De la claire vision en géopolitique.
Quelques remarques critiques adressées aux politiciens et aux journalistes roumains
Je comprends fort
bien que cette fraction de la population roumaine qui rassemble indistinctement
les politiciens, leurs conseillers, les journalistes et les intellectuels
(parfois confondus en un seul et même personnage), en permanence branchée sur
Facebook, Twitter, Instagram, la télévision, etc., se soit enflammée pour d’abord
présenter, puis commenter les résultats des élections parlementaires du 11
décembre 2017. La victoire écrasante du PSD, et réciproquement la défaite
historique du PNL, et, après deux jours, la presque liquéfaction de l’USR née du
vide comme les plantes artificielles en plastique, parti de bobos urbains
privilégiés sans une véritablement assise dans la population, a suscité un
déluge de bavardages souvent plus creux les uns que les autres. Aujourd’hui, à
l’heure où j’écris ces lignes les spéculations sont sur le point de se terminer
avec la nomination du Premier ministre d’une république où le Président
appartient au parti vaincu. Ce qui dans un pays comme la France ou la
l’Allemagne fédérale se nomme la cohabitation est une lutte au couteau
dissimulée au yeux du public par l’hypocrisie des bonnes manières bourgeoises. Ici
on a l’impression jour après jour d’avoir affaire à des débats publics de
marchands de tapis, à des relations qui interdiront une collaboration minimale
entre le législatif et l’exécutif menant, une fois encore, à des tentatives
plus ou moins grotesques d’impeachment
du Président.
Cependant il faut
raison garder et pondérer ces événements de politique intérieure avec la
réalité du monde. La Roumanie est non seulement dans le monde comme n’importe
quelle nation, mais participe, même à son échelle, certes fort modeste, à la
politique mondiale, par exemple en envoyant ses soldats combattre tant en
Afghanistan qu’en Irak, en autorisant les États-Unis sous le drapeau de l’OTAN à
installer deux bases militaires dont l’une abrite des fusées pointées vers la
Russie. Ce qui est frappant dans tous les discours électoraux de tous les
partis en présence, c’est l’absence surprenante de position précise quant à la
politique étrangère roumaine. Ainsi le pays apparaît comme une province d’un
État fédéral plus vaste dont la politique étrangère lui échapperait totalement
à l’exception de sa dimension culturelle. En dépit d’une très ancienne
tradition d’allégeance au souverain le plus puissant du moment (souvent
désignée comme le caractère fanariotique de la politique roumaine), l’attitude
demeure surprenante, ou insouciante, en tous cas surprenante dans un pays où,
sauf les partis explicitement inféodés à des parrains étrangers, le
nationalisme y est pointilleux, voire parfois agressif, mais toujours très
vocaliste. A moins que les vocalises nationalistes ne soient qu’un simulacre
dissimulant l’incapacité des politiciens et d’une majorité d’intellectuels de proposer
un patriotisme ferme et non raciste capable de suggérer des mesures de
politiques étrangères aptes à défendre les intérêts minimaux du pays,
c’est-à-dire le peuple en sa majorité et sa diversité sociale, nationale et
religieuse, ce que la philosophie politique classique appelle le bien commun et
le bon gouvernement. Cette inattention à la politique étrangère est en partie
dommageable en cas, par exemple, de changement d’alliance, de retournement
d’alliance, de réorientation de politique étrangère ou pis de rupture de pacte
de la part des puissances dominantes de l’OTAN.
Ainsi, pendant
la semaine qui suivit les élections, un événement d’une importance majeure
s’est produit au Moyen-Orient qui a très vite pesé sur l’ensemble des relations
internationales. Il s’agit de la victoire sans appel à Alep de l’armée
nationale syrienne et de ses alliés (Russes, Iraniens, Kurdes, Palestiniens et
Hezbollah libanais) sur des diverses troupes de rebelles terroristes dirigées
par des officiers étrangers, citoyens de pays membres de l’OTAN (USA, UK,
France, RFG) et d’alliés (Israël, Arabie saoudite, Qatar, Jordanie). Evénement
énorme si l’on pense aux phénoménaux moyens financiers mis en œuvre, aux masses
d’armements déployées par de prétendus va-nu-pieds révolutionnaires et à la
gestion hyper-technique des renseignements satellites employés pour bombarder
l’armée syrienne et les hôpitaux russes. Non seulement une défaite militaire,
mais une défaite morale. Comment en effet l’Occident (laissons de côté les
royautés corrompues des ex-gardiens de chameaux, des coupeurs de têtes
wahhabites, transformés en concierges de leur pétrole) va-t-il justifier auprès
de ses citoyens, outre l’envoi massif d’officiers des services secrets dans un
pays auquel ils n’avaient jamais déclaré l’état de guerre, un échec
politico-militaire retentissant ? Comment va-t-il procéder pour faire taire les
veuves et les orphelins qui ne pourront pas être traitées comme veuves de
guerre et des pupilles de la Nation ? Je prévois dès maintenant des
arguties plus que tortueuses. Mais laissons-là ces effets locaux. Les citoyens
des pays de l’OTAN n’ont que ce qu’ils méritent, ce sont eux qui élisent les
politiciens qui mettent en œuvre ces politiques mortifères ?
L’événement est
énorme parce que pour la seconde fois en ce début de XXe siècle, les États-Unis
et l’OTAN ainsi que l’État d’Israël sont mis militairement et politiquement en
échecs dans leur projet de politique impériale mondiale univoque incarnée par la
mise au pas de la Russie et le remodelage au forceps du Moyen-Orient. Cela a
commencé en Ukraine, maintenant cela se poursuit en Syrie. A chaque fois,
l’échec. Il y a plusieurs manières d’interpréter ces revers. Faut-il simplement
y voir les hésitations du président Obama coincé entre divers lobbys aux
intérêts contradictoires et son opinion publique de moins en moins favorable à
des interventions extérieures qui coûtent tant aux États-Unis, tandis que, non
seulement une partie importante de la population se paupérise, mais, plus
encore, s’intensifie l’état lamentable des infrastructures ? Ou alors
faut-il envisager ces échecs comme le début d’un déclin global de l’empire
américain devenu incapable de payer seul ses guerres impériales et donc en
permanent marchandage avec ses affidés occidentaux, même si ces derniers les
aident dans des proportions certes minimes (la France par exemple n’a plus assez
de bombes pour armer ses avions ou pour s’offrir un second porte-avion !).
C’est pourquoi le président élu a déclaré qu’il demandera à chaque pays de
l’OTAN de payer les frais de sa défense. En effet, l’élection de Donald Trump,
au-delà du côté quelque peu insolite, fantasque voire grossier du candidat à la
Maison blanche, réactualise un certain isolationnisme étasunien qui vise à plus
s’occuper des affaires intérieures, des relations commerciales bilatérales avantageuses
qu’à faire le gendarme tout-azimuts. Une sorte de Real Politik de type New Deal
qui n’interdit pas simultanément la défense internationale des intérêts
minimaux du pays. Or cette réorientation de la politique étasunienne souhaitée
par une moitié des électeurs américains malgré les réactions violentes d’hostilité
qu’elle suscite de la part des démocrates néocons et des écologistes va de
toutes les façons changer la politique US. Certes, le président Obama signe à
tour de bras des décrets permettant d’envoyer en Europe le maximum de troupes,
d’équipements militaires nécessitant la réouverture d’anciennes bases de
l’époque de la Guerre froide, il n’empêche, cela peut être révoqué du jour au
lendemain par le nouveau président ?
Dans une
situation où le proche avenir paraît si fluide, si fortement indéterminée, instable
dirais-je, il eût fallu que la classe politique roumaine en son ensemble, les
journalistes et ces dizaines d’intellectuels qui jacassent sur les cancans de
la politique locales énoncent quelques propositions sérieuses afin d’exposer au
peuple les données du problème d’une part, et les possibles positionnements politiques
de l’autre, fussent-ils contrastés selon les inclinations politiques de chacun
des partis. De fait rien de cela n’eut lieu, et la politique étrangère, ou
mieux l’absence de politique étrangère, est restée du domaine réservé et secret
de l’exécutif (pas même véritablement du législatif) qui répond docilement,
comme tout le monde le sait ici à Bucarest, aux ordres de l’OTAN et des
États-Unis qui souvent se confondent. Or les expériences historiques de la
seconde moitié du siècle précédent nous ont appris combien les grands pouvoirs
sont capables d’un total cynisme lorsque des alliés ne leur sont plus utiles ou
leur sont devenus encombrant pour le nouveau cours des choses, de fait, lorsqu’ils
renversent leurs alliances. Les Roumains semblent oublier que les États-Unis
abandonnèrent leur allié du Vietnam sud lorsqu’ils troquèrent la guerre, contraints
par leur opinion publique, contre la négociation avec les Nord-Vietnamiens ;
les Roumains dans leur anticommunisme primitif oublient encore que les Russes
abandonnèrent les communistes égyptiens, iraniens (Touded) et irakiens pour des impératifs de géopolitique,
préférant une alliance avec des États dirigés par le parti Baas ou les mollahs à
la solidarité internationale avec des partis frères. Les Roumains sont aveugles
sur la manière dont les autorités françaises (Sarkozy), après avoir reçu Kadhafi
en grande pompe à Paris et touchés de substantiels subsides électoraux, le
liquidèrent deux ans plus tard lorsqu’ils ne virent plus d’intérêts politico-économiques
à sa présence à la tête de la Lybie afin de piller son pétrole et ses dépôts
bancaires en Europe. Or, il est fort à parier que l’arrivée au pouvoir du
Président Trump va changer quelque peu la donne géopolitique et qu’il
conviendra à la Roumanie de s’y soumette bon gré mal gré si elle n’a pas de
politique de rechange, c’est-à-dire si les spécialistes et les politiciens
n’ont pas, par avance, élaboré (enfin !) une solution d’équilibre entre
les grandes puissances où elle aurait tout à gagner. Car si gouverner c’est
prévoir comme on l’apprend dans les manuels de Sciences-politiques, alors il
conviendrait à un gouvernement roumain sérieux d’envisager les divers scénarios
possibles d’un habile équilibre d’équidistance entre les États-Unis, l’Europe
de l’Ouest, la Russie et la Chine. En effet, la Roumanie sous le gouvernement
communiste des années Ceausescu avait par exemple une position intéressante au
Moyen-Orient et au Maghreb en tant que fournisseur de cadres et de techniciens pour
diverses activités industrielles, médicales ou d’enseignement (forage pétrolier,
mécanique automobile, poids lourds et tracteurs, agriculture, construction,
médecine) dans le cadre d’une véritable aide payante aux pays en voie de
développement. Ces positions, source de bénéfices géopolitiques ont été
totalement perdues depuis que le pays s’est transformé lui même en une sorte de
colonie du Tiers-monde obéissant aux ordres du maître occidental et dirigée par
des politiciens compradores. Or en
cas de mutations géopolitiques et géoéconomiques rapides, les États occidentaux
ne feront aucun cadeaux sur les marchés qui s’ouvriront à nouveau (Irak, Iran,
Russie et la Syrie à reconstruire de A à Z). Trouver le biais afin de recouvrer
ses anciennes positions géoéconomiques, voilà un défit qui ne manque pas d’envergure
dans ce monde en mutation, même pour un pays dont la majorité du potentiel industriel
a été vendu à l’encan. Les vainqueurs des élections de novembre 2016 sauront-ils
le faire ? Malheureusement j’en doute tant ils sont déjà avides de montrer
à leur maître qu’ils sont tout-à-fait dans la mode multiculturelle (in the mood) et partisans d’autres fadaises
culturaloïdes. Ce faisant ils oublient que la politique n’est pas l’énonciation
de bons sentiments et le spectacle d’actions caritatives (elle le peut en
surplus), ni les jeux de gadgets à la mode, mais, en son essence même, le
déchiffrement du moment adéquate (kairos)
mêlé au courage de la décision (fortuná)
des hommes politiques, kairos et fortuná des responsables politiques sans
lesquels les peuples ne sont dès lors autre chose que les laquais des
puissants.
En attendant,
Joyeux Noël et Bonne année 2017
Claude Karnoouh
Bucarest le 22
décembre 2016