Adieu à l’anthropologie.
Quelques réflexions sur la
disparition de l’altérité radicale
1- Rappel pour mémoire
Pour aborder ce sujet, il convient, en premier lieu, de
rappeler quels furent les premiers défis que l’altérité souleva pour
l’Occident, et comment celui-ci s’y confronta. C’est seulement après ce
préalable que l’on pourra déterminer la généalogie des phases où s’élabora peu
à peu la construction d’un domaine de la connaissance nommé présentement :
anthropologie. Faut-il encore le préciser, il ne s’agit pas de l’anthropologie
au sens grec du mot anthropos
— ce qui a trait à l’homme en général et à lui seul dans son opposition
aux dieux et aux Idées. L’anthropologie dont il est ici question (appelons-la par
convenance l’anthropologie moderne ou la « science anthropologique »)
surgit originellement d’un étonnement sans équivalent devant des êtres ce qui
furent perçus comme des hommes totalement et radicalement différents de ceux
qui peuplaient tant l’Occident chrétien que l’Orient musulman, voir même les
parties de l’Afrique connues dès la plus haute l’Antiquité du vieux monde. En
d’autres mots, il s’agit de ce qui apparut aux yeux des Européens de la fin du
XVe et du XVIe siècles comment l’altérité humaine radicale. L’avènement d’un
événement inouï, la mutation dans la nature de la connaissance de l’autre de la
part de l’Occident chrétien, d’un autre vraiment humain et cependant totalement
différent du Chrétien européen. Ce n’était ni l’Infidèle connu depuis la
conquête arabe, les Croisades et les guerres contre l’Empire ottoman, mais du
païen tel que le définit le poète français de la Pléiade, le protestant Clément
Marot : il s’agit de tous les peuples qui ne rapportent pas leurs
croyances et leur foi aux religions du livre. En découvrant l’Amérique l’Indien
est devenu l’Autre-par-excellence dans une situation paradoxale. En effet, bien
qu’on l’exterminât les colonisateurs catholiques cherchaient néanmoins à le comprendre
en observant minutieusement ses mœurs et ses coutumes, ses langues, puis, en
avançant selon une approche plus théorique, en tentant, au fur et à mesure des
découvertes, de le comparer dans la synchronie et la diachronie, pour élaborer
une sorte de hiérarchie du développement des peuples, c’est-à-dire, dans
l’esprit des Lumières pris au sens le plus large, une échelle s’étendant des
peuplades les plus éloignées de l’état de la bourgeoisie de l’Europe
occidentale jusqu’à celles qui s’en approchaient quelque peu.[1] Ainsi, en trois
siècles, au fur et à mesure que s’imposait de manière générale la philosophie
du sujet (d’abord, au sens de l’« ego
cogitans » cartésien qui détermine le monde objectif/rationnel à la
mesure de son doute, puis ensuite à l’aune de l’ego transcendantal kantien, qui détermine la rationalité à tout ce
qui est accessible à l’entendement humain), laquelle détermine la vérité de
l’objet, se sont construites les bases
d’une science humaine ou sociale à part entière, différente dans
démarche pratique de la philosophie, mais s’en originant, que l’on nomma
ethnographie (le terme apparaît en1823) puis, anthropologie, au cours du
dernier tiers du XIXe siècle.
Pour être historiquement plus précis rappelons que cette
fascination simultanément humaniste puis scientifique pour l’homme Autre et
néanmoins homme (qui n’est ni le barbare vraiment humain des Grecs, qui ne peut
parler aux dieux puisqu’il ne parle pas grec ; ni les monstres,
hommes-chiens, animaux à face humaine, têtes à jambes et toutes sortes de
démons propres aux représentations des croyances médiévales dans les lieux où
régnaient Gog et Magog, le prêtre Jean ou tout autre être merveilleux[2] comme Bosch les illustra
à l’aube de la Renaissance), cette fascination est consubstantielle à la
conquête de l’Amérique. C’est la raison pour laquelle ces perceptions et leurs nouvelles
représentations s’inscrivent dans l’imaginaire du naturalisme retrouvé de la
Renaissance…
Il est par ailleurs avéré que depuis les Egyptiens, et avant
eux les Sumériens, toute l’histoire des relations antiques du Moyen et
Proche-Orient avec l’Afrique renvoie à une certaine familiarité de connaissance
comme l’avaient aussi les Grecs et les Romains. Lors des premières expéditions
médiévales en direction du Sahara et de l’Afrique noire sub-saharienne, puis, après
les voyages portugais le long des côtes de l’Afrique, tout cela mis à nouveau en
présence les Européens et Africains, instaurant des relations et des échanges,
y compris déjà un commerce d’esclaves antérieur au commerce transatlantique
(commerce triangulaire) que les Vénitiens et les Génois avec les Arabes exploitaient
fort bien et que les Francs rencontrèrent lors de la Première croisade. Les dernières
expéditions portugaises le long des côtes sud-africaines précédèrent de très peu
la « découverte » de l’Amérique, mais tant le Berbère que l’Arabe ou
le noir qui pouvait être un guerrier ou un esclave étaient des hommes connus de
l’Occident depuis l’Antiquité (certaines dynasties égyptiennes étaient noires,
venues du haut-Nil soudanais ; parmi les troupes d’Hannibal il y avait des
Noirs), et les relations s’étaient poursuivies tout au long du Moyen-Âge. De
plus, bien que vu comme des « sauvages » ces peuples noirs étaient
bien moins redoutables pour les Européens que les Mongols, les Tartares, les
Tatares venus d’Asie centrale et des haut-plateaux de Mongolie. Ces noirs étaient
en général des sédentaires (les Boschimans, Hottentots et Pygmées, chasseurs-cueilleurs,
étaient inconnus) et venaient de sociétés plus ou moins royales, de puissants
patrilignages hiérarchisés, sociétés d’éleveurs ou d’agriculteurs-éleveurs
pastoraux, eux-mêmes en contact de longue date avec les hautes civilisations
urbaines de la Méditerranée orientale. Il en allait de même en cette fin du XVe
siècle pour l’Asiatique ou l’habitant des Indes, de tout ce monde l’Europe en
« savait quelque chose ». Ces peuples pouvaient certes surprendre par
certains aspects physiques, leurs vêtements ou leur absence de vêtements, par
leurs mœurs quotidiennes, toutefois cette surprise avait été, de longue date,
intégrée au stock des connaissances européennes. Or, ce qui arriva le 12 octobre
1492 apparut très vite, comme un coup de tonnerre dans cette civilisation
européenne qui chercha plus encore que l’Empire romain ou l’Empire des steppes
ne le firent, à s’étendre, à outrepasser sans cesse son domaine politique,
économique et culturel. Ce jour-là, le jour de la découverte de l’Amérique par
Colomb, le monde, c’est-à-dire notre planète a commencé à devenir moderne, se
transformant en un seul et même espace unifié de déploiement des communications
maritimes, ce qui, cinq siècles plus tard se nommera « the global village ». Désormais, et
plus rapidement encore, dès lors que Magellan doublerait le cap Horn et
s’aventurerait dans le Pacifique par l’Est, tous les continents seraient
bientôt reliés : Europe, Atlantique, Pacifique, Océan Indien, dès la fin
du XVIe siècle la communication et l’économie des grands pouvoirs devint
planétaire.
Cette extension – de fait la pénultième extension de
l’Occident, la dernière la conquête de l’espace – mettait pour la première
fois dans l’histoire humaine en contact direct l’Européen avec un nouveau
personnage, sans aucun équivalent préalable dans la mémoire des voyageurs[3], des explorateurs,
des marchands et des prêtres : l’Indien, plus tard l’Aborigène australien,
le Polynésien et le Mélanésien ! Là on avait affaire au « sauvage »
par excellence ! Sédentaire ou nomade, constructeur d’empires, agriculteur
ou chasseur-cueilleur, il est très souvent nu, même dans les régions froides.
Mayas, Toltèques ou Aztèques, membres de sociétés impériales hiérarchisées et
centralisées se caractérisent aux dires des conquistadors par des mœurs à la fois
raffinées et d’une violence inouïe, avec des sacrifices humains massifs,
infiniment plus massifs que ceux déjà décrits avec effarement les premiers
prêtres et les premiers marchands européens qui rencontrèrent les Mongols de la
Horde d’Or ou qui furent retenus prisonniers dans les campements des khans
régnant depuis les hautes terres de Mongolie sur la Russie, la Sibérie
occidentale, l’Asie centrale, la Chine. Etranges êtres humains pour ces pauvres
hidalgos qui valorisent l’or et l’argent. On leur offre des objets de valeur
dérisoires aux yeux des Européens, des plumes ou des femmes esclaves issues des
tribus vaincues. Etranges Indiens ! Ils sont très souvent cannibales[4], comme le
découvriront deux siècles plus tard Cook et ses marins chez les Polynésiens
d’Hawaï, comme en feront l’expérience tragique des missionnaires après des
Mélanésiens. Ces Indiens étaient sauf exceptions notables prompt à la guerre
pour récupérer des femmes et des enfants (le bien le plus précieux) ou humilier
la tribu voisine. Plus tard très étrange enfin cet Aborigène australien, le
plus archaïque et le plus incompris peut-être, homme venu directement du paléolithique
supérieur, sans aucune agriculture et rencontré au milieu du XVIIIe siècle à
Botany bay : austère, simple, endurant, ascétique, dont le principal
souci, hormis la survie alimentaire grâce à la chasse et la cueillette des
graines sauvages, était le jeu complexe des alliances et des filiations en
fonction de systèmes de parenté très complexes d’une part[5],
et, de l’autre, de ressaisir dans ses rêves une interprétation de l’origine du
monde, de la dessiner et de la peindre. Tous ces empires, toutes ces tribus, tous
ces clans étaient dépourvus du sens de la propriété privée de la terre et pour
certains les plus archaïques d’agriculture… Tous ces traits, autant pour l’homme
européen que pour l’Asiatique semblaient incompréhensibles, au point que parmi
les éléments théologico-économiques fondamentaux qui vont servir d’arguments
pour légitimer la conquête de l’Amérique du Nord, figurerait, en bonne place
dans de nombreux actes officiels, le fait que les Indiens ne sont pas
divinement dignes de posséder la terre étasunienne sur laquelle ils vivaient au
prétexte bien connu de la théologie calviniste et néo-protestante qu’ils ne
sont pas prédestinés à la travailler !
2-La découverte des Amériques ou la fin de l’archaïsme
Ce qui fait de ce 14 octobre 1492, de ce premier pas sur le
sol du « Nouveau-Monde » l’événement-avènement (Eiregnis) moderne par excellence, c’est que, dès les premières
correspondances adressées par Christophe Colomb à ses maîtres royaux après la
« découverte » de cette île des Caraïbes (qu’il nomma Hispaniola, la
future Haïti-Saint Domingue), il y précise l’absence de ces monstres humains[6] que j’ai
précédemment rappelés, si familiers à l’iconographie médiévale de l’exotisme,
tels qu’ils étaient encore représentés dans la traduction espagnole de 1524 du Livre des Merveilles du monde de Jean
de Mandeville publié pour la première fois en 1356.[7]
Ces Indiens étaient donc des hommes et non des monstres, mais
des hommes si différents qu’ils se présentèrent à l’imaginaire occidental comme
les premiers représentants, plus que le Noir, de l’Autre homme radicalement
différent. Et c’est en tant qu’hommes différents totalement différents des
hommes connus précédemment qu’ils furent à la fois l’objet d’une curiosité déjà
quasi scientifique de la part des moines et, simultanément, le sujet-homme
« rejeté par Dieu » soumis et contraint au travail le plus rentable,
celui de l’esclave : « […] et autant d’esclaves qu’elles [leurs
Altesses royales] en voudront faire charger, car ce sont des idolâtres. »[8] A ce moment-là de
l’histoire occidentale, c’est, dans l’espèce homme, la qualité de Chrétien qui
est le seul trait discriminent permettant, sans commettre aucun pécher, d’engendrer
la réduction immédiate ou la non-réduction de la personne à l’état d’esclave …
En d’autres mots, ce n’étaient ni des singes ni des demi-singes, mais de vrais
hommes, avec les qualités d’intelligence pratique et théorique que possède tout
être humain, mais, n’étant que des païens anthropophages, on pouvait les
soumettre au travail esclave, travail dont on sait qu’il exige une accoutumance
et une adaptation que seul l’homme est capable d’endurer. Très vite on constata
que l’Indien appartient véritablement au genre humain. Ainsi, les chefs des
comptoirs établis par des Protestants calvinistes interdirent à leurs ouailles
mâles, sous peine de bannissement, toute « paillardise » avec les
femmes indigènes non-baptisées. Ce qui suggère que ces
« paillardises » avaient lieu et de manière fréquente[9] et qu’elles
n’étaient pas considérées comme de la bougrerie, en terme moderne, de la
zoophilie ! Et même lorsque Las Casas démontra qu’ils avaient une âme,
rien n’y fit : hommes, véritablement hommes, inférieurs et vaincus, ils ne
pouvaient être que des esclaves dans une vision chrétienne qui, bien que
catholique, n’en était pas moins comprise comme l’accomplissement de la
prédestination : « Ainsi Notre Rédempteur a donné ce succès à notre
Roi et à notre Reine très illustres et à leurs royaumes devenus célèbres pour
cette chose importante […] pour la grande gloire qu’ils en tireront dès que
tous ces peuples se convertiront à notre sainte foi et ensuite pour les biens
temporels non seulement l’Espagne, mais tous les Chrétiens auront bénéfices et
profits. »[10] Pour
ses esprits hautement chrétiens, il est vrai que la suite des événements de la
conquête pouvait, donner à croire en cette prédestination : tant la chute
de l’Empire aztèque que celle de l’Empire inca furent le fait de petites
troupes de conquistadors chrétiens déterminés, énergiques, résolus et cruels dans
leur extrêmement violence, très habiles politiquement, armés de mousquets et
d’un ou de deux petits canons (armes à feu plus terrorisantes par leur bruit
que par leur efficacité), montés sur cet animal inconnu et puissant, le cheval.
Ces intrus ont été confrontés aux troupes certes fort nombreuses de ces
empires, mais dénuées d’armes en métal, et, last
but not least, pratiquant un art de la guerre aux buts totalement inconnus
à ces populations Que ce soit les Aztèques, les Mayas ou les Incas, ou d’autres
ethnies plus primitives, le but de la guerre n’était pas tant de tuer les plus
d’ennemis, mais prendre le plus de prisonniers possible afin d’alimenter les
sacrifices humains (les hommes), pour augmenter le stock d’esclaves (hommes,
femmes et enfants) et pour la possession de potentielles épouses afin d’assurer
au maximum la reproduction de la société.[11]
Tous, dans leur simple présence comme « étant humain
là-dans-le-monde » (Seinde)
ainsi et non autrement, manifestaient cette altérité radicale qui, dans sa
pratique quotidienne et festive, ses rites, ses croyances, ses représentations
matérielles, ses parures, y compris celles inscrites sur le corps (Darstellungen) ou spirituelles (Vorstellungen), ne pouvaient s’accorder
avec celles que portait le monde occidental, avec son christianisme conquérant,
sa soif d’or et d’échanges d’épices aux profits juteux, que sous deux formes.
La première historiquement, celle qui vit la conversion même parfois pacifiquement,
mais en général réduisant en esclavage et exterminant, y compris culturellement ;
la seconde économique, quand, quelque
quatre siècles plus tard, après que le génocide d’une masse d’entre eux et
l’éradication de leur culture, parfois même de leur langue, après que cette fin
de tous fut à peu près consommée, lorsque ces peuples devinrent d’un côté une
sorte de lumpen (comme les Aborigènes australiens ou certains groupes d’Indiens
aux États-Unis, au Brésil, en Colombie, Guyane française) parqués dans des
réserves, soumis à l’exploitation néocoloniale qui, au nom d’un humanisme de
pacotille, a transformé leur vie, leur « art » ou leur artisanat en
éléments de la marchandisation généralisée sous le nom de folklore. Ou alors on
vit des hommes égarés, hagards, hébétés, produit d’une acculturation ratée, guerroyant
pour des maîtres divers et des trafiquants de toutes acabits (cf. l’Afrique
noire d’aujourd’hui). Certes, cet homme indigène, avec ses manières
syncrétiques singulières, est devenu homme de la modernité, voire même de la
modernité tardive, mais d’une modernité ratée car modelée par l’inconsistance
conceptuelle de sa nouvelle manière de nominaliser dans le monde, avec ses
pidgins, son bichlamar, ses sabirs et autres volapüks. C’est l’homme qui use présentement
des gadgets occidentaux sans jamais en saisir ni l’origine théorique (avec la
complexité des instruments électroniques, une majorité des Occidentaux lui
ressemblent) ni même, et la différence est essentiellement là, les conditions
de leur réalisation.
Dès lors, après la mort culturelle et économique (un président
français, Nicolas Sarkozy, a même parlé de non-advenu à l’histoire !), l’ancien
« sauvage », le « païen », le « primitif » peut
devenir pleinement l’homme « premier » de l’« art
premier » , celui qui est comptabilisé, classé, muséifié comme un
insecte par l’ethnographie-ethnologie-anthropologie « scientifique »
et qui, comme pour accélérer sa fin, est transformé en marionnette folklorisée,
nouvelle proie des « tour operators,
ersatz d’« authenticité » archaïque, nouvelle marchandise offerte à
l’avidité d’un exotisme de pacotille pour l’écrasante masse des touristes
ignares et obscènes.
3-L’échec des politiques syncrétiques
Revenons à présent à l’aurore de ce moment où se planta le
décors d’un Nouveau Monde à peine découvert et à ce qui, plus tard, apparaîtrait
comme le premier pas de la mondialisation. Constatons, une fois encore, que
l’Indien voué à l’extermination, en raison de la manière dont les Espagnols le
forcèrent à travailler sous le joug d’une violence inouïe et d’un esclavage
féroce, est cependant un être bien humain en ce que la lettre précitée de
Colomb à ses maîtres espagnols fait ressortir déjà un symptôme de
prédestination établissant des différences de valeurs qualitatives entre les
civilisations. C’est donc ce symptôme – ici, chez les catholiques, comme on le
verra plus avant, plutôt d’ordre politico-sociologique, tandis que les
protestants, l’élèveront au statut d’un principe théologique – qui prépare
la mise sous tutelle, et quelle tutelle, de tous ces « sauvages », de
ceux-là et d’autres que les Occidentaux trouveraient au fur et à mesure que
leur conquête du monde s’étendrait. Lors de la célèbre controverse de
Valladolid (1550), les contre-arguments de Sépuvéda à l’endroit de Las Casas
paraissaient en justifier totalement les prémisses : « Ainsi la
pauvreté de leur équipement militaire montre non seulement l'archaïsme de leur
technique, mais que Dieu les priva de toute vraie défense. »[12] Certes, et
en dépit des mesures anti-esclavagistes de Charles-Quint jamais appliquées pour
cause de guerre contre les Réformés, et surtout, pour achever la mise en place
des éléments de cette tragédie dont les effets pèsent encore sur le destin des
Amériques, le Légat du Pape qui arbitrait le débat, prit une décision grosse de
crimes à venir en légitimant la Traite de Noirs : « Le verdict du
Légat du Pape est très finement énoncé. En déclarant qu’il est décidé (tel est
le terme utilisé, distinct de "reconnu" ou "admis") que les
Amérindiens ont une âme, le visage de Sepúlvéda s’obscurcit, signe de la victoire
d’une Église humaniste. Mais la décision est immédiatement suivie d’une
solution au problème économique posé dès lors par la nature humaine des
autochtones : un homme ayant une âme ne peut être exploité sans
rémunération ou tué sans raison. « L’envoyé du Pape ouvre alors une
perspective qui fera ses preuves : la main d’œuvre gratuite doit être
recherchée parmi les noirs d’Afrique qui eux n'auraient pas d'âme de par leur
absence de civilisation. Sepùlvéda et Las Casas sont tous deux vaincus. »[13] On comprend
parfaitement la manière extrêmement habile de trouver une solution à ce double
problème d’une part théologique, de l’autre économique : comme il était
déjà trop tard pour arrêter les effets de la grande violence répressive, des
épidémies meurtrières et du travail esclave sur l’effondrement catastrophique
de la démographie des Indiens, il n’était donc guère onéreux de les exempter
d’esclavage en raison de leur nature humaine, et de faire appel désormais aux Africains
noirs (par ailleurs connus de longue date des Européens), des hommes sans âmes,
quoique, si l’on en eût crû certains voyageurs médiévaux, ils en eussent eu une
(ainsi que les divers Asiatiques), qu’ils fussent infidèles ou idolâtres,
c’est-à-dire « dans l’erreur ».[14]
Pour rendre justice à l’Eglise romaine, il convient de
préciser, au moins dans un court paragraphe, que tout au début de la découverte
du Nouveau Monde la papauté décréta le devoir moral et l’obligation juridique
de la conversion des Indiens.[15]
Plus encore, les évangélisateurs, des moines des ordres mendiants
(Franciscains) et prêcheurs (Dominicains et Augustins), découvrant l’effrayante
situation des Indiens des îles, envoyèrent des délégations plaider la cause des
indigènes devant le nouveau roi d’Espagne, l’Empereur du Saint Empire romain
germanique, Charles Quint. Cortés, après avoir vaincu dans un bain de sang
l’empereur aztèque à Mexico, fit appel aux Franciscains pour évangéliser la
Nouvelle Espagne, premier nom du Mexique. Hommes de foi, sages et savants, ils
y travaillèrent avec ardeur. D’abord ils furent extrêmement attentifs, au
travers d’interprètes, au paroles des Indiens, en observant leurs coutumes, en
enquêtant sur leurs croyances et leurs rites « idolâtres » puis, très
rapidement, en apprenant leurs langues (le nahuatl pour les Aztèques) afin de
débattre avec leurs prêtres de l’idolâtrie, de traduire la catéchèse catholique
en nahuatl, et d’ouvrir des établissements d’enseignements pour les enfants des
familles nobles aztèques souhaitant ainsi créer une véritable élite hispano-aztèque
qui eût dû jouer un rôle important dans l’administration de la Nouvelle Espagne.[16] Mais, dès le
dernier tiers du XVIe siècle, la couronne espagnole arrêta ce mouvement de
syncrétisme culturalo-religieux pour une politique centralisée et répressive
bien plus accentuée.[17]
Il n’empêche, tant la résistance indienne et une certaine mémoire de la
tradition impériale de la civilisation aztèque, que le nombre d’Indiens vivants
au Mexique et au Guatemala (comme au Pérou dans l’empire Inca), laissèrent dans
ces contrées, à la différence des îles Caraïbes, de l’Amazonie, de l’Argentine,
du Chili, de l’Uruguay, de la plupart des régions des États-Unis et du Canada,
une importante population indigène toujours présente aujourd’hui. Ainsi,
poursuivant dans ce siècle la lutte séculaire menée pour une reconnaissance
culturelle, sociale et économique, la résistance indigène du Mexique s’est
actuellement réactualisée dans le mouvement zapatiste ou au États-Unis dans le
mouvement de Sand Creek des Sioux contre les pipelines de pétrole brut traversant certaines de leurs terres
ancestrales et sacrée.
Il n’empêche, la plus simple des justices ou la banale vérité
factuelle nous oblige à reconnaître, contre les esprits animés d’un
anticléricalisme borné que ces Franciscains, ces Dominicains comme Las Casas,
plus tard des Augustins et des Jésuites ont été les fondateurs de
l’ethnographie, de l’ethno-linguistique et de l’anthropologie moderne, bien
avant le « Linguistic turn ».
En effet, en cherchant à traduire et à expliciter, c’est-à-dire à interpréter
pour les prêtres aztèques et d’autres population de l’Ouest du Mexique et du
Guatemala (les Mayas), les notions chrétiennes de Salut, de Rédemption, de Sauveur, de la double nature du
Christ, divine et humaine, de Dieu unique en ses hypostases Trinitaires, de
Saint Esprit en sa double procession du Père et du Fils, ils durent au
préalable pénétrer la compréhension aztèque du surnaturel et de la divinité, la
place qu’ils occupaient dans l’organisation socio-spirituelle de l’Empire
aztèque, les enjeux symboliques et politiques des rites et le sens ou les sens
ultimes que les Indiens donnaient à leurs croyances. En bref, inventer et
appliquer une méthode d’approche de l’altérité : ce que trois siècles et
demi plus tard, un anthropologue comme Boas ou Kroeber redécouvriraient pour
comprendre les restes déstructurés des sociétés indiennes d’Amérique du Nord.
J’y reviendrai. Mais dès le milieu de ce XVIe siècle, la naissance d’une
société hispano-indienne ne se réalisa point car le pouvoir civil imposa les
règles du fonctionnement social, religieux, celles commandant le travail sous
la forme de l’esclavage aidé par un clergé séculier avide d’or et de bien-être.
Il faudra donc attendre encore quatre siècles pour que, en
dépit de l’abolition de l’esclavage et de sa condamnation générale, les
théories de l’évolution historico-culturelles jaugent les
« sauvages » sous un autre angle que celui d’une prédestination à la
soumission de l’homme occidental. Il a fallu quatre siècles pour regarder le
« sauvage » en une autre guise que celle de l’efficacité technique et
de ses effets pratiques. Il aura fallu quatre siècles pour qu’une
« science » de l’altérité humaine, l’anthropologie sociale ou
culturelle, réexamine la primitivité sans attribuer a priori à ses diverses cultures une faiblesse ontologique hormis
celle de la technique comme ultime métaphysique de la modernité tardive. En
effet, si l’on se reporte aux théories évolutionnistes on y lit le constat que
l’homme occidental – le bourgeois urbain, le capitaliste et l’industriel,
l’ingénieur, voire l’ouvrier pour les penseurs socialistes[18] –
représentait dans le monde l’accomplissement de ce que devait être la
civilisation par excellence : en d’autres mots, le beau, le bon, le bien
et le vrai. Nous en connaissons aujourd’hui le coût humain ! Cette
interprétation socio-historique fonctionnait parallèlement à celle que Darwin
avait proposé pour l’évolution des espèces : comme pour les animaux, les
sociétés eussent été soumise à une sélection drastique en fonction de leur
capacité d’adaptation aux divers changements du milieu naturel et à leurs
aptitudes intellectuelles à développer les moyens de dominer toujours plus la
nature. Aussi historiens, philosophes, anthropologues physiques et culturels,
psychologues, sociologues, etc… faisaient-ils du progrès techno-scientifique et
de ceux qui l’avait mis en œuvre, une classe composée d’une bourgeoise
financière, d’entrepreneurs industriels, d’ingénieurs, l’ultime critère de
jugement quant aux valeurs socio-culturelles positives caractérisant les
diverses sociétés humaines. L’histoire du monde se résumait donc à la grille de
lecture d’un évolutionnisme monodirectionnel et mono-causal (le sens de
l’histoire, fût-il dialectique !). Toutes les activités humaines allaient
dans le sens de la complexification. Ainsi, selon les philosophes des Lumières,
les langues seraient passées de l’onomatopée aux langages articulés[19], les religions,
les mœurs, les objets rituels (ou art « primitif »[20]), etc. Quel que
soit la causalité unique, le rationalisme des Lumières et le triomphe de la
marche en avant des progrès de l’homme ou le romantisme herdérien avec sa
théorie des âges des sociétés où le philosophe et évêque luthérien affirmait
que c’est à l’aurore des cultures que se déploie, dans sa plénitude,
l’« esprit » d’une civilisation ou du peuple (Volksgeist), l’unité du concept et du sentiment, ces deux
interprétations contrastées selon une dichotomique temporelle, soit vers le
futur, tendue en direction de l’accomplissement humain en sa totalité soit, à
l’opposé, regardant en arrière, vers un âge d’or qui depuis est marqué par sa
décadence, ne s’éploient au bout du compte, que sur un même socle ontologique.
Ces deux visions ou sens du monde participaient, de fait, d’une même acception
ontologique de la temporalité : le temps comme eschatologie linéaire évolutionniste,
Gloire initiale, Chute ou Paradis perdu, mais il s’agissait toujours de salut
en devenir… Nous connaissons cette double antienne de longue date, y compris
dans l’une de ses plus belles versions poético-philosophiques, dans le renvoi
nietzschéen à l’éternel retour du même, grâce auquel on retrouverait les
valeurs héroïques des Grecs présocratiques. Nous avons là, si brillamment
exposés qu’ils le fussent, les derniers avatars de la métaphysique de
l’histoire, les ultimes tentatives pour obvier (oublier peut-être !) les
défis ravageurs de la modernité technique et son effet majeur, l’acheminement à
sa vérité du nihilisme accompli. Tous ces discours de la décadence ou de
l’accomplissement présentent autant de variations sur des thèmes déjà martelés
par les Saintes écritures anciennes et nouvelles : Paradis perdu, chute,
attente ou arrivée du Messie rédempteur, préparation à l’Apocalypse. En digne
héritier des Lumières plus que de la dialectique hégélienne, Engels, ne fit
qu’appliquer l’eschatologie temporelle de l’évolutionnisme en surpondérant le
matérialisme économique comme condition de l’évolution historique.[21] Mais il ne
travaillait que dans l’esprit du temps et se trouvait très proche d’un
anthropologue étasunien non-marxiste, Lewis H. Morgan dont les œuvres
inspirèrent de manière décisive sa lecture de l’évolution de l’institution
familiale.[22] Certes, sans
rompre avec le modèle évolutionniste, cette univocité fut corrigée dans un
cadre interprétatif pluridirectionnel[23],
mais il n’en demeura pas moins toujours tendu vers sa conception de
l’accomplissement dans le modèle idéal du bourgeois urbain européen…Il suffit
d’observer les élites africaines, polynésiennes, mélanésiennes pour s’en
convaincre.
4- Le changement
interprétatif
Pour que l’anthropologie commence à modifier son approche
interprétative des sociétés primitives, il avait fallu d’une part, comme en
linguistique, l’émergence du comparatisme synchronique (parfois contre, mais
souvent en complément de l’historicisme philologique), d’abord fonctionnel puis
structural[24] et, de l’autre, le
déploiement d’un esprit du temps abandonnant peu à peu l’arrogance coloniale,
pour que les ethnologues délaissent aux préhistoriens et à leurs fossiles la
quête des aspects de nos origines les plus anciennes, et observent que ces
sociétés tant bien que mal survivantes étaient, de fait, composées d’homo sapiens sapiens, et non pas de
quelconques singes hyperdéveloppés ou d’homme de Néanderthal survivants. Il
fallut qu’à l’instar de Boas, Kroeber, Malinowski, Firth, Griaule ou Shallins
ou Guidieri les ethnologues s’étonnassent, au sens fort de l’étonnement
philosophique, de ces mondes « sauvages » et mesurassent l’énormité
de notre ignorance, à commencer celle par leurs langues et donc de leurs
concepts, car il n’est pas d’énonciation dans une langue naturelle qui ne porte
en elle des concepts et donc une pensée abstraite, laquelle n’est pas,
quoiqu’en dit Lévi-Strauss, du bricolage[25].
En effet, comme le fit remarquer Derrida dans De la grammatologie, c’est du bricolage quand on ne comprend pas
les foncteurs logiques d’une langue, et donc d’une pensée. Malgré tous les
plaidoyers d’humanisme de Lévi-Strauss et d’autres, l’homme occidental anthropologue
est demeuré prisonnier d’un ethnocentrisme qui lui faisait, une fois encore,
comprendre l’homme sauvage simultanément inférieur intellectuellement et modèle
de vie du Paradis perdu : un mélange de Rousseau quant à l’illusion du Bon
sauvage et de Kant quant à l’universalisme des contenus des catégories de
l’entendement.
Toutefois d’énormes questions demeurent et restent sans
réponses convaincantes malgré plus d’un siècle et demi de méditation sur les
différences culturelles.[26]
Ainsi pourquoi certains peuples, très tôt, ont-ils inventé diverses techniques
forts complexes d’architecture, de calcul, l’écriture, la métaphysique, le
monothéisme, des formes d’État centralisé et organisé par une puissante
administration. Pourquoi chez certains la techno-science quasi moderne est déjà
en pré-gestation tandis que chez d’autres homo
sapiens sapiens l’accent fut mis sur la complexité des systèmes de parenté,
la construction de mythologiques, le raffinement de rituels fort complexes ?
Le mystère demeure toujours ! Mais pourquoi, comme le fit remarquer
Malinowski[27], nous est-il si
difficile de pénétrer le ou les sens que ces hommes attribuent à leur présence
dans le monde, aux raisons de leur agir, à leurs croyances et à leur foi en ces
croyances, à leurs représentations, à la manière de définir et de traiter
l’ami, l’ennemi, le voisin ? Pourquoi prennent-ils femme de tant de
manières différentes ? Pourquoi ont-ils choisi telle ou telle modalité de
la filiation, telle ou telle d’exclusion exogamique, etc. ? Lire les
anthropologues, au-delà de prétentions théoriques souvent creuses, c’est dans
le meilleur des cas, lire des séries de descriptions dont, malheureusement, les
critères de choix classificatoires sont très rarement explicités (cf. R.
Nedham, Belief, Language and Expérience),
mais qui ressortissent à ceux qui nous sont familiers, à notre logique, en ce
que les lecteurs auxquels nous destinons nos publications, ceux qui jugent, collationnent
les diplômes et garantissent la valeur d’une « qualité » professionnelle,
le public des lecteurs donc est massivement composés d’Occidentaux (ou de gens
totalement acculturés à la manière de penser occidentale), habitués à certaines
règles de la rhétorique argumentaire qui, par exemple, n’admettraient point que
l’on explicite un mythe en contant un autre mythe non pas dans une visée
comparative, mais d’un point du vue d’une herméneutique immanente…
La question demeure toujours en suspens y compris du point de
vue fonctionnaliste. Les indigènes engagent-ils telle ou telle action,
pratiquent-ils tel ou tel rite, mettent-ils en jeu telle ou telle croyance pour
résoudre au mieux les défis immédiats que leur posent les forces de la nature, ceux
que leur lancent d’autres hommes ? C’est parfois apparemment vrai, mais
très superficiel. Ce n’est que tardivement et en très petit nombre que les ethnologues
retrouvèrent la voie des pères franciscains et commencèrent à prendre au
sérieux (pour vraies) les interprétations indigènes dans leur langue, et non
point agir comme le fit Frazer dans le Rameau
d’Or qui s’acharnait à démontrer combien toutes ces croyances ne sont que
naïvetés de primitifs somme toute « stupides ». Et Wittgenstein avec
son bon sens logique et son humour ravageur, n’aura de cesse que de ridiculiser
les approches plus primitives de celui qui était l’une des stars de
l’anthropologie académique au début du XXe siècle.[28]
Certes le fonctionnalisme, sans qu’il l’assume véritablement,
demeure marqué lui aussi d’évolutionnisme, y compris dans le comparatisme
synchronique qu’il propose, mais, au fur et à mesure que les sociétés
primitives disparaissent en tant que civilisation, les anthropologues qui
suivirent Malinowski et Radcliffe-Brown[29]
comprirent que ces pertes étaient irrémédiables, que les « sauvages »
n’étaient plus sauf à reconstruire littérairement des sociétés imaginaires, qu’ils
devenaient autre chose que ce qu’elles avaient été durant des siècles, que la
mondialisation d’une forme politico-économique générale, le capitalisme
impérial (y compris sous forme de guerres mondiales ou locales) avait
définitivement achevé et unifiés ces divers mondes qui ne s’étaient jamais
rencontrés auparavant. Que tout était consommé et s’exposait dans un
syncrétisme généralisé. Ainsi, aujourd’hui, les sauvages ne sont plus que
« de grandes statues de pierre qui s’enfoncent lentement dans la
boue », écrivait naguère Remo Guidieri dans la conclusion de son ouvrage
majeure La Route des morts[30] en une sorte d’oraison funèbre d’une profonde
tendresse emprunte d’une grande tristesse.
Claude Karnoouh
Bucarest juin 2017
[1] On rencontre souvent dans les écrits des penseurs
libéraux du XIXe siècle des sentences qui comparent tant les ouvriers que les
paysans aux « sauvages ».
[2] Jean-Paul Roux, Les
Explorateurs au Moyen-Âge, coll. « Le temps qui court », édit. du
Seuil, Paris, 1967, cf. « Les merveilles du monde », pp. 149-183.
Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen-Âge fantastique. Antiquités et
exotismes dans l’art gothique, coll. Idées et recherches, Flammarion,
Paris, 1981.
[3] L’arrivée des Vikings sur la côte Nord-Est de
l’Amérique du Nord n’avait laissé aucun comptoir ni traces mnémoniques.
[4] Jean de Lery, Histoire
d’un voyage fait en la terre de Brésil en l’an 1557, Plasma, Paris, 1980,
chap. XV, « Comment les Américains traitent leurs prisonniers pris à la
guerre et les cérémonies qu’ils observent tant pour les tuer que pour les
manger », pp. 173-182.
Chez les Aztèques,
parmi les offrandes aux dieux, il y avait des sacrifices humains consistant
généralement en l’arrachement du cœur, et aussi à de l’anthropophagie.
[5] Cf. Claude Lévy-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949 ; et
Rodney Needham, Rethinking kinship and marriage, Oxford Universty Press, 1971.
[6] Christophe Colomb, Œuvres complètes, La Différence, Paris, 1992. Cf., pp. 208-226, la
lettre adressée à Luis de Santangel le 14 février 1493 : « Dans ces
îles je n’ai pas trouvé, à ce jour, d’hommes monstrueux, comme beaucoup le
pensaient ; ce sont au contraire des gens de très bel aspect ; ils ne
sont pas tout noirs comme en Guinée [Afrique] et ont les cheveux raides, et ne
vivent pas là où ils sont trop exposés au fournaise des rayons du soleil […]
Ainsi donc, je n’ai pas trouvé de trace de monstres, si ce n’est qu’une île qui
s’appelle Carib, la seconde en arrivant aux Indes, qui est peuplée de gens qui,
dans toutes ces îles, sont tenus pour féroces, car ils mangent la chair
humaine. » pp. 215-215.
Un demi-siècle plus
tard, en 1557, un jeune calviniste français, fuyant les guerres de religions,
s’installa au fort Coligny placé sur l’une des îles de la baie de Guanabara
(Rio de Janeiro) qu’il quitta par la suite, pour une expédition d’un an sur le
continent. Décrivant ses rencontres avec les « sauvages » (de fait,
les Tupinambas), il écrit : « […] ne sont pas plus gros ou plus petits
de stature que nous sommes en Europe ; ils n’ont donc le corps monstrueux,
ni prodigieux par rapport à nous. » in, Jean de Lery, op cit., p. 105.
[7] Jean de Mandeville, Le Livre des merveilles du monde, coll. Sources d’Histoire
médiévale, édition critique de Christiane Deluz, édit. du CNRS, Paris, 2001.
[8] Christophe Colomb, op.cit., p. 216.
Pour une histoire de la poursuite de la conquête décrite par
les acteurs de l’époque, voir Bernal Diaz del Castillo, Historia Verdadera de la Conquista de Nueva España (Histoire
véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne), rédigé en 1558, le manuscrit
fut retrouvé à Madrid en 1632 et publié. Il existe une traduction roumaine de
cet ouvrage, Adevarata istorie a
cuceririi Noii Spanii, (avant-propos, choix de textes et traduction de
Maria Berza), éd. Meridiane, Bucarest, 1986 ; et surtout Frère Bernardino
de Sahagún, Historia general de las cosas
de Nueva España (Histroire générale des affaires de la Nouvelle Espagne)
texte rédigé en 1569 et publié en 1800 au Mexique. Il en existe une traduction
roumaine, Istoria generala a lucrurilor
din Noua Spanie, (Préface, traduction et commentaires de Narcis Zarnescu),
éd. Meridiane, Bucarest, 1989. On trouvera ce que l’on peut appeler sans
réserve la première description ethnographique des Indiens situés entre la
Floride et l’Ouest du Golfe du Mexique chez Álvar Núñez Cabeza de Vaca, in Relación que dio Alvar Núñez
Cabeza de Vaca de lo acaescido en las Indias en la armada donde iba por
Gobernador Pánfilo de Narvaez, réédité sous le nom de Naufragios… en
français, Relation et naufrages d'Alvar
Nuñez Cabeça de Vaca,
première édition, Paris, 1837.
Pour saisir les
conditions effrayantes de la répression contre les indigène récalcitrants et
leur mise en esclavage par les Espagnols, lesquelles entraînèrent, en un
demi-siècle, le dépeuplement quasi total de toutes les îles Caraïbes, y compris
la plus vaste Cuba, cf. le premier et le plus célèbre défenseur des Indiens, le
dominicain Bartolomé de Las Casas, Brevíssima
relación de la destruyción de las Indias. Colegida por el Obispo don Bartolomé
de las Casas o Casaus de la orden de Santo Domingo, première parution en
1552 (Il existe trois éditions modernes en français de cette œuvre qui
reprennent toutes la traduction de 1579 du protestant François de Miggrode
publiée à Anvers en 1579). Enfin, on lira avec très grand profit l’ouvrage de
synthèse de Marcel Bataillon et d’André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, coll. Archives, Julliard,
1971.
Il faut
impérativement rappeler, car c’est décisif pour l’avenir des colonies et le
développement rapide du capitalisme mercantile ainsi que, au bout du compte,
pour la mise en œuvre accélérée de la globalisation, que cette extermination
totale entraîna immédiatement autre forme de criminalité coloniale, la traite transatlantique
des Noirs réglée d’abord par Le Code noir espagnol, puis, plus tard, par le
célébrissime Code noir promulgué sous Louis XIV. Lire à ce sujet l’admirable
commentaire qu’en a donné Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, P.U.F., Paris, 1987.
[9] Jean de Lery, op.
cit., chap. VI.
Les Catholiques en
revanche pouvaient avoir comme maîtresse officielle ou compagne, avec la
bénédiction de l’Église, des femmes indiennes à la condition qu’elles fussent
baptisées dans la « vraie foi ». La plus célèbre de ces premières
maîtresses avait été doña Marina, la compagne-traductrice de Cortés, le
conquérant de l’Empire Aztèque. Cette pratique était fort répandue dans la
mesure où les chefs indiens, en signe de paix lors des premiers contacts
pacifiques avec les Conquistadors, donnaient, parmi d’autres offrandes, des
jeunes filles et des femmes prisonnières des guerres victorieuses contre des
peuples voisins…
[10] Christophe Colomb, Ibidem.
Dans cette lettre
d’aucuns peuvent le constater, à la veille de l’émergence de la Réforme (les
thèses de Wittenberg de Luther datent du 15 octobre 1517), les Catholiques
regardent les Indiens dans une vision commandée, elle-aussi, par la
prédestination. En d’autres mots plus modernes : les Indiens ont perdu le
grand jeu de l’Histoire parce qu’ils n’avaient pas la foi chrétienne et donc
n’étaient pas, dès l’origine, les élus de Dieu ! On voit donc que la
théorie structuraliste de l’histoire de Lévi-Strauss basée sur un hasard
positif de facteurs favorables comme dans une sorte de jeu de cartes où le
hasard ferait parfois bien les choses (cf. Race
et histoire) est une pure construction idéologique qui obvie, masque sous
prétexte d’égalitarisme cette défaite initiale fondé justement sur une supériorité
à la fois métaphysique et technique origine de tous les empires coloniaux.
[11] Alfred Métraux, Les
Incas, coll. Le temps qui coure », édit. du Seuil, Paris, 1961. Cf.,
« Le 16 novembre 1532, à la tombée du jour, l’Inca Atahuallpa était
arraché de sa litière au milieu de ses gardes et capturé par Francisco Pizzaro.
Son armée taillée en pièces par une poignée de cavaliers, se perdait dans la
nuit. », in « Le mirage inca », p. 3.
[12] Site Internet Encyclopédie Wikipédia
: fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Valladolid.
[13] Ibidem.
[14] Jean-Paul Roux, op.cit.,
« L’âme aventureuse », p. 107.
[15] Bulle Inter
Caetera d’Alexandre VI du 4 mai 1493.
[16]La situation du Mexique n’est pas unique, mais elle
représente celle qui dominait l’ensemble du continent américain. L’inclusion de
possibles élites indiennes dans l’administration royale y fut plus généralement
admis, mais, dans la réalité, la création de ces élites fut systématiquement
repoussée par les pouvoirs laïcs et religieux séculaires.
[17] Pour
une étude du choc culturel de la conquête et de l’évangélisation pendant le
XVIe siècle, lire le travail exemplaire de Christian Duverger, La Conversion des Indiens de Nouvelles
Espagne, édit. du Seuil, Paris, 1987. Dans cet ouvrage, on trouvera la
première traduction en français du débat théologique entre les Aztèques et les
Franciscains : « Bernardino de Sahagún, colloques et doctrines
chrétiennes qui permirent aux douze frères de Saint-François envoyés par le
Pape Adrien VI et l’Empereur Charles Quint de convertir les Indiens de
Nouvelle-Espagne en langue mexicaine et espagnole », pp. 69-111. Dans ce
texte d’aucuns peuvent lire sous la plume de Sahagún cette description qui en
surprendra plus d’un : « Cette terre [la Nouvelle-Espagne] était
pleine de gens fort policés, très sages dans l’art de gouverner leur
république, bien exercés à l’art militaire qui était le leur et dans lequel ils
se montraient habiles, forts dévots envers leurs idoles auxquelles ils vouaient
un profond respect. » p. 72. La suite du texte montre en particulier que
les prédicateurs travaillaient pour la foi chrétienne, l’Église catholique, et
le vicaire de Dieu sur terre, son chef temporel et spirituel, le Pape. Lorsque
le « Roi des Espagnes » est cité, c’est uniquement en tant que
protecteur de la « Sainte Mère, l’Église catholique, apostolique et
romaine » et de ses entreprises d’évangélisation.
Il faut ajouter qu’en
raison de sa prétention à l’universalité (la parole et le corps du Christ étant
offerts à tous les hommes sans distinction aucune), l’évangélisation des
Indiens, parallèlement au déploiement d’un commerce triangulaire entraînant un
capitalisme mercantile extensible aux limites de la Planète, explicite, à sa
matière théologique les premiers pas vers la mondialisation.
[18] Cf., les articles de Marx et Engels sur la question
coloniale des « Indes orientales », sur les guerres entre la couronne
britannique, la Perse et l’Afghanistan, etc…, in Karl Marx et Friedrich Engels,
Textes sur le colonialisme, Édit. du
Progrès, Moscou, 1977. Il convient de
citer les dates de publication des textes originaux. Ces articles sont donnés
dans les livraisons du New York Daily
Tribune qui se succèdent entre le 10 juin 1853 et le 24 juin 1857. La
double position des auteurs, d’une part une analyse de la manière dont le colonialisme
anglais a détruit avec une violence extrême les sociétés indiennes
traditionnelles pour imposer leur pouvoir politique et économique, et, de
l’autre, comment cette destruction est la condition ontologique de l’émergence
du capitalisme et de la société bourgeoise avec ses élites administratives,
industrielles, financières et, last but
not least l’émergence concomitante d’un prolétariat moderne. Dans le champ
de cette dynamique il y a les seuls gages, selon les auteurs, d’une entrée de
ce sous-continent dans la « seule et véritable » dimension historique
de l’homme conscient de cette histoire – l’histoire de la modernité
techno-scientifique. Ces articles expriment l’une des analyses
socio-économiques (et parallèlement géopolitiques) les plus pénétrantes sur la
transformation de la colonisation mercantile en une véritable entreprise
industrielle moderne. Tous ceux, à droite comme à gauche, qui aujourd’hui
débattent des bienfaits ou des méfaits de la colonisation éructent des lieux
communs stupides ; si ces gens avaient voulu réexaminer avec sérieux les
interprétations de Marx et Engels, il n’eût été guère difficile de relire ces
textes avec l’attention requise par les enjeux cardinaux du néocolonialisme de
notre présent …
[19] M. de Maupertuis, Réflexions philosophiques sur
l'origine des langues et la signification des mots, Paris, 1748.
Turgot, « Remarques critiques sur les
Réflexions philosophiques de Maupertuis sur l'origine des langues et la
signification des mots », in Œuvres
et documents le concernant, tome I, pp. 157-179, Paris, 1913.
[20] Aujourd’hui, l’expression « art premier »
ne le cède en rien pour le ridicule à l’ethnographie à la mode de James Frazer.
Pourquoi cette notion serait-elle plus adéquate que celle d’« art
primitif ». Croyant rendre hommage aux « sauvages », les bonnes
âmes anthropologiques et muséographiques rééditent, avec un autre énonciation,
l’esprit le plus trivialement évolutionniste. Aux « sauvages » les
« arts premiers », à nous les arts deuxièmes, troisièmes, quatrième, etc. !
Mais l’art (et vraiment était-ce de l’art ?) ou plutôt les diverses
représentations matérielles rituelles et totémiques, masques, parures,
sculptures, maquillages, tatouages, scarifications, etc., étaient-ils des
« arts premiers » pour ceux qui en étaient les acteurs ? On le
constate une fois encore, la morale de l’esbroufe universitaire, le moralisme à
deux sous des intellectuels, n’engendrent que des stupidités seulement capables
d’épater les gogos et les ignorants.
[21] Friedrich Engels, Les Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État,
Éditions Sociales, Paris, 1954 (Publication originale à Zurich en 1884
dans la Volksbuchhandlung ; il
faut signaler que dès 1885 le livre est publié en italien à Benevento et entre
septembre 1885 et mai 1886 en roumain, à Iasi, dans les livraisons successives
de la revue Contemporanul).
[22] Lewis H. Morgan, Ancient
Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery, through
Barbarism, to Civilisation, London, Macmillan and Co, 1877.
[23] Cf., Emile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, 1894. Toutefois,
l’évolutionnisme fondamental de Durkheim se saisit pleinement dans le titre de
son ouvrage consacré à la religion : Les
Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912. Comme si les
religions des « sauvages » étaient plus simples, moins
intellectuellement complexes que nos religions monothéistes ! Moins
philosophiques, certes voilà qui est sûr. Mais est-ce un gage d’élémentarité
religieuse que la philosophie dans la religion ou, au contraire, un pas vers la
sécularisation ? Léo Srauss avait bien perçu cette dynamique dans son
célèbre essai sur « Athènes ou Jérusalem ». Et il semble les temps
modernes aient validé pleinement la sécularisation, à tous le moins dans le
monde qui inventa et mis en œuvre de manière radicale la technoscience,
l’Occident chrétien, celui qui est précisément à l’origine même de la
mondialisation.
[24] Faut-il une fois encore le rappeler, la
linguistique joua jusque très récemment un rôle décisif dans le changement
interprétatif de l’anthropologie contemporaine renouant avec les moines
fondateurs : « Linguistic
turn ». Certes, les moines chargés de convertir les Aztèques (comme
plus tard ceux qui feront une œuvre similaire aux Indes orientale, en Chine et
au Japon (essentiellement les Jésuites) seront plongés dans les problèmes de
traduction pour essayer de transposer les notions chrétiennes de l’Eglise
latine marquée de la philosophie grecque et de sa transformation en
scholastique thomiste. Et, ce faisant, ils se confrontèrent aux catégories
indigènes du surnaturel, du divin, de l’idole, du totémisme, des tabous, de
divers panthéons, mais aussi de systèmes de fondation du monde extrêmement
complexes, comme l’indouisme, le bouddhisme en ses diverses variations,
confucianisme, taoïsme, etc… lesquels furent autant de défis à la pensée
occidentale. L’époque évolutionnisme semble une régression de l’approche de la
complexité de ces univers mentaux… D’aucuns connaissent le rôle fondamental de
la phonologie structurale russe (Troubetzkoy, Bogatyrev, Jakobson) dans la
naissance de l’ethnographie structurale (Bogatyrev, Analyse structurale du costume populaire morave) et de l’anthropologie
structurale (Lévi-Strauss, Anthropologie
structurale un ; Les
Mythologiques, t. I, II, III, IV).
[25] In op.cit., Anthropologie
structurale un.
[26] Il va de soi que nous abandonnons aux égouts
de la pseudo-pensée les élucubrations de personnages aussi suspects que les
sieurs Bernard Lewis et Samuel Huttington et leurs versions Reader Digest du choc des civilisations…
Nous sommes présentement les témoins de la criminalité des manœuvres qu’ils
imaginèrent.
[27] Bronislav Malinowski, A Diary in the Strict Sens of the Term,
Routledge & Kegan Paul, London, 1967.
[28] Cf., Wittgenstein, Remarques
sur le Rameau d'Or de Frazer, Âge d’Homme (Remarks on Frazer's Golden
Bough (1967 et 1971).
Il y lit : « Frazer
est bien plus sauvage que la plupart de ces sauvages,
car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension
d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications
des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages
eux-mêmes. »
[29] A. R. Radcliff-Brown, Structure and fonction in Primitive Society,
Londres, 1935.
[30] Remo Guidieri, La
Route des morts, Seuil, Seuil, Paris, 1980.