puisqu’elle est le lieu de résidence des esprits de leurs ancêtres avec lesquels ils entretiennent répétitivement un long commerce mémoriel et cérémoniel. Récemment aux États-Unis des Indiens Sioux ont refusé le passage sur les terres de leur réserve d’un pipe-line de pétrole parce qu’il traversait des terres sacrées où reposent leur ancêtres et, qu’on ne peut attenter à l’espace des morts sous peine de grands châtiments. Je pourrais multiplier ainsi les exemples des peuples primitifs pour qui les valeurs transcendantes sont véritablement transcendantes, intouchées par l’agir humain sublunaire.

Dans l’Europe chrétienne médiévale si les forêts abritaient encore des fées et des elfes, l’illimité de l’exploitation de la nature était encouragé et légitimé par la Bible qui enjoint aux hommes de l’exploiter et de proliférer. Toutefois en ces temps on ne travaillait pas le dimanche et ni lors des jours fériés en grand nombre. J’ai encore trouvé cet état dans les campagnes roumaines, voire en ville dans les années 1970. Les théologiens médiévaux comme Albert le Grand ou Saint Thomas d’Aquin avaient démontré l’inanité du prêt à intérêt parce que précisément l’intérêt court (travaille) les jours chômés qui doivent être impérativement voués à la prière, à Dieu, au Christ, à la Vierge et aux saints. Or qu’est-ce l’intangibilité des valeurs qu’elle soit spatiale chez les Grecs ou temporelle chez les Chrétiens ? Qu’elle est la qualité essentielle de ces référents qui se présentent comme immuables et invariants ? En langage philosophique on les appelle des valeurs transcendantes, des valeurs qui dépassent toutes autres actions ou justifications mondaines. Cependant lorsqu’on regarde l’histoire humaine depuis quelques bons siècles nous constatons que ces valeurs ont partout volé en éclat, dussent-elles parfois soutenir des combats d’arrière-garde aussi violents que vains pour en maintenir la vérité. Quoi qu’il en fût, au bout d’un temps, les résultats furent toujours les mêmes, ces valeurs intangibles cédèrent face à la modernité technique, à l’efficacité pratiques des applications, au confort qu’elles pouvaient apporter, mais aussi aux violences mortelles qu’elles impliquaient, aux victoires militaires totales qu’elles étaient sensées préparer. Cet effacement plus ou moins lent, plus ou moins rapide des valeurs transcendantes touche toutes les activités humaine, l’industrie et l’enseignement, l’ingénierie et… la médecine dans son rapport de plus en plus intime à la technoscience. Parmi ces valeurs l’éthique prétendue intangible occupe une place essentielle en ce que ses concepts voudraient imposer à la politique, mieux, quand elle se veut elle-même politique fondée sur l’antique dichotomie légal / légitime, où le légitime représente le moral.[3]Dès l’advenue de l’expérimentation scientifique la médecine s’est confrontée aux valeurs transcendantes, depuis la dissection jusqu’aux toutes récentes expérimentations sur l’embryon humain (pour l’animal la chose est admise depuis plus d’un demi-siècle).

En effet, s’il y a des limites intangibles aux pratiques expérimentales (la théorie pose moins de problème puisque Copernic pu exposer son système théorique sans subir les critiques de l’Église alors que Galileo, l’expérimentateur, dut en subir les foudres !), les résultats qui épistémologiquement appellent au dépassement pour prouver le bien-fondé de la théorie s’en trouveraient bloqués. Or la science fonctionne toujours dans le cadre d’une dynamique du dépassement, mais d’un dépassement non dialectique, d’un dépassement arithmétique, géométrique ou exponentiel. Alors la médecine devenue de plus en plus scientifique, de plus en plus liée aux science expérimentales les plus en pointe est contrainte d’outrepasser les limites éthiques que la société, au travers de ses lois morales ou de ses institutions, lui avait imposées. Comme toutes les sciences expérimentales, il faut qu’à chacun de ses pas en avant la médecine justifie l’outrepassement qu’elle s’était interdit auparavant quand l’au-delà avait été envisagé comme infranchissable, immoral (illégitime), inacceptable par le Demos, le socius, la collectivité. A l’usage on constate qu’aucune morale ne peut arrêter cette fuite en avant, en ce que les inductions et les déductions théoriques venues de la pratique ne peuvent être vérifier que par cet outrepassement. En conséquence se trouvait bouleversée de plus en plus violemment et rapidement notre relation au vivant, laquelle n’était plus la source d’un émerveillement divin comme le percevait encore Saint François d’Assise devant les oiseaux, mais l’artefact d’un pur objet d’expérience. Ainsi en est-il du corps humain pour la médecine.

Finalement pour que la science avance il lui faut repousser sans cesse, ad infinitum, les limites des valeurs éthiques qui en bloquaient la marche. Déjà Aristote l’avait entrevu quand il écrivait (Politiques) que l’infini ne doit pas commander aux hommes. Or justement la science construit le possible de ses objectivations comme l’infiniment indéterminé a priori, comme l’illimité (apeirondes Grecs) ou si l’on veut en termes kantien comme les conditions de possibilités illimitées de l’objectivation. Quels sont donc ces champs de l’activité humaine qui non seulement travaillent dans l’illimité, mais dont l’illimité est l’essence (Wesen) même de leur devenir : la techno-science et l’économie, ce que Heidegger désigne comme Arraisonnement ou Dispositif (Ge-stell), métaphysique de la modernité technique. La première invoque le progrès scientifique, la seconde le progrès économique et social. D’où une conséquence évidente : l’ensemble que l’on peut nommer sans erreur le progrès techno-économique ne supporte, au bout du compte, aucune limite qui entraverait son perpetuum mobile. Plus précisément, c’est par la permanente destruction des valeurs, et en particuliers des valeurs éthiques que le progrès techno-économique peut s’avancer dans son inexorable marche triomphante. Aussi dans cette synergie de destructions et de reconstructions permanentes les valeurs éthiques en mutation sont-elles le trait caractéristique de la civilisation européenne au moins depuis la fin du Moyen-âge occidental et la découverte de l’Amérique.

Détruire sans cesse pour reconstruire et détruire à nouveau, c’est le mouvement même du monde que nous avons construit dès que les dieux grecs nous ont abandonnés et dont Nietzsche avait formulé l’empreinte philosophique. Il lui attribua un nom, nihilisme. Toutefois il convient de préciser, il ne s’agit pas du nihilisme des déshérités et ni de celui des terroristes politiques voulant la disparition du Tsar, ceux dont Dostoievski avait tracé le portrait dans Les Possédés. Le nihilisme dont il s’agit ici, c’est le nihilisme propre à la modernité, mieux encore, le nihilisme fondateur de la modernité, car sans nihilisme nous vivrions dans la tradition, or nous vivons dans l’innovation permanente et l’augmentation continuelle du nouveau, du produire, du consommer, du gagner-dépenser-détruire. Notre nihilisme c’est celui d’un trop-plein en permanente autodestruction. C’est lui qui donne sens au monde et imprime une interprétation a-morale du monde, parce que ses valeurs morales sont en permanente transformation, sont transitoires et éphémères (comme l’exposent certaines œuvres caractéristiques de l’art contemporain), et c’est pourquoi elles ne sont en fait si morales ni immorales, elles traduisent simplement une absence de morale, elles sont a-morales.

A cette mise en évidence du nihilisme comme destin de la modernité sans foi ni loi transcendantes puisque sans cesse le déjà-établit se transforme, il convient d’ajouter l’élément qui engendre la mise en mouvement de l’illimité de la science. En effet pour sans cesse outrepasser les limites éthiques imposées pendant un temps à la recherche scientifique, il faut que le monde et nous-même puissions être le topos, l’espace-temps, d’une possible objectivation infinie. Au cœur de ce maelstrom nous sommes menés, que dis-je, nous sommes malmenés car nous sommes pensés par la volonté de puissance de l’objectivation qui, parce que justement elle est infinie, laisse toujours le champ ouvert à l’illimitation éthique. Dès lors à chaque moment le transcendant est bafoué, nié (ne nous a-t-on pas dis voilà quelques années que l’on ne toucherait pas aux embryons humains pour cloner ?), refoulé, repris, ré-agencé pour assumer et légitimer la transmutation des valeurs. « Car, et Nietzsche nous l’expose clairement, c’est ainsi que se déploie l’idéal de la puissance de l’homme du moderne, puissance de l’Esprit (la logique) et de la richesse qui sont destructeurs de la vie humaine authentique » (in Extraits posthumes 1887).  Certes dans cette course sans fin à l’innovation on peut saisir tout à la fois, une fascination, un vertige, une hallucination, une névrose et un aveuglement qui me font songer à ce proverbe grec : « Dieu aveugle celui qu’il veut perdre », le Dieu ici étant la Raison dans la logique des propositions. Et c’est tellement patent que l’on discerne dans l’essence de cette poursuite fantasmatique ou infernale selon nos inclinations phénoménologiques, la vérité de l’enracinement de notre séjour dans le monde ou si l’on préfère le déploiement du Das daseinde l’homme moderne, pour le dire comme Heidegger, ou, traduit si on le peut, notre être-le-là-dans-le-mondede nos temps d’indigence éthique. Il faudrait donc rechercher l’origine de cette mutation de la pensée européenne qui nous a mené au nihilisme. Dans sa lutte contre l’Aufklärung, la tyrannie de la rationalité et l’empire de l’Esprit hégélien Nietzsche avançait l’hypothèse suivante : « La croyance dans les catégories de la raison est la cause du nihilisme » (Cf. divers passages de Morgenrote). Il ajoutait, ces catégories créent un monde imaginaire différent du monde réellement vécu par les gens, le véritable monde tragique des hommes dans leurs passions.[4]S’il est une évidence de notre présent c’est bien la disparition de l’enchantement du monde. Enchantement du monde que l’on pouvait entendre comme la croyance vivante dans la parole chrétienne formulée par Tertullien dans le De Carne Christi (c. 203-206), « prorsus credibile est, quia ineptum est”souvent rapporté par « Credo quia absurdum »

Or du moment que l’on a commencé à démontrer l’existence de Dieu en termes logiques (Albert le Grand, Saint Thomas) on est entré dans un univers mental qui ébranle le transcendant merveilleux. La nouvelle manière d’assumer la foi eût pu proclamer : « Je crois parce que c’est rationnel ! » Dès lors que l’étape suivante s’est manifestée par l’interprétation du monde s’appuyant sur les calculs mathématiques (Descartes, Leibnitz), toute la nature, y compris l’homme, n’est plus que la somme d’objets potentiels de la connaissance scientifique infinie. C’est pourquoi la logique mathématique est donnée comme l’instrument unique de la connaissance totale, idéalement sans reste, même si ce « sans reste » réel est un fantasme sans cesse réactualisé en un nouvel objet. Aussi pour que cette puissance potentielle puisse se réaliser lui faut-il éliminer tout ce qui l’entrave, et plus précisément la morale, car la volonté de puissance qui l’habite n’a que faire de la morale, c’est vrai en politique, c’est aussi vrai dans les sciences. Or la médecine comme je le rappelais au début de cette conférence est devenue une science appliquée qui ne peut échapper à cette energeiaet à son destin inexorable et inflexible : les Grecs l’appelaient une nécessité inaltérable, une fatalité implacable, l’ananké.

C’est pourquoi on trouve des hommes tout-à-fait normaux qui peuvent envisager de déclencher le feu nucléaire pour imposer leur volonté de puissance ; c’est pourquoi on trouve quantités de chercheurs qui travaillent à inventer des armes plus mortelles les unes que les autres. C’est aussi pourquoi on trouvait jadis des médecins qui réalisaient des expériences et des mutilations sur des hommes dans des camps de concentration allemands, et naguère d’autres médecins, dans des pays démocratiques comme les États-Unis[5]qui pratiquaient des expériences mortelles sur des hommes de couleurs ; il y a encore ceux qui depuis 1945 assistent des militaires qui torturent des prisonniers politiques comme ce fut le cas lors des dictatures militaires en Amérique du Sud. Certains nous diront que ce sont des cas extrêmes, toutefois ils sont suffisamment réels et fréquents pour être donnés comme exemples pertinents. Nous savons que les autorités étasuniennes comme celles de l’ancienne Union soviétique ou chinoises ont procédé à des expériences médicales sur des prisonniers de droit commun ou politiques sans que cela n’émeuve grand monde. Quant aux animaux nous voyons tous les jours la manière dont la production et l’expérimentation les traitent, comme de simples objets manipulés qui n’auraient ni sentiment ni douleurs pour les besoins de la science et de la production de masse.

Certains intellectuels sensibles se plaignent de la violence qui nous entoure, de la violence de la vie quotidienne dans nos sociétés, de la violence dans la manière de résoudre les divergences politiques et sociales. Mais leur surprise est à la hauteur de leur « sommeil dogmatique » pour parler comme Kant. S’ils avaient conscience du notre mode-à-être nihiliste dans le monde, ils comprendraient qu’y ayant fait sauté tous les verrous éthiques le monde ne fonctionne plus que sur le mode du désastre propre à démesure de la croissance maximum. L’hybrisdont les Grecs avaient déjà saisi combien elle engendre l’aveuglement orgueilleux qui habite l’homme centré uniquement sur lui-même. Or qu’est-ce que l’orgueil de l’homme moderne si ce n’est cette inextinguible soif de connaissances et de produire pour laquelle il est prêt à tout détruite, y compris son propre sol, notre planète.

Dans un l’un de ses plus célèbres ouvrages, Was heißt Denken ?, le philosophe allemand Martin Heidegger écrit une phrase qui créa une surprise de taille et de vives polémiques de la part des rationalistes : « Die Wissenschaft denkt nicht ! », « La science ne pense pas ! ». Une lecture superficielle avait trompé les lecteurs peu attentifs à la suite du texte. Le maître de Fribourg ne voulait pas dire que les scientifiques ne pensaient pas leurs recherches et leurs élaborations théoriques, il voulait signifier que la science ne pensait pas l’origine de ses conditions de possibilité. Or ces conditions de possibilité se tiennent dans l’apeironet le nihilisme qu’il engendre.

Claude Karnoouh, Bucarest le 3 juin 2019





*Cet essai est le texte amendé et développé d’une conférence donnée le 5 juin 2019 à Craiova à l’occasion du XIème congrès national de stomatologie organisé par la faculté de médecine dentaire du 5 au 8 juin 2019. Je tiens à remercier ici Madame le Doyen de la faculté de médecine dentaire de l’Université de Médecine de Craiova, Madame Veronica Mercuț et mon collègue et ami le professeur de philosophie Ionel Bușe.
[1]Le premier traité de médecine trouvé en Égypte date de XXXe siècle avant J.C.
[2]Cf., Peter Sloderdijk, Regeln fûr den Menschenpark, Frankfort am Main, 1999.
[3]A cet égard rappelons Antigoneet les débat du procès Eichmann rapportés par Hannah Arendt dans Eichmann ou la banalité du mal.
[4]Sur ce thème nietzschéen de l’irréalité de la logique et de la rationalité cf., Clément Rosset, Le Réel et son double, Paris, 1976.
Black enlisted men were used as human guinea pigs in chemical experiments during World War II—not by Nazi Germany, but by Uncle Sam.
Cf., aussi... https://www.bvoltaire.fr/intelligence-artificielle-vers-une-medecine-sans-humanite/?mc_cid=abcaeedea1&mc_eid=8c196957a5

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